samedi 6 août 2011

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain : chapitre 6 2e partie.

Avertissement pour rappel : ce roman est déconseillé aux moins de seize ans.

« Mademoiselle Jeanne-Ysoline !

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- Présente…bien sûr.» dit révérencieusement une petite poseuse châtain-roux à fossettes gracieuses et piquantes, à la chevelure exubérante pleine d’affriolants accroche-cœurs, qui tombait jusqu’à ses mollets. Jeanne-Ysoline, douze ans et dix mois, était la troisième et dernière fillette à laquelle on avait octroyé le droit au port des faveurs chamois. Toutes trois avaient agrémenté leur cou de camées à l’effigie de Diane chasseresse.

Suivit un groupe d’une dizaine de pensionnaires d’environ douze printemps, enrubannées de velours bleu barbeau. Ces Sixtine, Bérénice, Quitterie, Marie-Odinette, Chrisoline, Abigaïl, Desdémone, Thaïs, Esclarmonde et autre Evangeline formaient un ensemble parfait de fillettes en fleurs, aux ravissants cheveux variés, tout en frisettes, du noir le plus profond au blond le plus diaphane, aux prunelles allant des yeux d’eau pers jusqu’au jais. Leurs camées de jadéite et de chrysobéryl représentaient Cérès.

Vint le tour de gloire des petiotes de dix-onze ans avec leurs mignards padous émeraude. La litanie s’égrenait, s’enchaînait, sans que nul n’en troublât le déroulement de papier à musique :

« Mademoiselle Stratonice !

- Présente, mademoiselle.

- Mademoiselle Jacqueline !

- Présente, mademoiselle.

- Mademoiselle Aure !

- Présente, mademoiselle !

- Mademoiselle Marie-Yvonne ! »

Alors que toutes, jusque là, s’étaient comportées tels des automates poupins, des jouets vivants, Délie dut réitérer son appel pour la première fois. Marie-Yvonne était une petite brune bien grasse, tout occupée à rechercher sous la table une cuiller qu’elle avait laissé choir par inadvertance. Réprimandée par ses voisines impitoyables, elle dut, rougissante, faire amende honorable. Puis, le rituel reprit. Il y eut des Nelly-Rose, des Bertille, des Briséis et des Phryné… Ellénore, son tour venu, se redressa et recourba, selon cette discipline scrupuleuse. Les nœuds orange puis jaunes se plièrent à leur tour, dont Ysalis et Zénobie. Après une dernière mouflette de sept ans blond cendré toute en rondeurs joufflues, au prénom précieux d’Aelis, Odile, la quarante-et-unième convive sous le prénom de Cléophée, dut répondre en déclinant sa nouvelle identité. Marie était la petite dernière. Ne comprenant pas ce qu’on attendait d’elle, la petiote commença par ses habituelles interjections :

« Crédié ! J’suis la Marie ! »

Toute la tablée s’esclaffa, cruelle, impitoyable, cancana, roucoula d’excitation oiseuse et méprisante jusqu’à ce que la bouseuse, comprenant qu’elle venait de fauter et qu’un coup de badine l’attendait, en émit un vent nauséabond de peur. Alors, ce furent des cris de dédain, des lazzis à tout crin, des « Cela pue ici ! », des « La marie-salope, la marie-salope ! et autres « Petite cagueuse ! Fi donc ! » répétés a piacere, des antiennes injurieuses qui peuplèrent cette salle à manger. Les gazouillements et piaillements de ces perruches padouanes, du fait des bolducs multicolores noués qui les empaquetaient, engendrèrent un brouhaha inintelligible, auquel certaines crurent de bon ton d’y adjoindre un concert de couverts frappés en chœur contre les verres. Cela résonnait aux oreilles en onomatopées étranges à la semblance d’un crépitement de télégraphe électrique, dans ce langage nouveau que l’on nomme le Morse. Cela faisait des tic tic tic, tic tic comme si toutes ces poupées perfides eussent psalmodié à satiété le fameux slogan de la Revanche l’Alsace est française, l’Alsace est française. Pris au jeu, le rosalbin de Sarah, qui se nommait Zorobabel, se mit de la partie de l’insulte et proféra, d’une voix rocailleuse imitant Michel lorsqu’il jouait les vagabonds éméchés ayant envie de trousser quelque suggestif tendron, d’égrillards T’as un joli p’tit cul, rôôô, t’as un joli p’tit cul ! sans que Sarah pût lui clouer le bec. Cette cacophonie rappelait une scène fameuse écrite par Edgar Poe dans son Système du docteur Goudron et du professeur Plume. Délie s’avança jusqu’au bout de la table, prête à administrer la punition à sa rétive novice puis à lui signifier un exeat irréversible. La voix de Sarah l’interrompit alors qu’elle levait déjà la main sur notre paysanne.

« Mademoiselle Cléore en inspection ! Saluez ! » fit la vieille sorcière de son accent hispano-mauresque.

Ce fut un branle bas de combat général, qui retentit comme un garde-à-vous sonné au clairon. Plus une mouche domestique ne vola. Mademoiselle Cléore, comtesse de Cresseville et chef suprême de l’institution dont Odile apprit qu’on l’appelait Maison Moesta et Errabunda, nom inspiré du titre d’un célèbre poëme de Baudelaire, fit son entrée solennelle dans la salle, vêtue de ses atours juvéniles de papesse aux nœuds pourpres et noirs. Ses longues anglaises rousses cascadaient et son cou de cygne exhibait avec une grâce anonchalie un camée d’une nuance rosée au profil de Junon. D’un simple geste de la main, tel ce roi des rois des monnaies dariques qui, de son seul regard, pouvait ordonner à toute une troupe d’archers mèdes de bander leurs arcs et de tirer, elle déclencha chez les fillettes la récitation d’un chœur de louanges. Le quatuor de gradées, Délia, Phoebé, Daphné et Jeanne-Ysoline dirigeait ce concert vocal ânonné comme lorsque des écolières appliquées récitent les tables de multiplication dans les écoles de la Gueuse.[1] Les fillettes n’étaient point toujours en mesure et l’on finissait par obtenir des effets sonores singuliers, comme si toutes avaient appris un canon, à moins qu’elles s’exerçassent à imiter l’écho.

« Louons Mademoiselle Cléore ! Louons Mademoiselle Cléore ! Notre bienfaitrice à toutes ! Notre bienfaitrice à toutes ! Qu’elle soit bénie ! Qu’elle soit bénie ! Elle nous prodigue luxe, calme et volupté ! Elle nous prodigue luxe, calme et volupté ! Grâce à elle, par elle et pour elle, nous n’avons plus ni faim, ni froid ! Grâce à elle, par elle et pour elle, nous n’avons plus ni faim, ni froid ! »

Cette profession de foi se répétait ad libitum et toutes les fillettes l’entonnaient avec conviction, comme des mécaniques, des coucous suisses, à l’exception évidente des deux novices. Elles secouaient leurs rubans et leurs anglaises comme des coquettes tant elles ressentaient à la fois du ravissement et de l’alacrité à la vue de leur maîtresse adorée.

« Notre joie est solennelle et sans pareille ! Notre joie est solennelle et sans pareille ! Cléore, grâce, bonté, tempérance et force ! Bona Dea ! Bona Dea ! Par Psappha et toutes les femmes, nous rendons grâce à Toi, Cléore ! » poursuivaient-elles toutes en grasseyant. De telles hérésies n’eussent jamais reçu l’imprimatur des bien-pensants.

Satisfaite de cette manifestation d’idolâtrie, Cléore, d’un seul doigt, arrêta le chœur des quarante orantes, puis, s’approchant de ses quatre subordonnées, qui jamais ne lui avaient parues aussi mignonnes, commença à les flatter en leur caressant joues, oreilles et cheveux, déclenchant en elles des éruptions pourprines de plaisir et des gloussements de satisfaction.

Odile en fut impressionnée. Après ce témoignage d’endoctrinement édifiant, elle ignorait toujours la raison pour laquelle on l’avait conduite en ces lieux singuliers et quelles étaient les intentions de ses ravisseurs.

Elle comprit qu’elle allait devoir cohabiter un certain temps avec cette légion de bégueules et poseuses, de filles de quelque chose – à moins que leur comportement résultât d’un dressage spécial dont pour l’heure, elle ignorait tout et qu’elles fussent par conséquent d’une origine aussi modeste que la sienne.

Odile se sentait importune, comme une intruse, parmi tous ces jolis bonbons roses confits et embaumés dans leurs rubans, leurs parements, leurs ruchés, leurs passementeries et leurs brochés, bonbons qui se gaussaient de son allure fruste, lui tenaient la dragée haute ou se moquaient de sa présence comme de colin-tampon.

La table fut bientôt servie. Des domestiques en livrée et perruque apportèrent huîtres et potages tandis que d’autres posaient, convive par convive, rince-doigts et rince-bouche. Marie, ignorante de tout, et qui avait grand’soif, ne s’étant point abreuvée depuis le matin, alors que les heures vespérales étaient jà là, s’empara de son rince-doigts et de son rince-bouche dont elle lapa l’eau citronnée avec une délectation de chat sauvage, croyant absorber une délicieuse limonade de ceux de la ville.

Les petites pensionnaires étaient adorées, choyées, gâtées par Mademoiselle Cléore. La chère qu’on leur servait s’avérait luxueuse, d’une exquisité digne des meilleurs restaurants de la capitale. Aux huîtres succédèrent les plats de résistance, pigeonneau aux petits pois et outarde farcie. Les fillettes ne se tenaient plus de joie. Elles louaient ce souper qu’elles qualifiaient de banquet d’Aphrodite, cette manducation royale, sans qu’Odile ou Marie en comprissent la raison laudatrice. Cléore, quant à elle, se contentait de quelques bouchées ou cuillerées de potage. Odile ne comprenait pas pourquoi une femme adulte, quoiqu’elle fût jeune, s’adonisât ainsi, en petite fille d’environ douze ans. Elle n’était guère grande, il était vrai, et son buste, sa gorge, à peine marqués. Odile admirait la magnificence de sa chevelure rousse. Tous ces éléments instillaient en Odile le sentiment d’un profond malaise.

En tant que maîtresse de cette communauté, Cléore était la seule à s’être accordé le droit de déjeuner, dîner et souper sous les deux espèces, pain et vin. Ses doigts rosés et rubéfiés, aux bagues enchâssées de sardoine, de péridot et de topaze, portaient de temps à autre à ses lèvres carminées au rouge d’Espagne une coupe de cristal remplie d’un cru fameux.

Marie ne cessait de remercier le Petit Jésus pour ce repas succulent, lui adressant une prière dans ses mots simples, naïfs et primitifs. Elle rompait le gros pain de campagne, en trempait de grosses boules de mie dans son potage qu’elle avalait goulûment. Elle dégusta les autres plats avec ses doigts qu’elle macula de sauce, de jus, jusqu’à les en rendre collants, puis essuya sans façon cette glue à sa robe qu’elle souilla en peu d’instants. Elle n’avait de cesse de péter et roter à tout va, au grand dam de ses petites voisines de tablée.

Vinrent les fromages et les desserts, brie, bleu des Causses, camembert et autres, mêlés à des fruits rares, exotiques, dont on ne savait de quelle serre ils étaient issus, bananes, ananas, goyaves, grenades et lychees de Chine, sans omettre une antique variété de prunes que l’on appelait perdrigons.

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Les petites mains avides des gourmandes prirent d’assaut les corbeilles, comme si elles n’eussent point été assez rassasiées. On leur servit enfin une sorte de liqueur d’agave, très forte, qui accompagnait d’étranges pâtisseries en formes de cippes érectiles, faites de lait d’amande, de ginseng, de gingembre et de muscade, qui les excitèrent et les empourprèrent toutes. Le souper ainsi fini, le syssition et les pandèmes clos, Cléore ordonna aux domestiques emperruqués de débarrasser la table, puis attribua à chacune sa camarade de chambrée de manière qu’elles formassent une paire gradée-moins gradée, à l’exception habituelle des jumelles. Des sous-entendus indécents coururent le long de la table, vite tus. Il sembla à Odile que quelques unes des pensionnaires battaient froid Phoebé et Daphné. Odile et Marie eurent droit à un traitement spécial. Leurs compagnes du soir devaient leur servir de chaperon pour tout le reste de leur apprentissage. Beaucoup tremblèrent lorsqu’à Marie-Ondine échut Délia en personne. On applaudit au bon choix, à la chance d’Odile-Cléophée : le sort avait désigné la ravissante Jeanne-Ysoline. Chacune dut conséquemment suivre celle avec laquelle elle devait demeurer pour cette nuit.

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La chambre dans laquelle Jeanne-Ysoline conduisit Odile alias Cléophée, sise au premier étage, était d’ameublement rustique mais confortable, quoique son éclairage consistât en une simple lampe à pétrole, qui prodiguait une lumière fort chiche pour qui aimait à lire le soir. Cette chambre quasi ténébriste comportait deux vastes lits à baldaquins et plusieurs paravents et armoires. Cependant, deux peintures équivoques la décoraient : datant du XVIIIe siècle, leurs sujets étaient galants, pour ne point écrire inconvenants et paillards. A cause de la lumière anémique de l’unique quinquet, on y devinait, plus qu’on y voyait, des dames fort dévêtues jouant avec leur petit chien. L’une d’elle, qui n’avait conservé que perruque et chemise retroussée sur des chairs d’albâtre, s’amusait à culbuter sur les couvertures satinées avec son animal, dont la race rappelait Brount, le chien de l’Incorruptible. La longue queue noir et blanc de la bête paraissait chatouiller cette créature à un endroit que la pudeur d’Odile, bien qu’elle eût fréquenté maints garçonnets au langage fleuri, lui interdisait de nommer. L’autre courtisane, tout aussi nue, jouait avec un carlin plutôt laid qui léchait et mordillait ses tétins tandis qu’elle s’occupait à satisfaire un besoin naturel pressant dans une cuvette de faïence en Grand Feu de Lille.

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Jeanne-Ysoline, dont les longs cheveux d’un châtain clair doré mêlé de reflets roux s’entortillaient jusqu’aux mollets, commença à parler à Odile d’une petite voix doucereuse.

« Cléophée, ne vous déshabillez point encor. De mignardes chemises de nuit en soie, percaline et faille nous attendent dans cette armoire. Vous ne vous changerez derrière ce paravent que lorsque je vous aurai déchaussée et nettoyé vos pieds. Ma nouvelle mie, vous avez grand’chance ! Dans notre communauté, je fais office de pédicure. »

Elle s’exprimait de la même manière précieuse et compassée que ses autres camarades. Odile pensa que tel un Christ charitable ou un Saint Louis lavant les pieds des pauvres et des lépreux, Jeanne-Ysoline, dont la joliesse et la délicatesse lui faisaient forte impression, allait laver et soigner ses pieds endoloris par un port inaccoutumé de bottines bourgeoises.

« Je vous prie, ma mie, de vous asseoir là, au bord de votre couche. Je sors de cette armoire le dictame, la pâte de beauté nécessaire à vos soins et je m’occupe de vous. »

Sa bouche rouge émettait des sons harmonieux, prononçait des mots rares, raffinés et inconnus. Ses mains, petites et délicates, diaphanes, étaient fort coruscantes et sans doute fort douces. Jeanne-Ysoline était la fille idoine, celle qui était destinée à exercer cet office particulier, peut-être médical. Tout en fredonnant une comptine, elle extirpa du meuble massif en chêne de l’arnica et un pot d’onguent ou de pommade. Elle chantonnait Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés tout en lissant avec constance ses accroche-cœurs et ses rubans, comme si elle eût entraîné ses doigts à l’exercice des soins qui allaient suivre. Elle s’agenouilla face à Odile et commença, avec des gestes lents, à délacer et déboutonner sa bottine gauche, dont le cuir la blessait.

Elle murmurait avec tendresse et affectation :

« Là…Là, ma mie Cléophée…Doucement…Détendez-vous… Bien, très bien… »

La première bottine ôtée, Jeanne-Ysoline la posa sur le sol carrelé et s’attaqua au pied droit. Elle allait toujours aussi posément, ce qui troublait Odile qui ne comprenait pas pourquoi les gestes de sa camarade revêtaient autant de douceur caressante. Elle songea à une sorte de rituel pédestre et propitiatoire, mais ne saisissait aucunement la nature de celui-ci.

« Ma pauvre mie, comme vous voilà meurtrie…J’aperçois à votre talon droit une ampoule du plus méchant aspect… »

Ses grands yeux noirs paraissaient briller d’une excitation ambiguë. Odile remarqua qu’un des rubans chamois de sa robe, noué juste au mitan de la poitrine, mignon comme toute sa petite personne, revêtait la forme d’un Sacré Cœur de Jésus. Dessus était brodé son nom complet, compliqué, tout en décrochements et arabesques, en entrelacs d’une confondante préciosité, nom qui fleurait bon la Bretagne d’autrefois : Jeanne-Ysoline Albine de Carhaix de Kerascoët. Elle pensa qu’en plus d’être fort croyante – ne venait-elle pas de délaisser sa comptine au profit d’un Veni Creator spiritus ?, chant sacré auquel elle enchaîna en susurrant un morceau de requiem, un Lacrymosa, surprenant dans une aussi jeune bouche – Jeanne-Ysoline devait appartenir à une vieille famille de chouans. Un lignage cependant bien misérable puisque ses ancêtres avaient été contraints de déroger en maniant la charrue sur des terres d’une pauvreté insane, où les bleds et le méteil suffisaient à peine à satisfaire les sansonnets. Elle n’avait pas été rebaptisée par Cléore ou Délie, contrairement aux autres, à toutes les autres sans doute, toutes des filles de saute-ruisseaux, de trottins ou de créatures, des fangeuses comme Odile. Sa beauté juvénile avait quelque chose de celte, de bardique, d’irréel, d’ossianique, de préraphaélite, évoquant plus une fadette de Brocéliande qu’eût croquée Robert Braithwaite Martineau,

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qu’une enfant de chair et d’os. Les petites fossettes charmeuses qui se creusaient sur son visage expressif marqué de quelques taches de son bien avenantes, comme autant d’évocations de l’innocence, achevaient de convertir les plus rétives à l’empathie que tout cet être délicat dégageait comme un poison trompeur, un arsenic subtil mêlé à un vin capiteux. Jeanne-Ysoline savait jouer de ce charme, embobeliner celles qui ne la connaissaient pas.

La jolie fillette, une fois la seconde bottine enlevée, s’attaqua aux bas. Elle débuta par le gauche. Ses jeunes doigts glissèrent sous la robe d’Odile, le long de la jambe gainée de soie, et parurent s’attarder à l’intervalle de peau nue situé entre l’ourlet festonné des bloomers ouatés et la jarretière qui maintenait le bas. Odile sentit qu’ils caressaient cette peau, que ce toucher en devenait trouble. Puis, il y eut un bruit sec comme lorsque se rompt l’élastique : la jarretière venait d’être dénouée et la main de Jeanne-Ysoline commença à lentement, posément, progressivement, dérouler le tissu soyeux et ivoirin jusqu’à ce qu’il retombât sur la cheville. Puis elle tira ce bas de soie du pied, achevant de dénuder la jambe de la mie, tout en émettant de petits clappements de la langue. Elle courbait exprès la tête, de manière à ce que de longues mèches marron-rouge tombassent de sa mignonne tête plantureuse sur l’épiderme d’Odile et le chatouillassent jusqu’à ce qu’elle en frémît. Tout à son opération, Jeanne-Ysoline ne cessait de sourire de manière enjôleuse, ce qui faisait ressortir ses fossettes poupines et ses taches furfuracées. Le clair-obscur de la pièce engendrait une impression indéfinissable, de malaise, qu’Odile ne parvenait pas à appréhender. C’était comme si sa compagne de chambrée eût usé de ruse, d’artifice, eût circonvenu pour parvenir à des fins dont les soins de pieds n’étaient qu’un stratagème. Jeanne-Ysoline jouait-elle aux ensorceleuses ?

Ses mains et sa bouche s’excitaient. Elle gonflait et avançait ses lèvres, comme pour quémander un bécot de remerciement, puis reculait en marmottant un Ave Maria gratia plena, se signait, embrassait une médaille pieuse à l’effigie de la Sainte Vierge, avant de s’agenouiller à portée des deux pieds déchaussés dont l’un était jà nu. Elle opéra sur le bas droit, qu’elle ôta tout aussi rituellement, d’une lenteur suggestive d’amant à son béguin, mais, par inadvertance, le chaton de la bague qu’elle portait à l’annulaire droit, qui était un saphir authentique, écorcha un durillon du petit orteil d’Odile. Un aouch de douleur s’échappa de la bouche de celle que Jeanne-Ysoline n’acceptait de désigner que sous le prénom de Cléophée.

« Je vous prie de m’excuser, ma mie… », murmura-t-elle, comme confuse de sa faute, confite d’excuses vis-à-vis de son péché de maladresse. Odile ne douta point qu’elle l’avait fait exprès.

Elle plia avec soin la paire de bas soyeux, qu’elle déposa dans l’armoire avec toute la lingerie parfumée qu’elle huma avec délectation, puis, sortant une lime d’une poche de sa robe blanche de bébé de luxe, elle poursuivit ses soins, en plaignant Odile de toutes les petites misères que lui occasionnaient les cornes de ses pieds de pauvresse ayant trop longtemps marché dans des rues sordides sans nul beau soulier pour les parer. Elle lima les semelles cornées des plantes de pieds en babillant des paroles doucereuses. Puis, elle enduisit ceux-ci d’arnica et de la pâte ou onguent qu’elle extrayait du pot avec des gestes toujours aussi lents et caressants, d’une onctuosité amollissante et sensuelle. Odile, elle ne sut pourquoi, se laissa masser, comme si tout cela la délassait au fond, à moins qu’elle fût finalement séduite par la douceur vénéneuse de sa camarade imposée, ou par ses manières coruscantes. Mais le bât ne tarda point à blesser ; Jeanne-Ysoline multipliait à plaisir, à dessein, les accrocs, les écorchures des cors et cornes avec sa bague, jusqu’à ce que quelques gouttelettes de sang perlassent. Cela arrachait à Odile des gémissements, des frémissements, de petites secousses de douleur, dont l’autre fillette paraissait jouir, tant ses fossettes se creusaient, tant sa petite langue ne cessait de clapper, ses joues de rougir, ses éphélides rousses de resplendir, ses yeux de jais de s’illuminer et ses doigts d’enhardir leur toucher caressant de l’épiderme pédestre. La petite chipie approchait aussi son nez et Odile ressentait le souffle tiède des narines de sa compagne expirer sur sa peau endolorie. Ce fut alors que sa bouche s’avança vers le gros orteil droit de la pseudo-Cléophée qu’elle venait de meurtrir : Jeanne-Ysoline commença à lécher ce sang, cette petite écorchure, puis, véritable petite goule perverse, suça l’orteil, l’introduisant tout entier dans l’orifice buccal, le mordillant, puis le ressortant, le rentrant de nouveau, en un va-et-vient obscène évocateur, en une pétulance d’une violence inattendue, multipliant les bruits de succion comme si elle eût été un marmot à la tétée, arrachant les peaux mortes de ses petites dents de poupée, les gobant, les avalant, jusqu’à ce qu’elle atteignît une forme d’extase paroxystique, de jouissance ignoble tel ce poupard de desperado, de pistolero ou d’hors la loi de l’Ouest américain sauvage qui préfère biberonner au canon d’acier froid du Colt Paterson plutôt qu’à la tétine. On entendait son cœur s’emballer, battre la chamade. Des mouvements spasmodiques agitaient sa jeune gorge, provoquant des déglutitions à répétition accompagnées d’un renflement agressif des seins naissants, ce qui animait son camée de Diane de secousses comiques. Des gouttelettes de sueur perlaient de son front et son visage en devenait tout pourprin. Bien qu’elle eût visiblement grand chaud, elle poursuivait ses suçotements monstrueux et extatiques, cette dégustation d’une sucrerie carnée, d’un délectable candy anglais d’un nouveau type, sans marquer nulle halte, sans même reprendre son souffle, quoiqu’elle fût à la limite de la syncope et de l’asthénie. Enfin, devenue écarlate, la face trempée, à la limite de l’étouffement, les yeux et cheveux fols et les rubans défaits, les jupons en désordre impudiquement soulevés et dévoilant ses pantalons, telle une servante d’auberge honteuse qu’on eût troussée dans un buisson d’orties, elle rejeta le gros doigt gluant de salive, quasi à vif, rouge de sang, de suçons et de peau arrachée en disant :

« Comme cela est bon, ma chère ! »

Odile réalisa combien cette petite fille modèle au prénom de fée, cette dévote miniature pilier de bénitier et de calvaire breton, cette demoiselle de Kerascoët, dernier rejeton dégénéré d’une lignée ruinée de la chouannerie, était la perversité incarnée. Elle aimait à faire mal, ce qui la transfigurait en une Jézabel miniature. La souffrance des autres était son but et Odile craignit qu’elle s’attaquât à ses autres orteils, qu’elle en disposât comme s’ils eussent été des jouets de chair, qu’en un rituel ancestral d’anthropophagie venu du fond de l’âge des mégalithes, elle finît par les dévorer tout crus jusqu’à l’os des phalanges, par s’en repaître telle une ogresse comme on le fait de pieds de porcs. Elle tenta de crier, d’appeler au secours. La porte était épaisse, capitonnée de cuir. Odile avait beau réitérer ses cris, assener des coups à l’ouverture de chêne, le bruit occasionné n’eût point suffi à tirer du sommeil celles qui reposaient dans la chambre voisine. Elle essaya lors de frapper le mur, mais la maison était ancienne et le bâti solide. Jeanne-Ysoline, qui ne connaissait plus les privations depuis jà bien douze mois, était la plus forte et voulut qu’elle se tût. Elle assomma sa camarade avec une règle en fer qu’elle gardait sur sa table de nuit, la coucha et la borda, tout habillée. Puis, elle sortit une chemise de nuit de l’armoire, se déshabilla derrière un des paravents, s’introduisit dans sa couche sans demander son reste après avoir éteint la lampe à pétrole qui éclairait faiblement la chambre et murmura un bonne nuit indifférent à l’adresse de l’autre qui gisait, sans connaissance, sous la couverture brodée de son lit.

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[1] Note de l’éditeur : nous devons rappeler les opinions monarchistes d’Aurore-Marie de Saint-Aubain.

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