Saint-Germain-en-Laye, août 1877. Un pavillon jouxtant le château de Saint-Germain, musée des antiquités nationales. Un intérieur bourgeois cossu.
Le petit vieillard bedonnant au ridicule toupet blanc et aux lunettes cerclées s'impatientait. Il jouait nerveusement avec une chevalière apparemment en or qu'il avait ôtée de son majeur gauche. Le vieil homme politique pensait :
« Le comte prend son temps! »
Celui que les caricaturistes surnommaient, selon leur inspiration, « Monsieur Dosne », « le Foutriquet », « Mirabeau Mouche » ou encore « le serpent à lunettes » attendait un visiteur d'une importance vitale, non pour l'avenir politique de cette France qu'il avait servi depuis un bon demi-siècle, mais pour celui de l'humanité tout entière! Certes, il avait tiré le pays d'un très mauvais pas : l'occupation prussienne et cette sécession rouge de la Commune qu'il n'avait pas hésité à écraser comme un vil insecte au cours d'une Semaine Sanglante à souhait, qui avait surpassé en sauvagerie - et dans un laps de temps bien plus limité - les exploits d'un Robespierre et d'un Carrier! La Patrie, hélas ingrate, avait remercié son héros dans le mauvais sens du terme, deux années seulement après ces événements, le poussant à la retraite politique, lui, le vieillard providentiel, malgré son ralliement peu suspect d'équivoques en faveur d'une République nécessairement conservatrice! Nécessairement...il aimait ce mot, cette famille de termes! Ancien opposant au neveu du Grand Empereur, il avait brillé au Corps législatif issu des élections de 1863, grâce à ce mémorable discours sur les libertés nécessaires, affichant par là même, au delà d'un simple glissement sémantique, une mutation politique vers la « gauche » libérale, lui l'orléaniste pur jus! Plus proche désormais politiquement de la comtesse d'Haussonville que de son pourtant parent le duc de Broglie, présentement président du Conseil des ministres... Il était marseillais d'origine et se nommait tout simplement Monsieur Thiers!
En ce mois d'août 1877, le vieil homme sentait que son parcours terrestre arrivait à son terme. Il avait quatre-vingts ans et était en quête d'un successeur, non pas pour l'État, mais pour ce que l'on nommait le Pouvoir... Concernant la France elle-même, monsieur Thiers se sentait rassuré : certes, ce stupide maréchal de Mac-Mahon avait imprudemment provoqué le camp républicain lors de cette mémorable crise politique du 16 mai dernier. Il avait usé du droit de dissolution que lui conféraient les nouvelles lois constitutionnelles de 1875. Mais la conviction du vieillard était forte : aux élections anticipées à la Chambre, qu'il ne verrait peut-être pas, les républicains l'emporteraient et Mac-Mahon se soumettrait...ou se démettrait! Monsieur Thiers attendait donc qu'on lui présentât la personne choisie par ses agents pour lui succéder!
Enfin, le valet vint annoncer la bonne nouvelle :
« Monsieur le comte Artus de Kermor-Ploumanac'h vient d'arriver en compagnie de deux personnes. Il souhaite être introduit, mais il demande que les deux autres visiteurs patientent quelques temps dans l'antichambre.
- Bien, Onésime. Faites comme monsieur le comte le demande. Qu'il vienne d'abord seul dans mon cabinet!
- Oui monsieur!
- Monsieur le comte vous a-t-il communiqué les noms des deux personnes qui l'accompagnent?
- Que non pas, monsieur. Elles sont restées sur le perron, mais j'ai vu qu'il s'agissait d'un père de famille et de son enfant.
- Un père de famille? Serait-ce lui l' Élu, le Successeur? Pourquoi viendrait-il avec son enfant?
- Je ne le sais pas, monsieur. »
Quelques minutes plus tard, Adolphe Thiers accueillit dans son cabinet le comte de Kermor-Ploumanac'h. Les deux hommes se congratulèrent chaleureusement.
« Il est amusant de savoir que, dans la vie publique, nous sommes officiellement deux adversaires politiques! S'exclama le noble breton.
- Vous avez siégé parmi les chevau-légers et même voté contre moi, contribuant à ma fâcheuse démission de 1873! Vous êtes un fieffé légitimiste, partisan du drapeau blanc et du comte de Chambord, soutien sans faille de Broglie et Mac-Mahon, alors qu'en fait, dans notre vie secrète...
- Qui se soucierait de notre chevalière? reprit Artus de Kermor-Ploumanac'h. Même mon frère Maël ignore mes activités officieuses! Quant à mon cousin Alban de Kermor...
- Alban, l'adversaire du comte Di Fabbrini?
- Lui-même!
- Tout cela remonte à 1867! Cet idiot d' Italien n'a jamais pu découvrir la connexion entre son repaire des arènes de Lutèce et notre propre réseau souterrain! L'imbécile! Par contre, ces salauds de communards ont bien failli percer notre secret! C'est pour cette raison que j'ai réprimé leur révolte, utilisant la Semaine Sanglante comme leurre officiel! Il ne fallait pas que naisse le « Cavalier Rouge » de l'Apocalypse de Daniel!
- Mais, monsieur Thiers, ou plutôt, Grand Prêtre, cet écrit apocryphe ne dit-il point que le « Cavalier Rouge » ne doit voir le jour que dans deux ans et les autres cavaliers le suivre jusqu'en l'an 1900?
- Savez-vous que le « moment » est venu, comte? Cela fait exactement huit cents ans aujourd'hui que l'Opus Major du Grand Prêtre Gerbert d'Aurillac a subi la destruction, du moins si l'on en croit Orderic d' Issoire. C'est donc pour cette raison que vous êtes venu à la bonne date me présenter le futur Élu... car je ne sais si je serai encore en vie la semaine prochaine!
- Permettez-moi de rectifier, Grand Prêtre. La future Élue...
- Comment, comte! Une femme! Vous m'en voyez tout ébaudi! Je pense que, au vu de votre rectification, il est temps d'introduire les deux personnes que vous avez accompagnées jusqu'à mes provisoires pénates!
- Je n'en ferai rien. Elles patientent dans l'antichambre! »
Adolphe Thiers trahit son exaspération : ses mains tremblèrent.
« Je n'en puis plus, comte! J'attends cet instant depuis trop longtemps, depuis mon adoubement par François Vidocq en 18... Je sonne Onésime! »
Obéissant à l'appel de son maître, Onésime s'exécuta avec style!
« Monsieur le baron Albéric de Lacroix-Laval et sa fille, mademoiselle Aurore-Marie Victoire de Lacroix-Laval! »
Thiers ne put réprimer sa surprise à la vue des deux visiteurs :
« Mais c'est une fillette! », dit-il à l'oreille d' Artus.
Le baron Albéric de Lacroix-Laval, un quadragénaire aux favoris blonds, vêtu d'une redingote noire malgré la saison, gibus, canne et gants en main, salua l'homme d'État tandis que sa fille effectuait une gracieuse et obséquieuse courbette, comme si elle eût été à la cour de Versailles sous Louis XV! Très intimidée et rouge, la fillette dit, d'une toute petite voix hésitante :
« Monsieur, j'ai...bien l'honneur! »
Sa silhouette était étonnamment gracile et une grâce et une douceur naturelles l'habitaient. On lui aurait donné onze ans, à cause de sa petite taille, mais elle en accusait quatorze! La jeune demoiselle était vêtue d'une robe à tournure gris souris à la dernière mode, en cela que depuis 1876, l'ampleur du pouf s'était réduite. Un nœud bleu-de-roi agrémentait celui-ci. Ce délicieux vêtement était encore court, conformément aux usages en vigueur chez les demoiselles de ce temps, puisqu'il dévoilait les chevilles et les bottines noires de celle que Monsieur Thiers se voyait obligé d'appeler l' Élue. La jeune Aurore-Marie avait de curieuses petites mains blanches aux doigts fins et longs, très douces. Ses joues étaient roses, son visage triangulaire, et son nez un peu longuet, bien que fin lui aussi. Ses pommettes, quelque peu marquées, lui conféraient l'air d'une jeune chatte. Par dessus tout, trois éléments sublimaient son adolescente beauté : un blanc cou de cygne orné d'un camée, insolite chez une enfant de cette taille, des yeux noisette clairs aux éclats d'ambre orangé et surtout, l'extraordinaire parure d'une chevelure harmonisée avec l'iris inoubliable de ce regard rêveur qui frappait ceux qui l'observaient. On l'eût prise pour une juvénile Marie de Magdala... En théorie, les demoiselles conservaient leurs cheveux non attachés, non coiffés en chignon ou en anglaises, ce qui affirmait leur statut. Mais Aurore-Marie les portait très longs, et, afin d'éviter que leurs somptueuses volutes d'or, de miel et de cendres ne retombassent jusqu'à ses mollets,
elle prenait soin de les retenir en arrière et de les domestiquer par le biais d'une résille de faille, elle-même complétée d'un ruban de velours gracieusement noué, de la même teinte bleue que celui de la robe, sans omettre le petit chapeau gris perle tout fleuri posé amoureusement sur cette tête de poupée où, cependant, quelques mèches ondulées châtain-blond clair défiaient l'ordonnancement de l'ensemble en jaillissant effrontément sur le front de porcelaine d'une manière quelque peu canaille! La petite coquette avait tout d'une sylphide câline! Monsieur Thiers ne put réprimer une exclamation à l'adresse du père, qui lui expliquait son origine lyonnaise :
« La belle enfant que vous avez là, monsieur le baron! »
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Hôtel des ventes Drouot, début du mois de septembre 1877. La jeune femme blonde de vingt-sept ans à la robe noire dont les manchettes s' ornaient de boutons de même teinte, participait à une vente aux enchères. D'une beauté altière et remarquable, elle se nommait Charlotte Dubourg. Mais, plutôt que d'insister dans la persistance du point de vue extérieur, du narrateur distancié, optons pour la cession de parole en faveur de ce personnage, dans la grande tradition « Orson wellesienne » de la voix off, illustrée dans maints films par Deanna Shirley De Beaver de Beauregard, entre autres exemples « Rebecca », « Jane Eyre », « Letter from an unknown woman », cet accent so british, so class, so delightful, so aristocratic, à jamais inoubliable, qui appartenait à une des femmes les plus extraordinairement belles et gracieuses de tous les temps! Ainsi lisait-elle l'incipit de « Jane Eyre » revu et corrigé par Aldous Huxley et d'autre scénaristes :« (...) I was born in 1820, a harsh time of change in England. Money and position seemed all that mattered. Charity was a cold and disagreeable word. Religion too often wore a mask of bigotry and cruelty. There was no proper place for the poor or the unfortunate (...) »
On peut imaginer la comédienne détournant facétieusement le texte et poursuivre :
« So, it was a harsh time for lumpenproletariat, a harsh time for workers, for poverty, for beggars, for homeless, for Cinderella men, for wangdeputenawa men, for Chinese coolie, for Egyptian fellah, for Spanish peón, for Italian operaio, for French brassier and manouvrier, for Italian sciopero generale, for Debs'dream by Jack London, a harsh time for German Streik, for Spanish trabajo, for Russian moujik, a harsh time for italian popolo minuto, a harsh time for prolo bambou, prolo café and prolo banane (in french in the text), a harsh time for all slaves of the world's misery, overwhelmed by the burden created by the Holy Bible, the Mein Kampf, the Little Red Book of ultraliberalism : « Slavery Trek », by Thaddeus Von Kalmann.... ».
Et la belle blondine améliorée de rajouter naïvement : « L'ai-je bien lu, monsieur Daniel Wu? », comme un Picasso déclarant à propos de la colombe de la paix qu'il venait de dessiner : « L'ai-je bien fougeronnée? »
En ce commencement du mois de septembre 1877 (à présent, c'est Charlotte Dubourg qui raconte...), Henri m'avait chargée d'une commission un peu spéciale. Il était à la recherche du détail insolite destiné à apporter une touche particulière à son nouveau tableau qui nous mettait en scène, Victoria et moi : j'ai nommé « La Lecture » (note de l'auteur : « que l'on peut actuellement admirer au musée des beaux arts de Lyon »)1.
La presse avait annoncé la mise aux enchères à l'hôtel Drouot, inauguré en 1852, des collections d'un érudit et voyageur américaniste excentrique décédé en juin dernier : Adhémar de La Marche. Flairant l'occasion d'acquérir quelque objet un peu particulier qui rehausserait l'intérêt de la nouvelle toile d'Henri, je décidai de participer à ces enchères publiques. Adhémar de La Marche avait joui d'une réputation d'hurluberlu dont les thèses, loin de constituer des références universitaires, avaient au contraire suscité l'hostilité, pour ne pas dire l'hilarité, dans toutes les grandes sociétés de géographie européennes et américaines.
L'invraisemblance de ses relations de voyage, rédigées sans aucune rigueur scientifique, loin de ressembler à celles d'un Humboldt, l' apparentait au contraire à un maladroit émule des « Voyages extraordinaires » des éditions Hetzel, relations qui auraient d'ailleurs dépareillé aux côtés des romans de Monsieur Jules Verne! Entre autres élucubrations, de La Marche défendait la thèse fantastique autant qu' improbable de la présence du trésor caché des Incas dans les sous-sols de la capitale! Il affirmait que soit les carrières, soit les catacombes, recelaient une cachette dans laquelle l'or du dernier Inca, le Tupac Amaru, avait été déposé au XVIIIe siècle, avec l'accord tacite du roi de France, par les partisans de José Gabriel Condorcanqui, échappant ainsi aux autorités coloniales espagnoles, quelques années avant le transfert des restes du cimetière des Innocents dans ce qui allait devenir les catacombes de Paris! Le seul indice que ce fou, qui avait passé vainement quarante ans à la recherche de cette chimère, avait pu produire, était une sorte d'étoffe, de couverture ou de nappe aux motifs dits « nazca », tissée par cet ancien peuple conquis par les Incas!
J'avais consulté le catalogue de l'inventaire mis en vente et le tissu précolombien y figurait en bonne place, quoique la gravure le reproduisant fût médiocre! Je m'étais décidée à l'acquérir coûte que coûte, sans le dire à Henri, tout en en touchant un mot à ma sœur :
« Tu comprends, Victoria, Henri veut bien que j'acquière un petit bibelot original dans ces enchères pour agrémenter sa peinture et y mettre un peu de couleur, afin de trancher avec l'austérité de notre mise! On nous croirait en deuil! Certes, nous sommes toutes deux de respectables jeunes femmes, mais j'estime qu'un peu de gaîté dans le décor à défaut de notre toilette...
- Ce n'est pas demain que nous ressemblerons à la courtisane Valtesse de la Bigne, cette scandaleuse blonde qui vient de publier sa sulfureuse autobiographie, « Isola » ou à cette équivoque jeune passante toute rose et tentante qui trottine dans la rue, falbalas au vent, que ce sieur Boldini vient dernièrement de croquer!
On dit que Valtesse, dont la particule est usurpée, aimerait autant les femmes que les hommes... Elle a été la maîtresse d' Offenbach. De quelle somme penses-tu avoir besoin pour une acquisition?
- Il ne faudrait pas que celle-ci excède cinq cents francs, ce qui est déjà bien! Nous ne sommes ni des ethnographes, ni des conservateurs du Louvre! »
Pour parler un peu familièrement, la salle des ventes ne tarda point à se remplir de vieux pékins, de rapins et d'autres adeptes attardés du bovarysme au masculin et du dandysme, avec leurs mains par trop pommadées, leur mise recherchée, leurs favoris parfumés au musc, leur épingle de cravate clinquante, leur œillet à la boutonnière ou leur équivoque pet-en-l'air qui les assimilait aux sinistres et inverties « persilleuses » du temps de Charles X. J'étais la seule femme non-accompagnée, et ma présence parut outrer une grosse dame en mantille, sans-doute une vieille Espagnole, qui émit une réflexion à mon encontre à l'adresse de son mari, un homme au teint olivâtre et aux joues creuses. Elle dégageait une odeur grasse et douceâtre d'obèse mal lavée et le chien spitz ou loulou de Poméranie affreux comme un singe et au pelage d'un blanc sale qu'elle tenait dans les bras et qui passait son temps à haleter frénétiquement et à émettre des vents nauséabonds n'arrangeait aucunement son allure!
Nullement résignée à cette présence désagréable, j'échangeai prestement ma place avec un jeune officier de hussards à l'élégant monocle tandis qu'un nouveau spectateur s'asseyait à mes côtés. Cet homme austère avait tout d'un fesse-mathieu, à cause de son aspect guindé, d'une rigueur de clergyman : il s'excusa en anglais lorsqu'il s'installa sur sa chaise. Du moins, s'il n'était point écossais, son accent, lorsqu'il renchérissait en français à chaque nouvel objet mis en vente, trahissait et confirmait ses origines anglaises de la upper class! L'homme paraissait nerveux et la température de la salle n'était pas à sa convenance. Ayant ôté son chapeau melon, il s'épongeait fréquemment avec un mouchoir de soie grège, sur lequel, indiscrète comme une concierge, je pus apercevoir les initiales de l'intéressé brodées en lettres bâtardes rouges : C.M.
Devant moi, j'eus la surprise de reconnaître une jeune fille que j'avais rencontrée la veille à l'oisellerie du Marais, où j'étais venue acheter des sachets de graines pour les canaris de Victoria.
Elle était accompagnée de son père, un homme blond qui arborait des favoris semblables à monsieur Jules Ferry, présent aussi dans la boutique de l'oiseleur, mais deux autres personnes la chaperonnaient : quelqu'un que je reconnus comme un aristocrate breton, à la barbe carrée grisonnante, une figure connue des milieux légitimistes et de la Chambre des députés, et un homme glabre d'environ cinquante ans, à l'accent alsacien, dont la figure couperosée trahissait le tempérament de viveur et l'amateur de filles de joie de luxe! La jeune fille, extrêmement frêle et blanche de peau, mais dont la mise était des plus convenables, pour ne point dire comme en anglais « fashionable », se retourna soudain vers moi et me jeta un triste regard furtif de ses grands yeux noisette clairs, très jolis au demeurant, regard dans lequel je perçus une lueur de détresse, un appel au secours désespéré qui m'émut jusqu'au tréfonds de ma droite conscience de jeune femme de bonne famille. Elle m'avait également reconnue, mais je n'appréhendais nullement les raisons de son inquiétude. La veille, chez l'oiseleur, elle arborait un air rieur, un de ces sourires enjôleurs qui seyait à ravir à ses joues roses encore enfantines et poupines, car cette demoiselle, d'une juvénile beauté déjà affirmée, sortait me sembla-t-il à peine de l'enfance en cela qu'elle ne devait guère excéder les douze ans accomplis. Je doutais qu'elle en fût déjà à porter le corset tant sa poitrine m'apparut menue, non épanouie! Ses lourds cheveux châtain-clair et dorés étaient retenus par une résille. Sa diaphane joliesse n'était point sans rappeler certains modèles de fillettes chères à monsieur Renoir, quoiqu'en bien plus gracile et chétive.
Tandis que je payais les graines pour serins, elle avait réussi à se faire offrir par son père l'un des spécimens les plus beaux et les plus chers de la boutique : un remarquable cacatoès au plumage d'une blancheur parfaite. Toujours riante et babillant comme une fillette bien plus jeune que ses douze ans apparents, elle s'était empressée d'embrasser l'animal en lui disant, d'une petite voix très douce :
« Tu t'appelleras Alexandre, mon beau piaf des Tropiques! »
Sans doute, pensais-je alors, l'aigrette du volatile lui rappelait-elle ces casques antiques à chenille et à crinière des temps gréco-romains, qui encombrent nos peintures d'Histoire, lorsque les guerriers, hoplites ou légionnaires, portaient cuirasse et cnémides.
Après une demi-heure assez morne, où aucun lot ou objet ne s'arracha à plus de soixante-dix francs, le commissaire-priseur annonça la mise en vente de la fameuse couverture nazca!
« Lot numéro 51 : étoffe ou couverture d'origine péruvienne rouge et tissée de motifs stylisés à caractère zoomorphe et géométrique. Age inconnu de l'objet, peut-être trois cents ans. Mise à prix : trente-cinq francs! »
Aussitôt, l' Anglais se leva et dit : « Quarante francs! » et moi de répondre tout de go, surprise par mon audace car brusquement fascinée par cette pièce de tissu exotique autant que vénérable : « Quarante-cinq! ».
Le père de la fillette inquiète se mêla à l'échange verbal et surenchérit : « Quarante-huit! »
Au fond de la salle, un nouveau personnage se manifesta et je me retournai instinctivement pour jauger sa personnalité : l'homme portait apparemment un uniforme d'officier de marine, mais sa fantaisie niait toutes les règles en usage dans la Royale, en cela qu'il se surchargeait de brandebourgs et de galons ostentatoires comme dans une tenue d'opérette de messieurs Offenbach ou Lecocq! Au lieu du bicorne, il se coiffait orgueilleusement d'un casque tropical en liège, d'un blanc passé et la coupe de ses moustaches était à elle seule une revendication de son identité, car copiée sur celle du fameux Livingstone! Comme le défunt de La Marche, il avait dû embrasser la profession d'explorateur!
« Cinquante francs! s'exclama le voyageur de fantaisie.
- Cinquante-cinq! » M'écriai-je.
A côté de cet excentrique, un petit homme replet et chauve d'une soixantaine d'années paraissait s'intéresser davantage aux appâts de sa voisine, une plantureuse rousse très maquillée aux longues anglaises, vêtue d'une robe d'un vert vif criard au décolleté audacieux et aux ourlets débordants de nœuds et de dentelles, dont la traîne et la tournure étaient exagérées. Cette femme, sans-doute de mauvaise vie, tenait un affreux singe vervet en laisse et le « rastracuero » ou traîne-cuir qui la tenait par la hanche, aux rouflaquettes de parvenu espagnol, était assurément son souteneur. L'impudent petit vieillard à la main trop leste rencontra la mâchoire du simien qui le mordit cruellement! Il hurla un « aïe! » sonore qui interrompit temporairement les enchères. La main droite en sang, le ridicule faraud fit mine de se frapper la poitrine comme au confiteor en soliloquant, mais j'eus la ferme impression qu'il appelait quelqu'un comme s'il eût parlé dans le cornet de cette nouvelle invention de monsieur Graham Bell, baptisée de ce néologisme savant « téléphone »!
« Au secours, monsieur Wu! Saturnin de Beauséjour à l'appel! Je suis blessé! » cria-t-il à l'adresse d'un Chinois imaginaire. Malencontreusement, l' Espagnol saisit le bedonnant vieil homme par le revers de sa jaquette et lui jeta un : « ¡ Hijo de puta! » avant de le menacer de son poing. Le malheureux polichinelle répondit, tout tremblant :
« Je suis un respectable fonctionnaire pensionné! Par pitié, monsieur! Ne me battez pas, je vous en supplie! Ne me battez pas! »
L'ardent Espagnol jeta l'importun dehors!
(Note de l'auteur : délaissons quelque peu la salle de vente pour nous occuper de l'édifiant « soliloque » que le sieur Saturnin de Beauséjour prononça une fois expulsé des lieux :
« Monsieur Wu, on m'a jeté dehors! J'ai échoué et j'ai risqué ma peau pour rien!
- (...)2
- Bien, monsieur Wu. Dans la salle, j'ai identifié en particulier ce mathématicien anglais, Sir Charles Merritt, qui était assis à côté d'une jeune femme blonde vêtue de noir. Devant, il y avait Aurore-Marie de Saint-Aubain ...
- (...)
- Je sais, monsieur, je sais! Nous ne sommes qu'en 1877, et c'est l'Aurore-Marie de 1888 que nous sommes censés affronter! Elle s'appelle encore de Lacroix-Laval et son initiation n'est qu'une question de jours! Elle n'a que quatorze ans. Son père Albéric et deux autres personnes l'encadrent : le baron Kulm, un érudit jouisseur, et le comte de Kermor-Ploumanac'h, un cousin de monsieur Alban de Kermor! Ce qui m'inquiète, c'est la ressemblance physique de cette Aurore-Marie avec ma soi-disant pupille anglaise friponne que vous m'avez fourguée dans les pattes! Je sais! Je sais! Elles sont étranges et délurées toutes les deux!
- (...)
- Comment, monsieur Wu? Mais c'est affreux! Vous me dites que madame de Saint-Aubain a des mœurs encore plus déréglées que mademoiselle de Beauregard et est la petite amie de la maîtresse de « Barbenzingue », madame de Bonnemain? Elle est les deux! Ciel! J'aurais dans ce cas préféré que vous m'envoyassiez dans les États-Unis d'Amérique du milieu du XX e siècle aider monsieur Möll, ses amis, et le père de Chardin!
- (...)
- Comment! J'y risquerais ma vie, à cause des Russes du NKVD, comme vous dites, et d'un certain Igor Pavlovitch Fouchine, leur chef, le frère jumeau de l'autre! Ma mission exploratoire de 1877 serait de tout repos à côté? Ce sera donc pour une autre fois, après que le problème du Congo de « Barbenzingue » soit réglé?
- (...)
- Bien, monsieur Wu! A vos ordres! Je laisse les événements de 1877 suivre leur cours et je vous rejoins en 1888! Fin de communication! »)
Après l'incident, les enchères reprirent par un coup d'éclat du sieur C.M. :
« Je mise soixante-cinq francs sur cette étoffe!
- Et moi soixante-dix! Rétorqua le père de la fillette.
- Soixante-dix-sept, comme cette année, criai-je par provocation.
- Quatre-vingts! Surenchérit l'explorateur.
J'hésitai quelque peu à poursuivre.
- Quatre-vingts une fois... commença le commissaire-priseur.
- Quatre-vingt-cinq! M'égosillai-je.
Brûlant brusquement les étapes, le géniteur de la blonde demoiselle en détresse éructa, audacieux :
- Cent francs!"
Plus il renchérissait pour acquérir à tout prix cette étoffe précolombienne dont l'enjeu m'échappait à tout le moins, plus cet homme respectable, père de cette soucieuse et fragile fillette, prenait un aspect animal, comme s'il eût été croqué par Grandville, dans un de ces vieux dessins cocasses qui faisaient la joie de nos parents sous la Monarchie de Juillet. Son visage expressif le rapprochait d'un de ces chats qu'affectionnent la littérature merveilleuse, les contes ou fabliaux : un Grippeminaud, un Thibert ou un Raminagrobis!
A partir de cet instant, les enchères s'envolèrent. A cent vingt-cinq francs, l'explorateur lâcha pied. L' Anglais, le sir C.M, abandonna à trois cents francs. La surenchère se restreignit à un duel de maquignons disputant au chaland la vente de leur meilleur étalon, entre l'homme aux favoris « persécuteur » de sa grêle enfant et moi, simple jeune femme sans prétention! Il jouait avec moi, cherchant à me pousser à la ruine, avec la gourmandise obscène d'un taste-vin ayant revêtu la ridicule panoplie Renaissance de cette sorte de confrérie rabelaisienne adepte de l'épicurisme et du carpe diem dans laquelle vignerons, bouilleurs de cru et œnologues participent à de rituelles et ancestrales agapes vouées au culte biblique de Noé, supposé découvreur de la vigne et des bienfaits de cet alcool que je n'appréciais guère! Qu'en était-il d'Adam, dans ce cas?
"Trois cent quatre-vingts francs! Fis-je, toujours plus décidée, malgré la réduction comme une peau de chagrin chère à monsieur de Balzac de la somme qui m'était allouée en vue de mon achat.
- Quatre cents!" Jeta-t-il comme un défi de plus.
Je ne sus plus quelle attitude adopter : m' acharner jusqu'au dernier liard ou abandonner maintenant la partie en faisant pâle figure?
"Quatre cents francs une fois, quatre cents francs deux fois...
Je songeai soudain à ce roman de monsieur Émile Zola, ce scandaleux écrivain, qui décrivait
-->les spéculations immobilières et boursières sous le Second Empire et je prononçai, en m' exultant, articulant soigneusement chaque syllabe :"Quatre cent quatre-vingt-dix-neuf francs! »
Le géniteur de la demoiselle et ses séides cédèrent enfin!
« Quatre cent quatre-vingt-dix-neuf francs trois fois! Adjugé à madame! » Prononça rituellement le commissaire-priseur avant d'abattre son marteau.
« Excusez-moi, monsieur le commissaire-priseur, eus-je l'audace de déclarer, mais je suis demoiselle!
- Votre achat vous sera livré demain à votre domicile, mademoiselle. Veuillez renseigner votre adresse, s'il vous plaît! »
Les enchères touchaient à leur terme. Je m'apprêtais à quitter la salle des ventes lorsque l'étrange petite fille modèle, échappant à ses cerbères, accourut vers moi et me fixa de ses iris singuliers, doux, rêveurs et suppliants. Elle me saisit les poignets et m'implora de sa toute petite voix :
« Par pitié, madame! Qui que vous soyez, venez-moi en aide! Je ne veux pas du destin qu'« ils » me réservent! Je suis bien trop jeune!»
Devant une telle détresse, je ne sus quoi objecter. Je pris un morceau de papier sur lequel je griffonnai hâtivement notre adresse. La pauvre demoiselle s'empara de la feuille qu'elle glissa discrètement dans son réticule. Le père mit fin à cette tentative d'escapade et empoigna la malheureuse d'un geste brusque dépourvu de toute affection. Il l'éloigna de moi en lui disant :
« Aurore-Marie, je vous interdis d'adresser la parole à une inconnue sans notre autorisation!
- Père, je ne vous aime point! » l'entendis-je répliquer en pleurnichant.
Cependant, mister « C.M. » quittait la salle, un éclat de fureur dans les yeux. Cet Anglais avait décidément un air qui ne me revenait pas! Un autre personnage, imprévu, m'aborda tandis que je cogitais sur ce sujet de l' Impératrice des Indes : l'explorateur excentrique au casque tropical!
« Madame ou mademoiselle, excusez mon outrecuidance, mais il est vital pour moi de vous parler, vous qui venez d'acquérir cet objet singulier. Je me présente : Odilon d' Arbois, américaniste et africaniste. Les oreilles indiscrètes ne doivent pas entendre ce que je vais vous dire, ni les yeux voir ce que je vais vous remettre en mains propres. Allons au fond de la salle!
- Mais, monsieur d'Arbois! »
Je ne pus que me plier à sa volonté.
« Ne soyez pas abasourdie par ce que je vais vous révéler. Ne me jugez pas fou. L'étoffe que vous avez achetée pour une somme qui ne reflète pas sa valeur considérable n'appartient pas à notre monde ou plutôt, pas à notre cours de l'histoire humaine!
- Monsieur, vous divaguez!
- Que non pas, mademoiselle Dubourg!
- Vous connaissez mon nom?
- Mon fils Jules suit des cours particuliers d'allemand que vous lui prodiguez!
- Si je donne des leçons d'allemand, c'est qu'il me faut bien vivre! Je suis célibataire!
- Une jeune femme aussi jolie que vous! Vous avez d'adorables boucles blondes et une de ces peaux!
- Et aucun homme, croyez m'en bien, ne pourrait supporter mon caractère bien trempé!
- Vous savez que l'étoffe soi-disant nazca a été découverte par Adhémar de la Marche dans les souterrains des thermes de l'hôtel de Cluny!
- C'est ce qui était écrit dans le catalogue de vente!
- Le tissu est bien amérindien, mais il n'est pas d'époque précolombienne! Il date de notre siècle, ce qui signifie qu'il a été tissé par un peuple dont la civilisation a perduré de nos jours, ou plutôt, dans un XIXe siècle différent du nôtre!
- Qu'en savez-vous?
- Cet objet ou artefact provient d'un butin de guerre, mais pas du trésor du Tupac Amaru! Il s'agit d'une pièce des dépouilles de l'expédition de conquête menée en 1835 -notre 1835- par un chef négro-amérindien à la tête d'une fabuleuse principauté méso-américaine, dont la dynastie règne sans partage depuis plusieurs siècles dans un Mexique parallèle! Savez-vous, mademoiselle, que j'étais de la désastreuse expédition de Bazaine, qui a mal défendu Maximilien contre Juarez! Je connais parfaitement les anciennes civilisations du Mexique, mieux que la science archéologique officielle qui n'en est qu'à ses balbutiements! Par exemple, attendez-vous à apprendre que la pyramide de Palenque recèlerait...
(note de l'auteur : à ces noms, Deanna Shirley De Beaver de Beauregard ferait la moue : « Maximilien est un des rôles phares interprété par mon mari Grant Malhorne (le premier conjoint de l'actrice, qui la harcela sexuellement pour l'épouser alors qu'elle n'avait que douze ans et tenta sur elle un détournement de mineure!). Il a partagé la vedette avec Bette Davis en Charlotte et Paul Muni en Juarez! »)
- En quoi cela m'importe-t-il? coupai-je l'importun.
- Parce que j'ai repris les fouilles de Cluny entamées par La Marche et que j'y ai effectué une nouvelle découverte en rapport non avec les Incas, mais avec un Mexique négro-amérindien appartenant à une Histoire humaine autre! La voici!
D'une sacoche de cuir fatiguée qu'il portait en bandoulière, D'Arbois extirpa deux objets : une espèce d'ensemble de peaux de chèvres tannées et cousues couvertes de caractères d'écriture inconnus et de dessins colorés d'un style un peu aztèque mêlé de motifs nègres et un grand cahier sur lequel une plume s'était acharnée avec force ratures à transposer en français le contenu de ce qui était assurément un livre!
- Je conserve l'original et je vous prête la copie traduite pour quinze jours, le temps que vous me lisiez tout cela! Nous nous reverrons à l'hôtel de Cluny le soir du 18 septembre! Venez seule et vêtez-vous en homme! J'amènerai un équipement : lampes, cordes, etc. L'exploration à laquelle je compte vous convier ne sera pas évidente et vous n'allez point y gâcher une belle robe!
- Monsieur d'Arbois, vous n'êtes qu'un aliéné!
Je pris pourtant le cahier qu'il me tendait. Il rajouta aussitôt :
- J'ai découvert ce livre dans les souterrains de Cluny voici deux ans et j'ai gardé ma trouvaille secrète, le temps de traduire le tout! Vous tenez en mains la translation du codex mexafricain dit « de Sokoto Kikomba », chronique des règnes des Moro Naba de Texcoco et de l'Afro-Amérique depuis 1311 de notre ère! Les caractères du codex ressemblent à de l'égyptien démotique, mais il a été rédigé dans la langue secrète et sacrée des prêtres abyssiniens : le guèze! Je connais une multitude de langages exotiques! J'ai tant navigué de par le monde!
- Êtes-vous un fabulateur?
- Tout ce qui est consigné dans ces chroniques est rigoureusement authentique, mais a eu lieu dans un temps différent! Au revoir, mademoiselle Dubourg, et soyez bien au rendez-vous de Cluny! Le trésor de la Mexafrica nous y attend! »
Il partit sans demander son reste! Abasourdie par cette conversation, j'enveloppai soigneusement le cahier dans mon châle et je quittai l'hôtel Drouot, à la recherche de l'omnibus qui me ramènerait chez Henri. Les crieurs de journaux s'égosillaient, annonçant la dernière nouvelle :
« Monsieur Thiers est mort! »
Intéressée tout en ignorant toutefois les répercussions que cet événement aurait par la suite, j'achetai une gazette que je payai un sou. Le quotidien annonçait le décès du vieil homme d'État, la veille, à Saint-Germain, où il s'était installé vers la mi-août dans un pavillon près du château Renaissance devenu depuis le Second Empire Musée des Antiquités Nationales.
A quelques pas, malgré la foule empressée et hétéroclite du boulevard de fin d'après-midi, je remarquai mademoiselle Aurore-Marie, toujours surveillée par ses trois chaperons. La jeune fille gracile, dont les prénoms évoquaient à la fois l'allégorie ou métaphore poétique homérique bien connue et la Sainte Vierge, paraissait avoir recouvré un semblant de gaîté. Je n'avais pas encore pu admirer la superbe chevelure de miel châtain clair de cette enfant dans toute sa splendeur la rapprochant de Marie Madeleine. Il ne lui aurait manqué que le pot à parfum, comme dans un de ces portraits de l'école flamande du XVe siècle dont je ne me souviens plus s'il a pour auteur Hans Memling ou Quentin Metsys.
Devenue adulte, cette primerose deviendrait sans doute une des plus jolies femmes de notre temps, quoique pourvue présentement d'une toute petite poitrine. Mais, selon moi, ce sont le visage, la carnation, les yeux et les cheveux qui importent et constituent l'essence de la beauté, de l'éternel féminin!
Aurore-Marie s'adressait à un camelot. Elle lui versa quelque menue monnaie afin d'acheter une boîte de pilules. L'homme parlait un de ces épouvantables patois du Nord malmenant la grammaire!
« Eules pilules Pink! Ach'tez eules pilules Pink! Crachotait-il. Eules seules pilules qui préservent vot' peau d' porcelaine! Merci mim'zelle! Euj fais quoi pour vend' mes pilules! Euj' vas en vendre plein, avant qu'eul n'drache euds flûtiaux! Eus'c va être un temps à pas y foutr' un cat dehors! »
Il commençait effectivement à pleuvoir et j'avais omis d'emporter un parapluie. Celui qui ressemblait à un bâton de chaise imberbe amateur de plaisirs en cabinet particulier empoigna le marchand ambulant :
« Toi, tu vas me fiche le camp prestement ou j'appelle le sergent de ville! Je t'interdis de parler à mademoiselle! De plus, tu sens la peste!
- Eus'c pas la peste mon vioque! Eus'c moué maroilles euqi a coulé dans m' poch'! Euj peux point m'passer d'euc' fromage pur ce qu'euj suis ch'ti mordedienne! Euj suis innocent, pardienne! »
L'incident fut clos. Comme mon omnibus arrivait, sous la pluie qui devenait battante, je laissai là, en plein boulevard, mademoiselle Aurore-Marie et sa « garde prétorienne », pensant ne jamais revoir ces gens. J'avais bien tort!
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Le lendemain, en début d'après-midi, les livreurs de l'hôtel Drouot vinrent chez Henri avec l'étoffe nazca. Fantin et ma chère sœur m'avaient congratulée pour mon achat qui rehausserait d'une vive couleur rouge son tableau un peu austère. Nous habitions alors au 8, rue des Beaux-Arts, dans un appartement situé au-dessus de l'atelier d'Henri, non loin de l'adresse où avait demeuré Gérard de Nerval, à peu de distances de Saint-Germain des Prés, mais aussi de l'Institut de France. De là, il nous était possible de nous rendre à pied jusqu'aux quais de la Seine ou jusqu'au jardin du Luxembourg, nos lieux de promenade habituels.
Victoria était mariée à Henri depuis moins d' un an. Monsieur Manet avait servi de témoin à la cérémonie de mariage. Elle exerçait comme eux le métier de peintre et affectionnait les natures mortes et les bouquets. Dix années nous séparaient ainsi que notre couleur de cheveux. Âgée alors de trente-sept ans, Victoria arborait une mise quelconque, des traits un peu tirés et un chignon sévère qui ne mettait aucunement en valeur ses cheveux châtain foncé, presque noirs, contrairement à mon amie Nélie Jacquemart, archétype de la brune piquante au nez pointu spirituel et aux longues boucles, qui s'était fait un nom dans le portrait mondain. Nélie n'avait qu'un an de moins que Victoria. Toutes deux, ceci étant dit, me paraissaient d'excellentes peintres, bien qu'éloignées de tous ces courants d'avant-garde qui défrayaient constamment la chronique des salons depuis 1863. Leurs toiles risquaient par conséquent d'être classées dans l'ordre des chefs-d'œuvre inconnus, pour s'exprimer comme un naturaliste. Leur nom mériterait pourtant de survivre, pas seulement parce qu'il s'agissait de femmes!
Victoria s'occupait de la composition d'une nouvelle nature morte, qu'elle souhaitait la plus singulière possible : son bouquet végétal était quelque peu spécial. La toile comprenait, en vrac : rameaux de thuya, feuilles d'osmonde, bégonias, pétunias, magnolias, cyclamens, hortensias du genre hydrangea, élodées, fruits de cornouiller, primevères, potentilles, roses trémières, pivoines et anémones, sans omettre des plumes de paons et de paradisiers! L'éclectisme triomphait en elle! Cette toile égayerait l'intérieur sombre de notre demeure, à l'affreuse tapisserie terre de Sienne, à la décoration chargée de Moustiers et autres vases de Sèvres et au mobilier massif en chêne et en ébène, malgré quelques touches plus colorées prodiguées deçà-delà par un divan et des fauteuils capitonnés de mauve, des rideaux de velours ponceau et des tentures de chintz bleu-barbeau. La rumeur du demi-monde attribuait à une cocotte de luxe comme la fameuse Valtesse de la Bigne un appartement guère plus lumineux, dont la seule marque d'originalité était justement le lit!
Profitant de l'occupation picturale de ma sœur et d'une sortie d'Henri au jardin du Luxembourg en quête de croquis, je m'attelai à la lecture du cahier de monsieur d' Arbois à la lueur d'une lampe à pétrole en cuivre. Je défis les attaches toilées et cartonnées de l'écrit. Un large in-folio, plié en quatre, en tomba. Je ramassai ce document qui, une fois étalé, me révéla un plan en coupe des sous-sols parisiens, depuis l'hôtel de Cluny jusqu'à la colline de Chaillot! Le document était annoté de scholies de la main de d' Arbois et une sorte d'itinéraire y était tracé au crayon gras, depuis une entrée localisée à Cluny marquée « frigidarium » jusqu'à ce qu'il qualifiait de saint des saints hypothétique enterré sous Chaillot! Je n'ignorais point que ladite colline bénéficiait actuellement d'importants travaux de construction en vue de l'exposition universelle de 1878. Un palais à deux ailes courbes et à grosse rotonde et campaniles centraux commençait à y prendre forme. L'architecte Davioud était un des concepteurs de ce projet, où plusieurs musées devaient prendre place, ayant l'architecture comparée et l'ethnographie comme destination. Je savais également qu'un premier projet néo-classique avait existé sous Napoléon, sous la houlette des fameux Percier et Fontaine, projet qui aurait dû abriter en ses murs un muséum d'Histoire naturelle de l'Homme, dont le fronton aurait porté en lettres d'or la phrase du « Bourreau de soi-même » de Terence : « Homo sum, humani nihil a me alienum puto! » Les vicissitudes de l'Histoire avaient porté un coup fatal à ce noble dessein voué à la Science!
Préférant délaisser ce plan dont j'attendrais des éclaircissements de la part de son auteur, je me plongeai dans une lecture hallucinante et passionnante, où était contée la destinée d'un monde parallèle au nôtre, dominé par les civilisations négro-africaines. Car ni ma bouche, ni ma plume n'hésitent à qualifier de civilisations les manifestations culturelles et techniques de ces peuples que nous croyons encore en enfance, que nous considérons trop souvent comme inférieurs et que d' aucuns qualifient de sauvages et de primitifs. Je ne pouvais cependant juger si cette chronique, ce codex traduit du guèze, nous dépeignait ce qu'un terme récemment apparu aurait appelé une « uchronie » ou était le fidèle récit d'une autre vérité historique! De plus, objectivement, je ne me permis pas d'affirmer si la substitution de ce cours de l'Histoire au nôtre aurait constitué un bien ou un mal pour l'humanité. Il était différent, tout simplement.
D'Arbois situait le début de la chronique du codex de Sokoto Kikomba à l'an 1311, qualifié par le chroniqueur pour l'instant anonyme d' « An Un de la Grande Conquête ». Cette année-là, le roi mandingue Abou Bakari II
avait dirigé une vaste expédition de pirogues vers les contrées où le soleil se couche, en traversant la grande mer atlantique. L'Afrique Noire avait découvert l'Amérique Centrale et l'Amérique du Nord et les avait en partie colonisées, parallèlement à un expansionnisme affirmé au nord du Sahara, qui avait bousculé le monde musulman puis tout l'Ancien Monde, Europe incluse.
Chaque chapitre de la chronique, qui fonctionnait par règne, nous contait les événements survenus dans ce que d'Arbois qualifiait de « Mexafrica ». La chronique était celle de la monarchie « afro-mexicaine » de Texcoco, gouvernée par des dynasties successives de « Moro Naba », calquées sur celles des pharaons. Chaque nouveau règne s'ouvrait par un exorde, ou une prière, prononcé par un orant, que d' Arbois avait laissé tel quel, transposé en alphabet latin, sans nulle traduction. Le mot « Ogo », qui paraissait qualifier le dieu suprême de ce peuple, me sembla – à moins que mon « intuition féminine » ne me jouât un tour – une altération du mot grec « Logos », ou Verbe, que l'on trouve au début de l'évangile selon Saint Jean. Il suffisait de faire sauter la première et la dernière lettre, ά et ω du terme. Je reproduis cet exorde :
« Ogo! Ogo kimbubu! N'fradesele! Tetramele! Tetramele Epif'! N'kono!
N'lollogo! Pan! Pan! Tri Pan! Akemele singu! Um n'lollogo pan! Um phusiollologo pan!
Um n'croônososso pan! Um n'zo olollogo pan! Tri pan! Tri pan! Ogo! Kimbubu Ogo! »
Comprenne qui pourra! Il n'existait aucun philologue spécialiste des langues au sud du Sahara pour m'aider à traduire cette citation « théologique ». Je feuilletai rapidement la longue chronique et parvins à un passage racontant les circonstances de la découverte des Nazca et Incas par les Mexafricains :
« L'an 524 après La Grande Conquête (soit notre année 1835), en la douzième année du règne de Gwandu N'Kolokoloyotl, vingt-cinquième Moro Naba de Texcoco, Vie, Force et Santé, troisième indiction, second lustre, cinquième crue, en la Nouvelle Lune du mois de Yukulukumi, le Grand Vizir Pahatenemheb Ouedraougothemoc soumit au Souverain Divin le projet de la Grande Expédition vers le Sud lointain à fins de nouvelles conquêtes. Le Moro Naba, Vie, Force et Santé, assembla solennellement les cités tributaires de Teotihuacan, de Tenochtitlan, de Tikal, de Chichen Itza et de Mayapan puis forgea une alliance militaire avec ses feudataires, à savoir l'Almamy d'Uxmal, le Makoko de Tlaxcala et l'Amenokal de Tlatelolco. Ils lui versèrent force poudre d'or, ivoire du Monomotapa, fourrures des N'varegutli, soieries des Chintiantl et esclaves Pygmées Bès afin de payer leur participation au grand dessein du Souverain Divin. Sous la protection d' Ogo, le grand Renard Blanc, Dieu d'entre les Dieux, la plus extraordinaire et vaste armée jamais constituée s'ébranla en direction du Midi, en ce septième jour du mois lunaire de Tukamaani Totocatl. »
Cela se poursuivait ainsi durant de longues pages...
Malgré de nombreuses épouses et concubines, le monarque n'avait eu aucun descendant mâle direct survivant. Dirigeant personnellement l'expédition, il avait confié la régence à son cousin, le Grand Prêtre d' Ogo N'Moketuzoma N'Kwame, qu'il avait désigné comme héritier du trône. L'armée, fournie en soldats qualifiés de « chevaliers jaguars, chevaliers kikombas, chevaliers nandis, chevaliers kakundakaris et chevaliers quetzals » était équipée d'armes étranges, à feu ardent, et de boucliers permettant aux combattants d'accélérer leurs gestes et de se « déphaser » dans le temps! L'expédition traversa toute l'Amérique Centrale et franchit l'isthme de Panama avant de s'aventurer jusqu'à la Colombie et au Pérou que nous connaissons. Elle se heurta à la résistance farouche des peuples Inca, Nazca, Mochica, Chancay et Chachapoya, pilla leurs trésors, leurs étoffes et leurs momies sacrées. Le Moro Naba décréta que désormais, ses sujets seraient momifiés à la mode péruvienne et non plus à la manière égyptienne ou Guanche alors en usage. N'étant pas parvenu à conquérir le Pérou, il signa un traité de paix avec l' Inca Huana Arraco Capac III (1799-1841) puis voulut rentrer au bercail. Malade de « fièvres », Gwandu N'Kolokoloyotl mourut sur le chemin du retour et fut momifié selon le nouveau rite qu'il avait édicté. Effectuant une sorte de coup d'État, N'Moketuzoma N'Kwame n'attendit pas la décision du Grand Conseil des Sages de l' Arbre à Palabres et se proclama vingt-sixième Moro Naba sous le nom de Itzcoatl Koulibaly-Nechao II (1836-1862). Il fit casser les décisions de son prédécesseur prises imprudemment durant l'expédition, s'attribua tous les trésors ramenés de la guerre (dont semble-t-il mon étoffe), fit marteler son nom sur les stèles publiques et ordonna la cessation des travaux de construction de la Grande Pyramide d'or d'Ogo de Texcoco qu'il avait entrepris cinq ans auparavant. La momie royale de Gwandu N'Kolokoloyotl subit la profanation suprême, la damnatio memoriae, et fut jetée dans des marais à sphaignes de la lagune de Tenochtitlan où on ne la retrouva jamais.
J'étais proprement impressionnée par cette lecture! Il me tardait de retrouver d' Arbois. Victoria m'interrompit : une visiteuse venait d'entrer et souhaitait me voir : mon amie Nélie Jacquemart! La visite de Nélie me procura une telle joie que je pris Victoria dans les bras : nous dansâmes en chantonnant une valse, une des dernières créations de Johann Strauss fils! (note de l'auteur : pensez à la sublime Ingrid Bergman chantant et dansant une valse de Strauss dans « Gaslight » de George Cukor!)
« Je vous découvre fort occupées toutes les deux! Déclara, rieuse, mademoiselle Jacquemart. Si toi, Victoria, tu délaisses ainsi tes pinceaux pour la danse, c'est pour une bonne raison.
- Charlotte exprime sa joie de te revoir, Nélie! Elle est plus expansive que de coutume! Nous avons si peu d'occasions de nous divertir et de rire!
- Comment, Charlotte! Toi qui es d'habitude si réservée! N'as-tu pas d'élève d'allemand, aujourd'hui?
- Ta venue tombe bien, Nélie! Figure-toi que j'ai acheté pour le nouveau tableau d'Henri un tissu américain ancien que beaucoup de personnes m'ont disputé à Drouot hier!
- Toi, la petite bourgeoise normande bien élevée, tu es allée te compromettre à Drouot où s'affichent tous les excentriques et les parvenus du demi-monde en quête de l'achat de luxe ostentatoire! Il sont prêts, au nom du paraître, de l'orgueil de ceux qui sont arrivés, à jeter des fortunes pour que des objets aussi inutiles que clinquants, pour ne pas dire de mauvais goût, fassent la différence dans leur salon avec les bibelots de luxe du tout-venant, jà antiques et démodés, car souvent légués en héritage, qui envahissent les hôtels particuliers des personnes bien nées aux situations assises depuis plusieurs générations!
- Mais, Nélie, tu aimes bien les arts mineurs, les tableaux de petits maîtres mignards du temps de Louis XV, les objets décoratifs du dernier siècle, avec ses rocailles, son rococo, son style galant! Répondit Victoria.
- Quand je serai mariée à un homme du grand monde, j'ouvrirai un musée dans notre hôtel et le public paiera pour venir admirer nos collections!
- Je n'ai point acquis n'importe quoi, Nélie! Viens voir! Déclarai-je, un peu piquée par les remarques sagaces de mon espiègle amie.
Elle fut admirative devant le travail du tisserand nazca inconnu (qui, après tout, pouvait être une tisserande), en tâta et caressa longuement l'étoffe, la palpa et en huma l'odeur de vieux tissu fané et passé.
- Cette pièce est authentique! Minauda-t-elle comiquement, son joli nez pointu et ses boucles anglaises brunes lui donnant l'air d'une mijaurée sudiste ou cajun jouant les aristocrates à nom doublement décroché. En de tels moments, elle était réellement adorable! Même si elle n'était pas aussi belle qu'une duchesse d'Alençon, par exemple, Nélie avait, comme on dit depuis peu, « du chien » et ses traits d'esprit réjouissaient et déridaient les plus enchifrenées! De plus, Nélie appréciait autant les robes noires que nous, en dehors de tout contexte de deuil, car elles créaient une harmonie « ton sur ton » avec ses jolis cheveux foncés bouclés. Elle reprit, toute à sa franchise spontanée pouvant fâcher aussi bien que ravir ses interlocutrices :
- C'est un chef-d'œuvre que tu as acheté là, ma Charlotte chérie! Combien t'a-t-il coûté?
- Quatre cent quatre-vingt-dix-neuf francs, mais j'ai bataillé ferme et il s'en est fallu d'un cheveu pour qu'un sinistre individu n'emporte la mise! Imagine un homme blond à favoris qui tenait sa pauvre petite fille en laisse avec deux cerbères ne la lâchant jamais! Elle était encadrée d'un homme d'aspect aristocratique avec une barbe grise à l'allure d' hobereau de la Bretagne profonde et d'un gourmet des plaisirs entre deux âges, tout-à-fait glabre, qui parlait avec un accent alsacien!
- Un Breton, un Alsacien, un homme blond, une fillette dis-tu? Dieu du ciel! »
Le visage de Nélie Jacquemart se fit grave.
« Nélie, qu'as-tu? S'écria Victoria.
- Je...ce sont des clients à moi! Le baron Albéric de Lacroix-Laval, le baron Hermann Kulm et le comte Artus de Kermor-Ploumanac'h, député légitimiste. Je suis en train de peindre le double portrait du baron Albéric et de sa fille Aurore-Marie! Ils viennent poser dans mon atelier depuis une semaine, et ce, presque tous les jours! Ces trois messieurs sont vraiment étranges...Vous savez toutes deux qu'une peintre est observatrice et doit remarquer le moindre détail, ce qui est, sans me vanter, une de mes qualités intrinsèques. Hé bien, figurez-vous que j'ai constaté que chacun de ces trois personnages porte une chevalière identique au majeur gauche, à côté de l' alliance!
- C'est-à-dire? Questionnai-je.
- Leur bague me paraît un mélange anormal d'art hindou et de bijou grec, avec des dessins et des inscriptions dessus. J'ai lu quelques lettres. Vous savez que j'ai une très bonne vue, sinon, je ne ferais pas ce métier!
A ces mots, elle pointa son nez mignon en l'air puis poursuivit :
- Laissez-moi vous noter tout cela sur cette feuille. C'est bon, j'ai un crayon, inutile de te déranger, Victoria... Il y avait écrit : Πάν Λόγος ou Ζώον ou Χρόνος, je ne sais plus trop.
- N'était-ce pas plutôt pan, tri pan? Rectifiai-je.
- Non! Pan Logos, Zoon, Chronos etc. Puis : Τετρά Έπιφάνεια Κλεόφαντις ...
- Tétra Epiphaneia Cléophradès?
- C'est cela. Enfin, j'ai pu déchiffrer : Τετρά Σφαίρα Εύθύφρων...
- Tétra Sphaira Euthyphron. Voilà du grec un peu grossier. Il manque les accents!
- Pourquoi as-tu parlé de « tri pan »?
- C'est à cause de ce bouquin traduit du guèze, que je suis en train de lire, qu'un des enchérisseurs, un explorateur fou, m'a prêté. Il croit qu'un trésor inca est caché dans les souterrains de Cluny ou sous la colline de Chaillot, ou mieux, que ce trésor provient d'un monde parallèle où l'Afrique Noire a conquis l'Amérique. Cet aliéné m'a donné rendez-vous à Cluny le 18 septembre prochain. Viens, Nélie, je te montre le livre incriminé! »
La jolie peintre trottina en pouffant d'excitation amusée jusqu'à la table où j'avais laissé le cahier de d'Arbois. Quant à Victoria, elle sembla se moquer du codex comme de colin-tampon. Elle préféra retourner à ses pinceaux, à sa palette, à ses tubes et ses brosses.
« Comme tout ceci est excitant! S'exclama Nélie en feuilletant ledit cahier. Tiens, je vais jeter un coup d'œil à la fin.
- Je n'ai pas terminé ma lecture.
- Si tu demandais à Henri de changer le bouquin de son tableau, et de mettre plutôt ce cahier dans les mains de Victoria? Ton explorateur fou délire complètement!
- Il se nomme Odilon d'Arbois!
- Comme c'est amusant! Même son prénom m'excite. Un nouveau peintre « très spécial », monsieur Redon, porte le même. Il est de notre génération. Tiens, je te lis un extrait...
- Arrête de pointer ton nez comme cela! Tu ressembles à une chipie!
- Je commence : « Exorde : Ogo! Ogo kimbubu! N'fradesele! (...) Je saute! Je ne parle pas cet idiome! L'an 734 après la Grande Conquête (soit 2045)... Diable! Nous avons là un Nostradamus! le quarante-huitième Moro Naba Moussa Tlalok Osorkon Traoré IV, Vie, Force et Santé, après avoir maté la rébellion des Totonaques du Grand Golfe en la dix-septième année de son règne, affronta la troisième révolte des tributaires Anasazi du Nord. On disait les Anasazi experts en espionnage et en vol de secrets guerriers leur permettant de mettre au point des armes dévastatrices en des antres-laboratoires qu'ils cachaient sous la terre-mère. Afin de les contrer, le Moro Naba, Vie, Force et Santé, fit enlever par ses agents secrets l'un des plus grands Sages de la Science et Sapience Anasazi : Aravano le Mélode. Aravano dévoila sous la torture tous les projets de son peuple, qui visaient à l'anéantissement définitif de la Mexafrica. Il fournit les plans et les éléments constitutifs d'une Arme Absolue dont le pouvoir était de fusionner le Tri Pan d' Ogo, en une explosion plus puissante que mille soleils qui éradiquait toute forme de vie sur des dizaines de milliers de « queues de jaguar » alentours (unité de mesure mexafricaine valant approximativement quatre-vingts centimètres). Le Moro Naba, Vie, Force et Santé, décida que Texcoco prendrait les Anasazi de vitesse. Il fit importer pechblende et uraninite du royaume tributaire de Banzakongo Sesse Seko Bania Ganza Ganza N'kulu de l'Ifriqiya centrale du Gondw. Il signa un traité d'alliance avec le Grand Roi des Imerina de la Grande Ile de l'Est d'Ifriqiya, Andrianampoinimerina VIII, afin qu'il lui livrât tout le graphite nécessaire à la fabrication de l'Arme du Tri Pan d'Ogo. Enfin, traitant avec les tributaires N'Varegutli du Nord-Est du continent Laurasch (l'Europe), il acquit le « minerai méphitique » (il s'agit peut-être de l'uranium, découverte récente remontant à 1840 de notre Histoire, ou d'un autre métal encore inconnu). L'Arme d'Ogo fut lancée contre les rebelles le huitième jour du mois lunaire de Kayapoatl (15 avril 2045) depuis une de nos machines volantes plus lourde que l'air et déchaîna le feu du Ciel, ô, Ogo kimbubu! Un nuage en forme de champignon du peyotl sacré éleva sa colonne et son chapeau après que tout fut devenu plus clair et lumineux qu'en plein jour. Le bruit et le souffle de l'explosion furent ressentis jusqu'à l'horizon de la Grande Mer d'où notre Conquête avait émergé. Les hommes devinrent aveugles. Ils se consumèrent par milliers, dévorés par un feu intérieur qui les métamorphosait en écorchés, en squelettes décharnés suants et brûlants. L'eau des rivières et des lacs s'évapora. Les arbres, les plantes et les moindres créatures tombèrent en cendre. Ce fut la Désolation Générale. Le Moro Naba, Vie, Force et Santé, bien que vainqueur de ses ennemis, malgré les abondantes libations et dégustations de chocolatl sacré intervenues afin de célébrer son triomphe, reçut le châtiment divin d'Ogo pour avoir osé la fusion sacrilège des quatre epif' du Tri Pan :Um n'lollogo pan, Um phusiollologo pan, Um n'croônososso pan et Um n'zo olollogo pan. Il mourut, atrocement rongé et brûlé, dans d'indicibles souffrances.
Moi, N'kongo Utlaln, j'écris cela cent trois années après ces événements sans pareils (soit en 2148), en la vingt-troisième année du règne de N'anki Mbembé Coatl, Vie, Force et Santé, cinquante-quatrième Moro Naba de Texcoco, alors que les ferments de la révolte semblent de nouveau lever et qu'un étrange visiteur vient de se manifester sous la forme d'un lézard parlant et marchant sur ses deux jambes, incarnation semi-divine du dieu autochtone Quetzalcoatl Kukulkan, qui prétend être d'une autre planète. Je pressens par ce présage divin un imminent bouleversement, de l'ordre de ce que les royaumes N'Guni et Matabele d'Ifriqiya australe de Gondw appelleraient 'Mexica Mfecane' .Pour prévenir cela, il nous faudrait comme eux renforcer nos impis.»
Le visage de Nélie, d'habitude si gai et coloré, avait progressivement blêmi à la lecture de la fin du codex de Sokoto Kikomba.
« C'est atroce! Garde cette horreur pour toi! Si tu as besoin d'aide contre ce fou, je viendrai t'épauler. Retrouve-moi à Cluny le 18 septembre...
- Il nous faut empêcher d'Arbois de découvrir la « porte » d'entrée de la « Mexafrique » et le moyen de pénétrer dans cet autre monde dont il convoite les trésors! Dis-je, déterminée. Imagine l'Allemagne de Bismarck mettre la main sur ce livre et les savants du Kaiser Guillaume 1er entreprendre de fabriquer cette « bombe ». C'en serait fait de la France!
- Que de la France, vraiment? Charlotte, c'est toute la race humaine qui est en danger! »
Le retour inopiné d'Henri interrompit notre dialogue.
« Bonsoir, mademoiselle Nélie! Je vois que vous avez effectué une belle visite de courtoisie chez nous. Naturellement, mon étourdie de femme ne vous a même pas proposé de rafraîchissements! La honte! J'espère que ce manque de savoir-vivre de sa part ne vous fâche aucunement. Elle est toujours perdue dans ses toiles!
- Je vous remercie, monsieur Fantin-Latour. Veuillez m'excuser de ne pas vous avoir informé de ma visite. Si je puis me permettre, je prendrais bien un petit verre de votre fameuse liqueur de framboise...oh, sans façon!»
Elle me jeta un regard signifiant : « Cache ce cahier, ma chérie! Ton beau-frère doit tout ignorer!»
Je me suis exécutée : le cahier de d' Arbois est demeuré dans un tiroir de ma commode, là où je mets mon linge!
*************
11 septembre 1877.
En ce triste après-midi de fin d'été au ciel morne, je me sentais particulièrement désœuvrée. Je venais de donner congé à une de mes élèves d'allemand, mademoiselle de..., dix-sept ans, fille du vicomte de..., à laquelle j'avais prodigué mes conseils éclairés de modeste professeur de cours particuliers : « Mademoiselle, vous m'apprendrez pour la prochaine fois l'extrait du « Don Carlos » de Schiller et cette poésie de Novalis. N'oubliez pas de réviser vos conjugaisons du subjonctif. A la semaine prochaine. »
La semaine prochaine...le jour du rendez-vous de Cluny. Ni Henri ni Victoria n'étaient là, occupés à placer des tableaux chez le marchand d'art P... Pour tromper mon ennui, je contemplais de la fenêtre du salon les grilles de fer forgé de l'hôtel d'en face, avec leurs rai-de-cœur et leurs motifs lancéolés. Les passants avaient un air maussade, à l'image du ciel. Les trottoirs étaient détrempés par la pluie. Le camaïeu sombre des toilettes arborées par les deux sexes, puce, prune, grenat, chamois, Sienne, gris ou anthracite, sauf parmi les soldats au pantalon garance, les femmes de petite vertu aux chapeaux tout fleuris ou les cousettes, trottins et grisettes au juvénile sourire, n'arrangeait aucunement cette impression d'austérité générale dégagée par mes contemporains, dignes du protestantisme et du jansénisme des siècles passés. Il y avait de quoi faire accroire à un visiteur éventuel débarqué de l'époque de la « douceur de vivre », fardé comme en ce temps, dont je me remémorais ces toilettes extraordinairement extravagantes et colorées de la cour de Marie-Antoinette, que toute la France s'était convertie au calvinisme ou avait repris les édits somptuaires du Grand Cardinal.
Mathilde, notre bonne, vint m'informer qu'une personne frappait à l' huis avec insistance. Pouvais-je refuser qu'on lui ouvrît, qu'elle entrât en notre logement? Devais-je éviter que vous, ma sœur et mon beau-frère, me grondassiez comme une enfant pour avoir osé permettre à un inconnu de recevoir notre hospitalité ; que vous me condamnassiez à demeurer enfermée au pain sec dans un cabinet noir jusqu'à la tombée du soir voire au-delà, telle la Jeanne du grand Victor Hugo, l'universel poëte, qui venait de publier son recueil « L'art d'être grand-père »?
J'ordonnai conséquemment à Mathilde de permettre au visiteur d'entrer. C'était la petite Aurore-Marie, les larmes aux joues, nue-tête, la résille défaite laissant échapper de longues mèches châtain clair. Une ravissante robe à petits carreaux écossais et à tournure chamois mettait en valeur sa fine silhouette. Elle était haletante, écarlate, en sueurs!
Elle avait visiblement pris la poudre d'escampette, trompé la vigilance de ses gardiens. Notre adresse lui avait été utile, lui prodiguant le havre, le refuge, l'asile d'un nouveau Paradis, qui n'avait rien à voir avec celui, perdu, de Milton.
Les joues de pivoine de la malheureuse enfant luisaient. Elle risquait à tout le moins la syncope, et sa transpiration, si je n'intervenais pas, entraînerait en elle une fluxion de poitrine.
« Au secours! Madame! Protégez-moi! » implora-t-elle de plus belle.
Je ne pouvais agir comme un Louis XIV rabrouant un courtisan en retard et lui déclarant : « Mon Sieur, il eût fallu que vous vous dépêchassiez. Nous détestons attendre! »
La chétive pécore, pour parler comme monsieur de La Fontaine, ressemblait à une rose à peine éclose destinée à précocement passer. Une de ces roses que monsieur de Nerval, le poëte suicidé, avait alliée au pampre.
Je lui demandai de se calmer, de lentement tout m'expliquer, en lui disant que la police risquait de la rechercher parce que son père s' s'enquerrait assurément d'elle et ferait tout pour la récupérer. Il n'était pas sûr qu' Henri acceptât sa présence! Je le lui déclarai franchement. Elle éclata en sanglots, transformés en une crise de toux. Comme elle risquait plus que jamais la congestion, je demandai à Mathilde de préparer le tub avec de l'eau chaude afin qu'elle se réchauffe. Aurore-Marie n'en voulut pas.
« Non, madame! Je ne veux point me mettre nue devant une inconnue!»
Comment lui dire qu'aucun homme ne m'avait moi-même jamais connue, vue nue et que je conservais donc mon intégrité! Elle accepta toutefois que je la soulage avec des frictions. J'avais une pommade, un baume souverain, remède de nos grands-mères, efficace pour prévenir les fluxions. Elle permit que je la touche, que je la déshabille, que j'ôte son linge, mais elle s'obstina à conserver sa chemise quoique celle-ci fût mouillée. Je lui dis de se mettre derrière un paravent, et je lui tendis une chemise de rechange, un peu grande et large pour elle. Dans cette tenue, elle se laissa frictionner doucement. Ma position s'avéra fort ambiguë, au contact de ces chairs juvéniles, de cette peau douce de petite poupée. Je sentais sous la chemise de batiste, qui appartenait à ma sœur, tout en la frottant vigoureusement de ce baume camphré, cette poitrine maigre, ces côtes d'une demoiselle qui ne devait pas manger à sa faim. Mauvais traitements ou débilité de la santé? Je ne le sus pas, car elle tut ses problèmes corporels personnels, mais je compris à demi-mots qu'elle souffrait depuis la mort de sa mère, l'an passé, d'un mal mental que l'on nommait alors névrasthénie, allié à une anorexie. La demoiselle n'était pas encore réglée, et elle n'avait pas supporté son statut d'orpheline.
Calmée, elle se laissa rhabiller et coiffer. Ses magnifiques cheveux blonds foncés, indisciplinés, tombant jusqu'aux mollets, furent artistiquement torsadés et noués en une longue natte aux merveilleux reflets miellés, qui mettait en valeur son ovale d'elfe. Elle me dit, mutine :
« Madame, je voudrais que vous me coiffiez d'anglaises!
- Je n'ai pas de fer à friser à ma disposition. »
Je rajoutai la dernière touche en nouant au sommet de cette chevelure de rêve un ruban à carreaux assorti à sa robe. Elle ne retrouva point toutefois le sourire. Tout en caressant de ses doigts fins d'albâtre un Delft en forme de magot chinois, elle se confia davantage :
« Je ne veux pas du destin que père me réserve! Je veux écrire de la poésie comme monsieur Leconte de Lisle, et jouer du piano! »
Elle évoqua la mort de sa mère.
« Mère souffrait d'un squirre de la membrane utérine. Elle était devenue d'une maigreur effrayante et elle souffrait beaucoup. Elle exhalait déjà une odeur de mort, et nous devions masquer celle-ci en la badigeonnant constamment d'eau de Cologne, et en faisant chauffer des pastilles de menthe dans des cassolettes disposées dans tout notre château de Lacroix-Laval, en vain, hélas. »
Elle fondit en larmes. Vers les six heures du soir, Henri et Victoria revinrent au bercail. A mon grand soulagement, Henri ressentit autant que moi le désarroi de la fillette. Il accepta donc de l'héberger temporairement, sans toutefois souhaiter que ce séjour forcé allât au-delà du raisonnable. Si le géniteur de la malheureuse se manifestait, il faudrait bien obtempérer. Force devait rester à la loi!
***********
Le lendemain, alors que nous servions à la pauvre fillette un plantureux petit déjeuner, Victoria nous dit, inquiète :
« Observez bien la fenêtre d'en face! J'ai l'impression que des acolytes de Monsieur Albéric de Lacroix-Laval nous épient. Ces sournois savent où Aurore-Marie a trouvé refuge, et ils la guettent pour l'enlever! Ils se tiennent en tapinois!
- Si c'est le cas, cela signifie que ce monsieur refuse d'utiliser les voies légales! Il a quelque chose à cacher aux autorités!
- Monsieur Fantin-Latour! Pleurnicha la jeune fille. Croyez-moi! Père veut faire de moi une « Élue » d'un culte interdit! Il veut me conduire de force dans un sanctuaire caché! Il a de nombreux complices! Il croit que j'ai été désignée par une divinité pour la servir!
- Divinité, sanctuaire? Répondit Henri, sceptique. Vous affabulez, mademoiselle de Lacroix-Laval! Êtes-vous saine d'esprit, ou souffrez-vous de la maladie de la persécution? Votre cas intéresserait messieurs Blanche et Charcot!
- Je dis la stricte vérité! Fit-elle, irritée, ses grands yeux couleur de résine traversés par d'étranges lueurs. Si vous ne me croyez point, demandez à mademoiselle Jacquemart, qui était en train d'exécuter mon portrait avant que je ne m'enfuie! Mademoiselle Charlotte m'a dit que son amie avait noté les inscriptions de la chevalière de Père et de ses complices! Il me destine à porter le même bijou qui marquera mon appartenance au même culte et me désignera à ses disciples comme la « Grande Prêtresse »!
- Qu'y-a-t-il de gravé sur cette bague? Questionna Henri, toujours aussi peu convaincu.
- Τετρά Επιφάνεια Κλεόφαντις ! Πάν Ζώον ! Πάν Χρόνος ! Πάν Φύσις ! Πάν Λόγος ! Τετρά Σφαίρα Έύθύφρων ! Σφαίρα κύβοέξάεδρον! Σφαίρα έικοσίεδρον (…) ... s'exalta la fillette. Je continue, monsieur?
- C'est du grec revu et corrigé, fis-je : « Tetra Epiphaneia Cleophrades! Pan Zoon! Pan Chronos! Pan Phusis! Pan Logos! Tetra Sphaira Euthyphron! Sphaira cuboexaedron! Sphaira icossiedron... »
- Il y en a encore deux autres au moins. Peut-être le total serait il de sept sphères? Poursuivit Aurore-Marie. Ce culte dériverait de l' Almageste de Claude Ptolémée, des sphères armillaires de Kepler et des gnostiques...
- Vous en savez beaucoup, jeune demoiselle! Coupa Henri.
- Je subis une initiation forcée depuis plusieurs mois! Père me gave comme une oie du Périgord afin que j'assimile un savoir hérétique! J'ai grand'peur, monsieur Fantin! »
Ignorant le laps de temps durant lequel Aurore-Marie séjournerait chez nous, je sortis lui acheter du linge de rechange (bas, pantalons de dessous, chemise et jupon) et une chemise de nuit. La triste et malingre fillette passait ses journées à composer des vers de mirliton surchargés de références à la mythologie gréco-romaine, ampoulés et empesés au point d'en devenir inintelligibles pour le profane. Il y était question d' « okéanides », de « nymphes », de « Séléné », d' « Arès » et d'autres personnages de la mythologie...Elle me dit, de sa petite voix si douce, de sa petite bouche rose, avec une spontanéité charmante et juvénile : « Je veux être Leconte de Lisle ou rien.», comme monsieur Hugo l'avait lui-même écrit au même âge -puisqu'elle nous avait appris qu'elle avait quatorze ans- : « Je veux être Chateaubriand ou rien. ».
Le reste de son temps, elle chantonnait mélancoliquement ou jouait du piano, reprenant en particulier cette vieille romance ou chanson de Jean-Paul Égide Martini, composée sur des paroles de Jean-Pierre Claris de Florian : « Plaisir d'amour. » En ces instants, elle ressemblait davantage à un misérable petit singe, un atèle ou un ouistiti pitoyable et mal peigné!
« Plaisir d'amour ne dure qu'un moment,
Chagrin d'amour dure toute la vie.
J'ai tout quitté pour l'ingrate Sylvie
Elle me quitte et prend un autre amour.
Plaisir d'amour ne dure qu'un moment,
Chagrin d'amour dure toute la vie.
Tant que cette eau coulera doucement
Vers ce ruisseau qui borde la prairie
Je t'aimerai, me répétait Sylvie.
L'eau coule encor, elle a changé pourtant.
Plaisir d'amour ne dure qu'un moment,
Chagrin d'amour dure toute la vie. »
Cette chanson était en vogue sous Louis XVIII, voire même du temps du Directoire. La voix d' Aurore-Marie, fin cristal presque grêle, immature, était celle d'une soprano n'ayant point encore travaillé la profondeur du « coffre » et le « masque ».
(Note de l'auteur : Charlotte Dubourg ne pouvait évidemment pas savoir l'emploi que le grand compositeur américain Aaron Copland, grand ami d'Igor Stravinsky devant l' Éternel, ferait de cette chanson qu'il arrangerait pour le film « L'Héritière », la plus belle riposte de Daisy Belle de Beauregard à sa sœur Deanna Shirley après ses exploits dans « Lettre d'une inconnue », tous deux chefs-d'œuvres incontournables du cinéma tout court!)
Mais, ce qui nous bouleversa le plus, Victoria et moi, fut cet extraordinaire morceau romantique que la chétive fillette entreprit de nous interpréter sur les touches de vieil ivoire de notre piano droit. En première impression, il s'agissait d'une œuvre de Frédéric Chopin ou de l'un de ses émules. Mais quelque chose sentait le « pasticcio » . Nous questionnâmes Aurore-Marie, avides de connaître l'identité du compositeur, doutant que cela fût elle-même, car des études de piano n'impliquaient point chez une aussi jeune personne, à moins qu'elle n'eût le précoce génie d'un Mozart, une science de la composition aussi élevée... Elle balbutia une explication qui, à défaut de cohérence, révéla en elle un profond mal-être, un spleen, mais aussi une certaine réticence, voire de l' irritation à dévoiler ainsi un secret intime. Sa maladive pudeur virginale me fit comprendre qu'un dépit amoureux se dissimulait derrière ce touchant opus pianistique « anonyme ». Ce qui m'effraya dans ce qu'elle accepta de nous dire, fut sa propension à montrer de troubles sentiments envers une jeune fille semblable à elle, qu'elle qualifiait de sosie, qu'elle nommait Lisa ou Lina, dont elle ressentait la présence éthérée, impalpable, chaque fois qu'elle jouait ce morceau.
« Le bois de houx aime le piano! Nous dit-elle. A travers le miroir du temps, ma sœur jumelle affirme sa passion pour celui qui a composé cette merveille. Elle est ma semblable, mon ombre blonde et frêle. Lisa...non, Deanna! Elle est très jolie. Je vois défiler sa vie, de l'enfance à la mort, tragique. L'homme qu'elle aime ne la reconnaît pas... Lisa, toute blonde, toute menue, pleine de grâce... Deanna qui joue Lisa...
- Le nom du compositeur, s'il vous plaît, ma jeune demoiselle? Insista Victoria.
- Les mains qui jouent n'appartiennent pas au visage que j'aime, que mon double aime... La main qui écrit sur la partition est celle d'un Autre... »
Sans le savoir, Aurore-Marie reprenait le délire de ce poëte adolescent qui avait figuré dans un des tableaux de portraits collectifs d'Henri : Arthur Rimbaud, natif de Charleville et jeune amant (ô, l'horreur!) de Verlaine : « Je est un autre! »
Nous demandâmes à la fillette de rejouer cette romance pour Henri. Passionné de musique, partisan de Berlioz comme de Wagner, Henri s'était rendu à Bayreuth l'an passé. Nous connaissions bien les relations de Wagner avec le roi de Bavière Louis II, avec Liszt et sa fille Cosima, devenue sa conjointe, mais aussi son antisémitisme agaçant. Nous ignorions bien sûr que les derniers instants du grand virtuose et compositeur hongrois auraient neuf années plus tard pour témoin privilégiée une de ses élèves qui s'appelait justement Lina. Était-ce elle, la « double » d'Aurore-Marie, me demandais-je bien des années plus tard, lorsque j'appris les circonstances du décès de Liszt? L'œuvre produisit un tel choc sur mon beau-frère qu'il décida de faire venir un musicien professionnel afin que celui-ci notât le morceau sur une partition. Le jeune comte Vincent d'Indy arriva le surlendemain, fier jeune homme à la moustache seigneuriale.
« La jolie enfant! S'exclama-t-il. Comme elle a l'air triste!
- Mademoiselle Aurore-Marie, ne faites point la timide! Dit Henri.
Les joues rouges, Aurore-Marie répliqua :
- Monsieur le comte, sachez qu'à la mort de Père, j'aurai droit au titre de baronne!
- Voilà un air grave qui ne sied point à une fillette! La pauvrette est bien maigre! Reprit le musicien. Elle semble bien lasse et languide! L'avez-vous pourvue en joujoux propres à son jeune âge? Elle a un grand besoin d' affection, mais aussi de poupées, dînettes et boîtes à ouvrage!
- Je...je suis grande, monsieur le comte! Toussota-elle. J'ai quatorze ans accomplis et ce, depuis le mois de mai! Les poupées ne sont plus de mon âge, je le crains!
- Vous devriez prendre soin de sa poitrine. Les conseils que je vous prodigue sont ceux d'un médecin, certes, et je ne le suis aucunement, mais mademoiselle a en elle la beauté sublimée que procure la phtisie! Voyez ces joues de porcelaine constamment empourprées!
- C'est là mon incarnat naturel de blonde soutenue, fit Aurore-Marie piquée.
- Vous êtes là avant tout pour que mademoiselle vous joue ce fameux morceau, et non pour vous extasier ambigument devant un délicat bibelot féminin, rappela Victoria. Avez-vous de quoi écrire?
Exhibant des feuilles de papier à musique et un crayon, d'Indy répondit :
- Tout ce qu'il faut, madame Fantin-Latour! »
La dictée musicale commença. Au clavier, Aurore-Marie perdait toutes ses inhibitions et extériorisait ses sentiments.
« Diable, que d'arabesques et de fioritures! Cela sent son épigone de Chopin! » s'exclama d'Indy.
La fillette se couchait presque sur le clavier en jouant et murmurait et chantonnait les notes! On eût dit qu'elle miaulait. L'œuvre n'avait pas de fin claire. La petite termina brusquement, sur un accent douloureux, qui semblait presque l'adieu d'un fantôme de jeune fille à l'être aimé qui l'avait reconnue trop tard, par delà la mort! Elle se leva du tabouret, s'agenouilla près du bord droit du clavier, les mains sur les joues, ronronna, appuya son merveilleux visage elfique sur la volute de bois sculpté et prit un stupéfiant sourire séducteur, un sourire de jeune femme adulte d'une grâce extraordinaire, consciente de sa beauté superbe. Ses grands yeux noisette clairs et orangés s'agrandirent de bonheur. Hélas, son corps malingre n'y put plus : il céda sous l'effort et l'émotion. Elle se pâma!
Nous dûmes la ranimer avec des sels. Mademoiselle de Lacroix-Laval, prise d'une sorte de délire enfiévré, prononça des phrases d'une incohérence passionnée. Son cas relevait assurément d'une institution pour malades mentaux!
« Lisa! Deanna! Si belle avec ta jupe noire, ton corsage blanc et ton petit chapeau! Trop pauvre pour t'offrir un manteau, tu portes fichu ou pèlerine assortie à ta jupe! Joli petit mannequin viennois conduit par ton aimé à la fête foraine! Il t'offre des fleurs et une pomme d'amour! Mignonne grisette blondine aux jolies boucles! Tu t'exaltes à ce que Stefan, ou plutôt Daniele, joue pour toi! Jamais tu ne fus aussi belle qu'en ces instants furtifs! Je pleure de joie avec toi, Deanna! Max t'a sublimée comme jamais plus on ne le fera! L'une des plus belles petites femmes du siècle prochain! Ce plan extraordinaire! Combien de prises? Combien de fois Max te l'a-t-il fait recommencer? Images mouvantes! Magie du noir, magie du blanc! Tu es lumineuse! Comme tu as de beaux yeux noisette et un joli teint! C'est le visage qui compte! Il rachète ta poitrine menue bien qu'on t'ait rembourrée! Lisa! Deanna! Daniele! Stefan! Amphithéâtre! »
La frêle enfant perdit de nouveau conscience.
« Cette malheureuse est folle! dis-je. La pauvre enfant!
- L'œuvre que j'ai notée est proprement inconcevable! Déclara Vincent d'Indy. On dirait un pastiche, mais il rassemble des influences cosmopolites dignes de la Vienne impériale. Celui qui a commis cette pièce -car il ne s'agit pas d'un concerto complet – est un apatride russe ou italien, un métèque heimatlos interlope qui conçoit ses œuvres autant pour être entendues que vues! La petite s'est trahie : il se nomme Daniele, prénom italien ou Stefan, prénom plus ou moins austro-hongrois! On croirait une réduction pour piano d'un morceau orchestré par ailleurs, où l'expression de la passion romantique se fait maniérée, exacerbée jusqu'à la caricature! Si ce musicien n'est pas juif, assurément, son commanditaire -car il s'agit d'une œuvre de commande- l'est!
- Point de remarques antisémitiques, monsieur d'Indy! Cela n'est pas le moment! Cette enfant a besoin d'un docteur! Lui jeta Henri.
- Permettez que je conserve le papier à musique!
- Pauvre fillette, dis-je, les larmes aux yeux. Elle aime à la fois un homme et une femme imaginaires!
- Une vulgaire cousette! Un trottin à la limite de la prostitution! Répliqua le comte musicien.
- Elle fait pitié! Elle est si chétive! Ajouta Victoria. Consolons-la!
- Elle parlait d'images mouvantes, de noir et blanc, comme en photographie, de plan, de prises...étrange vocabulaire. Observai-je.
- Savez-vous que certains savants étudient le moyen de reproduire le mouvement par une succession d'images photographiques? Un certain Eadweard Muybridge s'intéresserait actuellement à l'analyse du galop du cheval... déclara Henri. Je vous rappelle aussi ce nouveau jouet optique en cours de commercialisation : le praxinoscope. »
Aurore-Marie revint à elle :
« Père vient de m'en offrir un. Murmura-t-elle en un souffle.
- Reposez-vous, ma jeune demoiselle! Au lit! Demain, nous vous aérerons! Que diriez-vous d'une promenade de santé au jardin du Luxembourg?
- Oh, merci, mademoiselle Charlotte! »
Avant de prendre congé, Vincent d'Indy se permit de remarquer :
« Si la jeune courtisane ou modiste blonde ou je ne sais trop quoi décrite par cette malheureuse enfant existe un jour, au prochain siècle semble-t-il, elle sera d'une beauté diaphane à vous couper le souffle, mon cher Henri! »
*********
Jardin du Luxembourg, 17 septembre 1877.
Avant que notre porte ne se refermât, j'avais touché quelques mots à monsieur d'Indy des menaces pesant sur Aurore-Marie. Catholique fervent, le comte nous avait recommandé de prier pour elle. Il désirait discuter à nouveau de cela une prochaine fois, sans façon, autour d'un bon mazagran. Mais croyait-on vraiment prévenir une intervention d' Albéric, baron de Lacroix-Laval, à l'encontre de sa fille, par la récitation et le grommellement incessants de dérisoires patenôtres? Non pas que nous fussions une famille férocement anticléricale comme monsieur Gambetta, mais, nonobstant les sujets toujours profanes abordés par Henri sur ses toiles, la suggestion du comte d'Indy manquait de réalisme. Si j'avais su à ce moment que les adversaires que nous nous apprêtions à affronter possédaient leur bréviaire et leur missel propres, leur liturgie d'une bien particulière religion, j'aurais pris différemment la proposition fantaisiste du compositeur aristocrate.
Le temps était beau. Aurore-Marie portait une robe neuve, jonquille aux rubans cramoisis, avec un pouf froncé bordeaux, que nous lui avions achetée au Bon Marché. Je la chaperonnais et restais sur mes gardes. Je m'obligeais aussi à céder à ses caprices de demoiselle de la petite noblesse de robe lyonnaise. Elle me fit de nouvelles confidences, tandis que je lui offrais un ballon :
« J'avais un petit frère qui est mort il y a deux ans du croup! Il s'appelait Louis et n'avait que cinq ans.»
Rien n'était trop beau pour la petite fille modèle. Elle avait grand'faim, dévorait ce que je lui payais, mais ne prenait pas une once de poids! Oublies, pommes d'amour, réglisses, beignets, gaufres, pets-de-nonnes, verres de coco, disparaissaient dans son estomac insatiable de pauvre affamée! Je me demandais si j'aurais de la monnaie en suffisance! Elle trottait sur ses bottines, enjôleuse, ayant recouvré sa bonne humeur de la boutique de l'oiseleur. Sa petite bouche rose parut en téter de satiété et de satisfaction! J'avais avec moi un si joli « Bébé » de porcelaine que les dames patronnesses, les bonnes et les nourrices que je croisais dans les allées du jardin me saluaient avec respect, persuadées qu' Aurore-Marie était ma propre fille! Il était dommage qu'elle n'ait aucune camarade de son âge pour partager ce bonheur.
« Mademoiselle Charlotte, me demanda-t-elle, animée par un brusque caprice, par une nouvelle envie d'enfant gâtée, s'il vous plaît! Pourriez-vous me payer une promenade à dos d'âne ou de poney? J'ai vu tout-à-l'heure un monsieur avec ses jolies bêtes, qui propose cela pour un sou seulement!
- Le cerceau ou la corde à sauter ne vous iraient-ils point?
- J'apprends l'équitation! Il y a un manège dans notre domaine de Lacroix-Laval, à Marcy, et j'ai appris à monter en amazone sur les doux poneys des Shetlands depuis l'âge de huit ans! La corde à sauter est pour moi un jeu par trop populaire! Et je m'estime un peu grande pour cela!
- Et l'escarpolette? »
A ce mot, elle se troubla une nouvelle fois.
« Lisa! Deanna! Tu es sur la balançoire et tu écoutes Stefan jouer, égrener sa composition passionnée sur les touches du piano! Tu ressens tes premiers émois! Tes cheveux blonds flottent au vent et nul ruban ne les retient! Tu es chétive et tu n'as que treize ans!
Avant que notre porte ne se refermât, j'avais touché quelques mots à monsieur d'Indy des menaces pesant sur Aurore-Marie. Catholique fervent, le comte nous avait recommandé de prier pour elle. Il désirait discuter à nouveau de cela une prochaine fois, sans façon, autour d'un bon mazagran. Mais croyait-on vraiment prévenir une intervention d' Albéric, baron de Lacroix-Laval, à l'encontre de sa fille, par la récitation et le grommellement incessants de dérisoires patenôtres? Non pas que nous fussions une famille férocement anticléricale comme monsieur Gambetta, mais, nonobstant les sujets toujours profanes abordés par Henri sur ses toiles, la suggestion du comte d'Indy manquait de réalisme. Si j'avais su à ce moment que les adversaires que nous nous apprêtions à affronter possédaient leur bréviaire et leur missel propres, leur liturgie d'une bien particulière religion, j'aurais pris différemment la proposition fantaisiste du compositeur aristocrate.
Le temps était beau. Aurore-Marie portait une robe neuve, jonquille aux rubans cramoisis, avec un pouf froncé bordeaux, que nous lui avions achetée au Bon Marché. Je la chaperonnais et restais sur mes gardes. Je m'obligeais aussi à céder à ses caprices de demoiselle de la petite noblesse de robe lyonnaise. Elle me fit de nouvelles confidences, tandis que je lui offrais un ballon :
« J'avais un petit frère qui est mort il y a deux ans du croup! Il s'appelait Louis et n'avait que cinq ans.»
Rien n'était trop beau pour la petite fille modèle. Elle avait grand'faim, dévorait ce que je lui payais, mais ne prenait pas une once de poids! Oublies, pommes d'amour, réglisses, beignets, gaufres, pets-de-nonnes, verres de coco, disparaissaient dans son estomac insatiable de pauvre affamée! Je me demandais si j'aurais de la monnaie en suffisance! Elle trottait sur ses bottines, enjôleuse, ayant recouvré sa bonne humeur de la boutique de l'oiseleur. Sa petite bouche rose parut en téter de satiété et de satisfaction! J'avais avec moi un si joli « Bébé » de porcelaine que les dames patronnesses, les bonnes et les nourrices que je croisais dans les allées du jardin me saluaient avec respect, persuadées qu' Aurore-Marie était ma propre fille! Il était dommage qu'elle n'ait aucune camarade de son âge pour partager ce bonheur.
« Mademoiselle Charlotte, me demanda-t-elle, animée par un brusque caprice, par une nouvelle envie d'enfant gâtée, s'il vous plaît! Pourriez-vous me payer une promenade à dos d'âne ou de poney? J'ai vu tout-à-l'heure un monsieur avec ses jolies bêtes, qui propose cela pour un sou seulement!
- Le cerceau ou la corde à sauter ne vous iraient-ils point?
- J'apprends l'équitation! Il y a un manège dans notre domaine de Lacroix-Laval, à Marcy, et j'ai appris à monter en amazone sur les doux poneys des Shetlands depuis l'âge de huit ans! La corde à sauter est pour moi un jeu par trop populaire! Et je m'estime un peu grande pour cela!
- Et l'escarpolette? »
A ce mot, elle se troubla une nouvelle fois.
« Lisa! Deanna! Tu es sur la balançoire et tu écoutes Stefan jouer, égrener sa composition passionnée sur les touches du piano! Tu ressens tes premiers émois! Tes cheveux blonds flottent au vent et nul ruban ne les retient! Tu es chétive et tu n'as que treize ans!
Mais un clavecin ou une épinette remplacent le piano...La mode a évolué! Tu es vêtue en veuve et portes de grands chapeaux avec des voilettes! Tu t'appelles désormais Ivy! Tu es plus belle que jamais! La ritournelle de l'épinette t'obsède, et tu renverses une horloge, tu l'ouvres, tu en fouilles l'intérieur, recherchant vainement le petit sac offert par Miles, qui renferme la poudre de poison avec laquelle tu as assassiné ton pauvre époux! Tu es une lady anglaise! Maintenant, tu te nommes Lina! Tu es toute chétive avec tes beaux cheveux châtain clair tirés en chignon avec une petite natte nouée n'importe comment! Il y a un méchant Anglais désinvolte qui te violente et se moque de ta fragilité! Il s'amuse à te décoiffer et dit que tu as un visage de singe, de ouistiti! Tu portes une jupe étonnamment courte et un amour de petite veste! Ailleurs, tu n'as même pas de nom! Tu oses un décolleté malgré ta poitrine menue! Ta robe est encore plus belle, digne du temps jadis, du Vieux Sud, des crinolines, de la Régence de George, à la fin du dernier siècle, avec des volants et un grand chapeau rappelant une demoiselle Scarlett! Et tes boucles anglaises châtaigne claire! Tu te précipites à descendre l'escalier, radieuse, sûre de ton effet de surprise sur Maxim! Tu connais aussi Tyrone, un bel homme brun aux yeux noirs, qui s'extasie au miel blond de ta chevelure enfin à lui révélée! Deanna, ma jumelle! »
Je ne parvins pas à faire taire la malheureuse. Les badauds remarquèrent mon désarroi. En cet instant douloureux, elle me rappelait plus que jamais ces jeunes démentes aux yeux vagues d'aveugles perdues dans leurs limbes et dans leur au-delà du songe, si chères aux mélodrames de Pixerécourt, ces orphelines russes misérables dépossédées par leur parâtre qui peuplaient les poésies grotesques de monsieur Coppée et les romans-feuilletons à deux sous de Ponson du Terrail! L'innocente blondeur et la fragilité d' Aurore-Marie aggravaient le problème.
« Taisez-vous, pauvre petite folle! Vous attirez l'attention de ceux qui veulent vous nuire et vous nous manquez!
- Daniele...poursuivit-elle, imperturbable. Tu es l'auteur de la mélodie d'Ivy, de cette ariette archaïque venue des virginalistes de Queen Beth...Daisy Belle a failli avoir le rôle! Elle m'aurait volée, moi qui fus si belle en Ivy... Je te hais, Daisy Belle! M'entends-tu? Je te hais! Ne déchire plus mes robes comme ça! »
Elle hurla de tous ses poumons! N'hésitant pas, nonobstant le rang social de l'impétrante, je lui administrai une gifle! Elle éclata en sanglots, qui achevèrent d'attirer les paisibles promeneurs du jardin. En l'occurrence, il était inévitable qu'un pauvre hère, ou présumé tel, s'intéressât à nous! Aurore-Marie, en pleurnichant comme si on avait crevé son ballon, déclama un de ses affreux poèmes :
« En l'ophrys vouée l'élégie altérée
De par Acheloos l'okéanide créé,
Par Briséis et Phryné au temple des vestales,
Expira sa psyché, ô œnothère astral!
Lors donc, l'œnanthe en œkoumène aux Gentils compromis,
Du pseudo périptère prostyle tétrastyle,
Du pagus au pentacosiomedimne en laraire hypostyle,
Extirpa en mon cœur la faveur du théorbe promis!
Par l'abstème de l'hypocras l'acheïropoiète ... »
Cette stupidité absconse pour parnassiens fanatiques paraîtrait deux ans plus tard dans un recueil invendable : « Le Cénotaphe théogonique »!
Le vagabond ou chemineau tenait une sorte de boîte apparentée à une chambre noire ou à un appareil photographique. Sa barbe était hirsute et il dégageait des remugles insupportables! Il nous dit :
« Dépêchez-vous! Partez! Kulm n'est pas loin! Il veut enlever la fillette et la conduire à Cluny! »
Il me fit songer à cet ermite sauvage de la forêt du Mans, qui en l'année 1392, avait rendu Charles VI fou en lui criant : « Ne va pas plus loin, noble roi, tu es trahi! »
Ce fut le sergent de ville qui trahit justement ce mendiant : il l'appréhenda sans ménagement, l'empêchant de nous fournir davantage d'explications. L'homme gronda dans sa barbe, prenant une voix triviale d'alcoolique :
« M'sieur l'agent, j'ai rien fait! J'suis un honnête bourgeois! J'faisais rien qu'vendre des photos cochonnes de donzelles à poils, comme ma Mimi peau d'chien! L'est pas épilée! Voulez-vous y zieuter un coup d'œil? J'suis pas celui qu'vous croyez, mon gonze, aussi vrai que j' m'appelle Boudu! D'mandez à m'sieur Charles Grandval! »
Il chanta d'un timbre éraillé : « Les petits zoziaux en hiver meurent de froid! »
Il me cria, alors que le « sergiot » l'emmenait :
« Mademoiselle Dubourg! Souvenez-vous de Michel Simon! »
J'aperçus Nélie au loin, qui venait à ma rencontre, mais j'entendis aussi une voix qui chantait encore, mais avec un accent alsacien, l'air de Rigoletto de Giuseppe Verdi : « La donna è mobile! »
L'homme en gibus était encadré de deux demi-mondaines aux formes généreuses et au provoquant déhanchement, qui entraînait un froufrou de jupons des plus troublants pour ces messieurs avides de plaisirs! A sa gauche, une brune en robe écarlate avec un fichu noir et un maquillage violent aux lèvres et aux paupières, les joues fardées de poudre, la poitrine altière débordant d'un corsage visiblement à-demi délacé. A sa droite, une blond-roux au grand nez et aux cheveux descendant jusqu'aux reins en cascades bouclées, sans-doute décolorée au peroxyde car ses sourcils étaient noirs. Son visage enfariné passé au blanc de céruse portait des mouches comme sous l'Ancien Régime. Sa robe bleue à la tournure marquée lui donnait une cambrure exagérée, car la belle, de plus était callipyge! Ces deux cocottes exhalaient une douceâtre odeur d'eau de toilette ordinaire, de musc et d' absinthe. Leurs chapeaux coquins débordants de fleurs, de rubans et de plumes étaient à l'avenant. Les deux prostituées effrontées, ombrelle en main, relevaient leurs jupes pour montrer leurs bottines, leurs bas et leurs dessous aux couleurs vives tout en chantonnant un air paillard de Béranger !
« Dieu de ciel! Kulm! » S'écria Aurore-Marie.
Le baron dépravé faisait des moulinets avec sa canne tandis que la fille brune, à moitié ivre, pouffait, et que la fausse blonde s'exclamait à tue-tête, avec un faux accent anglais : « Tchampaigne! Tchampaigne! ». Elle interpella un sous-officier des dragons en criant : « Tu viens avec moi, mon mignon? »
Quant au sybarite noceur, il prononça ces paroles d'une confondante obscénité :
« Mesdemoiselles, pas de clients mâles aujourd'hui! Je vous rappelle que vous m'avez promis de faire l'amour ensemble intégralement nues devant moi, ce soir. Tiens, qui voilà! Notre petit ouistiti souffreteux! Mademoiselle Aurore-Marie de Lacroix-Laval, notre « élue ». Permettez-moi de vous présenter mes nouvelles amies, deux grandes Dames du Monde : mademoiselle Cora Saphir (il montra la créature brune) et mademoiselle Valtesse de la Bigne (Kulm désigna la blond-roux décolorée). »
C'était donc cela, la fameuse Valtesse, l'auteur d'« Isola »! Elle entrecoupait ses rires avinés de jurons semblables à ceux d'un charretier ou d'une paysanne normande, grossièretés dont Victoria et moi étions familières du fait que nous partagions avec l'impétrante de communes origines provinciales – je n'ose dire campagnardes. Il n'était pourtant point dans notre usage, par respect des lois de la décence, d'employer comme cette gourgandine des mots inconvenants écorchant les oreilles. (Note de l'auteur : voyez le fameux portrait de Valtesse par Gervex, daté de 1889, situé au musée d'Orsay à quelques encablures de celui de Charlotte Dubourg! Imaginez cette jolie pouffiasse de première, bi de surcroît, sortir brusquement une de ces interjections paysannes : « Acrédjiu! C'est ben vrai, ça! »)
Quant à l'autre, la brune aux yeux bleus, elle jouait les émules de Cora Pearl! (célèbre pour s'être fait servir nue sur un plateau, enduite de crème et de sauce ; les convives de ce très spécial repas n'avaient plus qu'à la lécher!) Il fallait que je m'interpose et Nélie prenait son temps! Je tentai une approche. Le baron riposta :
« Prenez garde à ce que je n'abîme un aussi joli minois blond, mademoiselle Dubourg! J'ai une canne-épée! »
Il siffla deux comparses déguisés en pioupious qui faisaient mine de guigner les deux courtisanes, comme on dit familièrement. Kulm empoigna la fillette qui, de rouge de larmes, devint verte de peur! Elle essaya de se débattre, de frapper le débauché de ses petits poings de poupée en criant : « Au secours, Seigneur! Je ne veux pas que vous m'emmeniez à Cluny!
- Tu reconnaîtras bientôt Pan Logos comme ton seul Dieu! Il t'a désignée! Vois la chevalière du Pouvoir! Elle sera prochainement tienne! Prenez-la, vous autres!
- Oui Pontifex Primipile! Fit un des deux faux soldats au regard torve.
Nélie arriva enfin, la démarche entravée par ses jupes. Elle cria :
« Police! Aidez-nous, on enlève une fillette! »
Ce fut à ce moment que Kulm dégaina sa lame et menaça de me trancher la gorge!
« Aux armes, mes acolytes!
- A vos ordres, Pontifex Primipile! »
Les complices du baron exhibèrent d'étranges brassards.
« Petite démonstration dissuasive! Ordonna Kulm. Visez cet orme!
- Tactique Hallucigenia! Puissance de feu létale! » Crièrent en chœur les faux conscrits.
Les brassards se mirent à tourner à toute vitesse tout en crachant d'étranges rayons bleutés qui bombardèrent et pulvérisèrent l'arbre en quelques secondes. Ils me firent songer, en pis, à une de ces nouvelles armes à manivelle et à canons multiples, d'origine américaine, appelée mitrailleuse, ou « Gatling », du nom de son concepteur, que Napoléon III avait tenté de faire adapter aux canons lors de la guerre franco-prussienne. Ce que ces « brassards » mitrailleurs avaient de plus redoutable était qu'ils ne tiraient en fait pas de balles, mais uniquement ces « rayons »!
« Danke schön, Asturkruks! Se réjouit Kulm. Emmenez la sale gosse! Mesdemoiselles Dubourg et Jacquemart, si vous ne voulez pas terminer en passoires ou en cendres comme cet arbre, je vous prie de rester où vous êtes! Comme l'a dit un jour le colonel K. : « toute résistance est inutile! » Adieu, mesdemoiselles! »
Il nous salua avec morgue! Je versais des larmes d'impuissance tandis que le trio infernal s'éloignait avec sa proie et ses deux gourgandines peinturlurées. Nélie, cependant, ne s'abandonna pas au désespoir.
« Charlotte, je serai fidèle au rendez-vous de Cluny demain soir! Qu'importe ce que d' Arbois dira! Il y va de la vie de cette fillette...et de l'avenir du monde! A huit heures du soir, le 18!
- Que Dieu, quel qu'il soit, t'entende! » Répondis-je.
************
Hôtel de Cluny, 18 septembre 1877, côté boulevard Saint-Germain, huit heures moins dix du soir.
J'avais suivi les recommandations d'Odilon d'Arbois en me vêtant en jeune garçon. Telle quelle, avec mon pantalon lustré, ma veste rapiécée aux coudes, mon foulard sale au cou, mes godillots et ma casquette, j'avais l'allure d'un Gavroche, d'un gamin des barrières ou d'un jeune vagabond d'un roman de Dickens! Nélie arriva avant l'explorateur. Je craignis qu'il ne m'ait fait faux bond, d'autant plus que mon intention n'était plus de le mettre hors d'état de nuire, mais, au contraire, de le seconder pour libérer Aurore-Marie. Mon amie s'était aussi vêtue d'oripeaux masculins défraîchis, et elle avait poussé le soin du détail jusqu'à se noircir la figure au charbon de bois! Elle sifflotait un air vulgaire de bastringue ou de café-concert. Je ne lui connaissais pas ce côté garçon manqué. En se déhanchant comme un garnement polisson, elle s'approcha de moi en riant.
« Un vrai petit ramoneur savoyard à la gueule noire! lui dis-je.
- Non, Charlotte, je suis un petit voyou, un « marmouset » ou un « pieds légers »!
- J'ai apporté le cahier de d'Arbois!
- Fort bien! »
Huit heures sonnèrent et Odilon d'Arbois arriva enfin, en un singulier équipage : une patache attelée d'une misérable rosse ou haridelle, dans laquelle était entreposé tout un matériel digne du « Voyage au centre de la Terre », de monsieur Jules Verne! Il s'irrita à la vue de Nélie.
« Mademoiselle, vous n'avez pas suivi mes recommandations! Vous n'êtes pas venue seule! Heureusement, j'ai du matériel en suffisance : lampes de mineurs, cordes, pics...
- En fait, nous sommes venues toutes les deux pour venir en aide à une jeune demoiselle.
- Je sais. »
Comment savait-il? Le chemineau du Luxembourg et le vieux faraud de Drouot étaient-ils des complices? Tout en prenant garde de ne pas trahir mon étonnement, ne serait-ce que par le regard, je repris la parole :
« Je vous rends votre traduction, avec le plan d'exploration des souterrains qui l'accompagne. »
Il me prit le cahier que je lui tendais puis attacha la rossinante et sa misérable voiture à une borne, celle-là même où, un demi-siècle auparavant, le tragédien et ami de Talma, Olibrius Van de Gaerden laissait son cheval lorsqu'il venait célébrer le culte tétra-épiphanique clandestin avec Talleyrand et Vidocq, dans ce temps comme dans celui, parallèle, des Napoléonides (rajout de l'auteur).
Odilon d'Arbois prit l'équipement. Il tendit des lampes à bobine Ruhmkorff et à pile Bunsen ainsi que des sortes de piolets dont nous nous emparâmes. Nous mîmes des cordages et des sacs en bandoulière : ils contenaient des barres à mine et des paquets d'une substance grise et pâteuse! Puis, il sortit un pot en grès qu'il ouvrit.
« Je vous conseille vivement de vous enduire la figure, le cou et les mains de cet onguent à base de populéum, jà en usage au temps des Antonins. Nous allons descendre dans une sorte de bouche de l'enfer où nous risquons de devoir affronter de fort nocifs rayons lumineux! »
Nous nous exécutâmes.
« Il y a un muret à escalader puis un trou d'homme qui constitue une entrée clandestine donnant sur le frigidarium des anciens thermes ruinés de Cluny! » reprit l'aventurier.
Cela fut difficile pour nous, faibles femmes non accoutumées aux pratiques sportives à l'anglaise, d'escalader le muret puis de descendre par l'étroit trou assurément inadapté à de grasses créatures ingresques qu' heureusement nous n'étions point! Je voulais remercier Mère de m'avoir autrefois critiquée en me jugeant insuffisamment pourvue en la matière pour séduire un homme! Parvenues en bas, nous actionnâmes les bobines Ruhmkorff. Un éclairage blafard nous révéla la singularité des lieux.
Nous nous retrouvions dans une vaste salle souterraine, où nos pas résonnaient en écho. Les murs étaient de briques ou d'un mortier dont le revêtement avait été à moitié enlevé par l'usure des siècles. Les vastes voûtes nous impressionnèrent. Un reste de bassin, ruiné, occupait le centre de la salle. Des mosaïques, recouvertes de débris et de plâtras de toutes sortes se laissaient encore deviner sur le sol par places.
« Opus testaceum et opus caementicium! Tels sont les appareils employés par les Gallo-Romains qui édifièrent cet établissement de bains public en l'antique Lutèce! nous expliqua d'Arbois. Avancez mesdemoiselles. Le passage secret vers la catacombe est par là! »
Ma lampe éclaira un vestige païen sculpté de bas-reliefs.
« Le pilier des nautes! M'exclamai-je.
- Les anciens dieux gaulois nous contemplent! S'émerveilla Nélie. Esus, Cernunnos, Teutatès...
- L'érudition archéologique n'a pas sa place ici! S'énerva l'explorateur. Je dois retrouver la bonne moulure du monument pour ouvrir la porte secrète! »
D'Arbois tâtonna cinq longues minutes avant de toucher le bon bas-relief. Le pied d' Esus s'enfonça légèrement. Il y eut un craquement à notre gauche. Un panneau de pierre pivota, révélant un escalier aux degrés usés par les centaines de pas qui avaient dû le parcourir depuis mille sept cents ans! Nous entamâmes une hallucinante descente dans l'antre de démons païens que le culte impérial aussi bien que les paléochrétiens avaient âprement combattus! D'Arbois nous guidait, plan en main. La voûte grossière du premier escalier me parut menacer de s'effriter, mais il n'en fut rien. En bas des marches, au nombre de cent trente, nous traversâmes d'étroites galeries parfaitement nues, qui mêlaient la terre et le mauvais mortier voire étaient creusées à même une roche semblable à celle des carrières et des catacombes. Plusieurs tronçons étaient obturés ou maladroitement étançonnés, mais le plan de d'Arbois était fiable, et nous pouvions lui faire confiance dans ce qui tournait au labyrinthe!
« A gauche! » nous dit-il. Puis, cinq minutes plus tard: « Prenez le nouvel escalier à droite. Il comprend trente-deux marches. Attention à ne pas glisser! »
Au fur et à mesure que nous progressions dans ce dédale hors d'âge, les parois se modifiaient, révélant, deçà-delà, des concrétions de plus en plus étranges.
« Oh, les jolis fossiles! Comme ils feraient bien dans mon salon! » minauda Nélie.
Les bobines Ruhmkorff et les piles Bunsen nous dévoilèrent un spectacle digne de Jules Verne, propre à fasciner tous les professeurs Lidenbrock et les Axel en herbe!
« Les craies constituant ce sous-sol regorgent de bélemnites, d'ammonites et autres trilobites. Mais ne traînons pas! Les étançons sont anciens et peu solides ici. Ils remontent au Pontifex Primipile Arnaud de Pomponne, par ailleurs ministre de Louis XIV! Le Roy-Soleil, qui comme vous le savez, combattait toutes les dissidences religieuses, le renvoya lorsqu'il apprit sa position de numéro deux des Tétra-épiphanes!
- Et cet autre fossile intrigant? Demandai-je. De grands yeux lobés, des nageoires de seiche, une bouche en forme de tranche d'ananas, et deux curieuses « dents » ressemblant à des corps étêtés de crevettes!
- Anomalocaris, le seigneur des mers cambriennes, qui ne sera officiellement découvert qu'au prochain siècle dans les schistes fossilifères de Burgess Hill au Canada!
- Vos connaissances sont étranges...répliquai-je.
- J'ai beaucoup voyagé! J'ai percé les secrets du sanctuaire où je vous conduis! »
Une question me brûlait les lèvres. Je me remémorai le plan.
« Où tout cela va-t-il nous mener? Cela fait plus d'une demi-heure que nous cheminons!
- Le naos suprême est situé à cent mètres sous la colline de Chaillot, avec les « portes » vers les ailleurs...que seuls les codex peuvent activer! Attention au nouvel escalier! »
Après une quarantaine de marches et deux nouvelles galeries, les lieux se modifièrent encore. Des tesselles rouges et un revêtement stuqué, bien que fort abîmés, ornaient les parois. La voûte s'élevait ; la galerie s'élargissait sensiblement.
« Nous atteignons l'ancien sanctuaire abandonné au XVIIe siècle après les persécutions de Louis XIV. » fit l'aventurier.
Nous vîmes des mosaïques étranges, de facture incontestablement gallo-romaine : un squelette portant deux cruches, avec l'inscription latine « refrigeret », de curieux chrismes entourés de cercles de feu avec des mots grecs identiques à ceux des chevalières observées par Nélie. La lampe de d'Arbois éclaira le tout.
«L'invocation des quatre hypostases! Pan Zoon, Pan Chronos, Pan Phusis et Pan Logos! Nous sommes tout près! »
Plus loin une mosaïque vivement colorée de tommettes rouges, bleues et vertes montrait en un dessin naïf une sorte de sage ou philosophe barbu vêtu d'une tunique blanche, en position d'orant, recevoir quatre foudres joviens qui irradiaient son corps. Chaque foudre portait les mêmes qualificatifs grecs que tout-à-l'heure.
« Cléophradès d'Hydaspe recevant la Révélation Divine! Nous brûlons! »
Le sol s'encombrait davantage à chaque minute de débris divers : poteries sigillées, fragments de stuc, d'amphores, mais aussi ossements humains et animaux. La muraille se creusait de niches dans lesquelles étaient couchés des squelettes des deux sexes, empoussiérés, rongés et désarticulés par les siècles. Nous jouxtions sûrement une catacombe occulte! La lampe Ruhmkorff de mon amie illumina quelque chose de suffisamment remarquable pour qu'elle s'extasie :
« Oh! Charlotte, quelle merveille! »
Une statue en pied d'environ deux mètres, hiératique, drapée dans une toge aux plis rigides, se dressait face à nous. Le haut personnage à la longue barbe descendant jusqu'à la ceinture avait de grands yeux rêveurs levés vers le ciel conformément aux codes artistiques institués à compter de l'époque constantinienne. Par-dessus tout, le vieillard vénéré était coiffé d'une couronne solaire irradiante, tel le Sol Invictus d' Aurélien. Le socle de la statue portait une dédicace latine signée.
« La statue de Pan Logos, l'Etre Suprême! S'enthousiasma d'Arbois. Seigneur! La dédicace! Elle est signée Julien en personne! Mesdemoiselles, vous contemplez présentement la statue de Pan Logos, dédicacée par Julien l'Apostat en l'an 360! Vous n'êtes pas sans savoir que l' Imperator maudit avait fait de Lutèce sa capitale! La légende disait vrai : non content d'embrasser la foi polythéiste de ses ancêtres, Julien s'était converti à la Tétra-Épiphanie, au point d'en devenir le Grand Prêtre de 360 à 363! Le dieu est encadré par les deux mosaïques des « évangélistes » du Pan Logos en train de composer leur opus major : Cléophradès d'Hydaspe à sa gauche rédige le codex « Tetra Epiphania » ; Euthyphron d'Ephèse, le disciple bien aimé et premier successeur à sa droite écrit la « Tetra Sphaira! » Nous sommes parvenus à l'entrée du saint des saints mais...Oh non! Celle-ci est bouchée par un mur de béton!
Ces mosaïques proto-byzantines, portraits des deux gourous tétra-épiphaniques, de par leur style, constituaient des prémonitions des enluminures expressionnistes hallucinatoires de l'évangéliaire carolingien d'Ebbon, au mysticisme exacerbé, composées autour de l'an 820, miniatures où l'on voyait les évangélistes, dans les plis tourmentés de leur drapé antique, rédiger la Bonne Nouvelle sous l'inspiration et la révélation du Verbe de Dieu.
- Monsieur, quelque chose m'échappe, me permis-je d'observer, sagace. Vous nous dites avoir déjà exploré cet endroit puis vous paraissez découvrir le tout en même temps que nous.
- Parce que ma précédente exploration, il y a deux ans, n'avait pas emprunté le même itinéraire et que des galeries se sont effondrées depuis! Il y avait une deuxième entrée du sanctuaire, non obstruée comme celle-ci! Il nous faut attaquer ce béton! Prenez les pics!
- Nous sommes de faibles femmes! Jamais nous ne pourrons... marmotta Nélie, de nouveau capricieuse.
- Je vous montre l'exemple! Han! » Cria d'Arbois en abattant son pic sur le mur bétonné.
Nous nous acharnâmes vainement plus de vingt minutes, sans même parvenir à effriter le bloc! Notre aspect aurait excité tout mâle vicieux. Nélie et moi étions sales, trempées de sueur et à-demi dévêtues! Nous avions tombé casquette, veste et chemise de Gavroche et apparaissions en pantalon d'homme poussiéreux, mais sans corset ni cache-corset, bref, en chemise de femme à fines bretelles que nous avions glissées sous notre déguisement : nous n'avions pas osé le caleçon long masculin comme sous-vêtement! Cela gratte!
« Nous allons devoir miner le mur! Sortez les barres et la « pâte »! Attaquons par les côtés! Tant pis pour les mosaïques!
- C'est du vandalisme, m'exclamai-je! Ces œuvres sont uniques!
- Laissez-moi disposer l'explosif! Je vous conseille de vous abriter!
- Le bruit de la déflagration ne risque t-il pas de nous faire repérer?
- Il y a plutôt danger d'éboulement! » Répondit sèchement le voyageur .
Le travail de sape fut effectué, endommageant irrémédiablement ces trésors artistiques du Bas Empire! Les barres et l'explosif, sorte de « pâte » grise malléable inconnue de nous deux, semblable à du mastic, furent disposés en quatre endroits autour du béton. (Note de l'auteur : notre aventurier utilise déjà du « plastic », mot apparu seulement en 1943, bizarre, n'est-ce pas?) Puis, d'Arbois relia ce « mastic » et les barres à des fils qui eux-mêmes aboutissaient à une espèce de boîtier avec un piston au-dessus. Nous nous mîmes tous trois à l'abri dans un recoin de galerie encombré de débris. L'explorateur abaissa le piston. L'explosion, assourdissante, eut lieu et une pluie de gravats et de poussière s'abattit au risque de nous faire suffoquer et de nous engloutir! Nous demeurâmes aveugles durant quelques minutes, puis, j'entendis d'Arbois s'écrier joyeusement :
« Victoire! C'est ouvert! Venez! »
Par la brèche, nous pénétrâmes dans une vaste salle ronde, en forme de panopticon, où un spectacle indicible, atroce, nous attendait : le lieu était jonché de centaines de momies hideuses, grimaçantes, comme vitrifiées et imprimées dans la terre! A défaut d'être incas ou africaines, ces momies, contorsionnées et tourmentées par les affres d'une poignante agonie, avaient le type européen! Elles portaient encore des fragments de ce qui ressemblait à des toges ou tuniques antiques! Certains corps étaient disloqués, démembrés, déchiquetés, réduits à des restes épars à-demi agglomérés qui dans le sol, qui dans les murs, qui jusque sur la voûte, comme s'ils avaient été projetés par le souffle d'une déflagration plus violente que celle de tous les explosifs connus (je dirais conventionnels, chère mademoiselle Dubourg -remarque de l'auteur). L'un de ces cadavres était des plus horribles : aux trois quarts amalgamé à une paroi rongée de mousse, comme imprimé dans la pierre selon ce nouveau procédé que l'on appelle héliogravure, son visage déformé par un rictus de mort et ses bras décharnés émergeant seuls de la paroi, il semblait implorer l'aide de sauveteurs hypothétiques! Une autre victime de ce désastre inconnu n'était plus qu'un bras avec sa main squelettique rétractée comme une serre, qui pendait du plafond!
Nul trésor des Incas ou des Moro Naba en ces lieux de désolation! L'endroit comportait un bassin, une piscine centrale, où, sans-doute, on pratiquait autrefois des rites d'immersion (rappelez-vous la mosaïque avec le mot « refrigeret ») similaires aux premiers baptêmes des paléochrétiens, dans la tradition de Saint Jean-Baptiste. Un fond d'eau croupie envahie par la vase, à la pestilence affirmée, laissait deviner d'autres cadavres. Une végétation primitive proliférait anarchiquement, colonisant tous les murs bâtis en appareil romain dit opus quadratum, tous les interstices, poussant jusque sur les corps, affreux lichens verdâtres étrangement luminescents. Nous pûmes éteindre nos lampes de mineurs, car l'éclairage phosphorescent de la salle suffisait amplement à assurer notre vision!
A cet instant, d'Arbois sortit un étrange appareil de son sac, avec un cadran gradué et une aiguille, objet qui se mit aussitôt à crépiter! L'aiguille indiqua une valeur élevée d'une mesure inconnue.
« Ne nous attardons pas ici, mesdemoiselles! L'endroit est encore contaminé cinquante ans après la catastrophe! Les radiations peuvent nous tuer comme ces malheureux! Mon compteur est infaillible! » (observation gouailleuse de l'auteur : c'est un compteur Geiger, banane!)
Quelque chose s'était donc produit ici vers 1827! Quelque chose d'une ampleur suffisante pour tuer instantanément des dizaines de personnes!
« Prenons la troisième galerie à gauche, vite! » reprit l'aventurier.
Nous franchîmes successivement deux sortes de sas, séparés chacun par une lourde porte en plomb, qui s'ouvrait par un volant central. Lorsque nous fûmes parvenus derrière la seconde porte, d'Arbois contrôla son appareil : le crépitement s'affaiblissait et l'aiguille du cadran s'abaissa.
« Les becquerels ont diminué. Nous sommes hors de danger. Espérons que l'onguent protecteur suffira! »
Cette nouvelle section du sanctuaire, plus récente, reprenait les mêmes mosaïques, mais il s'agissait visiblement de copies modernes, réalisées en notre siècle, à la mode néo-classique alors en vogue. De plus, l'éclairage me frappa : des lampes émettaient ce que l'on appelle du courant électrique! Aux répliques de mosaïques s'ajoutèrent des stèles en marbre blanc, sur lesquelles était gravée en lettres d'or une longue liste de noms et de dates. Je lus :
« Cléophradès d'Hydaspe (148-170)
Euthyphron d'Ephèse (170-194)
Dion d'Utique (195-224)
Anaclet d'Oxyrhynchos (224-251)
Plotin de Lycopolis (251-270)
Jamblique (271-330)
Eugène de Carthage (331-359)
Julien l'Apostat (360-363)(...) »
On eût dit comme une liste de papes... Des noms illustres côtoyaient des personnages obscurs, qui n'avaient laissé aucune trace historique connue... par exemple le comte Paul, Egidius, Syagrius, Clodweg 1er, Tassilon de Bavière, Hucbald de Saint-Amand, Gerbert d'Aurillac, Adalard de Riom, la papesse Jeanne, le roi de Castille Pierre le Cruel, le cardinal Cisneros, le premier Cromwell, l'Empereur Rodolphe II, le duc d' Olivarès, le prince de Conti, le prince Antonio de Cellamare, célèbre conspirateur espagnol, Frédéric II de Prusse, Talleyrand...
« Tous les Grands Prêtres des Tétra-Épiphanes depuis l'origine! S'exclama d'Arbois. Ah, les salauds! Jura-t-il brusquement. Les salauds! Elle est déjà inscrite!
- Qui donc?
- Vous savez lire, non?
- Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord (1786-1838)
Eugène-François Vidocq (1838-1857)
Adolphe Thiers (1857-1877). Déjà! Sa mort remonte seulement à une quinzaine de jours!
- Le dernier nom, mademoiselle, le dernier nom! L'inscription est toute fraîche!
- Mon dieu! La pauvre petite! »
Ainsi, la preuve était faite : d'Arbois « savait » bel et bien, mais j'ignorais comment! Nous déchiffrâmes l'impossible : « Aurore-Marie de Lacroix-Laval » suivie d'une date « 1877 » et d'un trait, suspension, pont vers l'avenir d'un millésime nécrologique indéterminé. Vu l'âge de la malheureuse enfant, ce « pontificat » risquerait d'être long, de dépasser peut-être le premier quart du prochain siècle!
« Et nous sommes tout près du lieu d'initiation! Depuis la catastrophe de 1827 – date à laquelle des disciples inconscients, violant les ordres de Talleyrand, ont ouvert la porte du monde mexafricain, à la date même de l'explosion atomique qui balaya les Anasazi le 15 avril 2045, répandant la mort en notre monde et notre temps – la « secte » a été obligée d'aménager un nouveau lieu, juste à côté, sis exactement à cent mètres sous ce qui sera le Trocadéro et aurait dû s'intituler Musée de l'Homme...
- Le projet de Percier et Fontaine! M'exclamai-je.
- Sachez, mesdemoiselles, que ce « temple » néo-classique a tout de même vu le jour en un temps autre, où les Bonaparte ont perduré! Je l'ai constaté de visu au cours d'un de mes « voyages »!
N'y tenant plus, Nélie interrogea le mystérieux voyageur :
- Êtes-vous un tétra-épiphane?
- Je le fus voici quelques années! Pour la « secte », je fais figure de renégat, que dis-je, d'apostat! J'ai utilisé les codex à mon seul usage personnel afin de découvrir et de piller les trésors des mondes alternatifs! Car les codex, psalmodiés correctement, ouvrent l'accès aux autres temps historiques! Ainsi, je m' aventurai voici cinq ans en un dix-huitième siècle démentiel, où des Russes alliés à des Chinois combattaient un mystérieux « dragon » humain appelé D.! L'enjeu de la lutte était le jeune Bonaparte et l'existence ou non du monde napoléonide! Je vis d'apocalyptiques batailles, un art du corps à corps et des armes inconnus. Les Russes utilisaient comme signal d'attaque les premières notes du concerto « La Notte » de Vivaldi (d'Arbois nous fredonna le thème). Ils étaient commandés par une grande femme rousse. Un monstre les secondait : un siamois, redoutable sabreur, semeur de désolation, vêtu en hussard de la Mort. Son squelette aurait dû figurer dans les collections d'anthropologie physique du muséum de Percier et Fontaine. En fait, il y figure, ailleurs! Les uniformes des soldats de Catherine II étaient singuliers : cheveux courts non poudrés, veste étroite entièrement boutonnée, basques courtes, casque à chenille. J'ai effectué des recherches dans les musées militaires de toute l'Europe. Les Russes portaient la tenue « Potemkine », utilisée officiellement de 1786 à 1797. Or, nous n'étions qu'en 1782! Uchronie, quand tu nous tiens! »
Nous voulûmes laisser l'explorateur à son délire. Mais le devoir nous commandait de poursuivre et de délivrer mademoiselle de Lacroix-Laval! Nous entendîmes des rires féminins. Il fallut nous cacher derrière un lourd pilier. Deux jeunes femmes, brune et blond-roux, cheminaient en pouffant. Elles portaient de curieuses robes antiques blanches, comme des vestales ou des druidesses, avec une ceinture de corde. Leurs cheveux étaient dénoués et tombaient jusqu'aux reins. Ils étaient juste agrémentés d'un padou vert. Les deux greluches se bécotaient et se tenaient affectueusement par la taille.
« Deux lesbiennes! Murmura d'Arbois! Deux sales gouines!
- Cora Saphir et Valtesse de la Bigne! Fis-je.
- J'ignorais que Valtesse fût « bi », reprit d'Arbois. Maîtrisons ces gourgandines! Vous allez vous déguiser comme elles et nous prendrons le chemin qu'elles suivent. Je suis sûr qu'elles se rendent à la cérémonie d'initiation où officie Kulm en tant que numéro deux! »
L'effet de surprise fut complet. Maîtrisées et endormies par une étrange prise « asiatique », elles furent hâtivement déshabillées. Grâce à Dieu, les deux ribaudes n'étaient point nues sous leur tunique! Malgré tout, leurs dessous m'intriguèrent. Constitués de deux pièces, orange pour Cora et rouges pour Valtesse, ils cachaient leur intimité. Ces pièces d'étoffe formaient une bande dissimulant les seins et une sorte de culotte courte, pour moi fort impudique.
« Elles portent des sous-vêtements féminins en usage dans la Rome antique. Il existe une mosaïque du IV e siècle montrant des jeunes femmes vêtues semblablement. On appelait ces dessous « strophium » et « subligaculum ».
- Mais ceci est très indécent! S'écria ironiquement Nélie, son nez spirituel en l'air.
- Et vous? Vous ne vous déguisez pas? »
Pour toute réponse, d'Arbois sortit de son sac une espèce de bure immaculée de laine écrue.
« Mesdemoiselles, j'ai conservé mon froc d'initié! »
Après avoir ligoté les deux grues avec nos cordes, nous cheminâmes avec nos nouveaux oripeaux. Une rumeur enflait dans les couloirs et et nous croisâmes d'autres personnes avec la même tenue cultuelle. D'Arbois fit comme les autres hommes : il se couvrit la tête de son capuce. La rumeur se transformait en psalmodie, en une énumération étrange de mots de latin de cuisine, tandis qu'une musique d'orgue, de plus en plus proche, se faisait entendre :
« Archaea monerem infusoria... »
« Tâchez de réciter les mêmes mots que ces « moines »! Il y va de notre sécurité! » Nous dit l'aventurier.
Nous obtempérâmes : « Maedusa piscis urodeles reptilia avis (...) »
« (...)mammalia lemuria simii Ecce Homo »
Notre ton n'était guère convaincant! Nous manquions d'assurance! Le décor figurait désormais des volumes polyédriques, d'étranges sphères superposées, emboîtées comme celles de Kepler. La mélopée des sectateurs du Logos changea elle aussi :
« Sphaira cuboexaedron! Sphaira icossiedron! Sphaira octaedron... »
Nous continuions à faire preuve d'un manque de conviction flagrant qui nous exposait aux pires périls! Nos voix chevrotaient lamentablement. Nous parvînmes pourtant saines et sauves dans l'impressionnante nef centrale du « culte oriental » gnostique aménagée après 1827 dans une immense cavité naturelle, de celles qui creusent Paris comme un gruyère, surnommée par les initiés « la nef de basalte de Notre Dame », alors que la roche n'avait franchement rien de volcanique!
Des groupes de « moines » débouchaient dans ce naos par diverses galeries, peuplant de leur hérésiarque multitude la grotte clandestine, en récitant la même psalmodie hétérodoxe. D'Arbois nous intima l'ordre de nous installer, debout, avec les autres et de demeurer dans l'expectative, jusqu'à l'instant critique. A partir de là, peut renchérir l'auteur, les blondine et brunette demoiselles -adorables au demeurant- ne pouvaient plus faire marche arrière! Leur engagement devenait irréversible! Il n'était désormais plus temps de se demander si Cyril Delevanti, l'immortel interprète du grand-père de « La nuit de l'iguane » de John Huston et du vieil ecclésiastique dissident d'une démocratie populaire du fameux épisode de « Mission impossible » « Les paladins de la liberté » était le Maurice Schutz américain, ou si Maurice Schutz était le Cyril Delevanti français! A la décharge de notre caméo étasuniens, presque tous ses rôles étaient demeurés non-crédités, y compris dans « La valse de l'Empereur », en présence de Bing Crosby et de Deanna Shirley De Beaver de Beauregard dans son énième rôle 1900 aux robes rembourrées – par Edith Head cette fois-là – alors que son joli corps menu se suffisait à lui-même! Quant à Maurice Schutz, il avait eu la chance que ses rôles, même muets, soient toujours mentionnés au générique, surtout le Voltaire fugitif du « Diable boiteux » de Sacha Guitry, notre modèle d'Oleg Fauville (souligné par nous), qui, il faut le reconnaître, nonobstant son formidable ego, avait toujours crédité tout le monde dans ses films, au contraire de ces freluquets de bobelins d' Anatole Litvak et d' Elia Kazan, cuistres qui ignorèrent pleins de comédiens, par exemple Betsy Blair dans « La fosse aux serpents » et « Boomerang » (je suis certain de l'avoir identifiée dans ce film!).
Au centre de la grotte, il y avait encore le même bassin, un autel et une longue table en pierre de taille sur laquelle reposait une théorie de codex vénérables. D'Arbois se permit de nous les énumérer :
« Le culte suppose la présence des différents ouvrages ou recueils composés par les « évangélistes » fondateurs et de l'anti-traité dirigé contre eux, qui joue le rôle du diable! Cet ensemble se compose de La Tetra Epiphaneia et de l'Embruon Theogonia de Cléophradès d'Hydaspe, du recueil des épîtres de Cléophradès à Marcion, Celse, Antonin le Pieux, Valentin, Justin Martyr, Polycarpe et Claude Ptolémée, de l'anti-Justin de Cléophradès, dirigé contre ses dialogues avec le pseudo Tryphon, qu'il juge réel et auquel il écrit pour prendre sa défense, du Contre Origène de Dion d' Utique et de la Tetra Sphaira d' Euthyphron d'Ephèse, de l' Almageste de Ptolémée, du rescrit d'Antonin lançant la persécution des sectateurs cléophradiens et du Contre Cléophradès d'Irénée de Lyon. Tout ceci constitue le corpus « biblique » hérétique des gnostiques tétra-épiphanes!
- Je ne suis pas théologienne! » Remarqua Nélie d'une moue boudeuse.
Les sycophantes et hiérophantes, en attendant l'arrivée de l' Élue et du Pontifex Primipile, goûtèrent à une musique liturgique à la fois jouée à l'orgue positif et interprétée par un singulier soliste. Le morceau ressemblait à de la musique des XIVe et XV e siècles, à un mélange de Guillaume Dufay et de Guillaume de Machaut. Le castrat qui entonnait cela de sa voix atroce de contralto s'époumonait. Ses syncopes et ses « hoquets » Ars Nova étaient insupportables!(N'est pas Alfred Deller qui veut!) Il avait une vêture équivoque : tunique courte, chiton et cothurnes. Sa barbe blonde bouclée, visiblement décolorée au henné, lui procurait l'allure d'un histrion, d'un Néron ou d'un Commode! Il ne lui manquait que la lyre! L'organiste était encore pire. L'homme avait rabattu sa capuche et apparaissait dans toute son horreur! Il semblait brûlé. Ses chairs, ses muscles et ses vaisseaux sanguins étaient à vif! On eût dit un écorché de cire de Zumbo! Il jouait avec virtuosité, habité par sa crise mystique!
« C'est le feu des radiations du Pan Logos qui l'a rongé ainsi. » nous déclara d'Arbois. (et l'auteur d'observer : c'est un hommage appuyé aux mutants de la suite de « Planet of Apes »!, la scène horrifique où ils enlèvent leur masque!)
Enfin, le Pontifex Primipile fit son entrée, escorté de trois autres personnes! Il s'agissait bien de ceux que je redoutais : Aurore-Marie, en longue robe blanche de jeune vierge, pieds nus, ses magnifiques cheveux tombant presque jusqu'à ses chevilles, les yeux exorbités, se débattait dérisoirement contre ceux qui la maintenaient solidement : Albéric son père et le comte Artus de Kermor Ploumanac'h, le numéro trois de la secte!
Chacun arborait de grotesques tuniques dorées, avec le même chrisme sur la poitrine que sur les mosaïques, un pallium d'argent et une mitre pourpre au centre de laquelle était brodé un œil prophylactique d'où sortaient quatre foudres. Quant à Kulm, ses ornements sacerdotaux étaient encore plus surchargés et ostentatoires, en cela qu'une chlamyde cramoisie et une tiare vieil or chargée de gemmes constituaient les signes de son rang! Il souriait d'une manière onctueuse comme un chanoine ou un Dom Balaguère gras et satisfait! (c'est moi, l'auteur, qui écris, d'ac?)
Brusquement, je me suis inquiétée. Un détail crucial manquait à notre déguisement! Tout le monde portait la chevalière, sauf Nélie et moi! Si quelqu'un le remarquait, nous étions perdues! Je fis signe à mon amie : « Cache tes mains, je t'en supplie! Cache-les! » murmurai-je, éperdue. Elle s'exécuta, mais je sentis une douleur au pied droit! Un des « moines » m'avait sciemment marché dessus! Il releva légèrement sa capuche. Je faillis m'écrier : « Ciel! Mister C.M. » mais je me mordis les lèvres jusqu'au sang! L' Anglais mit son doigt sur sa bouche, en un signe universellement compréhensible. Que faisait-il donc en cet antre démoniaque?
Kulm débuta un exorde en latin de cuisine, demandant à l'assistance d' entonner avec lui les chants de cet office hérétique : « Ave puella virgina qui nostra Pontifa Maxima Aurora-Mariam electiva est! »
Avec son sourire rusé de Grand Inquisiteur dépravé, Kulm ressemblait à Anselme Lefort, qui deviendrait numéro deux des Tétra Épiphanes sous la Quatrième République, président du Conseil puis plus tard président de l' Assemblée nationale. Anselme Lefort, grand amateur de cassoulet toulousain devant l'Éternel, membre des confréries des taste-vin, taste-pipe, pince-fesses, et disait-on, taste-fèces... auteur de la célèbre formule : «Vingt-cinq jours, vingt-cinq ministres, trois kilos vingt-cinq grammes.» On devait à son actif le recrutement de Japonais dans la secte. Cependant, certains l'avaient fort mal pris, d'où la protestation suicidaire publique du grand écrivain nostalgique Yukio Mishima en 1970 après son putsch manqué et le seppuku deux ans après du prix Nobel de littérature 1968 Yasunari Kawabata! Loin de considérer comme eux que la Tétra Épiphanie nuisait à la tradition nippone, plusieurs disciples tentèrent au XXI e siècle d'adapter l'anacouklesis au Japon : ils voulurent ressusciter l'âge d'or du miracle économique japonais du ministère Sato (1964-1972), par ailleurs prix Nobel de la paix! D'ailleurs, je ne savais plus où j'en étais dans les premiers ministres nippons depuis Meiji (CAD 1867), entre les Okada, Irota, Ishibashi, Ishihara, Konoye, Igashikuni, Tanaka, Yakasone Kaderate ou Yamamoto Kaderate et autres Minseito...cet embrouillamini à la con m'avait fait démissionner Tojo trois fois dans un exposé de fac d'Histoire!
Nous fûmes obligées de chanter d'horribles hymnes hérétiques sur une musique anormale, plus moderne encore que celle de Richard Wagner, des « Kyrie Eleison » « Pan Phusis Eleison! », sur fond de psalmodie de la Genèse (« Et tenebrae super faciem abyssi... » etc.). Une grosse « moniale » d'environ quarante ans était pourvue d'une voix particulièrement puissante de cantatrice! Cette fanatique, blonde comme moi, n'était autre que la célèbre diva M., elle aussi enrôlée dans ce culte maudit!
«Pan Logos divus in caelis! Adoramus te! Benedicimus te! » hurlait cette walkyrie fanatique.
On lui répondait : « Pater Mundi! Creator tempus! Creator pneuma! Creator vitam aeternam! »
Et la soprano colorature de répliquer :
« Unam Sanctam Ecclesia nobis! Vera Ecclesia apostolicam! Verus Israël! Exusperantissimus Domine! De inferioris humanis, liberate nos Pan Logos! Furor divina! Dies irae! »
Cette furie m' insupportait! Cependant, le culte avançait! La malheureuse Aurore-Marie fut conduite sur un autel au centre du bassin, où des acolytes la ligotèrent malgré ses protestations! Les sectateurs entonnèrent un solennel : « Crucifige, crucifige ea! » alors que l'orgue exécutait une fugue d'un chromatisme dépourvu de toute tonalité!
Charlotte Dubourg ne pouvait savoir que les chants hérétiques entonnés en ces lieux insignes provenaient du futur : les communications temporelles ouvertes par le culte avaient permis de s' accaparer d'un oratorio composé en 1941 par Jean Saintonge sur un texte d'Alexis Carrel, Grand Prêtre de 1938 à 1944, « Simon le Mage », dont le style musical mélangeait le Honegger de « La Danse des morts » et le Carl Orff des « Carmina Burana »!
Kulm se pencha sur la pauvre fillette qui transpirait de peur :
« Pitié, monsieur, je ne veux pas mourir!
- Tu ne seras sacrifiée au Pan Logos que si tu refuses obstinément le Pouvoir et la charge d' Élue! riposta sèchement le Pontifex Primipile. Voici la chevalière du Pouvoir de la Grande Prêtresse! Acceptes-tu ce qui t'est incombé?
- Je...ne sais pas...
- Pour la deuxième fois, acceptes-tu le Pouvoir? Si tu le refuses, tu seras déclarée relapse, tombée en l'état d' apostasie et mise à mort par l'Ecclesia!
- Crucifige crucifige ea! Reprirent en chœur avec ostinato les sycophantes.
- Je...je l'accepte! Murmura la malheureuse de sa petite voix fluette. Pitié! Détachez-moi, monsieur le baron!
- Écoutez la Grande Prêtresse! Elle accepte la Charge!
- Gloria! Gloria! Te Deum! S'égosillèrent les fanatiques sur des accords d'orgue fortement dissonants.
- Aurore-Marie Victoire de Lacroix-Laval! Grande Prêtresse! Reçois l' Anneau de Pan Logos!
- Clericis Laicos! Ineffabilis Amor! Unam Sanctam! Pius Divus Soter! Sola scriptura! Sola fidei! Hurlèrent les « moines »!
- Bénie soit Celle qui ce jourd'hui devient la représentante de Pan logos sur Terre!
- Beata Virgina! Benedicimus Te! (là, le style des « repons » tournait à la Messiaen!)
Le Pontifex Primipile enfila la chevalière au majeur gauche de la jeune fille qui tremblait.
- Gloria in excelsis Deo!chanta l'Ecclesia.
- A la suite! Dit Kulm à Albéric et Artus. Monsieur de Lacroix-Laval, prenez la Tetra Sphaira! Monsieur le comte, à vous l'Embruon Theogonia! Je m'occupe de la Tetra Epiphania! Que les Portes des Mondes s'ouvrent! Que les Quatre Hypostases n'en fassent plus qu' Une!
- Détachez-moi, s'il vous plaît! Supplia une nouvelle fois Aurore-Marie.
- Le moment n'est pas encore venu! Tu vas recevoir l'Energie Divine! Exordium librio! Lectio pregatores! Gerbert genesis! Cria le baron. Sanctus spiritus!
Tel un Savonarole totalement perverti, Kulm s'adressa à sa victime en des termes énigmatiques :
- Les quatre forces de l'Univers vont se fondre en toi, te féconder, mais tu resteras vierge! Elles vont irradier en toi, te transfigurer en Quatre Personnes, en Quatre Épiphanies ou Hypostases : la Mère, la Fille, la Jumelle Temporelle et l'Esprit Saint Masculin concomitant à la Fille!
- J'ai grand'peur, monsieur! » Répondit la fillette d'un timbre de voix si timide, si ténu, que nous l'entendîmes à peine malgré l'acoustique exceptionnelle de la nef. Albéric de Lacroix-Laval tendit avec déférence le codex maître de Cléophradès au Pontifex Primipile.
Ce respect révérencieux n'était point sans rappeler celui des SS envers Himmler lorsqu'ils disaient : « Bien, Reichsfürher, oui, Reichsfürher! », notamment lorsque ce monstre porcin aux petites lunettes et à la fine moustache assista à une démonstration de la Shoah par balles au lieu sinistre dit « Babi Yar ». A ce sujet, il existe une polémique, une querelle scolastique entre historiens du Génocide juif -l'indicible qu'il ne faudra jamais oublier- au sujet de la présence ou non à cette « démonstration » du Standartenfürher SS Barth Rau, un des plus grands criminels contre l'humanité que notre planète ait porté. C'est lui qui aurait fait craquer et pleurer Himmler à ce spectacle d'horreur suprême, selon la célèbre reconstitution du feuilleton « Holocauste ». Malgré le respect que je dois à mister Donovan Ridell, le meilleur biographe de Rau, j'estime que le véritable officier SS présent à Babi Yar à qui l'on doit cette réaction du Reichsfürher n'est autre que...mais attendez la suite du récit de Charlotte Dubourg pour cette révélation!
L'office hérétique dégénéra alors en une épouvantable cacophonie : psalmodie des fidèles, récitation simultanée des trois codex par les « prêtres », hymne ou organum dit « de la Genèse » à l'orgue, attribué à Gerbert d'Aurillac, joué extatiquement par l'affreux écorché vivant... Ce maelström sonore eût pu plaire à un improbable musicien de l'avenir!
« Archaea monerem infusoria maedusa...et spiritus sanctus super ferebatur super acquas...Sphaira cuboexaedron! Sphaira icossiedron!... Fiat Lux! Fecundatio uovo! Dobla infusoria! Quadra infusoria! Ottava infusoria! Sedicesima infusoria! Trenta duacesima infusoria! Sextanta quatracesima infusoria! Morula! »
Les bras levés au ciel, Kulm commença à égrener en français le rituel suprême : « Dans le Un se tient Pan Zoon! Dans le Un se tient Pan Chronos... » mais une voix, mêlée jusque là aux autres sectateurs, émanant d'un Odilon d'Arbois longtemps inexplicablement passif, retentit en un cri de refus solennel qui fit se retourner vers lui l'ensemble de l'assistance maudite :
« Non, baron Kulm, ou plutôt Herr Obersturmbannführer SS Hermann Von Kulm!»
S'ensuivit un dialogue inintelligible pour Charlotte Dubourg et Nélie Jacquemart, qui révélait bien des secrets attachés à deux de nos principaux protagonistes! Vous allez m'objecter que mes interventions en tant qu' auteur deviennent aussi proliférantes que le marché selon le fameux économiste hétérodoxe Karl Polanyi, grand adversaire de Taddeus Von Kalmann et son « Slavery Trek! » Vous ajouterez perfidement qu'il est davantage important de savoir que le dernier roman d'aventures de Jim Caudron, signé Pierre de Robida, intitulé « La quarante-cinquième vengeance de La Silhouette Rouge» , alias Monsieur Peng, soulève une question existentielle et métaphysique nombriliste bien plus cruciale, en cela que le problème était désormais de savoir si Kounga, l'homme-ramapithèque, devait enfiler une camarguaise au pied gauche et une santiag au pied droit à moins que cela fût le contraire...et autres élucubrations foutraques... Adonc, je vous livre la teneur de cette conversation :
« Monsieur Odilon d'Arbois, comme on se retrouve! Dois-je dévoiler de même votre identité véritable, monsieur Joseph Bernstein, résistant juif, ancien des Brigades Internationales et du POUM?- Enfant de salaud! Sale fasciste! Souviens-toi de Badajoz et de mon article : « Badajoz égale civilisation fasciste! ». En tant que séide d' Himmler et membre éminent de la SS Ahnenerbe, comment oses-tu encore jouer les Pontifex Primipile, en 1944 comme en 1877?
- J'ai été adoubé en 1932 à ce sacerdoce, par Gabriele d'Annunzio en personne, Grand Prêtre des Tétra Épiphanes de 1903 à 1938!
A l'énoncé de ces dates, Aurore-Marie fondit en larmes et s'écria :
- Ciel! Je mourrai à quarante ans!
- Je continue l'énumération de tes crimes : Guernica, Babi Yar, le ghetto de Varsovie...tu as parfaitement su persuader ton « chef » Thiers de faire de même contre les communards, avec les armes de 1871! L' Ahnenerbe voulait les codex...mais les jésuites l'ont prise de vitesse et tu as retrouvé le nouveau propriétaire, Teilhard. Pour m'échapper, tu l'as forcé à ouvrir les portes temporelles par la lecture de la Tétra Épiphanie...
-...et tu m'as suivi jusqu'ici! Cela fait quatorze ans, depuis le Mexique, que dure ce petit jeu. Comme tu avais changé ton apparence, lorsque tu as eu le culot d'adhérer à notre culte, je ne t'ai pas identifié d'emblée et t'ai fait initier comme si de rien n'était...
- Et la chasse à travers le temps s'est poursuivie : à chaque cérémonie, chaque ouverture des « portes » vers les mondes parallèles, je t'emboîtais le pas! Mexafrica, ère napoléonide, XVIIIe siècle dépourvu de Révolution française, Rome antique ayant perduré jusqu'à nos jours, dynastie des Condé au pouvoir, France des Plantagenêts en plein XIXe siècle etc... j'ai tant bourlingué dans les temps autres...
- Avant de me rendre compte que c'était toi, sale jude! Que tu voulais les codex pour toi, pour l'or des autres mondes!
- Trésor de guerre pour la Cause Sioniste!
- Au risque que les codex, à défaut d'être enfin aux mains de mein Führer, ne tombent dans celles du tsar rouge, du cavalier rouge de la prophétie apocryphe de Daniel!
- C'est pour contrer l'avènement de ton maître, du cavalier brun à la svastika, que je demeure au XIXe siècle! Les Tétra Épiphanes craignent l'Apocalypse gnostique du Néo Daniel ; ils en ont une trouille folle! Et toi, le SS imbécile, tu ne t'es pas rendu compte que tu ne pouvais plus revenir en 1944, avec tout le corpus qu' Himmler réclamait tant! Le récupérer dans le passé était pour l'Ahnenerbe la seule solution après qu'en 1940, les livres soi-disant sacrés se soient volatilisés des collections Percival! Pauvre idiot! C'est la Compagnie de Jésus qui a fait le coup, prenant Hitler et Staline de vitesse! Tu es prisonnier d'une boucle temporelle! Hermann Von Kulm, né en 1902, mort quelque part vers 1900! Dérision!
- Joseph Bernstein, né en 1912, qui va périr aujourd'hui 18 septembre 1877! Emparez-vous de lui, schnell!
- Comme mes frères, je suis prêt au supplice! Je ne suis pas armé! Au fait...
- Quoi encore?
- T'es-tu posé la question? Pourquoi les codex étaient-ils à Londres en 40, et non plus en France? Un énième larron en a sûrement profité, sautant sur l'occasion et ruinant nos plans mutuels! Tiens, je parie un kopeck qu'il est ici, dans cette nef!
- Quand je pense que l'un de nos objectifs cachés, à l'occasion de la bataille d'Angleterre, était de reprendre tout le corpus cléophradien! Mais le blitz a rasé le manoir des Percival Sanders jusqu'en ses fondations! Aucun débris de livre n'a été décelé par nos espions parmi les ruines, et pour cause!»
D'Arbois se laissa prendre sans nulle résistance. Deux sinistres « moines » le ligotèrent à côté d'Aurore-Marie. La lecture simultanée des livres maléfiques reprit, mais, outre la « fécondation » de la jeune vierge par les hypostases du Pan Logos, nous allions assister en prime à un odieux sacrifice humain! C.M. m'intima une fois de plus l'ordre de ne pas bouger! Il fallait attendre que le culte en soit à son summum pour intervenir dans la confusion générale des sens prodiguée par l'exaltation mystique de tous ces fanatiques...au risque de la mort d' Aurore-Marie et de l'explorateur! Je saisis à l'instant le sens d'une des paroles de notre aventurier : et si C.M était ce fameux larron supplémentaire?
Le tourbillon entremêlé et ininterrompu des paroles des codex, outre une sorte de transe parmi les sectateurs, finit par provoquer la manifestation de phénomènes curieux, comme ondulatoires et lumineux à la fois... Il m'est extrêmement difficile de décrire par des mots ce que je vis en cette « nef ». Quant à la cacophonie résultant de la psalmodie simultanée de textes hérétiques rédigés en français, en grec et en latin médiéval, elle n'était pas sans évoquer le célèbre épisode biblique de la tour de Babel et de la confusion des langues! Il me sembla bientôt que quatre rais de lumière, ou plutôt, quatre « ouvertures » brillant d'un éclat différent de celui de la lumière solaire se matérialisèrent aux quatre points cardinaux du sanctuaire, fentes ténues au départ, puis brèches s'élargissant jusqu'à laisser place à de véritables « portails célestes », seuils vers d'autres réalités, d'autres mondes inconnus, dont l'insoutenable éclat aveugla bon nombre de ces frénétiques gnostiques, qui, malgré l'ophtalmie qui rongeait leurs yeux, poursuivaient la récitation de ces « versets » abscons! Le baume de d' Arbois était censé nous protéger, Nélie et moi, mais il nous aurait fallu ce que l'on nomme des verres fumés, comme ceux dont se munissent les astronomes lorsqu'ils observent une éclipse! Car il s'agissait bien d'une éclipse du monde réel, de notre monde, au profit de la quadruple matérialisation d'univers déviés! A ma grande et nouvelle stupéfaction, C.M. sortit de son froc plusieurs de ces lunettes protectrices! Il nous en passa discrètement deux paires, afin que nous protégeassions nos yeux d'une probable cécité! Je constatai qu'au sein de l'ecclesia, une quinzaine de membres firent de même, sans que leurs gestes soulevassent la moindre remarque et occasionnassent la moindre réaction d'étonnement, de méfiance ou d' hostilité de la part de leurs supposés coreligionnaires es-gnosticisme!
Dans le même temps, jaillissant des quatre portes « infra-mondes », du septentrion, du ponant, du levant et du midi, quatre langues de feu (les « foudres joviens » de la mosaïque représentant Cléophradès recevant la Révélation?) convergèrent vers l'autel, glissèrent sur d'Arbois qu'elles léchèrent alors que ce dernier poussait d'épouvantables hurlements de souffrance avant de fondre en Aurore-Marie, prise de telles convulsions d'épileptique qu'on eût cru que son pauvre corps allait se rompre à-tout-va, la pénétrant par les voies naturelles sans aucunement anéantir sa virginité! C'était la chevalière du majeur gauche de la fillette qui paraissait étrangement avoir « aimanté » les quatre rayons et les avoir dirigés, canalisés, en direction de son intimité! Le « Fecundatio uovo » retentit confusément, en chœurs, mélangé aux « Fœtus mammalia! Fœtus lemuria! Fœtus simii! Sphaira octaedron! Sphaira tetraedron! Dans le Un se tient Pan Logos! » inextricablement mélangés en une « polytonalité » indéchiffrable.
Il y eut, à l'instant de la fécondation des quatre hypostases en la nouvelle vierge élue (le « tri pan d'Ogo », qui en fait était le« Λόγος τετρά πάν υπόστασις" ou « logos tétra pan hypostasis »), un nouveau phénomène de distorsion de la lumière, qui se décomposa selon les lois de l'optique en sept couleurs, puis, plus étonnant, en douze!
Le plus prodigieux commença : le corps de l'infortunée fillette parut se déformer tout en se dissociant en quatre personnes distinctes, trois féminines et une masculine : la Mère, la Fille, la Jumelle et le Concomitant. Ce dernier, comme les trois autres, était ectoplasmique, potentiel, mais j'eus le temps d' entr'apercevoir une silhouette en soutane de jésuite, un homme imberbe aux cheveux courts et grisonnants. Il tenait entre ses mains un curieux crâne de singe. (Un crâne de Sinanthrope!) Quant à la troisième hypostase d' Aurore-Marie, la « jumelle », c'était peut-être la fameuse jeune femme qui hantait tant son esprit maladif, surgie d'un futur indéterminé, les robes courtes, juste au-dessous du genou, en une mode de l'avenir demeurant pour l'heure incréée, à moins que la femme ne se libérât des entraves corsetées qui l'engonçaient tant! J'avoue avoir concentré sur elle mon regard, tant je brûlais de la soif de connaître cette Deanna hypothétique! C'était assurément de celles que l'on nomme de « jolies laides», vraies ou fausses maigres, non pas que son visage fût désagréable à regarder quoique triangulaire. Mais sa silhouette était fluette, et elle manquait effectivement de formes!
Les quatre hypostases réintégrèrent un corps de plus en plus contorsionné, qui s'étirait et se compressait simultanément. Les distorsions devinrent alors pis! Aurore-Marie se métamorphosa en une mosaïque infinie de corps, d'organismes multiples, humains et non-humains, de tous les instants de la vie humaine et animale, de l'œuf au squelette (lorsque l'organisme en avait un!), de la monère à l'Homme, de l'embryon au cadavre en décomposition, à la fois concentration et étalement de la chair, de la matière en une pâte de plus en plus grumeleuse, incertaine, dont on ne put plus déterminer si elle était vive ou morte! Aurore-Marie était devenue un réceptacle kaléidoscopique, une récapitulation haeckelienne, darwinienne et lamarckienne de toutes les formes du vivant, passées, présentes et futures, déformées jusqu'à l'indéfini. Elle s'était transmutée en un résumé de tous les états de la matière (solide, liquide, pâteux, gazeux), de toute la phylogenèse évolutive (du premier être supposé à l'Homme) et de l'ensemble de l'ontogenèse individuelle (de l'ovule fécondé au squelette fossilisé). Elle s'étirait d'avant en arrière, se compressait, à la fois vers le passé et vers le futur, au ralenti et en accéléré. Elle était Tout!
Je me dois de prendre le relais : Charlotte Dubourg ne possède pas la science nécessaire à la description exacte de la suite! Aurore-Marie n'était plus qu'une mosaïque hétérochronique des états de la Matière et du Vivant, de toutes les formes existant et ayant existé dans le Pan-Trans-Multivers. Elle intégrait en elle un pouvoir que seul un bio-translateur conçu par les IA des Olphéans et fabriqué par un scientifique Hellados pouvait avoir! Elle n'était point pourtant le Pouvoir Suprême car elle concentrait, récapitulait, mais n'avait pas la faculté d'engendrer les multiples mondes du Chœur du Pan-Trans-Multivers. C'était en cela que résidait sa faiblesse, au même titre que celle de l' Énergie Noire que D. avait précédemment vaincue en la personne de Fu Le Suprême. C'est pourquoi, en 1888, elle n'affronterait pas D. sur un pied d'égalité... La chevalière du Pouvoir, détenue par tous les Grands Prêtres depuis l'an 148, avait été forgée par un orfèvre bythinien sur ordre de Cléophradès en personne. Les Olphéans (ou l'Energie Noire, à des fins de revanche?) la lui avaient envoyée, sous la forme brute d'une bille de charpakium venue de l'outre-espace, à Rome, un beau soir de l'an 136, alors qu'il soutenait la candidature de Valentin au poste d'épiscope, après le martyre de Télesphore...Valentin un des maîtres gnostiques de Cléophradès!
La distorsion créée par la réunification des quatre forces fondamentales, véritable nature des hypostases de Cléophradès (à savoir l'interaction nucléaire forte, l'interaction nucléaire faible, la gravitation et l'électromagnétisme) au sein de l'utérus de la pré-adolescente engendrait un retour à l'anté-big bang, à l'anté-espace-temps, à l'anté-matière, à l'anté-physique, un franchissement en-deçà du mur de Planck, soit avant le fatal 10-43 secondes après le big bang. Il était fatal qu'en la matrice d'Aurore-Marie, la matière revînt à un état quantique de pré-matière, nourri par le principe d'incertitude de Werner Heisenberg, où les particules élémentaires, la matière et l'antimatière demeuraient à l'état de limbes potentiels. Il n'y avait encore ni graviton, ni positron, ni électron, ni neutron, ni neutrino, ni proton ou anti-proton ni quarks top ou beauté, ni anti-quark, ni gluon, ni muon, ni hadron, ni boson de Higgs, ni boucles de super-cordes! L'anté-matière se présentait sous l'a-forme de grumeaux indéfinis et infinis, mouvants et instables, d'une soupe justement grumeleuse de purée malléable et étirée dans tout le non-espace, sorte de chewing-gum de l'incréé qui ne crée point tel que Scot Erigène sut le définir en son Periphyseon! On ne pouvait plus dire si Aurore-Marie avait une essence ou une existence...Tout se dissociait pour se réunifier, jusqu'à la gravité quantique à boucles, jusqu'aux branes ou aux super-cordes, théories rivales enfin réconciliées par le (encore) Rien d'un pré ou proto Pan-Trans-Multivers au sein du Chœur Multiple, au-delà de l'hendécadimensionnel, de la dimension supplémentaire à la dimension π, car il en comporterait seize tout en respectant cette légère dissymétrie, ce ténu déséquilibre entre matière et antimatière qui permettait aux scénarios où des mondes prévus et programmés par D. naissaient de s'épanouir tout leur soûl, Chœur Multiple qui se devait de recommencer encore et encore cycliquement à engendrer telle la reine des termites. Il n'y avait même plus de lumière, plus de paroles finales à prononcer pour Goethe puisque point encore de photons. La réunification de l'ά et de l'ω dans la noosphère teilhardienne allait prendre fin : le Noûs de Pan Logos se devait, à regrets, de quitter la matrice (mais un Dieu Énergie Pure peut-il éprouver du sentiment, nous qui avons avec excès anthropomorphisé Dieu, alors que dès le IX e siècle, des penseurs carolingiens comme Scot Erigène savaient qu'un Dieu anthropomorphe n'était point la Vraie Nature de Dieu : pourquoi Saint Jean dit-il dans ce cas que le Verbe, le Logos, s'est fait chair en Christ?). C'est ce que fit l'Un, redevenant le Multiple, dissociant, de nouveau, en un autre cycle, un nouveau Fiat Lux parmi une infinité d'autres possibles, simultanés, potentiels, réels pourtant et cependant successifs, les quatre forces fondamentales, les quatre hypostases du Verbe.
Les moines, les yeux brûlés, parfois sanglants, entonnèrent un Fiat Lux et un Deo Gracias hideux, lorsque les langues de lumières, désassemblées, quittèrent par les mêmes voies, celles de la parturiente, le corps tourmenté et apparemment sans vie de la malheureuse fillette! Ce fut une explosion de lumière comme jamais être humain n'en avait vue! L'explosion décrite dans le codex de Sokoto Kikomba! Un souffle inouï traversa toute la nef. Les personnes assemblées parurent, un temps, n'être plus qu'une vapeur déphasée et tremblante, comme ces photographies floues qu'affectionnent certains artistes en mal d'impressionnisme! Un bruit titanesque, comme l'écho de millions d'explosions, retentit dans tout le sanctuaire. Il se répercuta jusqu'aux tréfonds de la Terre qui parut en trembler sur ses fondations immémoriales. Les quatre rayons du Logos réintégrèrent chacun leur « porte », qui se referma. Et il y eut un soir, il y eut un matin. PREMIER MATIN D'UN NOUVEAU MONDE.
Aurore-Marie n'était plus. Elle avait accouché de l'Energie Suprême, et elle n'était plus...A ses côtés, le cadavre calciné de d' Arbois, qui tomba en cendres grises. La pauvre robe de la fillette était marquée de traces de brûlures, tout comme sa figure, ses pieds et ses membres, sa peau parsemée de cloques. Ses merveilleux cheveux demeuraient intacts bien que quelques mèches fussent aussi brûlées. Elle semblait dormir de son dernier sommeil lorsque soudain...
« Charlotte! Elle vit! Charlotte! Elle respire! La pauvrette! » Me cria, hystérique, Nélie.
Chère Nélie, comme tu avais raison! Ce fut une renaissance. Cette enfant, que je ne connaissais point il y a seulement trois semaines, m'était devenue aussi précieuse que si elle avait été ma propre fille! Sa maigre poitrine se soulevait régulièrement. Son pauvre petit cœur battait. Elle avait la soif d' exister, elle l'aurait jusqu'à son dernier souffle de poupée! Kulm, toujours aussi antipathique, éructa un indécent « Ite missa est! » et ses acolytes, secouant négligemment les cendres de ce qui avait été un homme, délièrent Aurore-Marie qui, totalement hébétée, ne put que hoqueter. Ses yeux, si beaux, me parurent encore plus vagues, égarés et rêveurs qu'autrefois. Enfin, elle parla : « Deo Gracias, Pontifex Primipile », fit-elle, de sa voix si fluette. Et Kulm de répliquer : « Grande Prêtresse. Tu es re-née à nous, au Pan Logos, pour les siècles des siècles! Que ton nom soit sanctifié! Gloria in excelsis Deo! »
Aurore-Marie éclata de rire, d'un rire fou, irrésistible, irrépressible, incoercible. Elle se mit en position d'orante! Ses cheveux décoiffés, légèrement roussis, tombaient, entremêlés, jusqu'à ses chevilles marquées par les brûlures. Et elle riait, riait, de sa jeune voix d'enfant! Nous comprîmes que sa raison avait définitivement sombré et qu'elle souffrait d'hébéphrénie (De démence précoce, patate! Faut faire simple, comme quand un mec vous engueule en quasi style SMS ou « basic french » : « Touche moi pas! »). Alors que Nélie et moi, nous pleurions doucement, toutes à notre désespérance d'avoir échoué (mais avions nous fait quoi que ce fût pour secourir la malheureuse?), C.M. réagit, sortit une montre à gousset de sa bure : « Midnight past two! » dit-il. Il prit un sifflet et jeta un signal à ses comparses disséminés dans la salle. « Ready boys, let's go! » s'écria-t-il. Il exhiba deux armes miniatures mais non moins redoutables : un Derringer et un pepperbox. Avant de charger, il me jeta un bristol que j'enfouis prestement dans ma chemise que j'avais conservée sous ma robe de druidesse. Pris par l'effet de surprise, les moines demeurèrent cois. C.M. et ses quinze complices tirèrent, abattant plusieurs assistants. Kulm n'avait ni brassard, ni canne-épée pour se défendre. Cependant, Albéric de Lacroix-Laval tenta de s'interposer. Une décharge de pepperbox en pleine poitrine le mit hors de combat. Les bandits s'emparèrent promptement des codex maudits et prirent la fuite par un des couloirs en continuant à décharger leurs pistolets sur tout ce qui tentait de leur résister. Dans le même temps, la terre se remit à gronder, et d'inquiétantes fissures apparurent sur la voûte et les murs de la nef. Tout allait s'effondrer, miné par la puissance du « Fiat Lux » du Pan Logos! Ce fut la panique générale parmi l' ecclesia disloquée. Avant de céder à la peur, Nélie me prit par le poignet et m'entraîna jusque vers Kulm et la fillette, qui venait de réagir à la blessure de son père.
« Prenons-la avec nous, avant que l'enfer ne s'abatte sur nos têtes! » me dit mon amie.
Aurore-Marie se tenait au chevet de son paternel agonisant. Kulm et de Kermor Ploumanac'h demeuraient auprès d'elle, lui recommandant de se hâter. Albéric de Lacroix-Laval expira en murmurant : « Baronne... ». La fillette hurla son chagrin, sa rage démentielle. Ses cerbères la saisirent par les bras, l'entraînant au loin, escortés de deux « moines » qui nous menacèrent avec des bâtons.
« Tâchons de partir, me déclara Nélie. Nous ne pouvons désormais plus rien pour elle. »
Longtemps, les hurlements de la jeune folle retentirent dans les voûtes qui se fissuraient et s'effritaient davantage à chaque seconde.
« Empruntons le chemin pris par C.M. et ses complices! » dis-je.
Le grondement se rapprochait. Bientôt, au grand dam des sectateurs paniqués, souvent aveugles de l'éclat du dieu immonde qu'ils adoraient, des morceaux de roche s'éboulèrent, aussi bien du plafond que du côté de l'orgue positif.
« L'eau! La Seine a percé le sanctuaire! Sauve qui peut! » s'écria Nélie.
Tandis que nous nous précipitions vers la salvatrice sortie des voleurs de codex, nous eûmes le temps de voir l'apocalyptique engloutissement des hérésiarques. L'organiste écorché et le haute-contre furent aux premières loges. Le flot se précipita, écroulement du mur, dislocation de l'orgue, des tuyaux, du clavier, des registres, des pédales, engloutissement de l'atroce homme sans peau et du chanteur inverti qui n'eurent même pas une seconde pour broncher.
La scène ressembla à une termitière ou une fourmilière inondée par un diluvien orage d'été. Les ultimes sectateurs se bousculaient maladroitement, handicapés par leur cécité. Cependant, une femme, l'eau déjà jusqu'à la ceinture, me tendit le bras droit en un geste d'imploration. Je reconnus ma voisine, la cantatrice M. dont les orbites dégouttaient des larmes de sang comme si des becs de rapaces de mauvais augure les eussent crevés, tels les pendus de Villon. Je parvins à saisir quelques doigts de la malheureuse, l'encourageai à renforcer son étreinte. Hélas, le courant du fleuve fut le plus fort, et mademoiselle M., prima donna adulée qui avait tant enchanté le public de l' Opéra dans ses interprétations de Wagner, Verdi, Gounod, Thomas et Meyerbeer, périt emportée devant moi par le flux impétueux! Il est toujours triste d'assister à la noyade de quelqu'un sans pouvoir faire grand'chose!
Quittant ce naufrage d'un nouveau genre, nous prîmes la galerie, qui déboucha sur un interminable escalier voussé en colimaçon. Durant notre ascension, le rugissement de l'eau devint de plus en plus distant. Après les marches, une galerie en encorbellement de couleur bise s'offrit à nous, étrangement éclairée de lampes à arcs à la lueur bleutée et sculptée de bas-reliefs végétaux en stuc, en travertin et en marbre gris en formes de bouquets d'asparagus, d'œillets mignardises et d'asclépiades. Enfin, nous reconnûmes une cage d'ascenseur, cette invention récente remontant seulement à une décennie.
« Un steam elevator! » s'exclama Nélie, faisant preuve d'une anglomanie affectée malgré les circonstances dramatiques.
Il y avait un bouton. Je le pressai, et un doux chuintement ravit nos ouïes!
« Grâce à Dieu, il fonctionne! » ajouta avec espièglerie mon amie.
Nous ouvrîmes les grilles de l'ascenseur : à l'intérieur de la cage se présentèrent plusieurs boutons, du sous-sol au rez-de-chaussée, en passant par divers niveaux marqués – 5 à – 1.
« Presse le bouton marqué « RC », on verra bien où cela nous mènera!
- C.M. et sa bande de ladres sont passés par ici : on voit leurs empreintes de chaussures. »
La cage, vaste, pouvait contenir une vingtaine de personnes, comme dans les monte-charges que l'on trouve de plus en plus dans les mines du Nord et les chantiers de construction employant de nombreux ouvriers, par exemple, ceux des « buildings » américains toujours plus étagés au fil des ans et des caprices des architectes.
« Bientôt, ils gratteront littéralement le ciel », pensai-je.
L'élévateur nous mena à bon port, si je puis m'exprimer ainsi. Après un ultime corridor parfaitement nu, sans aucun quinquet, où nous tâtonnâmes à qui mieux mieux, la lueur blafarde de la lune et un souffle d'air frais nous informèrent que notre but était atteint. Nous eûmes une sacrée surprise, une fois dehors!
« Le chantier de la colline du Trocadéro! ne pus-je retenir de m'exclamer.
- Là-bas, Charlotte, il y a des gens! »
J'aperçus dans l'obscurité presque complète, parmi l'ombre incertaine des carcasses d'ailes de bâtiments en cours de construction, trois silhouettes furtives à une distance d'environ dix mètres. Elles nous entendirent et se dépêchèrent de fuir!
« Je suis sûre qu'il s'agissait d'Aurore-Marie et de ses gardiens! », gloussa Nélie d'un air amusé quoiqu'avec un soupçon de fâcherie et de déception dans la voix.
« Et il va falloir rendre des comptes à Victoria et Henri sur notre équipée nocturne, si ce n'est à la préfecture de police! J'ai vu la chanteuse M. se noyer!
- Étant donnés les appuis occultes dont Kulm et Kermor bénéficient, y compris peut-être parmi certains fervents républicains, permets-moi, ma chérie, de douter que la police fasse quelque chose.
- Tu as raison Nélie. Le sanctuaire est anéanti, peut-être par notre faute, mais les chefs de la secte courent toujours!
- Es-tu certaine de notre responsabilité dans ce cataclysme?
- Le véritable responsable est peut-être le pseudo d'Arbois qui nous a entraînées jusqu'ici : il voulait les codex et la peau de Kulm! Il s'est sacrifié en sachant les conséquences de son acte suprême, et le surplus d'énergie que ce logos inconnu a déployé pour anéantir l'aventurier en plus de « féconder » la pauvre enfant a été fatal au sanctuaire de ces fous!
- Que le vrai Dieu, celui de la chrétienté, t'entende! » répliqua Nélie sur un ton ambigu.
Je ne sus jamais si elle plaisantait, persiflait, ou était sérieuse. Nélie était si snob, ironique et fantasque qu'on ne parvenait plus à démêler chez elle la gravité de la hâblerie. Nous nous dîmes au revoir, après un baiser qui n'avait rien de saphique, n'en déplaise aux traqueurs de mauvaises mœurs! Tandis qu'elle s'éloignait, je tirai le bristol de C.M. de ma robe antique. Je lus, imprimées en anglais, les mentions suivantes :
Charles Merritt, esquire, professor of mathematics, the best pupil of Charles Babbage.
Plus bas, griffonné à la pointe de graphite, mais en français :
A vous revoir, mademoiselle Dubourg.
**********
Château de Fontainebleau, deux ans plus tard.
Je séjournais avec Henri en ces lieux chargés d'Histoire. Depuis que son tableau « La famille Dubourg », avait fait sensation au dernier salon, les spéculations allaient bon train sur la nature exacte de mes relations avec mon beau-frère, tant cette toile trahissait, par ma mise en avant malgré une toilette sévère, une préférence cachée d'Henri pour ma blonde personne! Pour les glossateurs es-secrets d'alcôve, j'étais son Amante Adorée et la pauvre Victoria se faisait allègrement cocufier! Je laissais s'exprimer cette rumeur, cette glose purement spéculative, comme d'autres laissent s' épreindre un liquide.
Toujours est-il qu'en ce superbe après-midi de printemps, la cour du château, cette fameuse cour des adieux de 1814, se peuplait de visiteurs davantage attirés par la magie des aîtres que par le couple prétendument « scandaleux » qu' Henri et moi formions! Les robes claires et les ombrelles des belles élégantes nous changeaient de ce désespérant camaïeu de noir, de bis et de gris souris qui caractérise trop fréquemment notre mode parisienne dite pour « gens comme il faut! » J'avais délaissé un temps mes cours particuliers d'allemand, goûtant aux joies de la visite du château.
Henri ne quittait jamais son « Vasari ». Il éprouvait davantage de fascination pour la Renaissance française, pour la première école de Fontainebleau initiée par François Premier, le roi mécène dont la salamandre fut l'animalier symbole, que pour l'histoire encore récente, bien que l'ombre du Grand Empereur planât encore en ces insignes lieux, si majestueux!
D'autres ombres intéressaient Henri : Le Rosso, Le Primatice et Nicolo Dell'Abate, les maîtres d'un fastueux décorum Renaissance qu'il préférait au néo-classicisme napoléonien, jà selon lui fort éculé et galvaudé. J'aurais pourtant bien objecté que les trois artistes précités, dans la lignée du Titien, étaient autant de prodromes du maniérisme et de ses invraisemblables excès, avant que les Carrache y missent bon ordre à la fin du XVIe siècle, ressourçant l'art pictural vers plus de vraisemblance. Les Carrache, parfois mal considérés, mais pont entre le maniérisme et l'art baroque! Quant à la peinture actuelle, n'évoluait-elle point trop vite?
L'émoi d'Henri à ce sujet trahissait sa principale crainte : passer aux yeux de la postérité pour un simple « petit maître » qui aurait laissé passer le coche, comme on dit familièrement, au contraire des fameux impressionnistes. Il rejoindrait dans l'enfer muséographique des prochains siècles les « mondains » comme Boldini, Gervex, les Dubufe ou Carolus-Duran, les académiques tels Léon Bonnat, Bouguereau, Régamey, Cabanel, Detaille ou Flandrin. Décidément, depuis 1850 et le scandaleux « Enterrement à Ornans » de monsieur Gustave Courbet, les arts dits graphiques avaient pris le train! Cette course effrénée vers l'avant-garde transformait un peintre moderne de 1870 en parangon de l'académisme cinq ans plus tard! Il faudrait être doté d'une sacrée foi du charbonnier pour croire à l'adulation générale envers un artiste pour ce qu'il fait, et non pour ce qu'il vaut, tendance évolutive fâcheuse établie en fonction de critères relevant davantage d'une mode, d'une valeur marchande attribuée à l'œuvre, en dehors de tout jugement esthétique. Les galeries et les hôtel de vente feraient alors la loi au détriment des historiens de l'Art, décidant comme l'Empereur romain de la mise à mort ou de l'intronisation de l'artiste « gladiateur » sur le piédestal du génie! Le « provocator », l'esbroufeur, l'emporterait indubitablement sur tous les autres!
Tandis que nous arpentions la cour des adieux et que je protégeais de mon ombrelle blanche mon fin visage des ardeurs du soleil, Henri me fit un signe :
« Regardez, Charlotte, qui voilà! La jeune demoiselle que nous avions recueillie il y a bientôt deux ans! »
Il s'agissait bien d'elle! Aurore-Marie, la jeune orpheline dont je soupçonnais la persistante folie après ce qu'elle avait vécu dans ces maudits souterrains! Elle nous aperçut et trottina à notre rencontre, sourire radieux aux lèvres. La domestique qui la chaperonnait la réprimanda : « Mademoiselle la baronne! Vous ne devez pas vous éloigner ainsi! »
Cette dame de compagnie, âgée de trente-cinq à quarante ans, qui portait une robe austère de gens de maison, parlait avec l'accent du Berry. Aurore-Marie lui répondit :
« N'ayez nulle crainte, Alphonsine, ce sont des amis! »
Le rire de démente qui m'avait tant émue retentit. Aurore-Marie avait cette insolente élégance des jeunes misses de la haute société d' Outre-Manche en cela que sa toilette était tout le contraire de celle d'une pouacre. Ses bottines vernies arboraient des guêtres de coutil afin qu'elle ne les abîmât point aux aspérités et aux boues supposées des jardins de Fontainebleau. Ses délicates mains, si blanches, si longues et fines pour sa petite taille, étaient protégées par des mitaines beiges en poult-de-soie. Sa robe de taffetas et de velours couleur puce se garnissait d'un mignon pouf rose trémière et vieux-rose orné d'un nœud lilas. Le corsage, ouvragé à l'extrême, s' agrémentait d'un jabot de batiste et d'une lavallière de velours tête-de-nègre seyant à ravir à sa plate gorge. Au point central du nœud de la lavallière, un camée de calcédoine ou de sardoine au profil de Diane Chasseresse imitait les sculptures de Jean Goujon. La mise se complétait ad libitum, à volonté, de rubans, faveurs et autres padous, qui sur la robe, qui dans les cheveux, qui sur le chapeau fleuri à petite voilette de soie, de couleur armoise, dont l'étymologie était un clin d'œil subtil au motif de son bijou de pierre fine. Aurore-Marie, coquette insupportable goûtant jusqu'à l'excès aux fanfreluches, éprouvait enfin la satisfaction de montrer à tous la coiffure dont elle avait tant rêvé, à savoir ces fameuses boucles anglaises dignes des vieux portraits de Dubufe et de Winterhalter qui distinguaient la belle Dame de qualité du commun des mortelles. Elles tombaient artistiquement sur ses épaules, et les reflets cendres, miel et or de cette si jolie chevelure ne pouvaient qu'attirer l'attention. C'était à croire que la demoiselle recherchait déjà le regard d'un promis! Elle ressemblait à un de ces « bébés » de porcelaine dont la vogue se répandait parmi les fillettes de la bonne société. A seize ans accomplis, elle n'avait ni grandi ni forci, quoique je supposasse qu'elle eût été désormais réglée. Sa grâce fragile était celle d'une jeune biche. J'imaginais des dessous à l'avenant, particulièrement ces crânes et audacieux pantalons festonnés, mode venue autrefois d'Angleterre et de Hollande, dont les ladies Regency des temps georgiens ne savaient s'il fallait les baptiser pantaloon ou drawers.
Mais, outre le rire de folle, deux détails m'inquiétaient au plus haut point chez cette enfant : la chevalière de Cléophradès d'Hydaspe, maudit bijou antique, brillait toujours à son majeur gauche et, chose bien plus grave encore, son iris de colophane jaune, plus singulier que jamais, reflétait une précoce et fâcheuse accoutumance à l'opiomanie! Désormais, ces orbites splendides se perdaient indubitablement dans le vague mystique, dans un au-delà néo-platonicien, à l'exacte semblance des portraits romains sculptés de la décadence, lorsque, dès le principat de l'Empereur philosophe Marc-Aurèle, les artistes sculpteur avaient bouleversé les conventions en évidant dorénavant les yeux de leurs modèles!
« Bonjour mademoiselle! Dit Henri à l'adresse d'Aurore-Marie. Vous êtes plus jolie que jamais!
- Mademoiselle la baronne, rectifia-t-elle aussitôt, brusquement hautaine. Monsieur Fantin-Latour, mademoiselle Dubourg, vous avez devant vous la nouvelle prodige des Belles Lettres! »
Elle nous toisait, de par son titre de noblesse et son qualificatif de « prodige ». Elle nous expliqua qu'elle fréquentait les salons et cénacles, qu'elle avait rencontré Victor Hugo et Leconte de Lisle, qu'elle leur avait présenté ses poèmes, ce qui avait donné lieu à des encouragements admiratifs. Le mouvement parnassien l'avait adoptée pour la préciosité de son art insigne et on venait d'éditer son premier recueil de vers, « Le Cénotaphe théogonique »! Tout cela ravit Henri, mais ne m'impressionna pas outre mesure. Je savais la fillette désormais toute vouée à la cause de la secte, reconnue comme sa Grande Prêtresse. Quelque part, les sectateurs fourbissaient leurs armes. Cependant, ils n'avaient plus les codex : nul ne savait ce que ce Merritt en avait fait! De plus, le cahier renfermant la traduction du livre mexafricain s'était sans-doute consumé avec son traducteur, et j'ignorais ce qu'il était advenu de l'original, de toute façon a priori indéchiffrable! A priori seulement, mademoiselle Charlotte!
« Vous méritez une dédicace, mademoiselle Dubourg, en souvenir de notre amitié passée, et de tout ce que vous avez pu faire pour moi! Ceci sera mon adieu! Je quitte Paris après-demain pour rejoindre Lyon, ma ville natale, et ses cénacles littéraires. Mon prochain but est de convoler en justes noces! Avant un an, mes ravissantes boucles, mes english curls, seront ceintes de la couronne de fleurs d'oranger! »
Elle était devenue plus poseuse et prétentieuse que Nélie! Toutefois, son assurance trouva un terme lorsqu'elle parut se souvenir qu'elle n'était encore qu'une adolescente face à deux adultes : elle s'empourpra et ajouta :
« Excusez ma petite outrecuidance, mademoiselle et monsieur! Je suis désolée! »
Elle s'inclina, toute confite en excuses, les joues rouges. Puis, d'un geste gracieux, elle prit un ravissant sac de calicot qu' Alphonsine lui tendait et en sortit un petit livre : le fameux recueil de poèmes!
« Permettez, monsieur Fantin-Latour, que je dédicace cet exemplaire de mon « Cénotaphe théogonique » en l'honneur de votre belle-sœur. Dans tous mes déplacements, j'ai toujours la précaution d'emporter avec moi un de mes recueils, au cas où...
- Faites comme il vous plaira, mademoiselle la baronne, répondit Henri, déférent.
- Alphonsine, mon « stylograph » à pompe, s'il vous plaît!
- Bien, mademoiselle la baronne! »
La domestique remit à l'adolescente ce qui ressemblait à un porte-plume, en plus épais. L'objet était en argent.
« Quelle merveilleuse et nouvelle invention venue d'Angleterre! S'exclama la jeune fille. Elle n'est même pas encore officiellement brevetée et commercialisée, mais, avide des moindres nouveautés, je me suis fait livrer un prototype, et il marche fort bien! Cela est plus pratique que la plume d'oie ou le porte-plume avec sa pointe d'acier amovible, qui imposent à leur utilisateur la sédentarité de la table d'écriture ou du bureau, à cause de l'obligation de l'encrier et du plumier avec ses rechanges! Avec cette invention, on pourra écrire partout, en toute autonomie, saisir les vers à l'instant même de l'inspiration et les noter, où que l'on se trouve! La création littéraire permanente, sans l'encombrement d'un encrier qui peut se briser et vous salir!
- Mais vous êtes à l'avant-garde! Ajouta Henri. L'usage du porte-plume est pourtant récent!
- Monsieur Fantin-Latour, reprit Aurore-Marie, sur un ton exalté, le « stylograph » est l'outil d'écriture de l'avenir avec la machine à écrire, celle-ci étant destinée au bureau, au chez-soi! Un jour, je dactylographierai mes poèmes! Le « stylograph » comporte sa propre réserve d'encre, son réservoir, que l'on remplit de nouveau lorsqu'il est vide! Mais foin de considérations techniques! Je vous écris cette dédicace, tel le grammatiste au calame d'orichalque sur l'argile gravée ajoutant son paraphe! Voilà un bien joli vers, par ma foi! Bien improvisé et surtout, fort bien tourné! Il me faudra songer à le réutiliser un de ces jours...»
Sur la page de garde du livre, la poétesse composa pour moi sa dédicace, ainsi rédigée, d'une écriture énergique et tourmentée :
« A mademoiselle Charlotte Dubourg, amitiés sincères et affectueuses.
Signé : baronne Aurore-Marie Victoire de Lacroix-Laval, femme-poëte et enfant prodige. »
L'air égaré, Aurore-Marie signa sa dédicace d'une plume d'une telle nervosité qu'elle fit un pâté, occasionnant en elle un nouveau fou-rire de démente. Puis, elle ajouta :
« En guise de cadeau d'adieu, je ferai livrer à votre domicile, pour les natures-mortes de Victoria, une plante exotique ornementale, par exemple, une strélitzia, si vous n'y voyez pas d'inconvénient. A moins que vous ne préfériez un bouquet d'héliotropes? Non pas nos tournesols si communs, mais les héliotropes du Pérou, avec leurs petites fleurs bleues! Je suis une habituée des serres du jardin des Plantes, comme de celles du parc de la Tête d'Or de Lyon!
- C'est ma femme qui va être ravie, mademoiselle la baronne! Vous nous faites honneur, vraiment! Se réjouit Henri.
- Je crois qu'il est temps de nous dire adieu, conclut la gracile jeune fille.
- Je préférerais que cela soit un simple au revoir, mademoiselle la baronne.» terminai-je.
Aurore-Marie m'embrassa sur la joue puis serra la main d'Henri. Après un ultime salut, elle et sa chaperonne s'éloignèrent de nous dans l'allée, à pas menus.
« Henri! La pauvre enfant est triste! N'avez-vous pas vu des larmes perler sur ses joues? Je vous jure que son chagrin est incommensurable!
- Dites-moi Charlotte, qu'elle était amoureuse de vous, de ces amours juvéniles qui font fi des interdits, de la barrière des bonnes mœurs!
- Ne me ressortez pas Verlaine et Rimbaud! »
Nous observâmes l'éloignement progressif des deux silhouettes. Bientôt, tel le navire disparaissant à l'horizon, elles cessèrent de nous être visibles. Ce fut ainsi, en ces circonstances, en ce beau jour de printemps, qu' Aurore-Marie, baronne de Lacroix-Laval, sortit de ma vie, à jamais.
En quittant ainsi Aurore-Marie pour toujours, Charlotte Dubourg ignorerait qu'en son âge adulte, l'intéressée souffrirait d'une gravissime pathologie sexuelle que les médecins désignaient à l'époque par les termes de « fétichisme de la juvénilité ».
« (...)Parturiente blessée, meurtrie, je souffre en ma gésine.
Charlotte! Une dernière fois, Charlotte, fille de Laodicée,
Reviens-à moi! Rejoins-moi, pauvre muse, en ma Théodicée!
Implore donc Thanatos, ô mon Enfance à jamais enfuie!
Charlotte, astre de mon cœur, vois donc les larmes d'Uranie!
Traverse le Tartare, encor, encor, n'attends pas le tombeau!
Mon Artémis! Amour premier lors perdu pour toujours...adieu ma Rose en mon berceau! »
Aurore-Marie de Saint-Aubain : « Imploration en forme de thrène à un amour perdu.» (1881 : extrait) in le recueil « Églogues platoniques » 1882.
Christian Jannone.
Notes :
1 : La version définitive de cette toile mettra finalement en scène Charlotte Dubourg en compagnie d'une amie brune qui demeure anonyme. Repentir de l'artiste?
2 : La ponctuation (...) figure la réponse que "Monsieur Wu" adresse à chaque réplique de Saturnin de Beauséjour.
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