Oeuvre manifeste pour une littérature « vintage » divertissante
A Cécile, patronne des musiciens.
1845.
Les moines de Saint-Denis, dépositaires d'une tradition séculaire se réclamant de Dagobert et de l'abbé Suger, si prompts à célébrer l'antique monarchie par la production de leurs grandes chroniques de France, source majeure s'il en fut pour nos historiens à l'image de monsieur Jules Michelet, avaient, par négligence ou à dessein, abandonné au siècle et à ses turpitudes un superbe exemple de notre architecture gothique, sis en la bonne ville éponyme de la résidence funéraire des rois de France. Le lieu comportait des logis et une chapelle du milieu du treizième siècle. Il avait connu le bon temps de la foire du lendit, qui se tenait au Moyen-Âge entre Saint-Denis et La Chapelle. Il avait servi originellement de résidence à une communauté de chanoines, avant que les troubles de la Réforme n'en vinssent à transformer une première fois la destination des bâtiments. Des béguines hollandaises y trouvèrent refuge à la fin du seizième siècle, lorsque le protestantisme triompha aux Pays-Bas, arrachant leur indépendance à l'Espagne sous le nom de Provinces-Unies, malgré l'assassinat du Taciturne par le Franc-Comtois Balthazar Gérard en l'an 1584.
Vers 1750 vint le temps des camaldules, qui dura peu : la Révolution française marqua la dissolution -temporaire- des anciens ordres religieux. Dès lors, l'établissement sombra dans la décrépitude, pour ne pas dire dans l'abjection. Il n'intéressa même pas messieurs Viollet-Le-Duc et Mérimée, malgré l'indéniable intérêt des vitraux et des nervures de l'ancienne chapelle canoniale remontant au bon roi Saint-Louis.
En ces dernières années du règne de « La Poire », tant vitupérée par les caricaturistes,
le vieux béguinage aux voûtes croisées d'ogives avait cédé la place à un mal-famé troquet fréquenté par toutes les lorettes,
estaminet pis que le fameux établissement de Katkomb, qui abritait le repaire et les activités quasi-alchimiques d'un étrange émule des personnages hoffmanniens. La pierre s'effritait çà et là. Le lierre envahissait la muraille. Les anciennes sculptures de nos saints se rongeaient. Qu'importait pour nos profanes hôtes, plus avides de rencontres galantes, de stupre et de mauvaise chère!
L'Alchimiste, comme on le nommait, tantôt par effroi, tantôt par dérision, logeait dans la crypte salpêtrée et insane du béguinage, où tout confort était banni. L'endroit le disputait en sordidité aux pires taudis et cloaques du Vieux Paris, bauges puantes des épigones de Robespierre et de Marat, qui s'étaient illustrés lors des vaines révoltes républicaines de 1832 et 1834, justement réprimées par le Parti de l' Ordre! Cependant, un Honoré Daumier s'était permis de dénoncer par le dessin les exactions du régime, jouant les nouveaux Goya et aussitôt voué aux gémonies par la bonne société. On se souviendrait longtemps du massacre de la rue Transnonain!
Depuis près de cinq ans, cependant, la monarchie bourgeoise paraissait avoir retrouvé un semblant de stabilité, grâce à monsieur Guizot. Le roi lui même déclarait qu'il était sa bouche, bien qu'il ne fût point l'officiel titulaire de la direction du gouvernement, cette charge revenant pour l'heure au gérontocratique maréchal Soult! En ces temps de changements économiques, il importait plus de s'enrichir par le travail et par l'épargne que de se soucier d'appliquer la loi régissant l'emploi des enfants ou de s'inquiéter du contenu de l'enquête de monsieur Villermé.
L'Alchimiste, disions-nous, n'avait cure de l'hygiène de ses aîtres. Il découchait souvent, se rendant à Paris. Ce soir de pleine lune, les lanterniers songeaient à l'inutilité de leur tâche consistant à prodiguer un chiche éclairage en ce délaissé quartier : mieux eût valu remplacer les antiques quinquets à bougie ou à huile par de modernes lampes à gaz! Mais voilà : seuls les beaux endroits bien fréquentés du centre de la capitale y avaient droit! Le système de monsieur Lebon, mystérieusement assassiné en 1804, tardait à se répandre au-delà de ce qui n'était point classé parmi les quartiers déshérités! Le commerce de la lampisterie ainsi que le trafic des chandelles, dont monsieur Voltaire avait été un champion à la cour du grand Frédéric de Prusse, avaient encore de beaux jours devant eux.
La cire d'abeille étant souvent trop chère pour les pauvres, ces derniers se contentaient de bougies de suif, comme du papier huilé qui remplaçait les vitres dans leurs sordides chaumières. Les systèmes d'éclairage tendaient cependant à croître et multiplier : lampe tempête,
carcel,
système Pigeon,
procédé Lebon, lampe à pétrole, bientôt la révolutionnaire lampe à arc électrique,
digne des recherches de Monsieur Faraday, formaient autant d'illustrations du progrès de ce siècle. La nuit reculait ; elle serait bientôt vaincue! Un jour viendrait où le rituel de moucher la chandelle disparaîtrait, frappé d'obsolescence, tel le paléothérium antédiluvien de Cuvier, personnage des plus admirés par monsieur de Balzac! L'éteignoir résisterait sans doute un temps parmi les curés de campagne, au risque de se métamorphoser en symbole du conservatisme clérical parmi les esprits voltairiens qui moquent autant la burette, le sacristain que les génuflexions et toutes ces choses artificieuses attachées au culte catholique et imposées en réaction contre la lie des régicides par le camp ultra de feu Charles X, ancien comte d'Artois, dont on avait pu dire que des événements et des principes de 1789, il n'avait rien compris, rien appris!
« V'là l'Alchimiste qui r'vient! » s'exclama Jean le lanternier.
L'homme avait reconnu l'individu non pas à son physique, puisqu'il ne voyageait jamais à pied, mais à son singulier charroi. Sa voiture, attelée de deux roussins qui filaient l' amble, bai pour l'un, pommelé pour l'autre, appartenait à la catégorie des fardiers, plus exactement des trinqueballes, ces lourds chariots à deux ou quatre roues destinés au transport de pondéreux allongés comme par exemple les troncs d'arbres.
L'Alchimiste gara son véhicule, descendit hâtivement et s'enquit du patron de l'estaminet auprès du lanternier :
« Holà, l'homme! Appelez pour moi monsieur Hector! Mes chevaux sont malades!
- Qu'ont-ils donc, vot' honneur?
- Une brusque fringale les a pris, et je n'ai plus de foin! C'est une boulimie équine qui les touche, que dis-je, une crise de faim-valle!
- Y risquent peut-être l'épilepsie!
- Faites ce que je vous dis tandis que je m'occupe de mon chargement! »
Jean ne put qu'obtempérer devant l'autorité de l'Alchimiste. L'homme en imposait par sa taille – il mesurait plus de six pieds – autant que par sa laideur. Son visage vérolé d'albinos à la lippe tombante et au nez camard effrayait les dames et ôtait toute velléité de réaction hostile chez la gent masculine, d'autant plus que l'impétrant avait pour habitude de surgir au débotté, lorsque nul ne l'attendait! Il possédait de plus des mains velues et maculées de taches et de brûlures, comme autant de stigmates d'expériences inconnues et inappréhendables du commun des mortels. Ces extrémités horribles, pis que celles d'un quadrumane objet de dissection comme le chimpanzé de Tyson, relevèrent la bâche de toile grossière et de basin du trinqueballe qui recouvrait un appareillage mystérieux lui-même protégé et calé avec soin par des stères de bois de chauffage, précaution indispensable contre les cahots de la route au pavage irrégulier. L'objet ressemblait à un alambic de parfumeur grassois, pour ne pas dire à un athanor digne de Paracelse et de John Dee. Cependant, le serpentin, au lieu du cuivre ou du verre, était constitué d'une matière nouvelle : du caoutchouc fabriqué à partir d'une catégorie de latex extraite de plants de landolphie. Quelle mixture distillait-il donc en cette machinerie?
Jean revint avec monsieur Hector. Ils dételèrent les deux roussins et les menèrent en urgence par la bride et le mors à la mangeoire sise à l'arrière du troquet afin que se satisfassent leurs respectives fringales pathologiques. S'enquérir du vétérinaire – jusqu'à l'école d'Alfort s'il le fallait – viendrait ensuite!
Nul ne s'était étonné que, sous le manteau lustré, l'Alchimiste dissimulait un habit de soirée. Il souleva son objet avec une confondante facilité malgré son poids, car l'homme alliait la force à sa haute stature. L'Alchimiste pénétra dans le troquet où s'attardaient quelques buveurs rougeauds sur les genoux desquels des courtisanes dépoitraillées et grasses effectuaient quelques gaillardes étreintes. Cela indifférait le drôle, plus occupé à descendre en sa crypte son précieux matériel. L'Alchimiste se moquait de la déchéance morale de cette salle enfumée autrefois vouée à l'office religieux, exhalant des odeurs de mauvaise nourriture, de ragoût corrompu, de restes recuits plusieurs fois dans une huile rancie, bouchées pour les nécessiteux en quête de plaisirs à un sou seulement la gaupe de service et la poignée d'abats et de légumes pourris mêlés à du pain qu'on disait d'ossements sans omettre le frelaté alcool dont on ignorait de quelle officine de bouilleur de cru et de distillateur de fine champagne -qui n'avait de fine que le nom- il pouvait être issu. Cela donnait libre cours aux pires rumeurs : cette boisson capiteuse et blasante n'était-elle pas produite pour les uns à partir d'excréments, de bouses et de crottin, bref, de ce que le général Cambronne appelait communément de son mot malséant et scatologique, et pour les autres fabriquée à partir de déchets médicaux : tumeurs et autres squirres, pour ne pas dire restes obstétricaux indéfinissables? Tout cela conférait à l'ancien béguinage une réputation d'horreur occulte, comme s'il eût été sorti de la plume d'un Polidori, d'un Lewis ou d'une Ann Radcliffe. Ne manquait à l'appel, dans cette nouvelle légende, que le château d'Otrante!
L'Alchimiste parvint en son antre : la crypte gothique aux croisées d'ogives et aux fines colonnettes à chapiteaux végétaux imitant l'acanthe. Une pierre tombale, un gisant à-demi brisé, demeurait là : on y reconnaissait un chevalier au haubert de mailles pleines annulaires, sans doute celui qui avait permis que l'on consacrât ce lieu. Nonobstant la noble attitude en prière, l'estoc reposant à son flanc, le preux, anticipant l'usage des transis issu des malheurs des temps (peste, guerre et famine du quatorzième siècle),
s'était fait représenter le visage émacié, en dotant la sculpture d'un atroce détail : des crapauds et des vers en rongeaient les orbites!
Des étagères de bois avaient été aménagées, sur lesquelles on devinait des alignements de flacons, de récipients de verre mal soufflé où l'on remarquait des bulles d'air emprisonnées. Certains étaient dotés d'étiquettes déjà renseignées, d'autres non. Curieusement, tous ces réceptacles étaient à première vue vides, à moins que ce vide ou éther fût lui-même une substance palpable et emmagasinable, chose connue depuis Blaise Pascal et Torricelli et leurs expériences sur la pression atmosphérique. L'Alchimiste s'empara d'un des flacons vierges de tout étiquetage. Il en retira précautionneusement le bouchon de cuivre et relia le récipient au serpentin de caoutchouc de son étrange alambic. Il s'assura de l'étanchéité de la connexion de l'ensemble par un joint de plomb. Il ouvrit un robinet de cuivre à l'autre extrémité du serpentin de caoutchouc : un doux chuintement se fit entendre. Lorsque le bruit se tut, le hideux géant albinos descella l'ensemble aussi précautionneusement qu'il l'avait raccordé, et opercula le flacon de manière à ce que l'hermétisme du bouchon de cuivre soit pérenne, c'est-à-dire qu'il souda ce dernier au fer et au plomb chauffés à blanc, métaux préalablement amenés à bonne température par une curieuse forge portative ou four de son invention.
Enfin, il choisit une étiquette et une plume d'oie, badigeonna le papier gommé d'une colle à l'odeur résineuse, l'appliqua droit au centre du flacon avant de compléter ce dernier à l'encre violette d'une inscription en capitales latines : « VOIX DE MADEMOISELLE D. ».
L'insigne récipient vint rejoindre ses confrères déjà étiquetés sur leur étagère propre.
Un goût d'éternité 4e partie : Franz : 1941 (3).
Il y a 4 ans
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