On pourrait conjecturer sur les circonstances qui permirent à Lord Cornwallis
d’être informé de notre débarquement et de notre présence au temple de Shiva. Il est vrai que Bombay, comme tous les ports, fourmille d’espions de toutes sortes. Mû tout à la fois par l’esprit de lucre, la haine de la France et la volonté de grandeur tout entièrement tournée vers la prospérité de l’Angleterre, l’indéboulonnable administrateur colonial reçut avec enthousiasme la nouvelle du débarquement de prétendus explorateurs français dirigés par un Prussien. Il voulait à tout prix en découdre avec Buonaparte, cet usurpateur qui contrecarrait sa politique et dont les armées – jusqu’à présent efficacement contenues – tentaient de restaurer l’ancienne suprématie de l’époque de Dupleix.
Le palais du gouvernement d’Albion à Bombay affichait sans vergogne sa magnificence imitée de celle des maharadjahs. Peu importait au lord, réputé pour sa goinfrerie, la misère extrême des populations dont il avait la charge, une charge de fer tournée vers l’exploitation des ressources et des industries traditionnelles. Mieux encore, Cornwallis, en lecteur des nouvelles théories économiques, se renseignait sur la chute des coûts de production des textiles anglais au fur et à mesure des avancées de la vapeur et de la mécanisation ; ainsi, les indiennes
et calicots anglais aux prix ridiculement bas envahissaient les Indes et ruinaient les artisans locaux. Ç’avait été compter sans le blocus du nouveau royaume napoléonide qui compromettait la balance commerciale déséquilibrée entre Albion et la colonie et redonnait depuis quelques mois des couleurs aux producteurs textiles indiens.
Cornwallis avait eu vent d’événements inquiétants en métropole, d’agitations ouvrières, d’émeutes, de bris de machines par les partisans d’un général de sac et de corde qui se faisait nommer John Ludd
et que nul n’avait jamais vu. Il soupçonnait la responsabilité des agents de Napoléon dans ces troubles.
Pour l’heure, vêtu d’un habit de général écarlate paré de décorations, de passements, de passepoils et de galons dorés, un étrange talisman en sautoir, quelque peu barbare et prétendument hindou dépassant du jabot de sa cravate, Lord Cornwallis était attablé en la salle de réception du palais, aux colonnades impressionnantes, aux décors gemmés, nacrés, laqués, marbrés et nervurés d’écailles scintillantes, décorum exotique réinterprété par les artistes qu’il avait engagé afin qu’une touche exotique donnât une couleur « locale » à la résidence. Mais l’ancien vaincu de Yorktown
n’allait pas jusqu’à « faire comme les romains » : il ne se vêtait nullement à l’indienne et se refusait aux plats fortement épicés, saupoudrés d’abondance de ce curry qui vous enflammait les papilles. Non, il s’obstinait à ingurgiter une nourriture spartiate, en particulier ces fameux pains fourrés de Lord Sandwich
entre les tranches desquels on pouvait insérer n’importe quel mets jusqu’à ces triviales tranches de cheshire rendu obligatoire depuis 1758 dans la Royal Navy.
(Le narrateur suppose tout cela, mais il ne peut reconstituer les pensées mêmes assaillant les méninges de Lord Cornwallis, pensées qui, s’il les eût connues, auraient engendré en lui des exclamations de surprise. Car Cornwallis n’était qu’une enveloppe humaine commode, un nouvel avatar d’un personnage rencontré à la Bastille : celui qui fut Sydney Greenstreet
et le marquis de Sade, abandonnant l’enveloppe inutile et fantomatique de l’embastillé, avait désormais investi celle du gouverneur de la Compagnie anglaise des Indes. Il cogitait sur les mystérieux Français et son omniscience transtemporelle de Commandeur suprême lui avait fait saisir leur dangerosité, bien qu’en toute logique, il savait que son prétendu serviteur Johann, toujours plus rebelle, appuyait en sous-main toutes les machinations de Galeazzo di Fabbrini. Rechercher la momie de Langdarma afin de la ramener à la vie, plan démentiel autant qu’improbable, avec l’objectif d’affermir la puissance napoléonide, le contrariait : Johann et Galeazzo ne lui obéissaient pas !
« Ainsi, ce Buonaparte est allé jusqu’à subvertir le plus grand explorateur de cette piste temporelle et d’autres encore, Alexander von Humboldt ! L’audace du petit comte italien, de ce Maudit d’opérette ne connaît plus de limite ! Impossible de brider le téméraire. Johann me méprise ouvertement, puisqu’il croit avoir conquis son autonomie et recouvré un hypothétique libre-arbitre qui, de mon point de vue, n’est qu’une grâce que je lui accorde chichement. Quant à Galeazzo, il sous-estime mon omniscience… Or, à l’instant, il ignore que je l’observe, soucieux, affairé, inquiet que les succès militaires des troupes napoléonides soient autant mitigés. Leclerc et Berthier
viennent d’être mis en déroute aux Monts d’Arrée tandis que Kléber et Masséna ont reçu une rouste mémorable dans une embuscade au Luberon. Certes, Richepanse et Marceau marchent sur Cholet et, dans le marais poitevin, une lutte opiniâtre se poursuit entre les gueux commandés par La Rochejaquelein
et les colonnes assoiffées de sang de Jourdan
et Bernadotte. Il est vrai qu’ils disposent d’un atout surnaturel, cette étrange aveugle dotée semble-t-il de pouvoirs parapsychiques innés. De plus, le général Lefebvre a repoussé avec succès un débarquement loyaliste à l’île de Ré – il était vrai que ces infortunés étaient commandés par ce fat de comte d’Artois qui est parvenu à rembarquer en catastrophe, abandonnant ses partisans à leur triste sort, le peloton d’exécution…
Mais je m’écoute penser, méditer, omettant mon principal grief à l’encontre des plans aventureux de Johann et de ce Maudit d’opérette : savent-ils que Langdarma poursuivit de sa vindicte sanglante Tsampang Randong et ses partisans ? Tsampang Randong, le disciple favori de Kukaï…
Tsampang Randong, bonze ascète radical qui fut un de mes avatars précédents ? Johann, Galeazzo, vous allez vous casser les dents avec cette momie supposée en stase, si toutefois vous la retrouvez… Je ferai tout pour contrer cette expédition. J’en ai la faculté bien que je ne mésestime pas le pouvoir périlleux des tulpas. Au fait, je ne dois pas négliger non plus la quête de Talleyrand chargé de retrouver le Baphomet. Il séjourne présentement dans le Milanais. »
Le prétendu Cornwallis interrompit là ses méditations. Il observait le soldat, l’habit rouge, qui se tenait hiératique, en sentinelle obstinée et obéissante, au fond de la salle voussée de dorure, chargée de lambris et de chamarrures mi-indiennes, mi-occidentales, avec une touche néoclassique à la mode du temps. Le gouverneur éloigna les serviteurs indigènes et fit un signe au militaire.
« Hep, private ! Comment te nommes-tu ?
- Soldat Gaskell, Lewis Gaskell ! A vos ordres, Sir !
- Viens par ici, et mets-toi au garde à vous !
- Aye aye, Sir ! »
L’obéissance et la fidélité des habits rouges demeuraient sans faille. Il en allait de même pour les recrues autochtones, ces cipayes dévoués jusqu’à la mort à une cause qu’ils n’appréhendaient pas exactement. Parvenu à moins de deux mètres de la table où siégeait Cornwallis, l’homme demeura statique, droit comme un i, dans l’attente d’un ordre.
« Ne bronche pas ; ne tremble pas, lui dit l’avatar du Commandeur suprême supposé du temps. Je vais tenter sur toi une expérience, juste destinée à prouver ton invincibilité propre à écraser tout partisan de Buonaparte qui se trouverait dans ta ligne de mire. »
Le gros homme sortit de ses fontes un simple pistolet traditionnel à platine silex dont il chargea le canon d’un unique projectile ô combien redoutable : une balle explosive au fulmicoton. Sans hésiter, il pointa l’arme en direction du cœur du private. A première vue, le militaire demeurait impassible, flegmatique, mais un observateur attentif aurait remarqué des gouttes de sueur perlant sur son front, gouttes que la température tropicale ne pouvait suffire à expliquer. L’homme avait acquis un teint rouge brique : le hâle ne réussissait pas à ces rouquins d’Albion. Cornwallis fit feu, sans que nulle émotion ne transparût sur son visage ; au contraire, cette absence d’émotion, cette froideur, eussent semblé énigmatiques aux personnes non prévenues de la nature réelle du cruel personnage.
Comme il était prévu, le soldat réceptionna la balle droit au cœur et s’affaissa, tué sur le coup, du moins en apparence ! Car quelque chose d’aussi improbable qu’effroyable se produisit juste après qu’il fut tombé. Pris de trémulations et de tressautements galvaniques, tel un androïde déréglé, Lewis Gaskell connut une forme accélérée de décomposition, si l’on peut appeler décomposition cette fonte littérale du corps, qui partit à la fois en eau et en éclairs. Il ne demeura de lui, en quelques instants, que l’uniforme, vide. Mais un autre phénomène tout aussi sidérant s’enchaîna : de la vareuse émergea d’abord une môle composite, môle qui muta, passant par les différents stades d’une organogenèse inédite. L’on vit ce spectacle extraordinaire, surnaturel, d’un fœtus croissant à la va-vite,
franchissant en quelques secondes l’ensemble des étapes de la gestation, puis, le « bébé » ainsi reconstitué se mit à croître à l’accéléré, acquérant avec promptitude une taille adulte propre à contenir en l’exacte stature, en les parfaites mensurations, un Lewis Gaskell ainsi « ressuscité ».
« Les savants et explorateurs de Buonaparte vont avoir affaire à forte partie. Mon armée non seulement est loyale, mais invincible. Qui croirait que j’ai pu constituer une troupe dévouée de clones capables de régénération instantanée, propres à subjuguer ces Hindous naïfs avilis par leur dogme de la réincarnation et ces mangeurs de grenouilles déistes ou athées ? S’il le faut, je multiplierai ces clones à l’infini ; je procèderai à une levée en masse, telle celle de la Révolution française de l’autre chronoligne, de toute une horde d’ « immortels » fanatiques. Ils seront légion, kyrielle, ribambelle, multitude, pullulement, fourmillement, grouillement, agglutinement, prolifération exponentielle, foultitude indestructible et invincible. Avec eux, je poursuivrai sans trêve l’ennemi jusqu’aux crêtes du toit du monde. Nous le pisterons par l’arpentage, par les théodolites perfectionnés par mes soins, plus doués que les meilleurs limiers, dussé-je contrarier la surrection himalayenne, ébranler la géomorphologie de l’ensemble de la chaîne, dévaster jusqu’à la pénéplaine l’érection des cimes les plus vertigineuses et compromettre à moi seul toute l’orogenèse de la troisième planète du système Sol ! Car je suis le Mal absolu, la Négation incarnée de la Vie, et di Fabbrini fait figure de simple amateur, un petit-maître que je puis abattre comme fétu. »)
Il émit lors un petit rire qu’on eût pensé s’apparenter à un gloussement de satisfaction, toutefois suffisamment puissant pour secouer sa panse répugnante. Enfin, trivialement, il acheva son sandwich dans lequel il mordit à pleines dents.
A suivre...
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