Maël de Kermor et Ponsard de Boisrobert se faisaient face, se défiant l’un l’autre. Kermor balayait l’espace confiné de son briquet igné, comme s’il voulait bouter le feu à la mèche d’un baril de poudre.
L’extrémité du brandon d’amadou rougeoyait et brasillait, ce qui conférait à cette cale une vague luminescence infernale, entre le rubis et l’escarboucle. Cela ajoutait un halo roussâtre à celui des lanternes décrites tantôt, révélant quelque peu les ruses du camouflage de l’interlope ayant trompé la police portuaire, mais aussi des sabords operculés et des pièces de marine arrimées derrière de fausses parois, des doubles fonds ou des faux panneaux de bois créant l’illusion d’une cale plus petite. De même, l’on pouvait voir en un recoin, suspendue à une planche, une curieuse armure incomplète, sans bras, au casque bulbeux d’hydrocéphale, espèce de heaume-cloche repris d’une forme éphémère du commencement du XIIIe siècle, dont les orbites s’ornaient de hublots et dont la bouche s’avérait reliée à un tuyau flexible destiné à capter un oxygène non vicié. Il s’agissait là d’un scaphandre, invention toute nouvelle de Karl Heinrich Klingert
remontant à trois années. Impressionné par ce fantôme vide, de peur qu’il ne contînt un second adversaire caché, le commissaire n’osait encore tirer, craignant que la déflagration ne provoquât une explosion. Il se contentait de serrer la crosse de son colt, en attente d’un secours hypothétique. Il ne put que parler.
« Monsieur, qui que vous soyez, vous êtes hors la loi. Considérez-vous en état d’arrestation, au nom du roi que je sers avec loyauté ! » jeta-t-il d’un ton qu’il voulait ferme, alors qu’un tremblement léger de la voix trahissait son angoisse.
« Selon vos dires, monsieur, répliqua sèchement Maël, vous êtes le loyal serviteur de celui que je qualifie d’usurpateur. Napoléon n’a ni droit à la couronne, ni légitimité dynastique. Votre uniforme, vos galons, ne m’impressionnent pas. Votre traîtrise vous condamne.
- Je ne vois en vous qu’un agent de l’étranger, d’Albion, du Prince George dont la débauche est notoire. L’indignité de ceux que vous servez…
- C’en est trop, monsieur le commissaire ! Vous insultez le roi Louis qui reçut les Regalia et l’onction de la Sainte Ampoule mélangée au saint chrême de la part de l’archevêque de Reims tel autrefois Clovis baptisé par Remi. Napoléon est-il sacré ? Que nenni !
- Oui, je vous l’affirme ici avec solennité et conviction, mon roi sera sacré un jour ; il le sera par le nouveau pape ! Ce sacre, vous dis-je, surpassera tous ceux de l’ancienne monarchie, étonnera le monde et le fera trembler car il marquera le renouveau de toutes les nations.
- La belle éloquence d’idéologue que voilà, monsieur le commissaire ! cracha le noble breton avec un mordant vipérin. Mais vos mots sonnent creux. Je n’ai eu point ouï-dire d’une élection au trône de Pierre ! Les gazettes qu’il m’est donné de lire demeurent toutes en notre faveur.
- Les télégraphes ont transmis la nouvelle hier soir : Monseigneur Chiaramonti, cardinal-évêque d’Imola, bien qu’il ne fût pas candidat, a été élu grâce à un compromis au conclave de Venise et a pris le nom de Pie VII.
- J’avais oublié ce menu détail, l’occupation de Rome et du Vatican par les troupes du connétable soi-disant Napoléon le Grand, ce Buonaparte qui injurie la Religion de nos pères… Ce qui a rendu nécessaire le transfert du conclave en la déchue Sérénissime que les Autrichiens disputent fort à propos à votre gouvernement infâme.
- Prenez garde monsieur, ou je tire ! »
Ponsard de Boisrobert n’avait plus rien à perdre. S’il parvenait à maîtriser Maël, il lui resterait à affronter l’ensemble de l’équipage du prétendu brick contrebandier et ils n’étaient que trois hommes à pouvoir le seconder et faire face à une horde déterminée de malandrins, de dignes frères félons de Barbe Noire, dans cette tâche d’ordre public, ce qui excluait le gratte-papier inerme. De fait, la solution consistait à désarmer son adversaire d’une balle dans le bras, en espérant que le brandon d’amadou n’aurait pas la mauvaise idée de choir sur des matières hautement inflammables et explosives. Cette poudrière semi ténébriste aux solives et aux charpentes parfaitement calfatées l’angoissait. Il se sentit seul et impuissant, sentiments fâcheux qui réfrénaient en lui toute initiative prompte et hardie.
Alors, calculant la trajectoire de tir, faisant enfin preuve du courage qui lui manquait, Ponsard de Boisrobert leva tout de même cette main droite, colt pointé vers l’épaule correspondante de Kermor, sans plus faire cas du côté gauche, là où une arme de poing semblable à la sienne avait été dégainée, geste facilité par l’ambidextrie innée du chef loyaliste. Cependant, sans qu’il s’y attendît, les oreilles du fonctionnaire napoléonide captèrent une détonation surprise tout autant qu’étrangère, amplifiée par le confinement de la cale, sans que ces mêmes oreilles pussent en déterminer la provenance cardinale et euclidienne – çà, là, en haut, en bas, devant, ou derrière lui ? - sans qu’elles en mesurassent non plus l’intensité exacte, la trajectoire et le type de canon depuis lequel un projectile indubitable venait d’être éjecté. Lorsqu’il réalisa qu’il ne s’agissait point de son revolver ni d’ailleurs de celui de son adversaire, il ressentit, en une fraction de seconde, le souffle et la vrille d’une pénétration - de ces vrilles servant à trépaner -, la traversée de sa propre chair, depuis son col montant, au niveau de la nuque et des vertèbres cervicales, puis, de l’autre côté de son corps, le jaillissement d’une fontaine vermeille en sa gorge palpitante, depuis un trou d’une parfaite sphéricité creusé par la balle rayée cylindro-conique qui venait de se frayer un chemin depuis le collet rigide de l’uniforme et l’arrière de la cravate de mousseline, jusqu’au nœud de devant, balle passant juste au-dessus du hausse-col doré de l’officier. Alors que les jets vineux se poursuivaient, qu’un gargouillis de trachéotomie se substituait au verbe et au cri du blessé, la pensée de Boisrobert s’éteignit sans qu’il eût même eu le temps de porter ses mains à la plaie bouillonnant d’un fluide écarlate insatiable. Il chuta en un instant furtif, trop bref, sans trop de souffrance, comme un homme ivre venant de trébucher sur un pavé gras mal ajusté.
Reconnaissant, Maël dit, laconique, au sauveur qu’il avait reconnu :
« Merci Georges. »
Cadoudal
se pencha sur la victime, le canon encore fumant, afin de s’assurer de son trépas et de lui assener un éventuel coup de grâce. Il regrettait avoir usé d’une arme à feu par trop bruyante car pourfendre l’importun avec un sabre d’abordage emprunté au capitaine aurait selon cet hercule revêtu plus de caractère. Il reconnut cependant que Félicitée Flavie excellait davantage que lui dans le maniement des lames, de la dague au fleuret. La frêle enfant était une tueuse née, impitoyable, dont l’audace palliait la prétendue faiblesse de son sexe. Elle savait protéger sa maîtresse comme la lionne ses petits. Elle pourrait décapiter un ennemi à l’épée sans hésiter, fût-il même un ministre de l’usurpateur.
Mais, à distance, en l’entrepont, interrompant ses cogitations, les voix des matelots et plusieurs coups de feu retentirent à ses oreilles. Les tirs provenaient de pistolets et de fusils et les voix mêlaient le français à un anglais trivial.
« Sus ! Sus ! Rascal ! He’s fleeing ! »
Le colosse jura :
« Par Sainte Anne d’Auray ! Le greffier ! Nous l’avions oublié ! »
Le fuyard, extirpé de l’écoutille de la sainte-barbe, se retrouvait déjà sur les passavants, hésitant à emprunter le chemin des huniers et des vergues avant de sauter à l’eau pour échapper aux balles, du fait que l’échelle de coupée avait été ôtée, lui barrant tout espoir de retour direct au quai. Cependant, alors qu’il agrippait déjà les haubans du mât de misaine, le sifflement des balles vint lui rappeler qu’il constituait une cible facile. Aussi, avisant le gaillard d’avant, il s’y précipita, dans l’espoir d’atteindre la proue et le beaupré, d’où il plongerait, pour ensuite nager entre deux eaux et échapper aux projectiles des matelots, dont l’imprécision des tirs semblait bénir son escapade hardie. Notre homme était décidément un chançard. Sa manœuvre désespérée réussit contre toute attente, et, ayant en deux foulées atteint le bastingage contigu au beaupré qui surmontait une figure de proue baroque en forme de Minerve casquée et cuirassée comme un légat de légion romaine, il se précipita dans les flots, en laissant toutefois son chapeau à plumes de bureaucrate sur le tillac ainsi que quelques carnets qui s’en vinrent glisser à la base du gréement en s’éclaboussant d’écume.
Le fonctionnaire nagea en des mouvements modernes, crawlés, car di Fabbrini avait veillé à ce que fussent recrutés des agents sportifs, instruits des nouvelles pratiques anglomanes venues de son temps d’origine, tandis que les loups de mer d’Albion essayaient en vain d’ajuster leurs coups ; mais les balles ricochaient dans la mer. Le corps sain abritait un esprit sain à la manière idéale romaine, et, bien qu’un quartier-maître eût la sensation d’avoir touché l’échappé à l’épaule, ce dernier feignit de couler à pic, avant de ressurgir, triomphant, en l’autre bord de la jetée, qu’il n’eut plus qu’à escalader en narguant les ennemis de son exploit presque surhumain.
Le capitaine Burke fulminait de colère : le veinard allait rejoindre la capitainerie qui allait riposter. Il était donc urgent que le faux brick-goélette appareillât avant qu’une troupe conséquente parvînt au quai et le prît sous le feu conjugué des canons et des Gatling qui réduiraient la voilure en lambeaux et abattraient les mâts sous leur puissance de tir. Maël de Kermor fit comprendre qu’il fallait s’attendre à pire encore :
« Les arsenaux napoléonides détiennent des unités capables de nous envoyer par le fond en un tour de main. Avez-vous entendu parler des submersibles Fulton capables de lancer des fusées sous-marines améliorées du modèle de celles utilisées par Tipù Sahib, le sultan de Mysore, qui donna du fil à retordre autant aux Anglais, qu’aux Français de l’usurpateur venus venger Lally-Tollendal aux Indes ?
De même, savez-vous que ces mêmes arsenaux recèlent une arme absolue, les cuirassés Merrimack à vapeur, caparaçonnés de fer et d’acier et dotés de tours pivotantes équipées de canons dits Columbiad à gros calibre ? Les fortins que vous pouvez apercevoir à distance, avec leurs parapets étoilés à la Vauban, sont eux-mêmes hérissés de ces mêmes canons… »
Burke répliqua en français, sans presque aucun accent :
« Et vous pensez que le déclenchement du feu de ces Columbiad s’avère imminent ? »
Le silence éloquent de Kermor valut acquiescement. Le capitaine ne tergiversa pas. Les ordres fusèrent aussitôt :
« Toutes voiles dehors ! Aux cabestans ! Levez l’ancre ! Larguez les amarres ! Que les soutiers activent la chaudière ! »
Un fourmillement d’hommes répondit, s’affairant en tous sens, tournant les cabestans, escaladant les haubans, se déployant partout.
Burke se rendit à la barre, et, s’adressant au bosco ou bosseman :
« Monsieur Winfield, bâbord toute ! » puis il jeta au maître artilleur Peters : « Dégageons les sabords, ôtons nos camouflages et mettons à l’affût nos pièces ! »
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Stanislas Fréron et son acolyte exotique étaient parvenus à la capitainerie de Calais, sur les brisées des fugitifs. Le séide de Danton souhaitait parler urgemment au gouverneur maritime, Monsieur de la Trémoille, afin qu’on leur affrétât un submersible pour gagner Douvres en secret. Il remarqua une certaine nervosité parmi les militaires ; beaucoup s’agitaient, trépignaient, et semblaient guetter le sémaphore qui se dressait à quelques coudées du bâtiment fortifié de la capitainerie, sous des cieux incertains panachés de goélands et d’écharpes nuageuses grisâtres, fortin qui plus était armé d’une profusion de canons d’acier coulés d’une seule pièce plus impressionnants et colossaux les uns les autres, herculéens et cyclopéens même, à ce qu’il put apprécier à distance de ces bouches à feu dont la plupart se chargeaient par la culasse. Il voyait et entendait l’affairement sans trêve des agents de l’Etat, leur trot dans les services, la cadence du poinçonnage des cartes perforées, accordéons déroulant leurs messages convertis en langage binaire de Leibnitz à partir de la réception du sémaphore télégraphique. Les signes électromécaniques des bras du télégraphe de Chappe amélioré,
déjà cryptés par le fameux chiffre de Jules César, se retrouvaient traduits une nouvelle fois par les perforations à la Jacquard. Il restait à lire correctement ces signes, en passant la bande perforée de carton dans une imitation de métier à tisser mais qui ne tissait point. Cet étrange métier – convertisseur de langage multi-crypté - agissait tel un physionotrace de Gilles-Louis Chrétien mais, en lieu et place d’un dessin, il inscrivait un texte en français clarifié.
A distance, le sémaphore s’anima de nouveau. Muni d’une lunette, le décrypteur chargé d’inscrire le message sur bandes prit les signes en note, puis se dépêcha de les traduire dans la langue mathématique de Leibnitz ; c’est-à-dire qu’il perfora, poinçonna un nouveau carton avec une mécanique appropriée. Fréron regretta ne point connaître les arcanes de ces messageries secrètes. Le bédouin ou targui quant à lui s’en fichait. Son travail achevé, le décrypteur-convertisseur vint placer la bande à peine terminée dans le métier-physionotrace. La création mécanique des lettres se combinant en mots, en phrases, tracées au charbon, émerveilla Fréron ; cependant, un garde vint lui dire de s’éloigner de là : ce qui se déroulait à l’instant ne le regardait pas et relevait du plus grand secret.
Alors, Fréron exhiba le sauf-conduit et l’ordre de mission du ministre de la justice.
« Conduisez-moi à Monsieur de la Trémoille ! Il y va de la réussite du nouveau gouvernement et de sa victoire finale ! »
Impressionné, le garde royal se soumit à la volonté de Fréron tandis que, dans le bureau de l’agent décrypteur, la feuille du message était découpée, roulée comme un volumen, placée dans un cylindre et envoyée par pneumatique à l’officier supérieur du chiffre, le colonel Bontemps. Là encore, le système devait beaucoup à di Fabbrini. Toute une tuyauterie complexe pourvoyait à la circulation rapide des documents.
Sans plus se soucier de l’importance de cette scène, notre factotum de Danton ne quitta pas son guide d’une semelle, le suivant tel un chien de race jusqu’au bureau du gouverneur maritime de Calais, traversant pour ce faire services et étages divers où bourdonnait sans trêve la ruche des forces portuaires. Le garde du corps et accompagnateur mahométan se vit refuser la porte de la Trémoille, au grand déplaisir de Fréron.
Le message secret, quant à lui, poursuivit son bonhomme de chemin, son itinéraire tout tracé dans le réticulé des tuyaux cuivrés, avant qu’il fût craché, dégurgité et donné en main propre au colonel Bontemps. Ce fut pour lui un jeu d’enfant de désoperculer le cylindre, d’en enlever le rouleau et de le déployer afin d’en prendre connaissance. Nos lecteurs n’ont nullement besoin d’un éclairage particulier car il est aisé de comprendre qu’il s’agissait- là du contrordre concocté par le Maudit. Or, le Merrimack Villaret de Joyeuse
piaffait déjà, si l’on peut bien l’écrire, ses cheminées sifflant, éjectant leur panache vaporeux, ses tourelles aux canons déjà bien affûtés, le rostre de son éperon de proue bien en évidence n’attendant plus qu’une confirmation du commandement pour larguer les amarres.
Nous le pensions ; nous l’affirmons : le texte du comte di Fabbrini s’était altéré durant le long itinéraire de sa transmission, chaque étape contribuant à cette altération du message. Ce qui était écrit par la restitution finale affirmait le contraire des souhaits du Maudit :
Ordre impératif est donné par Sa Majesté Napoléon premier le grand à l’amirauté, au commissariat du port de Calais et à la douane de ladite bonne ville d’ordonner sans délai à l’unité steamer cuirassée Royal Merrimack 1798 Villaret de Joyeuse d’appareiller afin d’intercepter voire d’envoyer si nécessaire par le fond corps et biens, officiers, matelots, passagers et cargaison, tout bâtiment suspect qui tenterait illégalement de forcer le blocus et de se rendre en Angleterre.
Car telle est notre volonté expresse.
Signé : Napoléon.
A suivre...
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