Aurore-Marie ignorait qui elle
était présentement. Ce corps nu, prostré, dénutri, hectique, ce crâne rasé, ce
tatouage insane, cette forêt impossible à localiser, ces casques d’acier d’une
forme inconnue, ces insignes sinistres - deux S stylisés, ces têtes de mort,
ces aboiements qu’elle reconnaissait vaguement comme étant de l’allemand, dans
quel cauchemar Dan El l’avait-elle jetée ?
Un SS s’écria :
- Herr Obersturmbahnführer, la proie est piégée. Les Einsatzgruppen sont impatients
d’officier.
- Ach ! Danke schön, Oberscharführer. Mais je vais m’occuper de
cette femelle personnellement.
Aurore-Marie pensait :
« Tu connais cette voix. Ne te retourne pas… surtout pas… ».
Cependant, la curiosité
l’emportant, elle ne put résister plus longtemps et contrevint à son propre
conseil.
Tandis que l’officier SS la
mettait en joue de son automatique afin de lui porter le coup de grâce de la
classique balle dans la tête, le Walther avait déjà son cran de sûreté levé, la
jeune échappée du camp de la mort exécuta un mouvement qui la fit frémir
d’effroi. Le visage du bourreau se révéla dans toute sa monstruosité. Les yeux,
l’ovale, appartenaient à son mentor. Mais la bouche n’avait plus rien d’humain.
Un bec de calmar claquait, exhalant des effluves iodés en voie de pourrissement
tout à fait nauséabonds.
- Kulm, murmura-t-elle toute
tremblante.
La détonation se répercuta dans
le ciel, provoquant une envolée de corbeaux affolés dans les cimes dénudées.
Cependant, la balle avait fait
éclater son cerveau dont une partie s’était répandue sur l’uniforme de
l’assassin qui, pourtant, n’en avait cure. Des éclaboussures grises et
sanglantes ainsi que des esquilles d’os maculaient l’officier ainsi que le
canon de son arme.
Un ailleurs de néant succéda à
la scène précédente.
*****
« Pan Logos, prends pitié.
Pan Logos, pardonne à ta créature. Pardonne ma très grande faute. J’ai
assassiné Marie d’Aurore. Mère, je demande, je réclame la rédemption. Mais je
sais qu’il me faut la mériter ».
Daniel Lin observait ce
spectacle de la confession d’une Aurore-Marie de treize ans sans s’en réjouir
pour autant.
La chambre incongrue qui servait
à toute autre chose qu’à ces épanchements sincères d’une adolescente
souffreteuse, paraissait présentement un lieu déplacé. La mère d’Aurore-Marie
n’était qu’une image éthérée, prête à s’évanouir, mais la jeune coupable ne
s’en rendait pas compte. Les longs cheveux de la poétesse n’étaient point
encore coiffés en boucles anglaises. Une résille emprisonnait modestement leur
masse plantureuse et suave. Aurore-Marie savait-elle qu’elle se confessait à
une morte, un fantôme suggéré par le Préservateur ? Ou plutôt était-ce
l’esprit de Yolande de la Hire qui se vengeait ainsi ? Les aveux de la
baronne permettraient à l’âme de la journaliste de trouver le repos bien qu’ils
fussent tardifs.
Daniel situait facilement cette
scène dans le temps. Nous étions le 2 septembre 1876. Louise-Anne, mère de
Madame, reposait dans sa bière depuis déjà trois jours.
Un second spectre effleura le
Superviseur. Il reconnut aussitôt cette bringue tout de rouge vêtue. Yolande de
la Hire s’était jointe à la scène. Manifestement, elle voulait en découdre, ne
pardonnant pas à Aurore-Marie son décès. L’échotière pointa son pistolet sorti
de nulle part en direction de la pseudo-adolescente et n’hésita pas à tirer,
tenant là sa revanche du duel de mai. La misérable enfant mourut une balle en
plein cœur, une tache pourpre allant s’élargissant sur le corsage d’ébène.
Alors que le cadavre
s’affaissait en un ultime spasme, les spectres du remord s’évanouirent tandis
qu’un télescopage quantique se produisait. Un tohu-bohu consécutif à
l’intrication d’un fragment attardé de la chronoligne remise en place de
l’Afrique repensée éclata en un déluge de fractales de pré-matière et de
pré-particules. Il était effectivement impossible que subsistât le moindre
élément du précédent 1888 dans le moindre espace-temps, le moindre interstice
de brane prévu par l’Expérimentateur. Nulle cohabitation n’était envisageable
dans les scénarios mûrement réfléchis de Dan El.
« Une intrusion indésirable
se rappelle à mon bon souvenir, pensa Dan El. A El n’a pas dit son dernier mot.
Que puis-je faire ? l’extirper de moi ? Je ne serais pas
complet… ».
Alors, Antor, comprenant qu’il
tenait les rênes pour quelques millisecondes encore, plongea les deux
protagonistes dans un melting-pot kaléidoscopique constitué de toutes les
créations du Monde, de tous les schémas de cosmologie imaginés par l’ensemble
des civilisations humaines et galactiques. C’était tout à la fois un zootrope
et un thaumatrope d’entrechoquements de planétésimaux composites, d’une pluralité
de coloris éclatant en jaspe de peinture fleurie répandant des senteurs
enivrantes, des succédanés de roses fanées, des brins de lapis-lazuli gouttant
de plumes emperlées, des péridots d’ivoire, de coton et de pivoine, des
écharpes d’odeurs et d’eau scintillante. Au tréfonds des obombrures
immarcescibles de l’a-espace, surnageaient les lémures des Sages de toutes les
religions et philosophies potentielles, encore à venir et pourtant obsolètes.
Leurs bouches récitaient les mantras divers connus et inconnus, égrenaient les
mythes et les contes stéréotypes ou non. Vestrak, muni d’un gigantesque
chapelet dont il faisait défiler les grains, énonçait les formules du
Pantransmultivers d’une voix pour une fois empreinte d’accents passionnés, le
Verbe de Li Wu lui répondant dans son langage particulier fait de sentences et
de vers d’une poésie millénaire. D’autres timbres se superposaient appartenant
à d’autres espèces, Castorii, Kronkos, Olphéans, Médusoïdes, dialogue
polyphonique de Babel d’une majestueuse et surprenante beauté, gnose
néo-platonicienne, Avesta, Upanishad, Popol Vuh, Coran, Bible, Bardo Thödol, Necronomicon,
Talmud, Révélations de Kâarl, Propos
de table de Luther, Critique de la
Raison pure de Kant,
Les Dits de Stankin, Embruon Theogonia de Cléophradès d’Hydaspe.
Les Dits de Stankin, Embruon Theogonia de Cléophradès d’Hydaspe.
Le fondateur du culte des
Tétra-Epiphanes était là lui aussi, reconnaissable à son troisième œil
brahmanique. Il épelait en une langue hermétique mêlant le sanscrit, l’araméen
et le grec la musique des sphères armillaires de Ptolémée et le tout formait
une harmonie envoûtante qui vous remuait les entrailles. La multiplicité des
langages se diluait en un nuage grumeleux qui, peu à peu, par étape, mutait en
Information pure. Des fulgurances noires épandues dans tout l’espace et le
non-espace s’en venaient frapper la nuée informationnelle afin de la contaminer
et de la faire sienne totalement. C’était là la contre-attaque de l’information
négative, de la non-information tant recherchée par Charles Babbage et son
disciple.
Aurore-Marie, toujours incongrûment
matérielle, souffrait, ses viscères traversés par le rayonnement noir, les
lances de ténèbres, écartelée entre la raison et l’inconscience. Le nuage
informationnel se voulait Unicité tandis que, pour dominer sa douleur, la
poétesse imposait à son esprit la rémanence de l’objectif premier de son
message-piège. Il fallait exister à tout prix et perdurer. Des échanges de
pensées avec un Daniel qu’elle ne voyait plus nulle part vrillaient son cerveau
vide.
- J’ai souvenance, énonçait la
petite voix de celle qui avait été et serait encore pour un instant la baronne
de Lacroix-Laval, que je vous ai attiré afin de vous restituer le cadavre de
Frédéric Tellier. Bien sûr, vous avez éventé le traquenard.
- Sir Charles Merritt vous a
trahie. Il devait vous fournir le pseudo corps emprunté en quelque morgue. Mais
jamais je n’aurais été dupe pour la simple raison que Frédéric est toujours
vivant.
La stupéfaction de cette
révélation provoqua chez la jeune femme un hoquet qui se termina en quinte
douloureuse. Alors, ses inflexions vocales montèrent en un registre haut
perché, digne d’une colorature. A El venait en fait de prendre possession de
l’enveloppe corporelle de la baronne. Mais Aurore-Marie se refusait à cela, à
n’être qu’une prête-voix. Une onde jaillit de la Chevalière du Pouvoir,
l’enveloppant toute comme s’il se fût agi d’un champ anentropique de
contention. Madame de Saint-Aubain fut la victime d’un phénomène de
décorporation. Sa psyché quitta à regret son organisme, condamné par une
possession qu’elle supposait démoniaque, puis, son esprit s’en alla à la
recherche du Préservateur, caché quelque part dans cet outre-lieu. De fait, il
dominait tout, surplombait tout, enveloppait tout, forgeait la totalité des
visions et hallucinations d’Aurore-Marie. Encore ménageait-il quelque peu la
jeune femme !
Une voix alternant le grec et le
latin, sans marquer de césure, questionna le Pantransmultivers.
- Es-tu Pan Logos ?
C’était Plotin en personne qui
avait posé cette question si simple mais pourtant riche de complexité.
Vestrak prit le relais.
- Préservateur, qui es-tu ?
- Je suis Pan Logos, je suis le
Préservateur, mais je ne l’ai jamais souhaité. Cela est arrivé par… accident…
je voulais simplement que l’Information soit pérenne…
- Sans en mesurer les
conséquences ? ironisa la voix enfantine d’A El.
- Oh non ! Bien au
contraire.
- Donc pour résumer, un Dieu qui
refuse d’être Dieu, d’assumer la divinité, conclut le Sage Hellados.
- Tout à fait, reconnut
humblement Dan El. C’est si compliqué de détenir le pouvoir absolu…
- Dans ce cas,
Pantransmultivers, tu n’es encore qu’un enfant, clama Cléophradès.
- Oui, puisque je me confonds
avec lui, que je suis lui, avoua le Préservateur.
Alors, tout s’intriqua et se
mélangea davantage. Il n’y avait plus ni rien ni tout. L’intérieur dans
l’extérieur. Le Noir dans le Blanc. L’information persistante malgré les aléas,
les obstacles, l’acharnement de l’Entropie à l’annihiler.
Subrepticement, Aurore-Marie
recouvra son corps, un corps malmené, ballotté, écartelé en milliards de
quatrillions de fractales multidimensionnelles. La quintessence des π dont la
dimension domina les premiers temps de la recherche introspective du Ying Lung
s’essayait à reconstituer son hégémonie. Or, les onze dimensions s’obstinaient
à demeurer seize en attendant d’être trente-six.
Un ballet de sorcières de Goya
escortait la poétesse au sein d’un maelström d’écharpes de folies.
Leurs ricanements se dissipaient en des méga tornades tandis que les exhalaisons nauséabondes des haillons qui les recouvraient se répandaient dans les narines et le cerveau d’Aurore-Marie, la plongeant au bord de la suffocation. La jeune femme ne supportait plus ces miasmes ainsi que la vue de ces bouches édentées, pourvues de quelques chicots noirs, à l’haleine empoisonnée et aux lèvres craquelées. L’une d’entre elles, nue, tavelée de vieillesse, d’un décharnement horrible, les mamelles pantelantes et sèches, avait enfourché un balai noueux qu’elle chevauchait et éperonnait comme un destrier. D’autres tenaient des poupées d’envoûtement, sortes de fœtus cireux, d’un modelé approximatif, esquisses d’avortons piquetés d’aiguilles.
Las brujas accompagnaient Madame qui n’en pouvait mais jusqu’à la recréation fantasmée d’un cirque ou encore d’un parc d’attraction de films d’épouvante bidimensionnels du dernier quart du XXe siècle.
Leurs ricanements se dissipaient en des méga tornades tandis que les exhalaisons nauséabondes des haillons qui les recouvraient se répandaient dans les narines et le cerveau d’Aurore-Marie, la plongeant au bord de la suffocation. La jeune femme ne supportait plus ces miasmes ainsi que la vue de ces bouches édentées, pourvues de quelques chicots noirs, à l’haleine empoisonnée et aux lèvres craquelées. L’une d’entre elles, nue, tavelée de vieillesse, d’un décharnement horrible, les mamelles pantelantes et sèches, avait enfourché un balai noueux qu’elle chevauchait et éperonnait comme un destrier. D’autres tenaient des poupées d’envoûtement, sortes de fœtus cireux, d’un modelé approximatif, esquisses d’avortons piquetés d’aiguilles.
Las brujas accompagnaient Madame qui n’en pouvait mais jusqu’à la recréation fantasmée d’un cirque ou encore d’un parc d’attraction de films d’épouvante bidimensionnels du dernier quart du XXe siècle.
Des chapiteaux à bandes blanches
et rouges surgissaient des hordes de clowns aux masques difformes et hilares.
Augustes tueurs défigurés brandissant des coutelas, des cimeterres et des
hachoirs. Certains de ces êtres peinturlurés avaient à la main des escopettes,
des tromblons ou encore des winchesters. De leurs habits en piteux état, tout
souillés de crachats, de sang et de phlegme, tombaient des lames et des rasoirs
rouillés. La robe versicolore d’une des créatures clownesques s’entrouvrit pour
révéler son frère siamois muni d’une mitrailleuse. Le canon crépita, crachant
ses douilles par centaines en plusieurs salves tandis que les bandes de
munitions se déroulaient sur le sable de l’arène du chapiteau.
Un dragon anthracite intervint,
semant la désolation parmi la gent assassine. Cependant, tous les déshérités de
Dame Fortune accablés de monstruosités les vouant aux gémonies ou à
l’exposition du carcan ou bien aux quolibets d’une foule ignare, accoururent à
la rescousse des clowns. Nains, géants, hommes loups ou crocodiles,
hydrocéphales, microcéphales, femmes à barbe, androgynes, hommes oiseaux,
hommes chenilles, êtres aptères, tous se jetèrent avec courage, en criant, en
hurlant, affrontant valeureusement le dragon, avatar de Fu le Suprême.
Au milieu de cette folle mêlée,
Aurore-Marie stridulait comme une parturiente, implorant le secours de Daniel.
Elle ne supportait plus cette résurgence de ses peurs enfantines lorsque son
père, Albéric de Lacroix-Laval, croyant la distraire, l’avait conduite à
visiter un cirque ainsi que ses créatures de foire. La Grande Obsession,
jamais, ne l’avait plus quittée. Cela révéla la monstruosité tapie au plus
profond d’elle-même.
Or, le Préservateur n’avait cure
des appels désespérés de Madame. Implacable, il poursuivait la Démonstration
des failles de son adversaire. Cruel, ô combien, il jouait en quelque sorte le
vilain rôle du Démiurge froid, solitaire et surpuissant.
Une brûlure parcourut soudain
l’annulaire gauche de Madame de Saint-Aubain, perforant la mitaine qui
enveloppait sa main. La Chevalière du Pouvoir, devenue fongible, se dissolvait
en des écoulements jonquille, lilas et violets tout en exhalant des parfums de
fraise des bois, de cèpes et de truffes. La bille nacrée venue d’ailleurs,
amalgamée auparavant à la matière même du bijou, désormais moribonde, fusa,
rayonna dans un ultime sursaut d’apothéose avant de se retrouver au cœur d’un wormhole, puis regagna son monde
originel, c’est-à-dire l’espace des grands Ensemenceurs Olphéans, le tout sans
tambour ni trompette, sans même un accompagnement au trombone ou au hautbois.
Aurore-Marie n’était plus qu’une
enfant sans défense, à peine plus âgée que sa fille adorée. Le visage mouillé
de larmes, elle était inerme, ne pouvant plus nuire désormais. Spectacle
pathétique d’une frêle fillette en sanglots à la robe de luxe superfétatoire,
inutile ici, et aux rubans soyeux. Une fillette qui avait peur du Noir,
présentement omnipotent. Elle quêtait une lueur en la Nuit intégrale, en
l’outre nulle part, en ce cabinet sans fond, sans porte, terrorisée par ses
effrois nocturnes concrétisés par l’Expérimentateur qui connaissait bien sa
partie, qui jouait une partition mainte fois répétée.
Une main la toucha, une voix murmura :
- Viens… Viens… Suis-moi… Là où
je vais, plus rien tu ne craindras. Calme ton chagrin.
Elle ne savait à qui cette main
appartenait, mais, mise en confiance, se refusa à la lâcher, se laissant mener,
docile, le long d’un tunnel noir, étroit, dépourvu de senteurs, de saveurs et
de souvenirs, de matérialité, architecture non concrète, cosa mentale comme l’eût dit Leonardo.
Après un temps non mesurable, l’enfant redevenue parvint en une cité idéale. Agartha City…
Après un temps non mesurable, l’enfant redevenue parvint en une cité idéale. Agartha City…
A suivre...
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