La température s’était
brusquement plombée sur la lagune. Les miasmes méphitiques se répandaient
au-dessus des eaux stagnantes et les rares humains qui osaient s’aventurer près
d’elles, suffoquaient ou toussaient bruyamment, peinant à remplir leurs poumons
d’air. Il était relativement fréquent que des vagues de chaleur vinssent
frapper la cité des Doges en cette saison. Le mois de juillet allait vers son
achèvement.
Toujours en leur hôtel, Daniel
et ses amis attendaient que madame de Saint-Aubain leur fît un signe.
Peut-être, l’accablement de la canicule la retardait-elle en ses desseins.
Madame la baronne se terrait dans les salles les plus fraîches du palais
Loredan. Elle s’était résolue à suivre les instructions de sir Charles, mais ce
dernier avait quitté Venise précipitamment, la laissant seule face au Ying
Lung. La jeune femme savait l’absurdité de l’affrontement. Comment faire
accroire à Daniel la fable de la restitution du cadavre de l’Artiste, un
cadavre irrécupérable, jamais remonté à la surface des mortes eaux ? Lors,
elle commença la composition d’un poème qu’elle intitula Le voyage magique.
En la Nouvelle Zemble l'ultime explorateur
Vit le palais de glace du premier Empereur
Au tertre du temps fini à l'incise sacrée
le cristal d'eau limpide luit à l'hiver sans gré.
Mausole au lactescent tombeau d'éternité songeuse
Rêve du Scipion d'armoise en cornaline trompeuse
Camée d'onyx d'Erétrie en sylve giboyeuse
Luminaire du Veau d'or par la Lune gibbeuse !
(...)
En la Nouvelle Zemble l'ultime explorateur
Vit le palais de glace du premier Empereur
Au tertre du temps fini à l'incise sacrée
le cristal d'eau limpide luit à l'hiver sans gré.
Mausole au lactescent tombeau d'éternité songeuse
Rêve du Scipion d'armoise en cornaline trompeuse
Camée d'onyx d'Erétrie en sylve giboyeuse
Luminaire du Veau d'or par la Lune gibbeuse !
(...)
Le messager était fin prêt.
Alexandre,
en parfait héraut, s’alla par la fenêtre ogivale porter à Daniel Wu sa missive écrite sur du vélin ambré. Comment le cacatoès parvint-il à rejoindre le gîte du Préservateur ? L’horloge magnétique interne ? Peut-être… Comme Kiku U Tu jadis chez le Moro Naba de Texcoco…
en parfait héraut, s’alla par la fenêtre ogivale porter à Daniel Wu sa missive écrite sur du vélin ambré. Comment le cacatoès parvint-il à rejoindre le gîte du Préservateur ? L’horloge magnétique interne ? Peut-être… Comme Kiku U Tu jadis chez le Moro Naba de Texcoco…
Symphorien Nestorius qui
s’efforçait de prendre le frais tout en s’éventant bruyamment et en pestant
d’abondance contre l’absence du moindre souffle d’air, aperçut le volatile à
crête d’un blanc immaculé effectuer à la perfection la manœuvre délicate
d’atterrissage comme s’il était rompu à ce genre d’exploit.
- Tonnerre de Paimpol à la
graisse de coco fesse ! s’exclama le Loup décati de l’Espace. D’où sort
donc ce perroquet ? Que nous veut-il ?
Lorenza s’approcha. Elle observa
attentivement le psittacidé.
- Symphorien ce cacatoès porte
une bague à la patte droite.
- Serait-ce le message ?
Questionna le vieillard avec soulagement.
- Je le crois bien.
De quelques coups de bec tapotés
sur le meneau, Alexandre fit comprendre aux deux humains qu’il voulait se
débarrasser de sa lettre.
- Donne, murmura la doctoresse à
l’oiseau.
Le volatile comprit et se laissa
faire lorsque la jeune femme s’empara de la patte et défit le papier.
Mais le cacatoès ne voulut pas
s’éclipser tout de suite. Il s’exclama en anglais :
- Candy… candy…
- Tiens ! Ce bougre de
salopiaud ne carbure qu’à la bouffe. Il a accompli sa mission et réclame
maintenant sa récompense…
- Un sucre ? Non… un
quartier de pomme, c’est plus sain…
Lorenza découpa un morceau de
pomme et le donna à l’oiseau au plumage immaculé. Celui-ci engloutit avec
prestesse le fruit. Puis, tout heureux, il laissa du guano non comme
remerciement mais pour marquer ainsi son territoire comme l’aurait fait Ufo.
- Non ! Mais quel
culot ! Cet avorton de dinosaure exagère…
- C’est dans ses gènes, sourit
la jeune femme.
Tandis que s’envolait Alexandre
dans un décollage aussi parfait que son atterrissage, Lorenza alla frapper à la
porte de la petite pièce servant de bureau au Superviseur afin de lui donner le
message de madame de Saint-Aubain.
*****
Lorsque Daniel acheva de lire le
vélin, il éclata de rire.
- Tenez, Frédéric,
esclaffez-vous à votre tour, fit-il, tendant le message à l’Artiste.
- Quelle naïveté ! Madame
de Saint-Aubain me croit donc mort ? Elle a l’outrecuidance de restituer
mon cadavre. Encore faudrait-il qu’elle puisse le repêcher !
- Je ne sais si Venise comporte
des ravageurs prêts à lui monnayer une quelconque charogne de la morgue,
compléta Daniel Lin, toujours en proie au fou-rire.
- De quoi causez-vous ? Je
suis pas au parfum, marmonna Carette qui venait d’entrer, tenant à la main un
paquet de clopes.
Lorsqu’il vit le regard
courroucé du Superviseur, vite, il escamota l’objet du délit. Il se dit in petto :
« Que je sache, il n’y a pas
encore eu de lois antitabac à cette époque. Ici, il me semble bien que cette
suite comporte un fumoir. Alors, j’ai raison de tenter le diable… ».
Dan El daigna expliquer ce qui
se passait.
- Aurore-Marie promet de nous
rendre le cadavre du Danseur de Cordes. Mais pour cela, elle exige que je me
rende seul, de nuit, place Saint-Marc, désarmé, cela va de soi.
- Ouille ! Mais pour elle.
Ça va craindre un max.
- Elle jure de faire de même,
mais, bien évidemment, je ne la crois pas.
- Daniel, dois-je vous rappeler,
avec tout le respect que je vous dois, que la chevalière du pouvoir, loin
d’être… disons… un placebo, peut receler des propriétés paranormales
spécifiques… je ne m’avancerai pas davantage, n’ayant jamais tenu l’objet en
question. Toutefois, j’ai effectué des recherches concernant son origine, pas
si mystérieuse que cela. Et je puis vous dire que… si l’on suit les codex des
collections de Lord Sanders
que j’ai eu le temps d’analyser, le bijou aurait été forgé par un orfèvre bithynien
vers l’an 150 de l’ère chrétienne à partir d’un métal inconnu que je subodore n’être point d’origine terrestre. Possession de Cléophradès d’Hydaspe, fondateur de la secte gnostique, la chevalière du pouvoir a été ensuite transmise de grand prêtre à grand prêtre jusqu’à son actuelle détentrice.
que j’ai eu le temps d’analyser, le bijou aurait été forgé par un orfèvre bithynien
vers l’an 150 de l’ère chrétienne à partir d’un métal inconnu que je subodore n’être point d’origine terrestre. Possession de Cléophradès d’Hydaspe, fondateur de la secte gnostique, la chevalière du pouvoir a été ensuite transmise de grand prêtre à grand prêtre jusqu’à son actuelle détentrice.
- Merci pour cette information
que j’avais déjà, souligna Daniel Lin avec humour.
- Euh… oui, mais dois-je tout de
même compléter pour le reste de la compagnie, Superviseur ?
- Pourquoi pas ? Je mourrai
moins idiot…
- Moins ignare, ricana Craddock
qui venait de se pointer tout en se brossant sa veste pleine de poils de chat.
Ufo avait en effet élu domicile
sur le vêtement et refusait d’en partir.
- Bien… Je reprends. Comme tout
Hellados, ma pensée a la faculté de se transporter en quelque sorte dans le
passé et de reconstituer les faits au plus près de la réalité. Madame de
Saint-Aubain, l’ignoreriez-vous, était sous traitement hypnotique chez son
médecin, Maubert de Lapparent. Lors de ces séances, elle avait alors l’impression
d’être devenue la vestale Pythia, toute dévouée à Cléophradès, vestale qui
subit la torture et le martyre en l’an 160 de l’ère chrétienne. La jeune fille
avait été détenue à la prison mamertine de Rome qui avait eu comme illustres
prisonniers saint Pierre et saint Paul. Son bourreau était un procurateur
équestre d’origine étrusque Quintus Severus Caero.
- Je le connais. J’ai déjà
croisé son chemin sous d’autres avatars… Sydney Greenstreet, le Commandeur
Suprême, Humphrey Grover, etc…
- Oncle Daniel, remarqua
Violetta de sa voix pointue, tu oublies Tsampang Randong dans ta liste…
- Parce que celui-ci, je ne l’ai
vu qu’à l’état de momie desséchée…
- Certes, je ne vous demanderai
point comment vous avez pu croiser un tel être… mais j’en reviens à mon explication
et à Caero. Ce dernier avait rédigé des rapports secrets destinés à l’Empereur
Antonin le Pieux afin qu’il prît un rescrit de persécution générale à
l’encontre des Tétra-Epiphanes. Ledit rapport, rédigé à la fois en latin et en
grec, sur papyrus, mentionnait la chevalière du pouvoir ainsi que ses
propriétés. Cet anneau représente Shiva le Danseur, entouré de quatre foudres,
chacun de ces foudres étant une hypostase de Pan Logos.
- Que c’est rasoir… j’aurais dû
fermer ma gueule, souffla Carette.
- Tout à fait, acquiesça le
Cachalot du Système Sol.
- Or, nous savons qu’à chacune
des hypostases correspond une personne, un caractère, la mère, Aurore-Marie, la
fille, Lise de Saint-Aubain, la jumelle, qui est Deanna Shirley elle-même…
- Euh… Je ne réclamais pas un
tel honneur, minauda la comédienne.
- Mais il manque encore le
concomitant, compléta Spénéloss, celui qui naquit à la même seconde que Lise.
Il nous faut le retrouver mais cela suppose que nous nous rendions encore une
fois dans le monde extérieur, cette mission achevée.
- Ma foi, c’est exact, approuva
le Superviseur. Bien pensé, lieutenant.
- Commandant, j’ose vous
demander d’épargner la vie de madame de Saint-Aubain parce que sa disparition
mettrait en danger l’existence de sa propre fille. Or, cette enfant, innocente,
ne mérite pas un tel sort.
- J’y comptais bien. J’ai
parfaitement saisi la nature de Lise. La fillette est le clone
parthénogénétique d’Aurore-Marie, dépourvu toutefois de son caractère négatif.
Cette enfant est pétrie de qualités. Elle a un don musical qui fait défaut à sa
mère. Rien que pour cela, je l’invite à l’Agartha.
- Oui, je ne puis qu’approuver
votre résolution. Et ce d’autant plus que la vie de Lise de Saint-Aubain ne
s’achevait qu’en l’an 1893 comme me l’a révélé le chronovision. L’enfant
mourait d’une mauvaise chute de cheval, quelques mois avant sa mère.
- Il va de soi que cette
chronoligne se terminera en cul de sac, reprit Daniel Lin. Une fois
Aurore-Marie neutralisée, Lise nous suivra dans la Cité souterraine. Ce qu’elle
prendra pour sa fille ne sera qu’un succédané, un double autonome, un
poltergeist…
- Une information fantôme
dépourvue toutefois de conscience, jeta l’Hellados.
- Un peu comme Gana El,
lorsqu’il incarna André Fermat, proféra Dan El. Ainsi, trois André au moins
cohabitèrent dans trois chronolignes différentes.
- Je me souviens des trois, fit
Lorenza en fronçant les sourcils. L’un d’entre eux était à peine fréquentable…
- Celui-ci mourut assassiné dans
la piste temporelle 1721 bis…
- Quel malandrin était-ce
donc ? demanda Gaston avec curiosité. Je n’ai croisé que celui qui vivait
sous les Napoléonides. Il me donnait déjà froid dans le dos…
Intérieurement, Dan El se disait
qu’il aurait dû davantage remodeler les mémoires de ses amis. Spénéloss ne fut
pas en reste. Un éclair illumina son visage d’habitude inexpressif.
- Stankin ! murmura-t-il.
Superviseur…
- Oui, lieutenant ?
- Je crois avoir compris
l’origine du matériau exogène constitutif de la chevalière du pouvoir. La
sphère irisée… les spores des Grands Ensemenceurs de l’espace Olphéan…
- Les Olphéans ne sont qu’une
chimère de l’esprit. Ils n’ont jamais existé…du moins … pas encore, termina
pour lui-même le Ying Lung, se morigénant de son imprudence…
- Vous savez de quoi vous
parlez, prononça l’Hellados fâché. Cependant, l’anneau vient bien de quelque
part. Il nous faudra alors le découvrir.
- En finir avec madame de
Saint-Aubain ne marque donc pas la fin de nos mésaventures, sifflota Saturnin
de Beauséjour en comptant sur ses doigts. Deux missions supplémentaires nous
attendent à tout le moins, si je suis bien tous vos propos. Primo :
identifier le concomitant, le localiser et le protéger, je ne sais trop de qui
ou de quoi… Secundo : nous rendre quelque part dans l’Antiquité romaine afin
de rencontrer le concepteur de cet anneau maudit.
- Je n’ai pas signé pour ce
travail de Titan, grommela Marcel Dalio. De la carabistouille en perspective…
- Si t’es pas content, te porte
pas volontaire pour la prochaine fois, ironisa Gabin. Moi, j’en serai pas,
c’est sûr…
- Moi, itou, appuya Louis
Jouvet.
- Oui, je sais. Place aux dames,
sourit Daniel Lin…
- Je les plains, sacré nom de
Dieu ! lança Symphorien.
*****
A suivre...
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