Chapitre
13
La débandade des fabuleux centaures arabes avait été totale, aussi
soudaine et surprenante que leur apparition. La cavalerie éclectique
rimbaldienne manifesta son triomphe par le déchargement bruyant, tonitruant,
des pétoires ouvragées. Parmi ces braves, un ethnologue aurait identifié
facilement les célèbres chevaliers Zarma du Dosso, bien qu’ils fussent
originaires d’Afrique de l’Ouest, mais nous n’étions plus à une incongruité, à
une incohérence spatio-temporelle près. En provenance du futur Soudan français
et du Niger, ils arboraient de magnifiques armures matelassées ainsi que les
caparaçons assortis de leurs montures. Leurs casques rappelaient les chapels de
fer dans le style occidental du XIIIe siècle
mais ils étaient ici forgés dans le cuivre, garnis de sonnailles tintinnabulantes, agrémentés d’une pointe ou cimier avec une houppe en plumes d’autruche, ou de couronnes blanches semblables à celle de la palette de Narmer. Les figures des cavaliers étaient scarifiées et tatouées d’empreintes, de dessins, en formes d’étoiles et de croissants de lune.
mais ils étaient ici forgés dans le cuivre, garnis de sonnailles tintinnabulantes, agrémentés d’une pointe ou cimier avec une houppe en plumes d’autruche, ou de couronnes blanches semblables à celle de la palette de Narmer. Les figures des cavaliers étaient scarifiées et tatouées d’empreintes, de dessins, en formes d’étoiles et de croissants de lune.
Alban avait reconnu le poète aventurier, mais, dans un réflexe il eut
la maladresse de s’écrier à haute voix, sans le moindre accent
germanique :
- Monsieur Rimbaud, merci ! Il était temps.
Tout cela fut prononcé en bon français.
Après avoir donné ses derniers ordres à ses lieutenants, Arthur
descendit de cheval et avança à la rencontre de l’expédition allemande.
A son tour, von Preusse s’exprima, marquant sa reconnaissance.
- Danke schön, Herr Rimbaud. Un instant, nous avons cru que le
sultan de Zanzibar n’avait pas tenu sa promesse. Heureusement, il n’en est
rien.
Le Français avait constaté l’aspect irréel des assaillants. Il
fit :
- Cette troupe qui vous a attaqués a une drôle d’allure.
- Oui, tout à fait, répliqua Oskar. Je ne sais d’où elle venait. C’était
comme si les enfers avaient vomi ces centaures volants.
- Je n’ai pu voir grand-chose d’eux car ils se sont débinés comme des
lapins, articula le poète en cherchant sa pipe. D’eux, il ne demeure que
quelques grains de sable. A mon avis, c’étaient des djinns mais constitués de
limon, de silice, de vents, harmattan et simoun. Peut-être des émanations
d’Azazel.
- Vous citez le nom du diable dans la religion musulmane, constata
froidement Erich.
Pour lui-même, le comédien se dit : « la structure de ces
êtres surnaturels est en fait basée sur des particules subatomiques, peut-être
même des antiparticules. Ah ! que ne suis-je aussi savant et érudit que
Spénéloss ! Lui les aurait analysés immédiatement. Cela implique que
l’antimatière serait en train d’interférer dans cette Afrique déviée. ».
Alors, l’Austro-américain tenta de contacter Daniel Lin. Il dut
toutefois y renoncer car il ne captait qu’un brouillage inaudible. Pendant ce
temps, Werner parlait à l’oreille de son supérieur.
- Herr Oberst, avez-vous constaté que von Arnheim s’est exprimé
en français sans aucun accent ? N’est-ce pas étrange ?
- Oui, lieutenant, vous pensez qu’il s’agit d’un espion. Le deuxième
bureau nous aurait donc infiltrés.
- Dois-je vous rappeler la
mésaventure qu’il m’est arrivée dans la chambre d’améthyste à Bonnelles ?
- Inutile.
- Que faisons-nous à propos de l’ordonnance de von Stroheim ?
- Pour l’instant, rien du tout. Tant que ce Rimbaud sera là, nous ne
pourrons agir. Patience donc.
- Compris.
- Trois journées nous sont encore nécessaires pour atteindre les rives
du lac Tanganyika, siffla Von Preusse. Nous agirons là-bas. La présence de cet
aventurier est la preuve que nous avons davantage à redouter la manifestation
de phénomènes inexpliqués que les armées de Tippo Tip et Ngongo Lutete. Une
fois parvenus dans l’Etat de M’Siri, nous ne serons plus couverts par le
sauf-conduit. Là, ce sera une autre affaire. Ceci dit, je ne comprends toujours
pas pourquoi nous n’avons rencontré aucun poste militaire, aucune structure,
aucun bâtiment, témoignant de la présence politique non seulement des
britanniques mais aussi des potentats esclavagistes. Je ne puis croire à une
simple sous-administration, connaissant les Anglais et le fameux Cecil Rhodes.
Ces derniers auraient dû, et c’est la moindre des choses, soit multiplier les
garnisons et les fortins, soit déléguer leur pouvoir aux chefferies locales.
- Certes, colonel, fit Werner. Mais si nous obliquions trop vers le
Sud, nous nous heurterions alors aux Boers ou aux Portugais du Mozambique.
Rimbaud poursuivait ses explications, s’adressant à von Stroheim et au
reste des soldats germaniques.
- J’ai fait allusion à Azazel parce que le cheikh Walid s’est évadé de son cachot de Pemba sans que nul ne sache où il a pu s’aventurer. Un personnage aussi volatil ne peut être tout à fait humain.
- J’ai fait allusion à Azazel parce que le cheikh Walid s’est évadé de son cachot de Pemba sans que nul ne sache où il a pu s’aventurer. Un personnage aussi volatil ne peut être tout à fait humain.
Stroheim approuva et jeta :
- Scheisse ! cela complique la donne.
- Sachez que le sultan Khalifah Bin Saïd m’avait donné l’ordre de vous
suivre à distance. Il redoutait qu’il vous arrivât quelques problèmes tels que
vous en avez rencontrés. Mes cavaliers Zarma, Somali, Ethiopiens et autres sont
vos anges gardiens. Vous pouvez compter sur eux, ils sont munis d’amulettes
protectrices et c’est sans doute la raison pour laquelle les centaures ont pris
peur et se sont évanouis.
- Nous sommes plongés en pleine sorcellerie, jeta Alban avec réticence.
Je n’aime pas ça.
Comme pour prouver ses déclarations, Arthur commanda au plus chamarré
de ses cavaliers de montrer le bijou protecteur qu’il arborait sur son armure
matelassée à la manière d’un pectoral égyptien. De l’objet semblait émaner un
rayonnement comme s’il était radioactif mais aucune nocivité ne s’en dégageait
et aucun des soldats n’en était affecté. Erich comprit et se dit à
lui-même :
- Des amulettes d’orona, ou plutôt de charpakium. Il fallait y penser.
Une nouvelle distorsion temporelle se produisit alors que la troupe
allemande savourait le calme relatif. Le crépuscule advint brusquement, ce qui
contraignit Rimbaud à ordonner de dresser les tentes. Lorsque cela fut fait,
poliment il invita von Stroheim et les autres officiers supérieurs à venir dans
ses quartiers.
- Souhaiteriez-vous prendre un verre de thé à la menthe avec moi ?
Ahmed le prépare à la perfection.
- Pourquoi pas ? répondit le colonel von Preusse.
- Oui, volontiers, répliqua à son tour Erich.
Après avoir marqué une pause, le comédien dit sur un ton faussement
détaché.
- Le paysage se remodèle sans cesse, comme s’il n’était pas satisfait
des résultats obtenus et personne ne se rend compte de cette mutation accélérée
hormis mon humble personne. Je vois des vallées se combler, des monts s’éroder,
des rivières s’assécher, des massifs s’ériger là où, quelques secondes
auparavant, il n’y avait qu’une steppe. Dans quel Tanganyika sommes-nous ?
Alban confirma et murmura :
- Erich, ma boussole s’affole. Elle n’indique plus le Nord magnétique.
N’étions-nous pas censés nous trouver au sud de la Rift Valley, près de la
future métropole de Tabora ? Derrière nous, la rivière Wembere aurait dû
couler ses eaux séculaires. Jusqu’à présent, en effet, nous avons suivi une
route parfaite Est-Ouest en direction du lac Tanganyika. Alors, pouvez-vous
m’expliquer la raison pour laquelle j’aperçois à l’horizon le mont Kilimandjaro
qui, comme vous le savez, est situé au Nord de ce pays ?
- Il n’y a pas que votre boussole à perdre le Nord, fit Erich avec un
humour involontaire. Cela signifierait que nous n’avançons plus en direction du
lac Tanganyika mais vers le lac Natron.
Arthur Rimbaud écoutait alors que von Preusse et von Dehner s’étaient
déjà éloignés pour vaquer à leurs affaires. Ils allaient bientôt revenir afin
de prendre le thé avec leur sauveteur.
- Ne nous affolons pas, Alban, conclut von Stroheim. Après tout, nous
en avons vu d’autres, non ?
- Oui, mais tout de même ! Si nos sens ne nous trompent pas, nous
sommes actuellement en plein territoire Masaï.
- Je ne crois pas qu’ils nous seront hostiles, soupira le comédien avec
un rien d’agacement.
***************
Elle errait dans ce palais dédaléen depuis un temps indéterminé.
Aurore-Marie savait qu’un avant avait existé, mais seules des bribes
rémanentes acceptaient, tels des lambeaux épars, des fragments papyrologiques
tombant en poussière par place, de revenir çà et là en son cerveau tourmenté.
Rêvait-elle ? Etait-elle consciente ? Elle n’en savait mie. Les rares
événements dont elle parvenait à matérialiser des images fugitives,
incertaines, passaient devant ses yeux aussi promptement et fugitivement qu’un
flash photographique.
Il y avait eu d’abord cette gondole noire, glissant avec nonchalance
dans un sillon liquide lui-même enténébré, en une nuit elle-même d’une encre si
profonde qu’on ne distinguait plus une seule étoile, bien que la voûte céleste
ne fût pas obscurcie de nuages. Le gondolier était la Mort personnifiée, le
nautonier de l’Achéron à la face creuse, au crâne dépouillé et lissé et aux
orbites caves, dont les mains désincarnées serraient l’aviron de jadéite de
néant. Un second passager accompagnait la poétesse ; c’était apparemment
un abbé au cap cireux, aux longs cheveux blancs roidis, exhumé d’outre-tombe,
confit de goémons, dont la longue et stricte redingote noire ruisselait d’une
eau saumâtre, empuantie de miasmes lagunaires, d’effluves de poissons en
putréfaction. Parmi eux, un nez connaisseur et expert pouvait identifier des
remugles de flétan avarié.
Il s’agissait de Franz Liszt lui-même,
un Liszt verdâtre, amorphe, muet, rigidifié par le Grand Œuvre cadavérique. Et l’embarcation, constellée de coquilles faisandées, damassée de byssus et de moisissures, poursuivait sa navigation dans les canots brunâtres d’une Venise nocturne labyrinthique et moribonde, à demi inondée par une acqua alta noirâtre survenue hors période, Cité des Doges de l’infra-sombre, aux fondations minées par la pourriture et les tarets, aux pilotis des palazzi sapés et gainés d’une mousse verte. De temps à autre, l’ouïe de la baronne percevait à distance l’effondrement de telle ou telle noble demeure dont les vestiges, en sombrant dans la lagune de jais, tels ceux des villas pompéiennes du siècle de fer de la lutte entre l’ultra-libéralisme et la foi fondamentale d’Orient, soulevaient une pulvérulence suffocante avant d’être engloutis pour les siècles des siècles dans les abysses adriatiques ; Venise se mourait, sombrait, sans que notre poétesse y pût grand’chose. Réfractaire à tout ce qu’elle voyait, à ce spectacle dégradant, inconcevable, elle était elle-même une contamination, un virus, un agent accélérant la décadence, la putrescence de la Ville, sans qu’elle en eût conscience. Culpabilité de l’Innocence blonde…
un Liszt verdâtre, amorphe, muet, rigidifié par le Grand Œuvre cadavérique. Et l’embarcation, constellée de coquilles faisandées, damassée de byssus et de moisissures, poursuivait sa navigation dans les canots brunâtres d’une Venise nocturne labyrinthique et moribonde, à demi inondée par une acqua alta noirâtre survenue hors période, Cité des Doges de l’infra-sombre, aux fondations minées par la pourriture et les tarets, aux pilotis des palazzi sapés et gainés d’une mousse verte. De temps à autre, l’ouïe de la baronne percevait à distance l’effondrement de telle ou telle noble demeure dont les vestiges, en sombrant dans la lagune de jais, tels ceux des villas pompéiennes du siècle de fer de la lutte entre l’ultra-libéralisme et la foi fondamentale d’Orient, soulevaient une pulvérulence suffocante avant d’être engloutis pour les siècles des siècles dans les abysses adriatiques ; Venise se mourait, sombrait, sans que notre poétesse y pût grand’chose. Réfractaire à tout ce qu’elle voyait, à ce spectacle dégradant, inconcevable, elle était elle-même une contamination, un virus, un agent accélérant la décadence, la putrescence de la Ville, sans qu’elle en eût conscience. Culpabilité de l’Innocence blonde…
Après était venue, sans nulle transition, cette sensation de recul, ce
coup de feu brutal et gourd, cette main délicate au gant de chevreau noirci de
poudre, tenant encore ce minuscule pistolet de femme au canon brûlant, fumant,
tandis qu’un corps d’homme basculait dans les eaux de sépia alors qu’en lui
s’élargissait la macule écarlate de la blessure létale. Nous étions près du
Pont des Soupirs, et l’assassin femelle, son forfait accompli, le membre encor
tremblant, essayait de se confesser à Satan ainsi que Baudelaire l’avait écrit.
Longtemps, son inutile psalmodie résonna sous la voussure de la nuit.
Une ellipse nouvelle l’avait surprise, irrépressible. Elle courait
maintenant sans trêve, fébrile, dans les enchevêtrements de galeries en plein
cintre, d’une longueur intestinale évocatrice, montait, descendait des étages
tous répétitifs, tous identiques, aux escaliers semblables. Aurore-Marie
s’égarait dans le labyrinthe de ses fantasmes.
Elle se retrouvait presque nue, sans que pussent s’expliquer les
raisons d’une telle vêture. Ethérée, translucide, elle arborait une chemise de
nuit moirée, jaspée par ses propres hémorragies de poitrinaire et son propre
sang anémique l’étouffait, ne cessant de sourdre, de s’égoutter de sa bouche
elle-même souillée de pourpre. Ses toussotements devenaient spasme, se
transmutaient en asthme, tandis que les égouttements hémorragiques
s’épreignaient jusqu’à ses pieds nus. Aurore-Marie parcourait des parquets
glacés, lattés en damier, gravissant, sans souffle aucun, de vertigineux
colimaçons pentus jusqu’à des campaniles encombrés de jacquemarts immobilisés
par l’oxydation, débouchant ensuite sur du rien, s’obligeant lors au chemin
inverse, se perdant, corps et âme dans le Palazzo du Prince du Monde
qu’elle avait eu tort de solliciter, pour qu’il la pardonnât. Circonvenir
Satan ! Satan maître du Pardon ! Satan la Miséricorde ! Satan la
Rédemption ! Absurde ! Absurde ! Aurore-Marie s’enfonçait dans
l’a-temps de sa conscience anéantie.
A présent, balcons, belvédères, corniches et poutres faîtières
surchargées d’acrotères, de gargouilles, d’antéfixes de toitures étrusques
incongrues, parfois à l’image de Méduse, se mélangeaient avec une démentielle
allégresse jubilatoire et éclectique pour qui n’aurait pas interprété cette
errance comme le Châtiment. Aurore-Marie, nouvelle Marie-Madeleine non rédimée,
non rachetée par le démon de sa folie pure, courait, éperdue, ses longs cheveux
blonds défaits, débouclés, empoissés par ses expectorations cramoisies, les
mèches collées par le liquide coagulé, comme si elle eût émergé d’un bassin
d’hémoglobine. Goule elle devenait, goule insatiable mais…punie. Daniel était
le coupable, le responsable. Madame de Saint-Aubain, épuisée, ne cessait plus
de trébucher dans la poussière d’une galerie aux colonnades de marbre, au
plafond à caissons, stuquée, surchargée d’appliques, de miroirs, de mascarons
et de grotesques vert-de-grisés, bordée aussi par tout un Panthéon gréco-romain
infini qui se ruinait. Cette statuaire païenne, elle tenta de s’y accrocher,
d’y compenser sa faiblesse exsangue, d’y rattraper ses chutes multiples dues à
ses jambes cariées par la phtisie. Aurore-Marie empoigna, çà, là, des groupes
de Laocoon, des Amour et Psyché, des Apollon, des Athéna Pallas, des Doryphore,
des Discobole, des Aurige, des Jupiter, des Déméter, des Cybèle, des Vénus, des
sphinges polymastes lagides, de grossiers Bacchus ithyphalliques et ivres,
outrés d’hypocras, au ventre d’hydropiques dont on attendait qu’ils
éclatassent, épanchassent et épandissent leur pourriture vineuse.
D’un seul coup imprévisible, toutes ces statues imitées des Anciens
tombèrent en poudre, s’effritant irrémissiblement dès que la petite main moite
de la suante poitrinaire haletante, aux exsufflations rapides, essayait de les
empoigner parce que constituées de matière friable, tendres, façonnées,
modelées et sculptées dans le talc et la craie. La toux de la poétesse,
décuplée par les nuées graineuses de désagrégation statuaire, achevait de
l’épuiser : de nouveaux jaillissements sanguins surgissaient de sa bouche
et l’exsanguination terminale devenait imminente. Le diable attendait le moment
propice pour s’emparer de son âme maudite.
Avant de plonger dans l’abîme de sa malédiction, Madame de Saint-Aubain
aperçut, sous une abside, le buste salvateur : coulé dans l’airain, cet
Ahenobarbus hiératique couronné de chamarrures orientales et stupéfiantes
prétendait représenter le portrait incarné et schématique d’un Empereur byzantin
bas-antique du VIe siècle : Tibère II. Elle se crut sauvée. Elle
approcha la tête de bronze avec une circonspection due autant à son épuisement
qu’à ses hésitations devant l’absurdité de l’œuvre. Une vaste bouche
l’engloutit toute sans qu’elle pût la contrer.
Aurore-Marie se réveilla en hurlant. Elle s’était assoupie dans la
bibliothèque, affaissée sur les feuillets du codex vénérable. Debout auprès
d’elle, une jeune femme masquée l’aborda. Pourquoi dissimuler ainsi son visage,
alors que le Carnaval (dégustation de la Chair d’avant Carême) était passé
depuis de longs mois ? Elle ne reconnut pas l’inconnue énigmatique, dont
la fausse figure du domino, imitée de quelque image féminine symbolique,
constituait en elle-même un mystère. Il s’agissait de Betsy Blair.
********
La colonne boulangiste poursuivait son avancée dans les profondeurs
inexplorées du futur Congo léopoldien. Quelques villages avaient encore été
rencontrés et il avait été procédé au recrutement d’hommes de troupe
supplémentaires afin de pallier les précédentes pertes. Toujours juché sur son
tipoye, qui lui permettait de dominer l’environnement, Barbenzingue s’étonnait
que la colonne n’eût toujours pas croisé ne serait-ce que le plus minime poste
de brousse commandé conjointement par des soldats belges et par des
« mercenaires » aux ordres d’une compagnie concessionnaire chargée de
la récolte du caoutchouc. Or, si l’on en croyait les repères géographiques
cohérents, l’expédition se trouvait désormais dans le secteur de la future
Kikwit où, en théorie, une sorte de « port » destiné à l’exportation
de l’hévéa venait d’être construit depuis peu afin que la marchandise fût
acheminée jusqu’au Pool puis jusqu’à Matadi. C’était à n’y plus rien
comprendre. Cela signifiait que l’emprise de l’Entité qui remodelait à sa guise
le continent noir n’avait aucunement l’intention de relâcher son attention sur
celui-ci.
L’itinéraire prévu était pourtant scrupuleusement respecté. Le brav’
général procédait méthodiquement en suivant une route ouest-est en direction du
futur Katanga. Or, le décor de cette brousse n’avait plus rien à voir avec les
relations de voyage des naturalistes et surtout pas avec les comptes rendus de
Stanley.
La touffeur tropicale se faisait accablante. Aucun répit ne ménageait
les hommes qui souffraient en silence, qu’ils fussent noirs ou blancs. De
Boieldieu lui-même se sentait oppressé, bien qu’il eût suivi à Agartha City un
entraînement spécial. De temps à autre, il s’épongeait le front, dégoulinant
d’une sueur abondante, avec un mouchoir bon à essorer. Il ôtait son casque
tropical, s’éventait avec, mais cela ne lui procurait qu’un rafraîchissement
dérisoire et temporaire. Les Blancs portaient des vêtements inadaptés sous
lesquels se détrempaient de trop épais caleçons longs tels qu’en usage à
l’époque. Les dos affichaient de larges auréoles de transpiration et les
militaires exhalaient une insupportable odeur impossible à enlever. Cela aurait
nécessité une douche presque toutes les heures, et les ressources en eau saine
étaient des plus limitées. Les gestes se faisaient nerveux ; l’on était
aux aguets, dans l’expectative de nouvelles mauvaises surprises. Pierre essaya
de fumer pour se détendre. Ses mains commençaient à trembler et il ne parvint
pas à allumer une cigarette dont le papier s’était lui-même mouillé. Les
adeptes de la pipe, Africains compris, étaient plus chanceux.
Les barbes aussi gênaient : Boulanger lui-même, quoique privilégié
par le tipoye surmonté d’une espèce de parasol, regrettait cet attribut viril
qui, en métropole, assurait en plus de son regard son succès auprès des femmes.
Il occasionnait des désagréments supplémentaires, échauffait encore plus. Il
était inévitable que la somnolence saisît et frappât maintes personnes,
Barbenzingue inclus. Il dodelinait, au risque de tomber de sa chaise à
porteurs.
On s’approchait doucement des territoires interdits sous le contrôle de
M’Siri et de son égérie Maria de Fonseca. Toutes sortes d’insectes harcelaient
la colonne. Il fallait prendre garde parce qu’ils avaient tendance à rechercher
les orifices, narines, bouches, oreilles, sans oublier les yeux, afin d’y
pondre en toute impunité ou de se sustenter opportunément des divers fluides
humains. Même les sangsues étaient de la partie, lorsque les pieds parcouraient
des flaques d’eau croupie. Un temps considérable était consacré à décoller ces
sales bêtes vampiriques. Des nuées de mouches tsé-tsé tourmentaient les
soldats ; gare à celui qui, piqué, succombait à la maladie du sommeil. La
victime connaissait tout d’abord un ralentissement de ses réflexes et de sa
conscience avant d’être saisie d’une irrépressible torpeur. Ainsi, un caporal
et deux porteurs furent parmi les premiers contaminés.
- Ça tchoufoua ! s’exclama le Capita après avoir examiné
brièvement les trois malades.
Accablé, craignant d’être à son tour atteint, Boulanger glapit,
réclamant à cor et à cri qu’on l’enduisît d’une pommade protectrice et qu’on
l’entourât d’une moustiquaire. La faune paléozoïque avait cédé la place à une
variante de la jungle simienne de l’ère tertiaire. Le faîte des essences
géantes se peuplait dorénavant de créatures anthropoïdes arboricoles au pelage
soit albinos, soit argenté et ébouriffé, non répertoriées dans la taxinomie
linnéenne. Certains de ces primates, dotés de globes oculaires albinos
surdimensionnés, c’est-à-dire d’un rouge sanguin, s’apparentaient davantage aux
tarsiers spectres de Sumatra qu’aux chimpanzés communs bien que leur forme
crânienne non encore pourvue du torus sus orbitaire typique des premiers
hominidés jusqu’aux K’Tous, rappelât les proconsuls africanus ancestraux. Leurs
ululements, chants et criaillements assourdissaient la canopée, faisant fuir
les oiseaux et les cercopithèques des cimes devenues leur territoire exclusif.
L’un de ces ponginés moins farouche que les autres commit l’imprudence
de s’avancer jusqu’à la colonne afin de quémander de la nourriture, fruit ou
feuilles à mâcher.
Le mental d’Hubert de Mirecourt, peuplé de représentations de singes
hostiles, belliqueux et anthropophages, véhiculées par Paul du Chaillu, lui
fit, en un réflexe pavlovien, décharger son revolver sur l’innocent
intermédiaire entre la bête et l’homme. Aussitôt, une clameur envahit les
tirailleurs. Alors le Capita dut les calmer tandis qu’il expliquait aux
Européens leur erreur. Désignant la dépouille ensanglantée et trouée de balles
du malheureux singe mutant, il déclara :
- Toi attirer la colère de Kikomba Kakou et de Kakundakari Kakou. Ils
vont venger la mort de leur frère singe. Toi en être sûr.
- Fariboles de bonne femme. Je ne me laisserai pas impressionner par
des superstitions de primitifs ! rétorqua l’officier français colonialiste
plein d’orgueil.
A l’exception de Boieldieu, de Pèbre d’Ail, de Santerre et de Franceschi qui revendiquaient leur qualité de libres penseurs, tous les militaires français présents acquiescèrent aux paroles du commandant. Santerre émit une réflexion bien sentie à l’oreille de l’acteur.
A l’exception de Boieldieu, de Pèbre d’Ail, de Santerre et de Franceschi qui revendiquaient leur qualité de libres penseurs, tous les militaires français présents acquiescèrent aux paroles du commandant. Santerre émit une réflexion bien sentie à l’oreille de l’acteur.
- Je sens que ça va bientôt barder, mon colon.
- Oui. Mais de qui viendra l’attaque en premier ? Cela c’est autre
chose, opina Pierre.
Juché sur sa chaise à porteurs, Boulanger rétablit l’ordre d’un simple
geste et ordonna que l’on poursuivît la marche.
Au cours du kilomètre suivant, le biotope s’était encore modifié tout
aussi progressivement. Il acquérait désormais une incohérence qui donnait
l’impression que les saisons se superposaient en un patchwork surréaliste. Le
développement de la végétation semblait de plus en plus anarchique en cela que
des parties d’arbres, de lianes, de fougères arborescentes, de fourrés,
prenaient l’apparence de la désolation et de la pétrification tant cela faisait
longtemps qu’ils n’avaient pas été irrigués par la moindre goutte d’eau alors
que d’autres, tout au contraire, à deux pas à peine, atteignaient un tel degré
de luxuriance et d’exubérance qu’ils en devenaient aussi impénétrables qu’une
muraille de diamant hormis les camaïeux verts. Les militaires eux-mêmes
subissaient d’inquiétantes métamorphoses, pris dans la nasse du sortilège
ambiant. Ainsi, ils ralentissaient leur allure – non point qu’ils eussent été
piqués par la glossine – donnant l’impression de trépigner sur place, leur
démarche se fractionnant en une décomposition du geste jusqu’à six mille fois
plus lentement que la normale, alors que d’autres accéléraient jusqu’à frôler
le mur du son. Leurs pas devenaient saccadés et quasiment invisibles. En une
milliseconde, ils franchissaient cent mètres. Les distances s’abrégeaient pour
les uns mais les « ralentis » quant à eux se mouvaient dans une
mélasse d’éther spatio-temporel pâteux dont il était impossible de se libérer.
Personne n’avait conscience de cette diachronie. Une partie de la colonne,
toutefois, ne subissait pas ce phénomène imprévisible. Cependant, elle voyait
autour d’elle non seulement ses compagnons mais aussi la faune et la flore se
déphaser. Les écarts s’accentuaient au sein même de chaque individualité
animale, florale, humaine. Des okoumés décrurent ; des termitières et
fourmilières s’étrécirent. L’on vit cet étonnant spectacle d’oiseaux qui
s’abattaient au sol, frappés par la senescence, se décomposant en quelques
secondes jusqu’à n’être plus que des micro fossiles et des oisillons se
renfermant dans la coquille de leur œuf soudainement recomposée. Toute personne
approchant une oreille de ces pontes reconstituées eût pu entendre le
bruissement d’une organogenèse rétroactive, et si elle avait poussé jusqu’au
bout sa curiosité en pratiquant une ouverture dans l’œuf, aurait admiré
l’étourdissant et épatant spectacle d’un embryon de poussin régressant au germe
originel. Le multi déphasage temporel s’accroissait, affectant également les
insectes. Les papillons redevenaient nymphes puis chenilles, les mouches pupes,
les sauterelles larves. Sinon, c’étaient des paquets, des agglomérats noircis
de moustiques desséchés, qui frappaient les explorateurs. Tout cela dégageait
des effluves alcalins, des puanteurs douceâtres.
Près d’un ébénier retourné à la graine, un tirailleur sénégalais
aperçut un lépidoptère désemparé, comme piégé à son tour par le reflux temporel
de l’arbre où il voletait, réintégrer le cocon d’où il était issu ; cette
enveloppe se détissant, une chenille bariolée et velue revint à l’existence
antérieure. Le soldat commit l’imprudence, sans qu’on l’eût mis en garde, de se
saisir de l’animal. Il cria : « Massa ! A l’aide ! »
Une fulgurante brûlure venait de léser sa main droite, mais ce
n’étaient pas les poils urticants de la chenille qui l’avaient causée. Le
médecin de bord du Bellérophon noir, muni d’arnica, voulut soigner le
tirailleur tandis que ses camarades vociféraient : « Ndiop
maudit ! Ndiop être frappé par Kikomba-Kakou ! »
« Laisse-toi examiner, mon garçon », fit le docteur
militaire. Ce qu’il vit lui fit croire d’abord à une amputation spontanée,
soudaine, à une désagrégation ou résorption brutale et incompréhensible de la
main lésée. A première vue, ce que Ndiop exhibait n’était plus qu’un moignon
rosâtre, similaire à ceux des lépreux. Une lèpre galopante était impossible et
un examen plus approfondi de la blessure, dont le médecin major de Villeneuve
supputait qu’elle fût venimeuse, voire contagieuse, permit de révéler
l’entièreté de l’horreur invraisemblable que le soldat originaire de Rufisque
supportait. La chose qui s’était substituée au membre adulte de l’homme
demeurait de facto une main droite, mais une main minuscule, translucide,
cartilagineuse, veinée de bleu, dont les doigts, ébauchés, à peine
bourgeonnants, se trouvaient reliés par des membranes de peau conférant à
l’ensemble un aspect palmé déconcertant. La main droite de Ndiop était redevenue
fœtale et sa régression se poursuivait.
De Villeneuve ordonna qu’on isolât la victime, qu’on la plaçât en
quarantaine afin d’éviter des contaminations supplémentaires. De plus, tous les
autres phénomènes de déphasages diachroniques qui, une minute auparavant,
affectaient encore la majorité de la colonne de Barbenzingue venaient de
cesser. Ce que Pierre Fresnay comprit, fort de ses connaissances acquises à
l’Agartha, c’était que le malheureux tirailleur commençait à subir des
altérations hétérochroniques de son organisme, celles-ci ne pouvant aller qu’en
s’aggravant. « Ce pauvre type est foutu ! Il ne peut plus espérer que
le secours d’un dieu ! » se dit-il, se gardant de communiquer ses
réflexions à d’autres, y compris les caporaux-chefs briscards pour lesquels il
éprouvait sympathie et confiance, celle-ci étant réciproque.
Ndiop fut mis en isolement, monté sur une espèce de civière digne d’un
catafalque funèbre amérindien du Middle West, veillé par trois autres
tirailleurs tremblants de peur, tandis que Boulanger se résignait à établir un
campement à quelque distance et que de Mirecourt désignait les hommes de quart
nocturne : il fallait à tout prix profiter du répit que cette nature
folâtre prodiguait, avant que tout devînt pire. La nuit du bivouac, dans une
jungle temporairement calmée, fut étonnamment paisible, bien qu’on entendît
gémir le malade. Pierre dormit très mal malgré sa moustiquaire : il
percevait les plaintes du soldat et celles-ci lui semblaient transmutées en
d’étranges vagissements immatures.
L’aube vint, une aube de sang sur une terre une fois encore recréée,
remodelée. La végétation s’étageait désormais en strates soit vestigiales, soit
juvéniles. Des fûts tronconiques de cycas fossilisés se trouvaient surmontés
d’éventails de cactées, elles-mêmes dominées par des bouquets furfuracés de
plantes carnivores qui achevaient de dissoudre plusieurs des simiens de tantôt
dont les parties indigestes (fourrure, squelette) furent expulsées des bouches
dentées iridescentes alors qu’encore au-dessus, des orchidées multicolores
exhalaient des senteurs poivrées qui trompaient d’étranges araignées géantes
dont les crochets à venin avaient été remplacés par des trompes nutritives
multiples destinées à gober le nectar. Tout en haut, des monuments de pierre
écailleux, carbonifères, noircis par les âges géologiques superposés et mêlés.
Ces troncatures partaient en squames brunâtres, telles des couches de graphite.
De grotesques lézards, mi vivants, mi morts, y mouvaient leurs parties de corps
non inertes, alors que les autres putréfiées, s’extravasaient en un jus
dégoûtant. Un des Kakundakari-Kakou avait explosé, littéralement, coincé,
écartelé en des mouvements quantiques contradictoires, en des directions
multiples : accélérations ou ralentissements vers le passé ou le futur. La
bouillie qui en demeurait faisait le régal de guêpes charognardes aux dards
aussi longs qu’une aiguille à chapeau, une de ces fameuses aiguilles qui
servaient à Marcel Proust à martyriser les rats encagés.
Il fallut se rendre à l’évidence : l’état du malade avait connu
une nouvelle détérioration, encore est-ce là un euphémisme. Il s’était
promptement déshumanisé, ressemblant à une créature composite cubiste. Le
médecin s’était bien tardivement décidé à amputer le tirailleur de sa main
embryonnaire, avant que le phénomène n’essaimât et ne se développât comme une
gangrène. Le bras gauche de Ndiop, paralysé, rigidifié, se dressait
involontairement, tout noir, manche de l’uniforme de turco incluse. Le droit
avait régressé : il n’en demeurait plus qu’un bourgeon, une ébauche. A
l’échelle cellulaire, si de Villeneuve avait eu le temps de se livrer à un
examen histologique, il aurait constaté une mort cellulaire inversée
effarante. Soit une mitose à l’envers, une dégénérescence invertie des
tissus, non point renouvelés, mais retournant à leur commencement intra-utérin.
Le visage du Sénégalais commençait à être atteint, de même ses organes
internes. Son maxillaire inférieur se fripait, s’édentait comme chez les
scorbutiques. La moitié droite du visage était prise de frémissements et, à
chacun de ces frissons involontaires, elle recouvrait davantage une fraîcheur
enfantine, s’atrophiant tandis que la joue, la tempe et la partie gauche du
front se labouraient de rides. La respiration de Ndiop se faisait oppressée,
parce que l’arborescence bronchique et les alvéoles de son poumon gauche
allaient s’amenuisant. De Villeneuve en fut réduit à administrer de la morphine
au moribond ; il en injecta une dose avec une seringue de Pravaz.
Alors, il fut décidé de le transporter tout de même, parce qu’on ne
pouvait décemment l’abandonner, le livrer aux fauves. Le brancard fut retiré de
l’échafaudage où on l’avait juché et deux des tirailleurs se résignèrent à le
porter.
Deux heures passèrent, en un cheminement incertain et hasardeux par une
piste brumeuse, où l’on s’attendait à tout instant au surgissement d’animaux
inconnus ou démentiels. Les cris des singes, naguère dominants,
s’assourdissaient, s’éloignaient et, bientôt, tandis que la matinée touchait à
son terme, ils cédèrent la place à un silence oppressant, sans même que les
oreilles les plus exercées aux bruits de la nature pussent capter le moindre
crissement de grillon. Le sentier s’était fait sablonneux, presque steppique,
et les ramures sempervirentes, comme jointes en arcades ou en arcs doubleaux,
avaient fini par prendre l’aspect d’une voûte en berceau de cathédrale romane,
tout en poursuivant leur solidification synonyme de mort fossile. Soudain, un
des porteurs de la civière perdit pied. Il chuta, hurlant. L’on craignit qu’il
ne se fût enlisé. Angelo Franceschi voulut aider le soldat, qui se nommait
Moussa Dialo. Il émettait des plaintes en wolof. Franceschi pensa tout d’abord
que ses pieds s’étaient enfoncés dans un sol devenu meuble, dans une poche de
sables mouvants. Il tâta les chaussures – le règlement militaire interdisait
que les turcos marchassent nu-pieds. Il balbutia : « Elles…elles sont
vides ! ». Jacques Santerre vint seconder son camarade et délaça le
godillot gauche. « Des pieds de bébé ! s’écria-t-il. Cet homme a des
pieds de bébé ! ». De minuscules petons, pointure vingt, avaient
remplacé les extrémités adultes. « Quels panards ! » jeta
Santerre. Un sergent se signa. Le second porteur s’affaissa à son tour :
ses forces l’abandonnaient parce que ses bras venaient de s’atrophier à leur
tour. Il fit donc choir le brancard qu’il était parvenu à maintenir suspendu
quelques instants. Toute sa musculature avait fondu, s’était infantilisée sans
crier gare. Quelques microsecondes avaient suffi.
Au-dessus, Ndiop venait de succomber. Sa mâchoire inférieure, à nu,
édentée, était celle d’un squelette de vieillard en cours de minéralisation. Le
spectacle du visage et du crâne de l’infortuné étaient insoutenables : à
demi ossifiée sur sa gauche, la face présentait à l’opposé une diminution
optimale, réduite à quelques dizaines de millimètres. Aux côtés de la bouche,
du nez, s’étaient substitués des bourgeons branchiaux d’embryon humain de
quelques semaines tandis que la moitié correspondante de la voûte crânienne
(l’autre étant parcheminée et constellées de taches de vieillesse), bulbeuse,
énorme, avec un œil prophylactique à l’état d’ébauche et des écartements
cartilagineux de lamelles composites, faisait songer à un batracien géant.
« Un pré-fœtus ! » s’exclama Pierre.
De Mirecourt voulait laisser les deux nouveaux malades à l’abandon
parce qu’il n’y avait nul remède pour les soigner de ce mal inconnu,
déconcertant. Ils handicapaient, ralentissaient la troupe. Fresnay dut se
montrer persuasif : c’était contraire à toutes les lois de la guerre – et,
qu’ils le sachent tous ici, nous n’étions pas en état de guerre, du moins, pas
encore – d’abandonner les blessés de son propre camp. Le commandant de
Mirecourt pouvait être passible de la cour martiale. Boulanger approuva :
il eut le dernier mot alors que le second, intarissable, maugréait qu’on
s’encombrait de fardeaux inutiles et contagieux. Cependant, il fallut se rendre
à l’évidence : les végétaux, solidifiés, avaient fini par obturer la
piste. Même les arbres et broussailles de part et d’autre du chemin s’étaient
métamorphosés en muraille chlorophyllienne durcie. Nul contournement n’était possible, comme si
toute la colonne se fût enfermée dans un tunnel dépourvu de sortie. De
Boieldieu disposait d’un atout : il avait prévu le coup et transportait
des bâtons de dynamite dans son havresac.
A suivre...
********
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire