Chapitre 10
Sir Charles Merritt avait imposé
à Alice la traversée du Canale della Giudecca.
Ils se trouvaient
présentement devant le perron de l’église d’Il Redentore
dont la
construction avait exaucé le vœu du doge Alvise Mocenigo
d’ériger un bâtiment consacré au Rédempteur après la grande peste de 1575. Alice se montrait indifférente à la majesté de la façade classique construite par Andrea Palladio tandis que Merritt, aussi peu papiste qu’il fût, éprouvait une fascination et une admiration non feintes pour les statues de saint Marc, saint François et saint Antoine de Padoue. Mais le plus remarquable selon lui, outre le dôme et les deux campaniles, était constitué par l’allégorie de la Foi. On y voyait le sang de la Vraie Croix recueilli dans un calice. Pour les initiés et les fous, il s’agissait bien là du saint Graal.
d’ériger un bâtiment consacré au Rédempteur après la grande peste de 1575. Alice se montrait indifférente à la majesté de la façade classique construite par Andrea Palladio tandis que Merritt, aussi peu papiste qu’il fût, éprouvait une fascination et une admiration non feintes pour les statues de saint Marc, saint François et saint Antoine de Padoue. Mais le plus remarquable selon lui, outre le dôme et les deux campaniles, était constitué par l’allégorie de la Foi. On y voyait le sang de la Vraie Croix recueilli dans un calice. Pour les initiés et les fous, il s’agissait bien là du saint Graal.
Sir Charles n’ignorait pas que ce
qu’il recherchait était lié au destin de la Giudecca. Le prétendu ghetto où avait
vécu Efrasim Levi, ami et correspondant de Rabi Lew, contenait la clef de ses
recherches : l’extirpation d’A El.
Tous deux s’engagèrent ensuite
dans le lacis des ruelles qui jouxtait la Calle San Giacomo. L’antique
maison d’Efrasim s’était élevée là et la masure désormais ruinée avait été
remplacée par des bâtis plus récents lorsque l’industrialisation de l’île avait
entraîné l’établissement de nombreux entrepôts et manufactures. On y avait
également aménagé des jardins.
Sir Charles commettait deux erreurs. D’abord une erreur historique : le vrai ghetto de Venise ne se situait pas à la Giudecca, mais au nord de la ville. Ce que l’on racontait sur la Giudecca n’était donc qu’une légende. De plus et pour l’instant, il s’était insuffisamment préoccupé des activités d’Aurore-Marie, se promettant d’abord de faire exorciser Alice. Il n’avait encore croisé ni celle-ci ni ses espions, c’est-à-dire Frédéric Tellier, Guillaume Mortot et Michel Simon. Ce fut pourquoi la baronne de Lacroix-Laval, accompagnée du poète décadent Gabriele d’Annunzio, parvint sans encombre dans le secteur du Palazzo Vendramin Calergi construit de 1502 à 1504 par Mauro Codussi.
Nous étions rive gauche du Grand Canal en face de l’église San Stae foncièrement baroque. L’éclectisme du palais Vendramin avait de quoi séduire Aurore-Marie. Ses fenêtres géminées de style composite hybridaient les architectures byzantine et gothique.
La baronne de Lacroix-Laval, son
cacatoès Alexandre juché sur son épaule gauche, s’apprêtait à faire son entrée
dans le somptueux bâtiment lorsque le volatile fut pris d’une agitation
singulière. L’animal, battant des ailes, se mit à répéter:
- Saturnin! Saturnin, de
sa voix de fausset.
Dans le même temps, une sensation
incongrue traversa le cerveau de la poétesse. C’était comme si un autre
psittacidé encore enfoui dans les limbes de son imagination, personnage en
projet dans son roman scabreux, Le Trottin, eût communiqué en symbiose
avec Alexandre. Elle voyait un Rosalbin répéter le même prénom que son
perroquet, « Saturnin ! Saturnin ! ». Elle visualisait une scène dans
laquelle le même cacatoès fictif volait avant de se poser sur la main d’une
vieille gitane prénommée Sarah. Cependant, elle ignorait qu’à plusieurs
milliers de kilomètres de là, dans le palais du sultan de Zanzibar, un esclave
préposé à l’entretien des aras d’Amazonie appartenant à la volière princière, s’était
trouvé confronté au même phénomène à la même seconde. L’homme, nu torse,
luisait parce que oint d’huile. Sa peau épilée semblait polie, dépourvue
d’aspérités si ce n’était une musculature imposante qui saillait. Il ne
parvenait plus à faire taire les capricieux oiseaux dont le bec cruel pouvait
trancher net son nez.
Il semblait que toutes les
espèces de perroquets s’étaient mises à converser en réseau afin de railler
l’inénarrable monsieur de Beauséjour. Que lui était-il donc arrivé?
***************
A l’heure dite, la colonne de Daniel s’était
ébranlée gaillardement. Le commandant Wu n’avait aucunement besoin de boussole
ni de quoi que ce fût pour s’orienter. Le lien mental qu’il entretenait avec
Pierre Fresnay suffisait à assurer l’itinéraire. En tête du cortège, Benjamin
secondé par Gaston - les deux hommes les plus aguerris, que rien n’était
susceptible d’effrayer. Les comédiens suivaient sans marquer la moindre
faiblesse. Puis venaient Symphorien et Spénéloss, encadrant ces dames. Elles
avaient accepté de revêtir des tenues de safari, c’est-à-dire des sahariennes,
des bottes noires et des chapeaux de toile. DS De B de B avait fait contre
mauvaise fortune bon cœur et avait imité cette peste de Violetta. Si ce n’était
la chaleur, la miss se serait crue en train de tourner un quelconque film
d’aventures comme il y en avait tant dans le Hollywood de la fin des années
1930. Elle regrettait seulement qu’il n’y eût pas ici la présence de Clarke
Gable. Le chien O’Malley vadrouillait librement en dépit du danger.
Présentement, il batifolait, allant et venant autour de la colonne. Par
moments, il jappait, tentant de happer quelque papillon. Ufo se montrait plus
circonspect. N’apercevant rien de comestible à l’horizon, le chat demeurait sur
ses gardes. Il ne s’éloignait guère de plus de quelques pas d’Azzo, qu’il avait
pris en amitié. Tout comme le félin, le demi pré K’Tou se méfiait de cet
environnement changeant. Ses narines flairaient sans trêve les différentes
senteurs de la forêt. Dès la première odeur suspecte, il se raidirait et
lancerait un cri d’alerte. Saturnin était en retrait et peinait à suivre le
mouvement. S’épongeant le front, il grommelait, jetant imprécations et
malédictions à l’adresse de cette damnée jungle et de cette maudite flore. Dans
ses anathèmes, il n’oubliait pas la chaleur humide qui le faisait transpirer et
qui gonflait ses pieds et ses mollets emprisonnés dans de lourds brodequins
inconfortables et dans des bandes molletières qui ne l’étaient pas moins.
Daniel Lin avait choisi l’arrière-garde.
De cette position privilégiée, rien ne lui échappait. Il parvenait à l’ultime
seconde à éviter de se heurter à Monsieur de Beauséjour dont la démarche se
faisait gyrovague. Les méandres du bonhomme s’accentuaient au fur et à mesure
que la troupe progressait à travers bois. Pourtant, il n’avait bu que du sirop
d’orgeat et dégusté un verre de coco à la cuillère. Ainsi, il avait éprouvé le
revenez-y nostalgique des grands boulevards parisiens de sa jeunesse. Saturnin
avait faim. Pareil effort sur un temps aussi long creusait son estomac que
Daniel entendait parfaitement gronder à deux mètres de lui. Cependant, au petit
déjeuner, il avait absorbé un repas assez consistant composé de toute une boîte
de corned-beef, de quatre oreillons de pêches, et de deux tasses de café
abondamment sucré. Cette collation aurait dû suffire à assurer sa satiété pour
trois heures, mais l’absence de sucres lents expliquait sa fringale. Dalio,
lui, avait avalé quatre biscuits militaires et deux barres protéinées.
« Ah, Monsieur Wu, ne
pourrions-nous faire une pause ? Marmotta-t-il un instant.
- Déjà ? S’exclama Daniel. Il n’y
a qu’une heure et douze minutes que nous sommes en chemin.
- J’éprouve la nécessité de me
restaurer une nouvelle fois.
- Monsieur de Beauséjour,
êtes-vous conscient que nous avons un horaire à respecter ? rappela l’Hellados.
- Certes oui, mais mon estomac
crie famine. C’est intolérable !
- Un estomac ne peut pas crier
famine ! Il n’a ni bouche, ni cordes vocales. »
Violetta et DS ne pouvaient s’empêcher
de pouffer et de ricaner à ce dialogue. Cependant, la jeune métamorphe
constatait des singularités croissantes au niveau de la végétation et de la
consistance du sol qu’elle foulait. La preuve, O’Malley était revenu dans le
giron de Deanna Shirley.
« C’est bizarre, j’ai
l’impression de marcher sur une fourrure très douce, presque duveteuse. Les
taillis, les arbustes qui les composent et les lianes prennent des coloris de
plus en plus saugrenus.
- Des jacarandas rose fuchsia !
Des fougères argentées et violines ! Approuva la Britannique. Je me meus sur un
lit de plumes ! Il n’y a pas de danger, au moins ?
Comme pour démentir ces dernières paroles,
Azzo s’arrêta net. Son ouïe entraînée captait d’imperceptibles rumeurs qui
s’apparentaient à des feulements de fauves. De quelle faune mutante
provenaient-elles ?
« Danger, danger, là-bas,
danger ! » dit-il en désignant l’est.
« Mais, bredouilla Saturnin,
c’est là que nous allons ! »
Le commandant Wu rassura son
monde :
- Pour l’heure, il n’y a rien à
craindre. Toutefois, il faut que nous soyons prêts à faire feu en cas de
nécessité.
Symphorien compléta :
- Toutes nos armes sont chargées
jusqu’à la gueule, y compris nos fuseurs et nos phaseurs.
La marche s’était poursuivie
après cette petite halte. Saturnin en avait presque oublié ses gargouillements.
Pendant ce temps, le sol composé de duvet toujours plus dense, atteignait ses
chevilles et lui occasionnait des chatouillements intolérables. Tout cela le
ralentissait encore. Toujours suant à grosses gouttes, la peur se mêlant à son
inconfort, il fit un écart conséquent avant de trébucher sur ce qui aurait pu
être une racine, mais de fait, revêtait l’aspect d’un serpent corail
quadricolore quartz rose, vert jade, jonquille et bleu cobalt. L’explorateur
malgré lui glapit, prit les jambes à son cou et dévala une pente, presque à
s’en retrouver les quatre fers en l’air. Il atterrit sur ses fesses dodues, non
sans pousser un cri d’effroi. Il constata très vite avec un vif soulagement
qu’il n’avait aucun membre de cassé. Mais sur quoi avait-il déboulé ? Pourquoi
était-il tout poisseux et dégoulinait-il d’un liquide odorant, rappelant le
soufre et l’albumen ?
« Ah ! Par la barbe de
Jupiter ! Je crois bien avoir atterri dans un nid ! Ma chute a écrasé quelques
œufs ! »
Toutefois, il en demeurait trois
d’intacts. De la forme et de la taille de ballons de rugby, ils ne renfermaient
certes pas des poussins d’autruches. De fait, ils ne correspondaient à rien de
connu. Les coquilles rougeâtres, mouchetées de concrétions blanches,
s’apparentaient davantage à des amanites tue-mouche avant le déploiement de leur chapeau
qu’à une ponte de paisibles volatiles.
Alors, résonna à ses oreilles le
rugissement du roi des animaux.
Saturnin prit une vilaine teinte
verdâtre.
« Des lions ovipares ? Ou
bien, je suis tombé dans le jardin de la Bête du conte ! Au secours ! Benjamin
! Daniel ! Symphorien ! Tirez-moi de là avant que je finisse sous les crocs
cruels des fauves ! »
Tant bien que mal, le vieil homme
se releva . Ses mains étaient enduites à
la fois de débris de coquilles et d’albumen. Malgré lui, il porta ses doigts à
sa bouche.
« Mais cette puanteur est
délicieuse ! Cela a le goût du lait caramélisé avec un soupçon de crème
anglaise ! »
Il ne put en dire plus. Il tomba
nez à nez - ou plutôt nez à bec - avec une horreur non mammalienne. A quoi
ressemblait l’improbable animal ?
A première vue, on avait affaire
à une espèce d’oiseau géant inapte au vol, tel qu’on pouvait en côtoyer à l’ère
tertiaire : les sinistres Diatryma ou Gastornis. De fait, il ne s’agissait pas
de volatiles appartenant au passé, mais à l’avenir. Une mutation touchant les
perroquets du Gabon les avait transformés en ces bizarroïdes animaux qui
deviendraient courants dans dix millions d’années si l’on devait en croire une
théorie évolutionniste ayant cours dans le premier quart du XXIe siècle, une
chronoligne dans laquelle Sarton n’avait pas agi.
Ces créatures imposantes, de
trois à cinq mètres de haut, étaient des prédateurs redoutables. Leur bec
disproportionné apparaissait parsemé d’excroissances, de verrues et de
boursouflures cornées. Des filaments de viande décomposée pendouillaient. Ces
néo Diatryma exhalaient effectivement une puanteur insupportable. Pour tromper
leur proie, ils étaient capables de pousser par imitation des cris d’autres
animaux, aussi bien anciens que futurs. Ils excellaient dans la reproduction
des appels du gorille cornu, sorte d’hybride de primate et de crapaud géant
devenu arboricole. Ils préféraient cependant les rugissements des lions, espèce
pourtant disparue depuis plus de huit millions d’années de leur biotope. Issus
d’une extrapolation délirante, quasi surréaliste, les gorilles cornus eux-mêmes
s’étaient substitués aux chimpanzés après leur extinction et avaient occupé
leur niche écologique ainsi libérée.
La mère était venue à la
rescousse de sa couvée. Elle voyait en Saturnin le prédateur qui avait anéanti
sa descendance. Elle n’allait pas faire de quartier. Bien assise sur ses pattes
à trois doigts, elle défia le bonhomme de ses yeux rouges.
Augmentant l’intensité et la
cadence de ses rugissements, elle cherchait à paralyser de terreur la bête sur
deux jambes avant de la happer. Ces cris, hyperréalistes, avaient été transmis
de génération mutante en génération mutante. Peut-être qu’à l’origine
avaient-ils eu pour fonction de protéger les perroquets gris des braconniers
avides et autres humains sans scrupule ? Seul Daniel Lin aurait su le dire.
La colonne avait tout entendu.
Désorienté et affolé, Azzo Bassou perdit ses facultés. Il s’accroupit en
position fœtale en gémissant. Ainsi, il rendait le groupe vulnérable.
Soudain, le commandant Wu se
matérialisa entre Saturnin et l’incroyable volatile qui menaçait d’ameuter
toute la nichée. La pseudo mère Diatryma se figea, paralysée. Pour elle, le
temps était suspendu.
Monsieur de Beauséjour oscillait
entre le soulagement et l’indignation.
- Comment, Monsieur Wu, vous ne
tuez pas cette monstruosité ?
Daniel Lin rétorqua, un brin
ironique.
- A ses yeux, le monstre, c’est
vous. Dans votre chute, vous avez écrasé trois oeufs, soit la moitié de la
couvée. Qui plus est, vous étiez prêt à vous régaler de leur contenu.
- Mais ! Elle allait me tuer, me
dévorer !
- Sans doute, mais permettez-moi
d’en douter. Elle vous aurait recraché aussitôt.
- Pourquoi ?
- Vous n’auriez pas été
comestible.
Ce dernier adjectif offusqua
l’ancien fonctionnaire.
- Comment !
- Les néo Gastornis ne mangent
pas la chair humaine, tout simplement parce qu’à leur époque, l’homme a
disparu. L’espèce s’est éteinte. Ils font leur ordinaire des gorilles
cornus, des oissons, des chimpanpieuvres et, par réflexe
omnivore, des arbres-hamadryas, concept foutraque qui ravirait Madame de
Saint-Aubain.
- Des singes-arbres ? S’étonna
Saturnin.
- Relisez votre mythologie : les
hamadryades étaient des nymphes des forêts symbiotes des arbres, ou hybridées
avec eux. Ici, ce sont des descendants humanoïdes ayant fusionné avec la
cellulose formant le bois. Ils ont perdu la parole mais restent très sensibles
à leur environnement. Quant aux néo Gastornis, le plus souvent, ils se
contentent d’agir en charognards, sauf lorsqu’on les attaque.
De Beauséjour s’étonna.
- Commandant, comment savez-vous
cela ?
- Oh, je voyage beaucoup dans le
temps, vous n’avez pas idée.
Faisant contre mauvaise fortune
bon cœur, Saturnin remercia son sauveur et, aidé par celui-ci, remonta la
déclivité. Après une toilette rapide, où il put changer de chaussures, tous
purent reprendre leur chemin.
*********
L’heure de la pause méridienne était arrivée. Tous se restaurèrent avec
entrain. Azzo semblait calmé tout en étant renfermé sur lui-même. Lorenza
s’occupait de lui, lui faisant avaler des fruits séchés et une boisson
vitaminée. De temps à autre retentissaient les cris et rugissements lointains
des néo Diatryma, en provenance de la mangrove géante poisseuse à souhait leur
servant d’habitat naturel. Cela ne troublait nullement les convives.
Tout en finissant son assiette,
Violetta se moquait encore de la dernière mésaventure de son « bon
oncle » Saturnin.
« Cela ne suffit plus à
tonton Saturnin d’être le personnage gag de cette histoire, un Troulouloup. Il
lui faut davantage.
- Qu’insinues-tu par-là ? Se mêla
Deanna.
- Non content d’éprouver une
trouille pas possible, d’exprimer une phobie à l’encontre de l’enfer vert tel
qu’on l’imaginait au XIXe siècle, oncle Saturnin possède le talent insoupçonné
de matérialiser ses terreurs les plus profondes. A lui seul, il est un émetteur de psycho images, mieux, d’un psycho
monde ! Et nous devons faire avec.
Benjamin la reprit.
- Ma fille, tu vas trop loin.
Violetta, avec sa vivacité et
répartie d’adolescente rebelle devant s’affirmer, allait répliquer en tenant
tête à son père lorsqu’un vertige la saisit. D’abord, elle éprouva comme une
sensation d’absence qui disparut après quelques secondes. Puis, elle ne sut
plus ni où ni quand elle se trouvait, ayant perdu l’intégralité de ses repères
spatio-temporels. C’était comme si elle avait effectué une translation dans un
ailleurs parallèle. L’homme à qui elle voulait s’adresser n’était plus son
géniteur mais une figure imaginaire qui lui rappelait quelque chose. Il
s’agissait d’un personnage masqué, vêtu d’un collant mauve et coiffé d’une
cagoule de même teinte nonobstant une espèce de slip, une ceinture avec la
boucle en forme de tête de mort. Le tout conférait un aspect grotesque à
l’inconnu. Il parla en un anglais abâtardi teinté d’un fort accent californien.
- Bienvenue dans la jungle mixte,
la jungle de synthèse! Vous en aurez tous pour votre argent.
Disant cela, le personnage de
comic’s se démultiplia tout en répétant
à satiété cette phrase ridicule digne d’un bonimenteur de Luna Park. Il se
retrouvait dans des positions et à des emplacements les plus incongrus,
flottant en l’air tête-bêche, suspendu à une liane ou encore presque enterré,
sa tête émergeant seule du sol, à moins qu’il fût à demi encastré dans le tronc
d’un ébénier. Les mots qu’il répétait se retrouvaient eux-mêmes dupliqués en
autant d’exemplaires constituant ainsi une assourdissante polyphonie dissonante
qui finit par affoler Azzo.
Oui, le métis d’hominien avait
lui aussi senti les phénomènes que Violetta subissait. Il émit des plaintes
semblables à celles d’un chimpanzé apeuré.
L’adolescente comprit qu’une force inconnue exploitait sa mémoire
multiple et en avait extirpé un souvenir dans le but de se moquer d’elle, de
lui faire croire qu’elle-même avait la faculté d’engendrer des psycho images.
- Le fantôme du Bengale! Encore
lui, s’exclama-t-elle d’une voix furieuse.
Alors, elle sentit Daniel se
mêler de ce qui se passait afin de rétablir un semblant d’ordre. Enfin, le
commandant Wu s’exprima, voulant rassurer sa troupe.
- Vous n’avez rien à craindre.
Tout est normal dans cette anormalité. L’entité se joue de nos inconscients.
Elle veut prendre insidieusement le contrôle de nos cerveaux et de nos
souvenirs car elle connaît intimement nos phantasmes et nos peurs, nous
imposant de les engendrer, de les concrétiser, de leur donner une réalité
tangible. Télépathe de première force, elle veut me pousser à renoncer à
remettre tout en place.
Benjamin, le visage empreint
d’émotion avoua:
- Commandant, je viens d’être
victime d’une bilocation ou plutôt d’une tri location. J’étais ici mais
également dans deux ailleurs impensables. Je me suis retrouvé dans votre propre
peau, à l’époque où vous affrontiez les terribles oursinoïdes d’Ankrax. Les
crissements de leurs piquants ont vrillé mes tympans avec une telle force qu’un
instant j’ai cru sombrer dans la démence. Dans le même temps, si je puis le
dire, j’étais emprisonné dans un univers de sons liquides, d’odeurs
polyédriques, de couleurs molles et de sensations tactiles gazeuses. Un monde
parallèle de synesthésie intégrale dans lequel il m’a semblé reconnaître une
personne que, pourtant, je n’ai jamais rencontrée. Un homme robot d’une
civilisation post-atomique d’une autre piste temporelle répondant au nom de
Zemour Diem Boukir.
- Je vois à quoi et à qui vous
faites allusion. La chose qui joue avec nous est en train d’amalgamer non
seulement nos expériences passées dans d’autres chronolignes mais aussi celles
antérieures à nos existences où, avec lesquelles, cependant, nos ancêtres ou
alter ego ont été confrontés.
Violetta murmura:
- Frère Uriel… ou alors Michaël,
je ne sais plus lequel… Un 132 540, quelque chose comme ça.
Deanna Shirley n’était pas en
reste. Elle ne cessait de répéter:
- Comme c’est affreux… Comme
c’est affreux. J’ai éprouvé des sensations terribles. J’en frémis. Je me suis
vue transportée dans la conscience embryonnaire de l’enfant que j’attends.
C’est un garçon… un prince doté d’un fort caractère. Maintenant, je sais que
les fœtus rêvent et pensent. Ils ont des sensations élémentaires, certes, mais
celles-ci constituent le substrat de ce que nous sommes et serons. Le pire?
C’est lorsque je me suis retrouvée adolescente avec Daisy Belle qui me raillait
et me martyrisait. Elle m’avait obligée à me rendre à mon premier bal vêtue
d’une robe qu’elle avait entièrement lacérée à coups de ciseaux.
La jeune métamorphe ricana.
- Cela ne me fait pas pleurer. Si
tu aimes jouer les Cendrillon déguenillées, c’est ton affaire, pas la mienne.
D’ailleurs, tu portes le fruit de ton prince charmant. Je crois me souvenir
qu’il est moche comme un pou, qu’il tient beaucoup de sa mère, qu’il a quelque
chose de batracien. Je me demande ce que toutes les femmes ont pu lui trouver,
à commencer par Lily Langtry.
Les persiflages de l’adolescente
furent interrompus par Azzo qui, ayant oublié les rudiments du langage moderne,
ne s’exprimait plus qu’en un dialecte pré K’Tou que tous ici étaient
impuissants à traduire en l’absence d’Uruhu.
- Aouuuh ! Aooog ! Rouhhh !
Agraouggg ! Zarrr !
Daniel commit l’erreur de donner
un sens à ces borborygmes.
- Azzo s’est retrouvé proie,
proie de différents passés ; je ne dirai pas qu’il a vécu une expérience de
transfert propre à l’inconscient collectif jungien mais c’est tout comme. Son
cerveau limbique l’a entièrement possédé, et, au tréfonds de celui-ci, les
souvenirs phylogénétiques l’ont assailli. Azzo s’est cru dévoré par un félidé à
dents de sabre alors qu’il n’était encore qu’un Australopithèque Anamensis,
puis, remontant encore plus loin dans le passé, il est alors devenu une sorte
de lystrosaure, de reptile mammalien du Trias, pourchassé par un postosuchus.
Lorenza réagit instantanément aux
paroles sidérantes du commandant Wu.
- Daniel Lin, permettez-moi
d’exprimer mon plus grand étonnement. Comment cela se fait-il que vous soyez
capable de traduire les paroles d’Azzo?
- Je lis dans son esprit, se
défaussa le pseudo daryl androïde. Je capte les images mentales qu’il émet,
voilà tout.
Spénéloss approuva.
- Le commandant est un télépathe
bien plus puissant que le plus entraîné des Helladoï. Ce que vous prenez pour
un exploit reste dans ses possibilités. En fait, vous atteignez le niveau
800...
- Oui, acquiesça Daniel Lin,
soulagé de voir que l’extraterrestre ne creusait pas davantage.
- Le phénomène qui joue avec nous
comme le chat avec la souris, poursuivit Spénéloss, fait preuve d’une
imagination débridée. Je lis en vous Daniel comme en un livre ouvert…
- Certes, fit le daryl, parce que
je vous laisse faire…
- J’en suis conscient. Vous
n’avez jamais vécu un pareil combat. La nature de votre adversaire est
totalement inédite. En effet, il ne s’agit ni du richissime Johann van der
Zelden, ni de l’Empereur Fu, ni même de votre frère aîné dévoyé Daniel Deng ou
plutôt Danael.
A ce nom, Dan El fronça les
sourcils…
- Oserais-je m’avancer à déclarer
qu’il y a en vous quelques squelettes habilement enfouis car inavouables… un
Mister Hyde, un ça qui ne souhaite pas que nous réussissions cette entreprise?
- Bigre, mon cher ami… Vous avez
l’imagination galopante! Sourit le Ying Lung.
- Daniel Lin, répondez
franchement… êtes-vous déjà passé de l’autre côté du miroir? Vous êtes-vous aventuré
dans le monde de celui que je dois me résoudre à dénommer A-El?
- Euh… Pour détruire Fu le
Suprême, j’ai dû, jadis, fusionner avec celui que j’appelais mon frère parmi
les étoiles, un certain Antor…
- Daniel, vous n’êtes pas une
rémanence du mythe de Castor et Pollux, loin de là.
- Spénéloss, j’apparais nu devant
vous… jamais je ne me suis autant dévoilé… cela me coûte…
- Notre situation actuelle exige
de nous tous la franchise la plus absolue… Que vous le vouliez ou non,
commandant Wu, vous êtes au moins deux, peut-être davantage… Combien de
personnalités possédez-vous?
- Vous sous-entendez que je
souffre de schizophrénie…
- Une schizophrénie que vous
contrôlez habituellement… à ce propos, cela explique pourquoi vous avez accepté
dans notre cité Robert Schumann et Vincent van Gogh alors que vous avez refusé
catégoriquement les présences de Marilyn Monroe et de Liz Taylor que vous
jugiez nymphomanes et incontrôlables.
- Je ne suis pas seul à décider.
Vous oubliez le Conseil…
- Oui en en effet… mais je n’en
ai point encore fini avec vous. Aurore-Marie de Saint-Aubain n’émanerait-elle
pas de votre Vous, votre autre Vous enseveli indésirable?
- Ah! Ces Helladoï! Ils vous
poussent dans vos derniers retranchements…
- Le lieu n’est pas propice à ma
demande… Accepteriez-vous cependant de vous soumettre à une fusion mentale?
- Ici? Maintenant? Au milieu de
cette jungle?
- Vous êtes plus puissant que
moi.
- Alors, dans ce cas pourquoi la
demander puisque je pourrais toujours vous dissimuler quelque chose…
Pendant ce dialogue, Carette
avait trifouillé inutilement dans ses poches sans mettre la main sur une
cigarette. Agacé, il jeta, interrompant net le « oui » de Daniel…
- C’est bien tout ça, toute cette
métaphysique bonne pour une conférence de sorbonnards. Mais moi, je cherche du
tabac et du feu… et je vois que je tombe déjà en panne de combustible. Encore
un de vos tours…
Quelque peu gêné, Dan El se vit
dans l’obligation de réajuster les mémoires de ses subordonnés. Il le fit en
éprouvant un zeste de remords. Toutefois, il oublia Violetta.
***************
Khalifah Bin Saïd régnait sur
Zanzibar depuis quatre mois. Il avait succédé à son frère Barghash Bin Saïd le
26 mars 1888. Les rumeurs avaient la dent dure : certains partisans du défunt
pensaient que le précédent sultan avait été empoisonné tant son trépas avait
paru soudain. Et ils accusaient en sous-main Khalifah Bin Saïd.
Le nouveau sultan craignait que
son trône, peu consolidé, tremblât sur sa base et vacillât. Il ne voulait pas
verser le sang, faisant preuve d’une tempérance rare. Pour lui, seule la Realpolitik
importait, ce qui signifiait la bonne entente avec ses voisins du
continent. Cet homme, né en 1852, voulait à la fois se concilier le clan des
abolitionnistes et celui des esclavagistes. Il arborait une tenue hybride, mi
orientale et mi occidentale.
Présentement, on venait de lui
apporter des lettres d’accréditation émanant d’Allemands commandés par un
certain Oskar Von Preusse, qui se disait représentant de la German East
Africa Company ou plutôt Deutsche West Afrika Gesellschaft. Il se
devait de recevoir cet éminent représentant de l’Empire bismarckien qui
entreprenait la colonisation de la côte du futur Tanganyika. Une fois parvenue
à Zanzibar après une navigation enfin sans embûches, l’expédition germanique
avait pour objectif d’obtenir de la part du sultan des sauf-conduits lui
permettant une facilitation du passage dans les territoires est africains que
le Reich ne contrôlait pas : ceux soumis au trafiquant d’esclaves Tippo Tip et
ceux, du Congo oriental, sous la coupe de son lieutenant Ngongo Leteta ou
Lutete, chef de la tribu des Sankuru. Ngongo Leteta
avait soumis plusieurs peuples qui lui avaient prêté allégeance. Il avait organisé un vaste Etat vivant de la traite des esclaves, reposant sur une armée redoutable dans la composition de laquelle le mercenariat avait une part prédominante. Cette troupe était équipée d’armes modernes : fusils, mitrailleuses, canons, mortiers, issus d’un trafic auquel un certain Arthur Rimbaud contribuait avec brio. Il était loin le temps de Verlaine et de ses folies parisiennes. « Je est un autre. »
avait soumis plusieurs peuples qui lui avaient prêté allégeance. Il avait organisé un vaste Etat vivant de la traite des esclaves, reposant sur une armée redoutable dans la composition de laquelle le mercenariat avait une part prédominante. Cette troupe était équipée d’armes modernes : fusils, mitrailleuses, canons, mortiers, issus d’un trafic auquel un certain Arthur Rimbaud contribuait avec brio. Il était loin le temps de Verlaine et de ses folies parisiennes. « Je est un autre. »
Ngongo Lutete rétribuait
grassement ses séides : poudre d’or et d’argent, cauris, ivoire, esclaves,
lingots de fer, cônes de sel, bois précieux, thalers de Marie-Thérèse… Il
pratiquait aussi un art élevé de la corruption. Au-delà de ces contrées
hostiles s’étendait une région extraordinaire, regorgeant de richesses, de
légendes aussi, de racontars invérifiables, où nul Occidental n’osait pénétrer.
On disait ce pays terre d’origine des Pygmées ; on le supposait plus
riche, plus étendu que le Royaume-Uni lui-même. Là se situaient des cités
immenses, fabuleuses, immémoriales, composites, cosmopolites, à la croisée de
dizaines de civilisations différentes, agrégeant les rêves et les délires
panafricains les plus déments, des marchés prospères aussi, où transitaient
toutes les marchandises mises en circulation du Cap au Caire, d’Alger à
Antanarivo, formant la plaque tournante
principale brassant l’intégralité du commerce africain des Bushmen aux Touareg.
Là-bas régnait le plus puissant de tous les rois, M’Siri le Grand, M’Siri le
Valeureux, M’Siri le Tout-puissant, le Maître de la Lualaba, des gisements de
pechblende, le Chef de Fer, avec ses guerriers surarmés…M’Siri qui dirigeait
son Etat en tandem avec une femme d’une beauté extraordinaire, sa favorite,
dont certains doutaient de l’existence réelle. Peut-être She en
personne, incarnée… On la pensait déesse… Black Athena…
Il était conséquemment nécessaire
qu’Oskar von Preusse et son « corps expéditionnaire » obtinssent ce
sauf-conduit indispensable de Khalifah Bin Saïd afin de pouvoir traverser sans
encombre les territoires contrôlés par Tippo Tip et Ngongo Lutete, avant qu’ils
pussent parvenir à l’objectif ultime : le royaume katangais de M’Siri.
Quant à la zone côtière de ce qui allait constituer l’Afrique orientale
allemande, la charte déjà signée par le Deuxième Reich et le sultanat assurait
un privilège exclusif à la Deutsche West Afrika Gesellschaft qui s’était chargée de la pacification
forcée des ethnies du coin et de la sécurisation de la contrée.
Ce fut pourquoi le sultan
accueillit avec solennité la délégation conduite par von Preusse. Le palais de
Bin Saïd comportait diverses cours intérieures ornées de portiques aux arcs
outrepassés et brisés et aux colonnes torsadées et ocrées. Les murs de pisé
rafraîchissaient avec bonheur les pièces. Les fenêtres en arcades laissaient
passer et circuler les exhalaisons des plants de girofliers - principale
richesse du sultanat - tandis que des esclaves avaient pour tâche de chasser
les insectes avec leur chasse-mouche de plumes multicolores. Plusieurs détails,
imperceptibles pour les béotiens, dénotaient cependant la localisation de ce
Zanzibar-là dans une Afrique parallèle déviée. Ainsi, les prédécesseurs de
Khalifah Bin Saïd étaient parvenus à acclimater les orchidées, plantes
sud-américaines. Un jardin tout entier leur était dédié et déployait ses
splendeurs.
Des amoncellements de coussins de
soie de toute teinte constituaient une invite à la nonchalance alors que,
posées à même le sol, des coupelles emplies de sable avaient pour fonction de
nettoyer de toutes les impuretés les mains des hôtes.
Alban, qui faisait partie de la
délégation, s’étonnait de ce luxe oriental, ce qui n’était pas le cas d’Erich
von Stroheim, plus accoutumé aux ors factices d’une Vienne d’opérette
reconstituée par Hollywood, ou encore, des films péplums de Cecil B. de Mille.
Un personnage inattendu se tenait
debout, à la droite du sultan Bin Saïd. Un occidental, qu’il présenta d’une
voix doucereuse comme son conseiller diplomatique et commercial. Il s’agissait
d’un individu de taille moyenne, au teint et aux yeux clairs, à la barbe mal
taillée et au corps mince. Apparemment, l’homme, âgé d’une trentaine d’années,
s’exprimait avec un accent européen marqué. Toutefois, il pratiquait
l’allemand. A sa vue, Alban sursauta. Il n’avait jamais rencontré en chair et
en os ce haut dignitaire, mais ses yeux s’étaient déjà posés sur son portrait,
une photographie ou une peinture, alors que l’inconnu était dans toute la
splendeur de son adolescence rebelle.
- Aber…das ist… Arthur Rimbaud !
- Chut ! Ruhe !
Effectivement, le sultan confirma
l’identité de son conseiller :
- Effendi Rimbaud travaille pour
moi depuis trois ans déjà. Grâce à lui, je n’ai rencontré aucune difficulté
lors de mon accession au trône.
- Meine Herren très
heureux de vous voir.
En son for intérieur, Alban était
furieux.
« Comment ce poète a-t-il pu
tomber si bas ! Un vulgaire trafiquant d’armes ! Un génie dévoyé ! »
Il se remémora un quatrain du Bateau
Ivre :
J’ai vu le soleil bas, taché
d’horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements
violets,
Pareils à des acteurs de
drames très-antiques
Les flots roulant au loin
leurs frissons de volets !
J’ai rêvé la nuit verte aux
neiges éblouies, (…)
« Seuls Apollinaire et les
surréalistes sont allés plus loin. Je comprends maintenant pourquoi il
n’est pas à l’Agartha. »
- Effendi Rimbaud, poursuivit Bin
Saïd, a une vision prophétique des rapports de force, des liens nécessaires que
doivent développer conjointement les puissances d’Occident avides de conquêtes
et nos Etats souverains locaux.
Von Preusse demanda :
- Votre Sublime Grandeur,
pourriez-vous préciser ?
- Effendi Rimbaud a conçu un plan
destiné à anéantir les puissances esclavagistes expansionnistes tel que l’Etat
de Tippo Tip. Il fait jouer tout l’art de la diplomatie secrète.
Le sultan se refusa à en dévoiler
davantage en ce lieu et à cette heure. Il était fort regrettable que Spénéloss
ne se tînt pas aux côtés de von Stroheim pour lire dans les pensées de
l’Africain. Il aurait capté les visées machiavéliques de Bin Saïd, subtilement
et habilement conseillé par Arthur. Ainsi, il aurait su que Zanzibar armait en
secret le ras Makkonen, père du futur négus Haïlé Sélassié, qui projetait de se
rebeller contre son souverain régnant Yohannès IV. Anticipant, il prévoyait
également une alliance de revers avec l’Allemagne empêchant ainsi les
expansionnismes italien et britannique en Afrique orientale. C’était
puissamment pensé : un Kenya pris en tenailles par les possessions
wilhelminiennes. Von Preusse et sa délégation étaient donc les bienvenus.
Après les salamalecs d’usage,
Khalifah Bin Saïd déclara :
« Nous allons non seulement
vous accorder le droit de passage exclusif sur tous les territoires attenant à
ceux contrôlés par ma souveraineté et par votre compagnie commerciale, mais
aussi je veillerai à ce qu’une troupe armée vous accompagne afin de vous
protéger des soldats esclavagistes.
- Votre Grandeur, je n’en
demandais pas tant, s’inclina Oskar avec déférence.
Puis, Bin Saïd frappa dans ses
mains. C’était là le signal pour ses serviteurs d’accourir les bras chargés de
plateaux sur lesquels étaient servis le thé à la menthe et les loukoums de la
Sublime Porte. Derrière venait une cohorte de danseuses bien loin des normes
d’Hollywood. Leur embonpoint ne les empêchait pas d’effectuer à la perfection
les danses du ventre si chères à leur suzerain.
Alban rongeait son frein : il
jugeait ce divertissement comme une perte de temps inutile.
« Honte à moi ! S’avilir
dans les délices de Capoue ! »
Erich, qui comprenait ce que
ressentait le jeune homme, lui murmura à l’oreille :
« Ach so ! A Rome,
fais comme les Romains. »
A suivre...
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