Il était revenu à bon port avec sa marchandise peu goûteuse, sans que Daisy
se fût le moins du monde souciée de son absence, pour elle coutumière. La
fillette s’impatientait à l’attente d’une nouvelle poupée. Incapable de se
concentrer à ses jeux, aux cours des préceptrices, elle ne tenait plus en
place.
Cette nuit-là et les deux suivantes, les
bruits incongrus qui troublaient le sommeil de Daisy reprirent de plus belle.
C’était comme si des fauves eussent été excités par l’effluence du sang. Mais,
à ce qui s’apparentait à des manifestations de bêtes sauvages affamées
s’ajoutaient des sons moins naturels, plus mécaniques, de machines inconnues,
d’appareillages mus par plusieurs formes d’énergie, vapeur et électricité,
entre autres. Daisy savait son oncle richissime, sans toutefois qu’elle connût
les raisons de sa fortune, les moyens par lesquels elle s’accroissait.
Elle-même ignorait la pauvreté, quoiqu’elle sût pertinemment que ses poupées,
aussi fragiles et odorantes qu’elles devinssent, étaient des joujoux de
privilégiée, que Sir Charles n’acquerrait pas pour de modiques sommes. Daisy n’avait
de toute façon aucune connaissance de la valeur exacte de l’argent, ne sachant
pas faire la différence entre la modicité d’une pièce d’un penny et un
souverain d’or. Elle prenait les choses comme elles venaient, vivant au jour le
jour, ne se questionnant jamais sur le lendemain, puisqu’elle n’était pas dans
le besoin, vivait sous un toit cossu et s’emmitouflait toujours repue dans ses
draps soyeux d’un blanc propret.
Toutefois, notre fillette gâtée trouva que le
vacarme nocturne atteignait une ampleur inédite. Aussi fut elle prise d’un
accès de hardiesse, bravant tous les interdits édictés par celui auquel son
éducation de future lady avait été confiée (de petite pimbêche miniature dirions-nous),
assumant le risque de punition, en quittant résolument sa couche, ne faisant
nul cas de sa nounou qui elle-même sommeillait à côté, quittant sa chambre en
ayant toutefois pris soin de chausser des pantoufles et de passer une robe de
chambre délicieusement molletonnée pour qu’elle n’eût pas grand froid.
Miss Neville parvint à se diriger à pas de
trotte-menu sans faire grincer les lattes du parquet, une lampe à pétrole
serrée dans sa petite main. D’instinct, l’oreille exercée, elle sut la provenance
des bruits : cela se passait tout en bas, dans le secteur fermé à son
indiscrétion de petite fille.
Toute la domesticité goûtait au repos ;
il était vrai que les pendules marquaient une heure du matin. Le sommeil de la
valetaille n’était pas factice : afin de le faciliter, connaissant les
travaux noctambules du master, tous
s’assommaient de laudanum réparateur.
Daisy eut la surprise de remarquer que la
première des fameuses portes closes se trouvait entrouverte, fait inaccoutumé
en sa petite cervelle. C’était comme si son oncle l’eût fait exprès. Dès lors,
Daisy s’aventura au-delà de cet huis mystérieux. Elle parcourut une galerie où
étaient accrochés des portraits d’ancêtres s’échelonnant de l’époque Tudor
jusqu’aux commencements du règne de Victoria. Elle trouva un deuxième huis,
ouvert intentionnellement lui-aussi sur un deuxième couloir, puis un troisième.
Elle compta toutes les portes qu’elle vit et franchit : il y en avait bien
onze au total, conformément au décompte du trousseau du domestique préposé au
secteur prohibé. Au bout de tout cela, une alcôve, sciemment béante, s’ouvrait
sur un escalier dérobé. Elle l’emprunta. En bas des marches, elle aperçut un
monte-charge, plus large que ceux utilisés pour transporter les plats, en tout
cas d’une dimension suffisante pour qu’elle y prît place. Son poids suffit à
déclencher un mécanisme, qui entraîna la descente de la petite plate-forme.
Daisy ne put mesurer ni la durée du
déplacement vertical, ni le nombre de yards descendus. Toujours fut-il que,
lorsque la plate-forme parvint à son terminus, elle se retrouva dans une espèce
de sous-sol qui se présentait sous la forme d’une galerie voûtée, un peu
similaire à celles de l’underground londonien,
qu’elle n’avait jamais eu le loisir d’emprunter de sa jeune vie. En avait-elle
d’ailleurs éprouvé l’envie ? Les personnes de sa condition ne circulaient
qu’en voitures particulières armoriées.
Doucement, avec une hésitation
compréhensible, l’enfant quitta audacieusement l’ascenseur rudimentaire (parce
que dépourvu de cabine ornementée et baroque, de vraie cage, ainsi qu’il en
était dans les immeubles de grand standing) et posa ses petits pieds sur un sol
meuble, dur, pavé, qui comportait même des rails d’écartement modeste dont les
ramifications, s’étendant en réseau dans des galeries secondaires, conféraient
à l’endroit un aspect de forteresse souterraine futuriste.
La fillette poussa un soupir de soulagement
du fait que le tunnel principal, tout comme les autres, s’éclairait de fanaux,
de quinquets, disposés de manière régulière, luminaires qui fonctionnaient
grâce à des lampes à incandescence : féru de modernisme, Sir Charles avait
pourvu à l’électrification de son domaine secret, alors que les lignes du métro
londonien commençaient à peine à évoluer des motrices à vapeur de 1863 aux
rames électriques. Sa lampe devenue inutile, notre demoiselle la posa près des
rails.
Daisy continuait de percevoir le mugissement
intriguant ; elle se dirigea en direction de sa provenance, s’engageant
dans ladite grande galerie. Une fois de plus, la gamine aventureuse ne fut pas
capable d’évaluer la distance qu’elle parcourut, lorsqu’elle se trouva stoppée
par une porte en fonte que surmontait ce qu’elle interpréta comme des objets
d’épouvante et de mise en garde, à la manière du cave canem pompéien ou des épouvantails à moineaux.
Cela surmontait l’huis métallique, le
garnissait tels ces antéfixes et acrotères de terre cuite des anciens temples
étrusques. La petite de sept ans ignorait tout de l’architecture antique, mais
elle voyait bien que ces « objets » intimidants étaient des têtes,
des visages, non pas des mascarons baroques, mais des figures humaines
altérées, plâtreuses, sortes de trophées macabres, de masques mortuaires.
Ces atrocités, dignes d’un culte de chasseurs
de têtes Dayak (Sir Charles, passionné d’ethnographie tout comme Lord Sanders,
collectionnait les bizarreries et enrichissait les vitrines de son commensal
décadent, pourvoyant aussi à l’embauche d’une domesticité exotique venue des
quatre coins de l’Empire britannique), modelées de fait en plâtre de Paris,
étaient autant de reproductions vicieuses et macabres du plus hectique et
difforme des masques mortuaires : celui de François-Marie Arouet dit
Voltaire. La face, grisâtre, aux orbites fermées, se présentait ratatinée,
étrécie, rétractée, comme si le défunt eût souffert de microcéphalie ou eût été
victime des réducteurs Jivaro. C’était là le moulage post-mortem d’un petit
vieillard valétudinaire, méconnaissable, défiguré pour qu’il l’eût connu
vivant, coiffé de son affreux et ridicule bonnet de frileux recroquevillé dans
son fameux fauteuil, bien que la perruque démodée et mi longue ne surmontât
plus ce chef édenté et émacié, ne dépassât plus de la coiffe du défunt de
quatre-vingt-quatre ans.
Daisy entendit un redoublement des bruits de
machinerie derrière la porte ; elle ne sut ce qui lui prit : elle
commençait à éprouver un fâcheux mal aux oreilles du fait de l’intensité du
vacarme. Elle frappa l’ouverture de fonte de toute la force dont son petit
poing droit était capable, afin que celui ou ceux qui travaillaient de l’autre
côté lui ouvrissent.
Derrière, tout s’arrêta : l’inconnu
n’était point sourd. Daisy fut saisie de surprise au brutal rabattement de la
porte.
Deux personnages se présentèrent à son regard
effarouché : une brute massive dont elle douta de l’humanité, juste sur le
seuil et son oncle, posté derrière cet être.
La créature grondait. Ce grondement sourdait
de sa large poitrine, remontait en la gorge que tourmentait un faux col de
celluloïd, puis émergeait des lèvres fines et décolorées, accompagné
d’émissions d’une fumée de froidure. L’individu était fort velu, la face
prognathe, simiesque, les yeux en escarboucles, dignes des albinos. Son regard
n’était pas vide, bestial, mais exprimait au contraire une certaine conscience de soi. Il dérangeait tout observateur qui
l’eût scruté en considérant son possesseur comme un fauve inférieur. Il se
tenait dans une posture voûtée, les jambes et les genoux fléchis. Ses vêtements
dissimulaient mal un pelage gris blanc, une carrure imposante, des bras trop
longs.
Sir Charles lui murmura :
« Doucement, Monkey. »
C’était bel et bien un singe, apparenté aux
orangs outans de Bornéo, mais d’une complexion inhabituelle, et d’une stature
anormale, pour ne point écrire monstrueuse.
Un émule de la cryptozoologie du XXe siècle aurait sans mal nommé la
créature : un orang Pendek indonésien, localisé quelque part à la
frontière entre le genre Homo et l’animalité brute, entre le mythe autochtone
ressassé et la basse réalité.
La bête, si c’en était exactement une (à moins qu’elle eût été dotée d’un statut
intermédiaire d’anthropopithèque), émit un grognement rauque apparenté à une
expression de dépit. Elle n’avait identifié ni la silhouette, ni la fragrance
de la petite. Elle aurait pu broyer sans façon l’enfant de sept ans, si Merritt
n’avait pas été là pour canaliser son instinct primitif. L’anthropoïde évolué
ouvrit alors sa mâchoire, exhibant des crocs à demi limés, expression non de
colère, mais de bienvenue, équivalent pongidé du sourire. L’orang Pendek laissa
entrer Daisy.
**********
Malgré tout, Daisy manifestait une crainte
enfantine compréhensible devant les révélations que son oncle s’apprêtait à lui
faire. La moiteur glacée de ses paumes trahissait son émotion et son appréhension.
A l’odeur douteuse de l’acolyte monstrueux de
Sir Charles, aux émanations de sa fourrure rétive aux bains réguliers, se
superposaient des effluences douceâtres, qu’elle rapprocha d’instinct de celles
de ses poupées lorsque leur altération débutait. La certitude envahit son
esprit : enfin, elle allait savoir.
Cependant, la fillette ne put réprimer un cri
de surprise lorsque le mathématicien la prit dans ses bras, manifestant ainsi
une affection inaccoutumée. Il la hissa, la promena, juchée sur ses épaules,
comme un gamin auquel le père chéri fait visiter un zoo. Miss Neville
hésita : devait-elle s’émerveiller au spectacle, à l’audition du discours
explicatif de l’oncle, ou, au contraire, s’en effrayer ? Etait-ce de
l’enchantement, ou de l’horreur ? De la féerie ou de l’abjection ? Où
débutait le crime, si crime il y avait ?
Sir Charles trimbala le regard de sa nièce
au-dessus d’un compromis entre un établi et une table de chirurgie. C’était de
là que s’exhalaient les senteurs douteuses. Une petite forme y reposait,
étalée, telle une viande de boucherie, pareille à un animal disséqué qu’on eût
ouvert pour une leçon d’anatomie. La chose
odorante et infecte, vidée de ses entrailles miniatures et inabouties,
avait été éviscérée selon la méthode des embaumeurs pharaoniques – quoiqu’il
manquât en ces lieux les vases canopes destinés à la conservation des organes.
La pièce secrète faisait office de
laboratoire, mais aussi de salle de préparation, de confection même. Elle fourmillait d’instruments chirurgicaux, de
pompes, de bobines, de petites dynamos, de moules, de creusets, de paillasses
encombrées de tubes à essai où mijotaient de mystérieux liquides. On y
reconnaissait même un premier four où de la cire était portée à ébullition, un
second servant à la cuisson de la céramique et une forge miniature fonctionnant
à la vapeur auprès de laquelle s’affairait l’homme-singe.
Curieusement, alors qu’un enfant normal eût
au minimum affiché une grimace de dégoût, se fût pincé le nez et, au pis, eût
été pris d’un accès nauséeux, Daisy, comme insensibilisée, se contenta
d’écarquiller les yeux. Toujours juchée sur les épaules de son oncle chéri,
elle parut feindre l’émerveillement au spectacle d’une atrocité pure qu’elle
surmontait à la manière d’un alpiniste contemplant un panorama superbe du
sommet qu’il vient d’achever de gravir.
« On dirait un petit bébé, susurra-t-elle. Comme il est étrange ! Pourquoi
a-t-il le ventre ouvert ? »
Daisy avait entendu parler de la taxidermie.
Elle avait visité le muséum d’Histoire naturelle de Londres, en plus de la
ménagerie, et elle savait conséquemment qu’on empaillait les cadavres des bêtes
afin de les conserver.
« Mon oncle, vous empaillez les bébés,
n’est-ce pas ? »
Un éclair se fit en son juvénile cerveau.
Elle eût pu répéter la question, mais un échange visuel entre elle et Merritt
suffit à la contenter, et à tout lui révéler.
« Ce baby,
c’est ma prochaine poupée, my next
doll, non ? »
Alors, il se décida : il parla,
expliqua, usant de termes adaptés à la compréhension d’une enfant de sept
ans. L’orang Pendek, ne bronchant pas,
demeurait en retrait, près de la forge encore braisillante où il avait tantôt
martelé une plaque d’acier destinée à renforcer la structure crânienne
inachevée de la dépouille (c’était cela, le fameux bruit). Notre forgeron avait
pour habitude de chanter en travaillant, mais à la manière simienne : cela
signifiait que le chant qu’il
entonnait était plus proche de grognements, de mugissements farouches que du bel canto des prime donne.
Le « grand art », selon Sir
Charles, consistait à amalgamer les matériaux hétérogènes qui entraient dans la
composition du « jouet » de Daisy, chairs mortes, paille, son, cire,
structures internes synthétiques d’acier, moteurs permettant à
« l’automate » ainsi créé de se mouvoir, système vocal le dotant du
langage articulé, et, ce qu’il était déjà convenu d’appeler « programme
mémoire ». Merritt, en disciple perverti de Charles Babbage, son maître,
était un précurseur, un anticipateur de la cybernétique des XXe et XXIe siècles,
un Prométhée moderne, un demiurge, même si ses travaux aboutissaient davantage
à une concrétisation ludique de la créature de Frankenstein qu’à une avancée
vernienne de la science positive. Jusqu’au XVIIIe siècle, on l’eût taxé de
démoniaque. C’était un cartésien attardé, au fond, l’ultime épigone de La
Mettrie, de la théorie de l’Homme machine, ici dépourvu de tout sentiment car
se moquant éperdument des origines obstétricales du matériau de base. C’était
sans doute la raison pour laquelle l’Histoire et l’épistémologie des sciences
empêcheraient son nom de passer à la postérité, pas même dans le domaine
littéraire : Villiers de L’Isle-Adam, récemment disparu, ignorant l’état
avancé des recherches du ressortissant de la reine Victoria, ne s’était référé
qu’à Thomas Edison dans la rédaction de son roman L’Eve future. A la décharge de l’écrivain décadent, Merritt n’avait
délibérément rien publié car il jugeait que l’humanité de 1890 n’était pas
assez mûre pour accepter ce qu’il entreprenait.
Par ailleurs, comme nous l’avons constaté et
déduit, les « poupées » de Sir Charles n’avaient qu’un seul
défaut : elles étaient périssables puisqu’elles finissaient par s’altérer,
se putréfier. Le savant n’avait fait que repousser l’échéance en accordant un
sursis à ces fœtus ou enfants morts, à leur donner l’apparence temporaire et
dérisoire de la vie. Leur espérance de durée n’excédait pas six mois. Sous la
cire ou la porcelaine des visages poupins, sous les boucles anglaises, au
tréfonds des abdomens éviscérés et bourrés où demeuraient quand même des
muscles et des artères, sans omettre les infrastructures métalliques renforcées
destinées à la locomotion, se poursuivait le travail alchimique insidieux du
recyclage organique, lot commun à tous les êtres qui s’étaient succédé sur la
planète depuis plus de trois milliards d’années.
« …l’ultime opération consiste à revêtir
le spécimen de ses atours puérils et bourgeois. C’est un jeu d’enfant, si je
puis dire. Ces somptueuses toilettes ne sont pas récupérées chez des fripiers
de troisième ou de quatrième main mais parmi ceux œuvrant au service des plus
authentiques familles ayant pignon sur rue affligées par un deuil. Elles leur
revendent volontiers les effets de leurs gosses défunts. Sachez, mon adorée
nièce, que, contrairement aux idées reçues ayant cours parmi tous ces radicaux
et autres « fabiens », le croup, la pneumonie, la rougeole, les
accidents… et les actes de maltraitance, ne frappent pas que la progéniture des
classes laborieuses. Bien entendu, il reste au final à vérifier l’efficience
des mécanismes locomoteurs et vocaux de la nouvelle « poupée »,
acheva le mathématicien d’un ton détaché et froid.
Daisy comprit ce qu’elle put et voulut. De
l’horrible vérité révélée, elle ne retint que l’aspect jouissif de petite fille
riche. Peu lui importait que ses joujoux « vivants » puassent et se
décomposassent à terme. Son oncle pourvoirait à chaque reprise à leur
renouvellement. Elle n’avait pas à s’en faire.
Ce fut pourquoi, la démonstration didactique
achevée, elle battit des mains puis demanda :
« Mon oncle, puisque ma nouvelle poupée
sera bientôt terminée, pourriez-vous, s’il vous plaît, me débarrasser de miss
Jenny ? Elle ne mérite pas que je l’enterre. Elle m’a fâchée. Je ne l’aime plus du tout. »
Elle s’en tint là et quémanda à Sir Charles
qu’il la raccompagnât en sa chambre, parce qu’elle avait sommeil.
************
« Taïaut,
mon bon Taïaut, vois ce que j’ai
apporté pour toi. Tu vas faire bombance, te régaler ! Lucullus n’eût pas
mieux dîné que toi ! »
Sir Charles, un panier exhalant des odeurs
fortes en main, s’adressait à son Raptor apprivoisé, car telle était la nature
de l’animal.[1] Il
extirpa de l’osier une espèce d’horreur pantelante et noirâtre. Aussitôt, la
bête mésozoïque, jusque-là tapie dans un coin de sa cage infecte, manifesta son
impatience et s’agita, tirant ses chaînes presque à les rompre. Sa gueule
acérée et baveuse laissait s’échapper des remugles immondes. Merritt avait
détecté en son reptile antédiluvien des mœurs alimentaires
« mixtes », qui alternaient la prédation et le côté charognard. Tigre
et vautour : Taïaut était les
deux.
Comme on nourrit un fauve dans un zoo,
Merritt balança sans façon la viande pourrie en l’antre de son monstre. Il
avait tout de même pris soin de dénuder la
chose. Cependant, une silhouette à quatre membres était encore
reconnaissable, quoiqu’elle fût enflée d’intumescences aux coloris divers,
caractéristiques du travail des
chairs en déliquescence ; une proie
pourrissante bien chevelue aussi, car couronnée de boucles à la brillance
cuivrée mais désormais ternie. Spécimen idéal pour une ferme des corps de polar
américain de l’avenir, mais surtout mets goûteux bien attendri pour un
Dromaeosaure.
Faut-il vous révéler l’identité première de
cette viande putride désormais anonyme ? Ou plutôt, l’identité réattribuée, de ce
qui eût dû porter un autre nom dans d’autres circonstances, mais rebaptisé
pour sa nouvelle fonction, désormais terminée ?
Les griffes avides des membres postérieurs de
Taïaut s’amusèrent à lacérer l’horreur,
projetant dans les airs des fragments déchiquetés de bras et de jambes que la
mâchoire s’empressait de happer, de rattraper au vol avant de les ingurgiter
goulûment. D’un coup de dents, le Velociraptor décapita la dépouille, dont la
tête chevelue, gonflée, méconnaissable, s’en alla rouler dans la paille de la
bauge de la créature préhistorique fabuleuse. Elle délaissa ce reste, pas assez
charnu selon lui : seul le corps lui-même l’intéressait.
Tandis que se faisaient entendre des bruits
de mâchoire, de trituration, de dévoration, de broyage indifférencié du
biologique, de l’osseux et du métallique, d’éclatement d’une viande noire et
malodorante, le visage de la proie décapitée, ou ce qu’il en restait, se crispa
en un réflexe végétatif et parut esquisser l’expression d’un cri, comme s’il voulait
encore vivre. Le cerveau n’était pas encore tout à fait mort, ainsi qu’il en
est chez les guillotinés juste après la chute du couperet, et d’un œil
rétracté, autrefois d’un éclat rubéfié et splendide, d’une orbite tuméfiée, un
observateur aurait remarqué perler non point une de ces humeurs innommables de
décomposition, mais une larme authentique.
Alors, fait incroyable, épouvantable, les
lèvres du chef tranché parvinrent à articuler et à répéter, par trois fois, un
mot, tout simple, enfantin, mot qui retentit telle une supplication, une
demande de faire grâce au condamné qu’exécute le bourreau :
« Mommy,
mommy, mommy… »
Fin.
Fin.
Christian Jannone
[1]
L’origine de Taïaut et sa présence
incongrue à la fin du XIXe siècle seront
expliquées dans le roman Le Tombeau
d’Adam, troisième partie : Le
Jeu de Daniel.
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