samedi 12 avril 2014

Les Poupées de Daisy (nouvelle) : épisode 3 et fin.



Il était revenu à bon port avec sa marchandise peu goûteuse, sans que Daisy se fût le moins du monde souciée de son absence, pour elle coutumière. La fillette s’impatientait à l’attente d’une nouvelle poupée. Incapable de se concentrer à ses jeux, aux cours des préceptrices, elle ne tenait plus en place. 
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Cette nuit-là et les deux suivantes, les bruits incongrus qui troublaient le sommeil de Daisy reprirent de plus belle. C’était comme si des fauves eussent été excités par l’effluence du sang. Mais, à ce qui s’apparentait à des manifestations de bêtes sauvages affamées s’ajoutaient des sons moins naturels, plus mécaniques, de machines inconnues, d’appareillages mus par plusieurs formes d’énergie, vapeur et électricité, entre autres. Daisy savait son oncle richissime, sans toutefois qu’elle connût les raisons de sa fortune, les moyens par lesquels elle s’accroissait. Elle-même ignorait la pauvreté, quoiqu’elle sût pertinemment que ses poupées, aussi fragiles et odorantes qu’elles devinssent, étaient des joujoux de privilégiée, que Sir Charles n’acquerrait pas pour de modiques sommes. Daisy n’avait de toute façon aucune connaissance de la valeur exacte de l’argent, ne sachant pas faire la différence entre la modicité d’une pièce d’un penny et un souverain d’or. Elle prenait les choses comme elles venaient, vivant au jour le jour, ne se questionnant jamais sur le lendemain, puisqu’elle n’était pas dans le besoin, vivait sous un toit cossu et s’emmitouflait toujours repue dans ses draps soyeux d’un blanc propret.
Toutefois, notre fillette gâtée trouva que le vacarme nocturne atteignait une ampleur inédite. Aussi fut elle prise d’un accès de hardiesse, bravant tous les interdits édictés par celui auquel son éducation de future lady avait été confiée (de petite pimbêche miniature dirions-nous), assumant le risque de punition, en quittant résolument sa couche, ne faisant nul cas de sa nounou qui elle-même sommeillait à côté, quittant sa chambre en ayant toutefois pris soin de chausser des pantoufles et de passer une robe de chambre délicieusement molletonnée pour qu’elle n’eût pas grand froid. 
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Miss Neville parvint à se diriger à pas de trotte-menu sans faire grincer les lattes du parquet, une lampe à pétrole serrée dans sa petite main. D’instinct, l’oreille exercée, elle sut la provenance des bruits : cela se passait tout en bas, dans le secteur fermé à son indiscrétion de petite fille.
Toute la domesticité goûtait au repos ; il était vrai que les pendules marquaient une heure du matin. Le sommeil de la valetaille n’était pas factice : afin de le faciliter, connaissant les travaux noctambules du master, tous s’assommaient de laudanum réparateur.
Daisy eut la surprise de remarquer que la première des fameuses portes closes se trouvait entrouverte, fait inaccoutumé en sa petite cervelle. C’était comme si son oncle l’eût fait exprès. Dès lors, Daisy s’aventura au-delà de cet huis mystérieux. Elle parcourut une galerie où étaient accrochés des portraits d’ancêtres s’échelonnant de l’époque Tudor jusqu’aux commencements du règne de Victoria. Elle trouva un deuxième huis, ouvert intentionnellement lui-aussi sur un deuxième couloir, puis un troisième. Elle compta toutes les portes qu’elle vit et franchit : il y en avait bien onze au total, conformément au décompte du trousseau du domestique préposé au secteur prohibé. Au bout de tout cela, une alcôve, sciemment béante, s’ouvrait sur un escalier dérobé. Elle l’emprunta. En bas des marches, elle aperçut un monte-charge, plus large que ceux utilisés pour transporter les plats, en tout cas d’une dimension suffisante pour qu’elle y prît place. Son poids suffit à déclencher un mécanisme, qui entraîna la descente de la petite plate-forme.
Daisy ne put mesurer ni la durée du déplacement vertical, ni le nombre de yards descendus. Toujours fut-il que, lorsque la plate-forme parvint à son terminus, elle se retrouva dans une espèce de sous-sol qui se présentait sous la forme d’une galerie voûtée, un peu similaire à celles de l’underground londonien, qu’elle n’avait jamais eu le loisir d’emprunter de sa jeune vie. En avait-elle d’ailleurs éprouvé l’envie ? Les personnes de sa condition ne circulaient qu’en voitures particulières armoriées.
Doucement, avec une hésitation compréhensible, l’enfant quitta audacieusement l’ascenseur rudimentaire (parce que dépourvu de cabine ornementée et baroque, de vraie cage, ainsi qu’il en était dans les immeubles de grand standing) et posa ses petits pieds sur un sol meuble, dur, pavé, qui comportait même des rails d’écartement modeste dont les ramifications, s’étendant en réseau dans des galeries secondaires, conféraient à l’endroit un aspect de forteresse souterraine futuriste.
La fillette poussa un soupir de soulagement du fait que le tunnel principal, tout comme les autres, s’éclairait de fanaux, de quinquets, disposés de manière régulière, luminaires qui fonctionnaient grâce à des lampes à incandescence : féru de modernisme, Sir Charles avait pourvu à l’électrification de son domaine secret, alors que les lignes du métro londonien commençaient à peine à évoluer des motrices à vapeur de 1863 aux rames électriques. Sa lampe devenue inutile, notre demoiselle la posa près des rails.
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Daisy continuait de percevoir le mugissement intriguant ; elle se dirigea en direction de sa provenance, s’engageant dans ladite grande galerie. Une fois de plus, la gamine aventureuse ne fut pas capable d’évaluer la distance qu’elle parcourut, lorsqu’elle se trouva stoppée par une porte en fonte que surmontait ce qu’elle interpréta comme des objets d’épouvante et de mise en garde, à la manière du cave canem pompéien ou des épouvantails à moineaux.
Cela surmontait l’huis métallique, le garnissait tels ces antéfixes et acrotères de terre cuite des anciens temples étrusques. La petite de sept ans ignorait tout de l’architecture antique, mais elle voyait bien que ces « objets » intimidants étaient des têtes, des visages, non pas des mascarons baroques, mais des figures humaines altérées, plâtreuses, sortes de trophées macabres, de masques mortuaires.
Ces atrocités, dignes d’un culte de chasseurs de têtes Dayak (Sir Charles, passionné d’ethnographie tout comme Lord Sanders, collectionnait les bizarreries et enrichissait les vitrines de son commensal décadent, pourvoyant aussi à l’embauche d’une domesticité exotique venue des quatre coins de l’Empire britannique), modelées de fait en plâtre de Paris, étaient autant de reproductions vicieuses et macabres du plus hectique et difforme des masques mortuaires : celui de François-Marie Arouet dit Voltaire. La face, grisâtre, aux orbites fermées, se présentait ratatinée, étrécie, rétractée, comme si le défunt eût souffert de microcéphalie ou eût été victime des réducteurs Jivaro. C’était là le moulage post-mortem d’un petit vieillard valétudinaire, méconnaissable, défiguré pour qu’il l’eût connu vivant, coiffé de son affreux et ridicule bonnet de frileux recroquevillé dans son fameux fauteuil, bien que la perruque démodée et mi longue ne surmontât plus ce chef édenté et émacié, ne dépassât plus de la coiffe du défunt de quatre-vingt-quatre ans.
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Daisy entendit un redoublement des bruits de machinerie derrière la porte ; elle ne sut ce qui lui prit : elle commençait à éprouver un fâcheux mal aux oreilles du fait de l’intensité du vacarme. Elle frappa l’ouverture de fonte de toute la force dont son petit poing droit était capable, afin que celui ou ceux qui travaillaient de l’autre côté lui ouvrissent.
Derrière, tout s’arrêta : l’inconnu n’était point sourd. Daisy fut saisie de surprise au brutal rabattement de la porte.
Deux personnages se présentèrent à son regard effarouché : une brute massive dont elle douta de l’humanité, juste sur le seuil et son oncle, posté derrière cet être.
La créature grondait. Ce grondement sourdait de sa large poitrine, remontait en la gorge que tourmentait un faux col de celluloïd, puis émergeait des lèvres fines et décolorées, accompagné d’émissions d’une fumée de froidure. L’individu était fort velu, la face prognathe, simiesque, les yeux en escarboucles, dignes des albinos. Son regard n’était pas vide, bestial, mais exprimait au contraire une certaine conscience de soi. Il dérangeait tout observateur qui l’eût scruté en considérant son possesseur comme un fauve inférieur. Il se tenait dans une posture voûtée, les jambes et les genoux fléchis. Ses vêtements dissimulaient mal un pelage gris blanc, une carrure imposante, des bras trop longs.
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Sir Charles lui murmura : « Doucement, Monkey. »
C’était bel et bien un singe, apparenté aux orangs outans de Bornéo, mais d’une complexion inhabituelle, et d’une stature anormale, pour ne point écrire monstrueuse. Un émule de la cryptozoologie du XXe siècle aurait sans mal nommé la créature : un orang Pendek indonésien, localisé quelque part à la frontière entre le genre Homo et l’animalité brute, entre le mythe autochtone ressassé et la basse réalité.
La bête, si c’en était exactement une (à moins qu’elle eût été dotée d’un statut intermédiaire d’anthropopithèque), émit un grognement rauque apparenté à une expression de dépit. Elle n’avait identifié ni la silhouette, ni la fragrance de la petite. Elle aurait pu broyer sans façon l’enfant de sept ans, si Merritt n’avait pas été là pour canaliser son instinct primitif. L’anthropoïde évolué ouvrit alors sa mâchoire, exhibant des crocs à demi limés, expression non de colère, mais de bienvenue, équivalent pongidé du sourire. L’orang Pendek laissa entrer Daisy. 

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Malgré tout, Daisy manifestait une crainte enfantine compréhensible devant les révélations que son oncle s’apprêtait à lui faire. La moiteur glacée de ses paumes trahissait son émotion et son appréhension.
A l’odeur douteuse de l’acolyte monstrueux de Sir Charles, aux émanations de sa fourrure rétive aux bains réguliers, se superposaient des effluences douceâtres, qu’elle rapprocha d’instinct de celles de ses poupées lorsque leur altération débutait. La certitude envahit son esprit : enfin, elle allait savoir.
Cependant, la fillette ne put réprimer un cri de surprise lorsque le mathématicien la prit dans ses bras, manifestant ainsi une affection inaccoutumée. Il la hissa, la promena, juchée sur ses épaules, comme un gamin auquel le père chéri fait visiter un zoo. Miss Neville hésita : devait-elle s’émerveiller au spectacle, à l’audition du discours explicatif de l’oncle, ou, au contraire, s’en effrayer ? Etait-ce de l’enchantement, ou de l’horreur ? De la féerie ou de l’abjection ? Où débutait le crime, si crime il y avait ?
Sir Charles trimbala le regard de sa nièce au-dessus d’un compromis entre un établi et une table de chirurgie. C’était de là que s’exhalaient les senteurs douteuses. Une petite forme y reposait, étalée, telle une viande de boucherie, pareille à un animal disséqué qu’on eût ouvert pour une leçon d’anatomie. La chose odorante et infecte, vidée de ses entrailles miniatures et inabouties, avait été éviscérée selon la méthode des embaumeurs pharaoniques – quoiqu’il manquât en ces lieux les vases canopes destinés à la conservation des organes.
La pièce secrète faisait office de laboratoire, mais aussi de salle de préparation, de confection même. Elle fourmillait d’instruments chirurgicaux, de pompes, de bobines, de petites dynamos, de moules, de creusets, de paillasses encombrées de tubes à essai où mijotaient de mystérieux liquides. On y reconnaissait même un premier four où de la cire était portée à ébullition, un second servant à la cuisson de la céramique et une forge miniature fonctionnant à la vapeur auprès de laquelle s’affairait l’homme-singe.  
Curieusement, alors qu’un enfant normal eût au minimum affiché une grimace de dégoût, se fût pincé le nez et, au pis, eût été pris d’un accès nauséeux, Daisy, comme insensibilisée, se contenta d’écarquiller les yeux. Toujours juchée sur les épaules de son oncle chéri, elle parut feindre l’émerveillement au spectacle d’une atrocité pure qu’elle surmontait à la manière d’un alpiniste contemplant un panorama superbe du sommet qu’il vient d’achever de gravir. 
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« On dirait un petit bébé, susurra-t-elle. Comme il est étrange ! Pourquoi a-t-il le ventre ouvert ? »
Daisy avait entendu parler de la taxidermie. Elle avait visité le muséum d’Histoire naturelle de Londres, en plus de la ménagerie, et elle savait conséquemment qu’on empaillait les cadavres des bêtes afin de les conserver.
« Mon oncle, vous empaillez les bébés, n’est-ce pas ? »
Un éclair se fit en son juvénile cerveau. Elle eût pu répéter la question, mais un échange visuel entre elle et Merritt suffit à la contenter, et à tout lui révéler.
« Ce baby, c’est ma prochaine poupée, my next doll, non ? »
Alors, il se décida : il parla, expliqua, usant de termes adaptés à la compréhension d’une enfant de sept ans.  L’orang Pendek, ne bronchant pas, demeurait en retrait, près de la forge encore braisillante où il avait tantôt martelé une plaque d’acier destinée à renforcer la structure crânienne inachevée de la dépouille (c’était cela, le fameux bruit). Notre forgeron avait pour habitude de chanter en travaillant, mais à la manière simienne : cela signifiait que le chant qu’il entonnait était plus proche de grognements, de mugissements farouches que du bel canto des prime donne. 
Le « grand art », selon Sir Charles, consistait à amalgamer les matériaux hétérogènes qui entraient dans la composition du « jouet » de Daisy, chairs mortes, paille, son, cire, structures internes synthétiques d’acier, moteurs permettant à « l’automate » ainsi créé de se mouvoir, système vocal le dotant du langage articulé, et, ce qu’il était déjà convenu d’appeler « programme mémoire ». Merritt, en disciple perverti de Charles Babbage, son maître, était un précurseur, un anticipateur de la cybernétique des XXe et XXIe siècles, un Prométhée moderne, un demiurge, même si ses travaux aboutissaient davantage à une concrétisation ludique de la créature de Frankenstein qu’à une avancée vernienne de la science positive. Jusqu’au XVIIIe siècle, on l’eût taxé de démoniaque. C’était un cartésien attardé, au fond, l’ultime épigone de La Mettrie, de la théorie de l’Homme machine, ici dépourvu de tout sentiment car se moquant éperdument des origines obstétricales du matériau de base. C’était sans doute la raison pour laquelle l’Histoire et l’épistémologie des sciences empêcheraient son nom de passer à la postérité, pas même dans le domaine littéraire : Villiers de L’Isle-Adam, récemment disparu, ignorant l’état avancé des recherches du ressortissant de la reine Victoria, ne s’était référé qu’à Thomas Edison dans la rédaction de son roman L’Eve future. A la décharge de l’écrivain décadent, Merritt n’avait délibérément rien publié car il jugeait que l’humanité de 1890 n’était pas assez mûre pour accepter ce qu’il entreprenait. 
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Par ailleurs, comme nous l’avons constaté et déduit, les « poupées » de Sir Charles n’avaient qu’un seul défaut : elles étaient périssables puisqu’elles finissaient par s’altérer, se putréfier. Le savant n’avait fait que repousser l’échéance en accordant un sursis à ces fœtus ou enfants morts, à leur donner l’apparence temporaire et dérisoire de la vie. Leur espérance de durée n’excédait pas six mois. Sous la cire ou la porcelaine des visages poupins, sous les boucles anglaises, au tréfonds des abdomens éviscérés et bourrés où demeuraient quand même des muscles et des artères, sans omettre les infrastructures métalliques renforcées destinées à la locomotion, se poursuivait le travail alchimique insidieux du recyclage organique, lot commun à tous les êtres qui s’étaient succédé sur la planète depuis plus de trois milliards d’années.
« …l’ultime opération consiste à revêtir le spécimen de ses atours puérils et bourgeois. C’est un jeu d’enfant, si je puis dire. Ces somptueuses toilettes ne sont pas récupérées chez des fripiers de troisième ou de quatrième main mais parmi ceux œuvrant au service des plus authentiques familles ayant pignon sur rue affligées par un deuil. Elles leur revendent volontiers les effets de leurs gosses défunts. Sachez, mon adorée nièce, que, contrairement aux idées reçues ayant cours parmi tous ces radicaux et autres « fabiens », le croup, la pneumonie, la rougeole, les accidents… et les actes de maltraitance, ne frappent pas que la progéniture des classes laborieuses. Bien entendu, il reste au final à vérifier l’efficience des mécanismes locomoteurs et vocaux de la nouvelle « poupée », acheva le mathématicien d’un ton détaché et froid.
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Daisy comprit ce qu’elle put et voulut. De l’horrible vérité révélée, elle ne retint que l’aspect jouissif de petite fille riche. Peu lui importait que ses joujoux « vivants » puassent et se décomposassent à terme. Son oncle pourvoirait à chaque reprise à leur renouvellement. Elle n’avait pas à s’en faire.
Ce fut pourquoi, la démonstration didactique achevée, elle battit des mains puis demanda :
« Mon oncle, puisque ma nouvelle poupée sera bientôt terminée, pourriez-vous, s’il vous plaît, me débarrasser de miss Jenny ? Elle ne mérite pas que je l’enterre. Elle m’a fâchée. Je ne l’aime plus du tout. »
Elle s’en tint là et quémanda à Sir Charles qu’il la raccompagnât en sa chambre, parce qu’elle avait sommeil.

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« Taïaut, mon bon Taïaut, vois ce que j’ai apporté pour toi. Tu vas faire bombance, te régaler ! Lucullus n’eût pas mieux dîné que toi ! »
Sir Charles, un panier exhalant des odeurs fortes en main, s’adressait à son Raptor apprivoisé, car telle était la nature de l’animal.[1] Il extirpa de l’osier une espèce d’horreur pantelante et noirâtre. Aussitôt, la bête mésozoïque, jusque-là tapie dans un coin de sa cage infecte, manifesta son impatience et s’agita, tirant ses chaînes presque à les rompre. Sa gueule acérée et baveuse laissait s’échapper des remugles immondes. Merritt avait détecté en son reptile antédiluvien des mœurs alimentaires « mixtes », qui alternaient la prédation et le côté charognard. Tigre et vautour : Taïaut était les deux.
Comme on nourrit un fauve dans un zoo, Merritt balança sans façon la viande pourrie en l’antre de son monstre. Il avait tout de même pris soin de dénuder la chose. Cependant, une silhouette à quatre membres était encore reconnaissable, quoiqu’elle fût enflée d’intumescences aux coloris divers, caractéristiques du travail des chairs en déliquescence ;  une proie pourrissante bien chevelue aussi, car couronnée de boucles à la brillance cuivrée mais désormais ternie. Spécimen idéal pour une ferme des corps de polar américain de l’avenir, mais surtout mets goûteux bien attendri pour un Dromaeosaure. 
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Faut-il vous révéler l’identité première de cette viande putride désormais anonyme ? Ou plutôt, l’identité réattribuée, de ce qui eût dû porter un autre nom dans d’autres circonstances, mais rebaptisé pour sa nouvelle fonction, désormais terminée ?
Les griffes avides des membres postérieurs de Taïaut s’amusèrent à lacérer l’horreur, projetant dans les airs des fragments déchiquetés de bras et de jambes que la mâchoire s’empressait de happer, de rattraper au vol avant de les ingurgiter goulûment. D’un coup de dents, le Velociraptor décapita la dépouille, dont la tête chevelue, gonflée, méconnaissable, s’en alla rouler dans la paille de la bauge de la créature préhistorique fabuleuse. Elle délaissa ce reste, pas assez charnu selon lui : seul le corps lui-même l’intéressait. 
Tandis que se faisaient entendre des bruits de mâchoire, de trituration, de dévoration, de broyage indifférencié du biologique, de l’osseux et du métallique, d’éclatement d’une viande noire et malodorante, le visage de la proie décapitée, ou ce qu’il en restait, se crispa en un réflexe végétatif et parut esquisser l’expression d’un cri, comme s’il voulait encore vivre. Le cerveau n’était pas encore tout à fait mort, ainsi qu’il en est chez les guillotinés juste après la chute du couperet, et d’un œil rétracté, autrefois d’un éclat rubéfié et splendide, d’une orbite tuméfiée, un observateur aurait remarqué perler non point une de ces humeurs innommables de décomposition, mais une larme authentique.
Alors, fait incroyable, épouvantable, les lèvres du chef tranché parvinrent à articuler et à répéter, par trois fois, un mot, tout simple, enfantin, mot qui retentit telle une supplication, une demande de faire grâce au condamné qu’exécute le bourreau :
« Mommy, mommy, mommy… »

Fin.

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Christian Jannone




[1] L’origine de Taïaut et sa présence incongrue à la fin du XIXe siècle seront expliquées dans le roman Le Tombeau d’Adam, troisième partie : Le Jeu de Daniel.

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