La tragédie ainsi
accomplie mérite un retour une heure et demie en arrière pour que j’expose le
récit exact des événements.
Moesta et Errabunda se retrouvait prise
dans l’engrenage d’une guerre sur deux fronts ; deux incendies faisaient
rage. L’un était interne, endogène, et concernait Adelia, qui récidivait dans
ses meurtres et demeurait impossible à débusquer, comme si elle avait été
constituée d’éther luminifère. L’autre, extérieur, exogène, était la présence
de la police et de la gendarmerie, qui organisaient une sorte de blocus du
domaine et l’assiégeaient à leur manière. La lunette de Sarah d’une part, et
pas plus tard qu’il y avait quelques minutes, Michel, Julien et Zénobe d’autre
part, avec leur tentative d’abattre un ballon captif plutôt singulier, avaient
trahi la présence de la maréchaussée. Cléore demeurait dans l’ignorance de la
fuite de la vicomtesse, du suicide de Louise B** et de l’arrestation d’Elémir.
Seule pour elle importait la vengeance, qu’Adelia expiât ses crimes. Aussi,
lorsque Michel lui avait rapporté l’incident de l’aérostat et la nécessité que
tous ici se préparassent à une attaque imminente des gendarmes, elle s’était
contentée de lui répondre :
« Il est trop
tôt pour fourbir ses armes. Soyez vigilants, c’est tout. Adelia demeure ma
priorité. »
Depuis que Jeanne-Ysoline avait été
assassinée, la résurgence de la maladie qui la rongeait affectait gravement
Cléore, qui humectait force mouchoirs de son sang. Quitterie vint la voir sur
le coup des huit heures un quart, alors qu’elle venait d’achever un frugal
déjeuner, l’inappétence faisant d’effrayants progrès en son organisme de plus
en plus débilité par la tuberculose. La petite belette voulait lui faire part
de son hypothèse concernant la cache d’Adelia.
« Elle est
embusquée dans une alcôve secrète d’un faux rayonnage de la bibliothèque, ô,
Cléore.
- En es-tu si
sûre ?
- Je
l’affirme !
-Prends garde à toi,
ma mie. Délie est armée. Elle m’a volé le seppuku de la geisha.
- Mâtin ! Je
ferai attention, Cléore. Qu’est donc ce sépoukou qui fait tant trembler
vos lèvres ?
- L’arme la plus
vicieuse inventée de main de mâle… Je vais assurer tes arrières, ma petite
belette chérie. Deux domestiques armés s’embusqueront à la sortie de la
bibliothèque, prêts à intervenir si cela tournait mal pour toi.
- Soit, mais je vois
que votre œil s’enfièvre, ô Cléore ! Soignez-vous.
- C’est parce
qu’Adelia n’éprouve aucune pitié… Je l’ai transformée en monstre et je m’en
repens, hélas ! »
Ainsi qu’elle l’avait dit, la comtesse de
Cresseville ordonna à deux valets d’emboîter le pas claudicant de la jeune
fille bote, et, si besoin était de faire feu sans sommation sur la goule
d’Erin si les choses tournaient mal. Se sachant résolue à cette extrémité,
elle se préoccupa davantage du problème de l’aérostat, demandant à Sarah de le
surveiller continûment avec ses jumelles. Ainsi, Zorobabel n’étant pas en
reste, la vieille acolyte de Mademoiselle épia le ciel plutôt que de se
préoccuper de ce qui se passait dans le parc. Elle eût pu remarquer le
remue-ménage des gendarmes qui jouaient à cache-cache avec la végétation et la
présence de Pauline errant parmi les bassins désolés.
************
Parvenue face à l’huis du sanctuaire
livresque, Quitterie hésita à entrer. Elle caressa le ruban chamois qui ornait
ses longs cheveux fourchus puis, constatant que, par chance, la porte n’était
pas verrouillée de l’intérieur, en tourna la poignée cuivrée et la poussa
timidement, presque à regret, s’étonnant même, une fois introduite, les gonds
bien huilés ayant à peine grincé, que la redoutée tueuse irlandaise ne bondît
pas de sa cachette et ne lui sautât pas dessus pour l’occire. Ses joues et son
front luisaient de peur, d’une sueur malsaine de malaise ; ses mains
étaient moites et elle ne cessait de les essuyer sur sa jolie robe d’organsin,
en y laissant de malséantes traînées diaphorétiques, quoique la température du
lieu ne fût pas excessive. Elle déglutissait avec difficulté, comme un
gastralgique ulcéré, élargissant son col de ses doigts, tentant de desserrer le
padou qui tenait son camée, avec l’impression que ce bijou de glyptique
appuyait trop sur sa gorge étique. Puis, résolue, elle s’alla droit vers
l’endroit où elle soupçonnait que se trouvait un panneau secret avec de faux
ouvrages. En cet instant décisif, il fallait bien que notre jolie boiteuse
surmontât sa peur. Elle connaissait le caractère sans nuance d’Adelia, la
savait audacieuse, prête à tous les crimes.
La réminiscence de tous ses actes accomplis ici, depuis que toutes deux se connaissaient, suffisait à rendre Quitterie scrupuleuse, hésitante, puisqu’elle risquait sa vie. Délia était un ange de gaillardise perverse, comme les circonstances des assassinats de Daphné et de Jeanne-Ysoline en témoignaient. Elle possédait la nitescence, l’aura du porteur de lumière, et cet ange de mort nitide semait la terreur et la désolation autour de lui. Sa beauté satanique appelait à l’accomplissement d’une sorte d’Apocalypse qui jetterait à bas Moesta et Errabunda. Le cuivre brun ardent de ses cheveux sublimes n’incarnait-il pas en lui-même une connotation de l’enfer ?
La réminiscence de tous ses actes accomplis ici, depuis que toutes deux se connaissaient, suffisait à rendre Quitterie scrupuleuse, hésitante, puisqu’elle risquait sa vie. Délia était un ange de gaillardise perverse, comme les circonstances des assassinats de Daphné et de Jeanne-Ysoline en témoignaient. Elle possédait la nitescence, l’aura du porteur de lumière, et cet ange de mort nitide semait la terreur et la désolation autour de lui. Sa beauté satanique appelait à l’accomplissement d’une sorte d’Apocalypse qui jetterait à bas Moesta et Errabunda. Le cuivre brun ardent de ses cheveux sublimes n’incarnait-il pas en lui-même une connotation de l’enfer ?
Quitterie savait que, pour débusquer les
bêtes féroces, pour les obliger à quitter leur nid, leur bauge, leur souille ou
leur terrier, il fallait instiller en elles une peur panique. Les animaux
sauvages craignent le feu et le fuient. La petite belette se résolut à enfumer
l’emplacement du panneau-cache présumé, en veillant à ce que le foyer qu’elle
allait allumer ne dégénérât pas en incendie inextinguible. Munie d’allumettes
et de quelques branchettes de bois sec, elle s’attela à la tâche, assemblant ce
bucher miniature, ignant le feu destructeur et purificateur, pensant que, par
cet acte symbolique, l’Institution serait nettoyée de la présence du démon.
C’était un exorcisme, une sanctification, une épuration, une purification, une
lustration de cette Maison pécheresse par les flammes et les
flammèches, qui, promptement, s’en vinrent lécher le panneau de bois où
reposaient les livres factices. La fumée acre dégagée par l’ignition et la
consumation des brindilles et branchettes s’insinua par les interstices, par le
léger jour qu’on discernait et qui trahissait la présence du rayonnage truqué.
Il s’agissait là d’une réponse adéquate à la destruction de la poupée de Daphné
par le même élément aristotélicien, d’une application détournée de la loi du
talion. Point niquedouille, Quitterie pressentit la survenue de l’instant
décisif. Une toux retentit derrière le panneau. Le piège fonctionnait. Enfumée,
la bête du Shannon actionna le panneau coulissant et se rua vers la porte,
d’une manière si brusque, si démoniaque, si précipitée, qu’on l’eût pensée
vomie par la bouche de Méphistophélès. La craintive Quitterie en eut si peur
qu’il lui prit l’envie de s’agenouiller sur un prie-Dieu et de s’y confire en
momeries de vieille cagote. Cependant, elle réalisa que, si Adelia parvenait à
se ruer hors de la bibliothèque, les domestiques de Cléore, qui l’attendaient
dans le couloir, l’abattraient sans sommation comme le plus vil des gibiers.
C’était une chasse cruelle, et, un reste d’humanité demeurant dans la
conscience de notre souffreteuse belette bote l’incita à s’interposer entre
Délia et l’huis et à faire un rempart de son corps contrefait.
Adelia, toussotante, les yeux irrités
pleurant sous la fumée, interpréta mal l’intention première de Quitterie, qui
souhaitait que la goule irlandaise demeurât saine et sauve pour que justice
équitable fût rendue et non point qu’elle mourût en misérable animal sauvage
criblé de plombs. Elle crut que Mademoiselle Moreau voulait la retenir
prisonnière de la pièce jusqu’à l’arrivée de Cléore afin de recevoir tous les
honneurs de cette peu honorable capture.
« Laisse-moi
passer, maudite, sinon, il t’en cuira !
- Que nenni !
Si tu t’échappes, les fusils vont se
charger de toi !
-
Menteuse !
Chienne ! »
Alors que le petit foyer poursuivait sa
consumation, miss Délie se jeta sur Quitterie et lui assena un coup sur la
figure, qui occasionna un accès d’épistaxis, soit des saignements du nez fort
peu esthétiques. Tombée à genoux, notre gracieuse boiteuse geignit tandis que
la traîtresse poussait le verrou de la porte.
« Puisque tu le
prends ainsi, discutons de cela en champ clos, entre filles ! Que les
adultes ne viennent pas se mêler de nos affaires !
- Tu…tu ne comprends
pas… Je veux t’épargner une fin ignominieuse.
- Eteins-moi ce feu,
puis, expliquons-nous ! Allez, exécute mon ordre si tu ne veux pas finir
comme Ursule Falconet. »
Ses yeux d’émeraude pers, rougis par la
fumée, paraissaient fulminer l’anathème. Ses cheveux bruns-rouges, ébouriffés,
tout en boucles défaites, devenaient un casque de serpents. Adelia était
transformée telle Méduse, et sa fureur incoercible l’empêchait que Quitterie la
ramenât à la raison. Elle la jeta sur le feu, qui s’étouffa sous sa chute,
tandis que l’étoffe de la robe satinée de la petite estropiée roussissait.
« J’ai mal…j’ai
grand’mal… Aie pitié, Adelia !
- Brûle et saigne
donc ! »
Des coups retentirent à la porte ;
c’étaient les valets de l’embuscade ratée, qui, entendant l’esclandre,
tentaient d’entrer. L’un d’eux s’alla chercher Cléore, car l’affaire devenait
urgente et Quitterie était en péril. Le domestique restant n’osait fracasser la
serrure d’une balle de son fusil, de crainte qu’elle se fichât par accident
dans la chair d’une des fillettes, paradoxe si l’on pense que l’homme avait été
mandaté pour abattre la catin d’Erin. Le second butler revint accompagné
de la comtesse, qui, aussitôt, appela Délie en frappant au bois clos.
« Adelia,
m’amour… C’est Cléore… Allons, rends-toi, sois raisonnable. Je te promets de te
réintégrer dans toutes tes prérogatives. Je t’offre la paix, la réconciliation,
et je te fais vice-chef de l’Institution, avec port des rubans pourpres et
noirs… Est-ce bien ce que tu désires ? »
Adelia était porteuse et pourvoyeuse de
calamités. Sa voix étouffée retentit, réprobatrice, à travers l’huis capitonné.
« Jamais !
Je ne sortirai que si tu me jures me laver de tous les crimes qui me sont
attribués. Je ne suis pas coupable. Seul le bien de la Maison m’a poussée
à ces actes ! »
Mais une seconde voix se fit entendre, plus
affaiblie encore :
« Menteuse !
C’était ta petite personne égoïste que tu défendais ! Tu dois
expier ! »
C’était Quitterie, qui, malgré ses brûlures,
était parvenue à surmonter sa douleur et revenait à la charge. Lors, l’oreille
de Cléore perçut le bruit d’une lutte. Alarmée, elle multiplia les coups sur
les panneaux vernissés de la porte et les supplications.
« Ouvre, ma
chérie, ouvre ! Je t’en supplie ! Cesse de tourmenter
Quitterie ! »
Mais le sourd vacarme continuait, et l’on
entendait la chute de plusieurs objets et sièges, comme autant de témoignages
auditifs d’une âpre lutte à mort.
« Messieurs,
préparez-vous à fracasser la serrure. Apprêtez vos armes. Nous devons nous
introduire par la force. Adelia est armée du seppuku ; elle peut blesser,
voire tuer Quitterie.
- Si cette folle
résiste ? Si elle nous attaque ? questionna un des valets, qui se
nommait Pierre.
- Faites feu sur
elle sans hésitation. Abattez-la. Tant pis », répondit Cléore, les
pupilles voilées de larmes.
De l’autre côté, dans la bibliothèque de plus
en plus désordonnée par l’empoignade, Adelia, avantagée, venait de saisir
Quitterie par son cou chétif. Son visage cramoisi et révulsé, marqué de
nouvelles zébrures de sang, son camée arraché, ses vêtements déchirés par
places, elle ressemblait plus que jamais à une démente assoiffée de vengeance.
L’appareil qui maintenait le pied-bot de la petite belette avait été endommagé
dans le combat, et sa jambe tordue saignait par plusieurs écorchures, car les
pieds cruels de la goule d’Eire s’étaient acharnés sur la partie faible de
l’organisme de l’adversaire à la robe roussie. Le tohu-bohu de la bataille
avait occasionné de graves dégâts en ces lieux de science livresque et érudite
qui auraient réjoui un Erasme de la décadence, en cela que s’y épandaient des
brisures de vases, des statuettes de bronze, des éclats de chaises rompues qui
parsemaient les tapis de Perse, mais aussi du fait que la chute de quelques uns
des vivariums et aquariums, avait causé de malséants épanchements de flaques,
de vase et de sable de terrarium. Des piranhas achevaient de remuer, de se
démener et d’agoniser de leurs battements caudaux spasmodiques sur les tissages
persans détrempés tandis que d’autres bêtes venimeuses, échappées en multitudes
de leur antre hyalin, aragnes, scorpions,
molochs et autres animalcules rampants, se terraient dans de salvateurs interstices, à l’abri du tumulte humain, attendant que l’esclandre fût passé. Une des dernières acquisitions de la comtesse de Cresseville, un retable sur bois de la Saincte Foy du XVe siècle, œuvre d’un maître poitevin anonyme que les spécialistes nommaient Le maître de l’agnel mystique en référence à Van Eyck
dont il semblait un émule français, acheté par un intermédiaire à Drouot voici à peine un mois pour la somme coquette de treize mille francs, gisait, renversé et fendu, sa prédelle cassée, mêlé à des lambeaux de livres chus de leurs étagères, sa valeur inestimable d’autant gâtée par la rage des deux querelleuses. Lors bon à être remisé au rebut, ce retable admirable terminerait au grenier en compagnie de vieilles croûtes mondaines et du portrait raté de Cléore par Armand Point.
Le bouclier zoulou, désormais crevé, pitoyable, coudoyait en toute impunité un portrait pieux de Saint Louis de Toulouse dû à un primitif navarrais, antérieur aux splendeurs de Jehan Fouquet et des frères de Limbourg, gouaché de teintes vives aussi fraîches qu’au premier jour de son exécution, de sinople, de vermeille, de lapis-lazuli, gaufré et orfrazé d’une quasi sinopia fresquée et d’un jà sfumato tout en saupoudrures d’or, d’argent et d’électrum, et décroché par le combat, témoin d’une Beata stirps, d’une sainte lignée royale ici comme désarçonnée, destituée et déchue en symbole. Parmi toutes les brisures pêle-mêle, on remarquait l’étui galuché du seppuku de la geisha, qu’Adelia avait perdu dans la dispute.
molochs et autres animalcules rampants, se terraient dans de salvateurs interstices, à l’abri du tumulte humain, attendant que l’esclandre fût passé. Une des dernières acquisitions de la comtesse de Cresseville, un retable sur bois de la Saincte Foy du XVe siècle, œuvre d’un maître poitevin anonyme que les spécialistes nommaient Le maître de l’agnel mystique en référence à Van Eyck
dont il semblait un émule français, acheté par un intermédiaire à Drouot voici à peine un mois pour la somme coquette de treize mille francs, gisait, renversé et fendu, sa prédelle cassée, mêlé à des lambeaux de livres chus de leurs étagères, sa valeur inestimable d’autant gâtée par la rage des deux querelleuses. Lors bon à être remisé au rebut, ce retable admirable terminerait au grenier en compagnie de vieilles croûtes mondaines et du portrait raté de Cléore par Armand Point.
Le bouclier zoulou, désormais crevé, pitoyable, coudoyait en toute impunité un portrait pieux de Saint Louis de Toulouse dû à un primitif navarrais, antérieur aux splendeurs de Jehan Fouquet et des frères de Limbourg, gouaché de teintes vives aussi fraîches qu’au premier jour de son exécution, de sinople, de vermeille, de lapis-lazuli, gaufré et orfrazé d’une quasi sinopia fresquée et d’un jà sfumato tout en saupoudrures d’or, d’argent et d’électrum, et décroché par le combat, témoin d’une Beata stirps, d’une sainte lignée royale ici comme désarçonnée, destituée et déchue en symbole. Parmi toutes les brisures pêle-mêle, on remarquait l’étui galuché du seppuku de la geisha, qu’Adelia avait perdu dans la dispute.
Délia entreprit donc de serrer le cou
flexible de Quitterie afin d’en terminer avec elle. Ce cou de maigrelette
enfant contuse et bancroche comme un manicrot, d’une souplesse aigrelette de
mangoustan tueur de serpents, qui avait tant fasciné Cléore et maintes clientes
anandrynes au même titre que son pied bossu et tourné en dedans, ce long cou
blanc hectique, objet de fantasmes émollients, ce fétiche aux vertèbres
saillantes sous la peau translucide de la meurt-de-faim, dont la chétivité
sublime et érotique allumait des désirs insatiables, ce cou souventefois
parcouru, bécoté par les tendres lèvres murmurantes de Cléore, en rêve ou en
réalité, complimenté toujours pour sa beauté unique, ornement, atout nonpareil
de la souffreteuse enfant, cou gracile entre tous qui maintenant émettait de
malséants craquements osseux sous l’étau sauvage des phalanges de la diablesse
d’Irlande. La pression d’Adelia augmentait, croissait, et aux bruits émis par les
cervicales de la poitrinaire enfant qui menaçaient à tout instant de se rompre,
coupant le fil ténu d’une petite vie, se mêlaient les gloussements sadiques de
la criminelle et les ébranlements de la porte que la valetaille de Cléore
essayait une ultime fois de défoncer avant de recourir au fusil. Jugulée, son larynx
cachectique d’anorexie pris dans un étau imparable, Quitterie commençait à être
saisie de suffocations morbides parce qu’elle sentait diminuer en elle l’apport
de l’oxygène, ce qui conduirait à l’anoxie du sang, et à terme, à l’asphyxie et
au trépas.
Adelia sentit mollir son ennemie sous sa
pression alors que la gorge de Quitterie, comme étouffée, ne parvenait plus à
déglutir et que sa face rougissait, ainsi que sous l’accès d’un coup de sang de
podagre apoplectique du temps des beuveries de Mirabeau-Tonneau.
Elle relâcha son étreinte, sans vérifier si la fragile fillette était ou non à l’agonie, si elle respirait lors, se contentant du spectacle d’une poupée amollie s’affaissant telle une chiffe sur un perse maculé par les souillures et les brisures. Alors, la criminelle fut prise de panique. La certitude d’avoir commis le crime de trop l’assaillit, parce qu’elle se souvint de la passion spéciale que Cléore éprouvait pour la petite belette qu’elle gâtait inconsidérément de bébés et de poupons porcelainés, faïencés, galvanisés, vulcanisés et biscuités, d’autres joujoux et babioles plus ou moins précieuses et galvanoplastiques en abondance encor, fillette qu’elle soignait de son dévouement incorrigible, au point qu’on soupçonnait une certaine responsabilité involontaire de Quitterie dans la contamination pulmonaire de la comtesse de Cresseville. « Elle lui a refilé sa phtisie, » disait d’elle Julien. « Elle aime Quitterie comme sa fille, et non comme elle m’aime, en tant que maîtresse…se dit la catin coupable. Elle s’est toujours contentée avec elle, en leur douce intimité, de quelques caresses tendres, de mamours enfantins. Quitterie est vierge, je le sais. Jamais je n’ai pu la punir, la châtier. Leur relation n’est jamais allée au-delà comme pour moi ; Cléore ne pourra pas me pardonner pour ça. »
Elle relâcha son étreinte, sans vérifier si la fragile fillette était ou non à l’agonie, si elle respirait lors, se contentant du spectacle d’une poupée amollie s’affaissant telle une chiffe sur un perse maculé par les souillures et les brisures. Alors, la criminelle fut prise de panique. La certitude d’avoir commis le crime de trop l’assaillit, parce qu’elle se souvint de la passion spéciale que Cléore éprouvait pour la petite belette qu’elle gâtait inconsidérément de bébés et de poupons porcelainés, faïencés, galvanisés, vulcanisés et biscuités, d’autres joujoux et babioles plus ou moins précieuses et galvanoplastiques en abondance encor, fillette qu’elle soignait de son dévouement incorrigible, au point qu’on soupçonnait une certaine responsabilité involontaire de Quitterie dans la contamination pulmonaire de la comtesse de Cresseville. « Elle lui a refilé sa phtisie, » disait d’elle Julien. « Elle aime Quitterie comme sa fille, et non comme elle m’aime, en tant que maîtresse…se dit la catin coupable. Elle s’est toujours contentée avec elle, en leur douce intimité, de quelques caresses tendres, de mamours enfantins. Quitterie est vierge, je le sais. Jamais je n’ai pu la punir, la châtier. Leur relation n’est jamais allée au-delà comme pour moi ; Cléore ne pourra pas me pardonner pour ça. »
La honte, la honte irréfrénable saisit Adelia
jusqu’au tréfonds de sa conscience. Lors, elle se sut perdue, sans nulle
échappatoire. La porte allait céder, d’un instant à l’autre. Jà ébranlée, une
balle de fusil lui donnerait le coup de grâce. Elle crut Quitterie morte, son
départ en son Ciel irrémédiable. Le crime de trop… son crime de goule, de
putain orgueilleuse, exclusive, égotiste, tache indélébile, flétrissure de
tapin, vérole qui achevait de la déshonorer, et la mènerait à Dame Guillotine
si Cléore le jugerait bon, quoiqu’elle n’eût que quatorze ans… seulement
quatorze ans. L’odeur de la mort ne la quitterait plus, l’habiterait, la
hanterait jusqu’à la fin de ses jours, la fragrance de la putréfaction de celles
qu’elle avait occises, Ursule, Daphné, Jeanne-Ysoline, Quitterie, toutes
grouillantes de vers blancs… Destinées brisées de beautés superbes, qu’elle
n’avait point aimées en Narcisse obsédé. L’empyreume cadavérique de toutes ces
petites filles collerait à son épiderme, ne la lâcherait plus, ne lui
concéderait aucun répit, la stigmatisant, la désignant à l’opprobre, à la
vindicte de toute l’humanité. Le chemin, la sentine de la rédemption étaient
impossibles à gravir, tant la porte était étroite, tant ce raidillon montait,
montait haut, trop haut, trop raide, trop pentu, en son étroitesse infâme.
Toute sa vie brève de pécheresse, depuis sa petite enfance en sa chaumine près
de Dublin jusqu’à l’instant présent, défila en accéléré dans sa petite tête blessée
et tavelée d’écorchures et d’ecchymoses du combat. Alors, elle se décida à se
faire justice elle-même.
Elle quêta d’abord les monstres à venin, les
quémandant par des mon petit, mon petit, pussy, pussy, comme les
tribades le faisaient avec elle pour qu’elle exhibât son joyau et qu’elles le
suçassent de leur langue râpeuse, bijou-bonbon dont elle astiquait les facettes
avec maniaquerie afin d’en accentuer le chatoiement et qu’elle parfumait à la
fraise sauvage, arôme selon elle en adéquation avec la couleur rubescente de
l’objet, qu’elle gommait aussi d’un sucrin huileux appétissant et fort collant,
ce qui lui conférait une saveur gustative onctueuse dans les bouches des
tribades extatiques ainsi agrégées à ce sexe-friandise. De plus, cette gomme arabique
prodiguait au rubis un aspect, un atour, un entour, un apparat ambré,
splendide, resplendissant comme une gomme-laque, sans oublier le goût
papillaire opiacé du Ryū tatoué. La quête de Délie fut vaine, désespérante.
Aucune bête ne vint la piquer, la mordre, lui inoculer sa solution létale. Le
temps paraissait ralentir ; sa tête, lésée par un traumatisme assené par
un des coups de barreau de chaise rompue brandi par Quitterie avec une force
inouïe chez cette fée fragile, lui tourna toute, lui occasionna des vertiges,
une synesthésie malvenue, brouillant tous ses repères euclidiens. Les coups à
la porte semblaient s’étirer de même, s’allonger, infinis, de plus en plus
graves, étales, élastiques. Alors, elle se souvint de sa fausse dent, cette
prémolaire du maxillaire supérieur droit, remplacée par une couronne emplie de
curare, d’arsenic et de digitaline. Elle serra résolument la mâchoire, et la
dent craqua, céda, lâchant son fluide empoisonné dans toute sa bouche. Peine
perdue. Malgré l’amertume, le fiel de vomissure emplissant ses mucosités
buccales, le poison était trop lent ; il tardait à agir, là où elle
eût espéré qu’il la foudroyât en un instant. Délia avait oublié que Cléore
l’avait immunisée contre tous ces venins[1]. Elle
essaya l’autre poison de secours, cette poudre à base de cigüe contenue dans le
faux cabochon qui sertissait la bague ornant son annulaire droit. Délia
désopercula le chaton, essaya de déverser le produit corrosif dans sa gorge,
mais, dans l’affolement, elle fut malhabile ; les trois quarts du toxique
pulvérulent saupoudrèrent le parterre. Envahie par la désespérance, elle tâta
sa robe, souleva ses jupes effilochées.
« Le seppuku,
le seppuku ? Je l’ai perdu ! My God ! Where is it ? »
Suante d’angoisse,
épeurée comme jamais, elle entendit Cléore ordonner de tirer sur la serrure. La
voix de la comtesse de Cresseville paraissait surgir d’un sépulcre marin, d’un
cimetière abyssal, tant elle était distante et déformée, autant par l’effet
atténué du poison poissant la muqueuse buccale de la petite fille que par celui
de sa blessure de tête. Même sa paupière gauche lui faisait présentement mal.
Elle était à demi fermée, intumescente, tuméfiée et violacée par un autre
mauvais coup. Adelia dut s’agenouiller, fouailler le sol, fourrager les ordures
éparpillées sur les lattes du parquet. Tous les événements, les faits,
s’étalaient, toujours plus allongés. Son œil valide aperçut enfin l’objet de
mort tant convoité. Elle s’en saisit, en ôta la gaine turbide, pointa l’horreur
avec une résolution farouche sur son entrecuisse en écartant ses jambes,
demeurant debout, dressée, en équilibre précaire. Tandis que la main droite
tenait le godemiché, la gauche arracha avec brusquerie le bouton fermant
l’entrefesson de ses pantaloons, déchira l’étoffe délicate, élargissant
franchement toute l’ouverture, dévoilant l’entièreté de sa vulve gemmée d’où
s’extirpait de la fente naturelle lévrée le tatouage du dragon. Elle plaqua le
sommet de l’objet de cauchemar sur son sexe-joyau, y allant franchement.
« La première
détente, d’abord, la première détente…où est-elle ? Cléore me l’a dit… au bas
de l’objet, je crois. Ah ! Je l’ai. Pressons-la. » soliloqua-t-elle.
Ce fut un premier cri de douleur jouissive.
L’érection du bois de sycomore en fut irrépressible. Le rubis de Golconde céda
à la pression immense, à cette pénétration sémillante, à cette déchirure
brusquée et insoutenable. Ce godemiché nippon n’avait pas usurpé sa sulfureuse
réputation. Tandis que le coup de fusil retentissait, sourd, la putain d’Erin,
inondée par le malsain plaisir doloriste, aperçut toute la pierre rubéfiée tomber,
rouler, dérisoire, misérable et perdue, irréelle, tel un fantôme de joyau, sur
le perse, accompagnée de l’anneau d’or descellé de ses lèvres. Les eaux
orgasmiques d’Adelia coulèrent en une fontaine odieuse alors qu’elle
poursuivait jà et que des éclats de bois et de métal de la serrure, mêlés à des
lambeaux de capiton, volaient dans la pièce. Elle avait l’impression de
commettre en elle le plus odieux des viols. Ses pensées furent assaillies par
des ressouvenances, des rémanences phobiques, obsessionnelles, alors qu’elle
commettait sur elle l’autodestruction, l’autodissolution expiatoire de son
être, la forme la plus raffinée, élaborée et décadente du suicide, en cela
qu’elle mêlait le sexe et l’anéantissement, l’amour onaniste et la négation
radicale de soi. C’était pis qu’une immolation. Elle aspira au chaos, tout en
se remémorant les paroles qu’elle avait murmurées à Cléore quand celle-ci lui
avait permis de découvrir les vertus contradictoires de cet ineffable et
obscène instrument, jà fourré en elle. « Volupté et mort…volupté puis
mort… » articulèrent ses lèvres, récitant cette mélopée orgiaque et
dantesque.
« My
Goddess ! Ô Bona Dea…Je remets mon âme, my soul, in your holy hands…entre
tes mains bénies. » ajouta-t-elle, priant, implorant son hérétique
idole, avant de s’achever en un ultime accomplissement.
La seconde
détente…la fillette secouée par les spasmes du rut appuya la seconde détente.
Ce fut une fulgurance, un foudroiement d’horreur, tandis que Cléore et les deux
valets perruqués pénétraient enfin dans la bibliothèque saccagée. Adelia
succomba instantanément, traversée du vagin à la bouche par la lame imparable,
d’une longueur insoupçonnée, sous-évaluée par la petite goule qui pensait,
contrairement à Elémir qui savait,
qu’elle ne pourfendait pas au-delà du sphincter et de l’utérus, parce qu’elle
avait extrapolé l’efficience de l’engin morbide en fonction d’un organisme
adulte et mature, alors qu’Adelia était d’une stature moindre que celle
pourtant fort menue de Cléore, qui n’atteignait pas les cinq pieds sous la
toise, cette lame de samouraï dont la pointe effilée surgit, aiguë, aiguisée,
coupante, tranchante, mutilatrice, sanguinolente, à travers ses dents qu’elle
arracha en faisant éclater larynx et mâchoire par la force du jaillissement de
l’acier. Le corps empalé, encore debout, comme planté au milieu de la pièce,
tenu en équilibre on ne savait comment, exsudant tous ses fluides écarlates,
les bavant par la bouche désarticulée en un rictus momiforme incaïque,
tressauta quelques secondes, habité par des trémulations végétatives
galvaniques, des nerfs et du cerveau, tandis que les yeux grands ouverts de la
morte, révulsés, exulcérés, semblaient hurler leur surprise indicible et
implorer un improbable rachat de l’âme de l’homicidée. Enfin, après
d’interminables instants qui parurent des siècles, le cadavre d’Adelia
O’Flanaghan se décida à choir, à la parfin inanimé, libéré des tourments et de
la turpitude. A ce spectacle, la comtesse de Cresseville fut prise de nausées
puis tomba en pâmoison. Le premier domestique la ranima avec des sels, tandis
que le second, jugeant inutile tout secours à la dépouille enfantine cruentée
et empoissée de coagulum, se pencha sur Quitterie.
« Celle-ci
respire encore, dit-il, elle n’est qu’évanouie. »
Revenant à elle, Cléore clama :
« Béroult ! Allez mander Béroult ! »
Cependant, Pauline venait de rencontrer
Ellénore dans la serre, et toutes deux s’apprêtaient à en sortir…
***************
A bord du ballon captif, Hégésippe Allard et
le commissaire Brunon avaient perçu l’écho d’une détonation, sans que la balle
tirée frôlât même l’enveloppe de l’aérostat. Inquiet, Allard s’enquit auprès de
l’aérostier de la nécessité de délester l’engin volant de quelques sacs de
sable, afin qu’ils missent quelque distance d’altitude, hors de toute portée de
canon, s’il eût pris la fantaisie des défenseurs du castel maudit d’ajuster
leur tir et de les abattre. Le ballon étant gonflé à l’hydrogène, gaz
éminemment inflammable, le risque de l’explosion s’avérait aussi aigu que celui
d’une crevaison de la gutta-percha ou de la gomme-gutte sous l’impact du
projectile du fusilier. En professionnel aguerri, l’aérostier militaire, dont
l’uniforme était caché par une pelisse en peau de mouton et qui, sous son
casoar réglementaire, avait enfilé d’épaisses lunettes anti-poussière, répondit
aux simagrées de l’aliéniste :
« Demandez à
Monsieur Jules Verne ou à Monsieur Félix Tournachon dit Nadar; les
experts des ballons, c’est eux. Et si Gambetta était encore de ce monde…
- Il reste Monsieur
Eugène Spuller, que je sache, objecta Brunon sur le ton de la plaisanterie.
- Monsieur le
commissaire, reprit l’aéronaute en chef qui avait le grade de lieutenant, mais
dans le génie, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Je ne me moque pas
de vous. Toujours est-il que pour répondre à votre inquiétude légitime, lâcher
du lest sera inutile. Je vous garantis qu’aucune balle de fusil ne nous
atteindra. Il faudrait pour cela un canon Krupp, à condition qu’il soit de fort
calibre et à longue portée, une sorte d’obusier qui… Mais je suis officier du
génie, non point d’artillerie.
- Pourquoi ne pas
disserter, tant que nous y sommes, sur la manière de compenser l’effet de
recul ?
- Monsieur le
docteur, répondit le lieutenant, il n’y a pas à parler en ce lieu et en cet
instant inappropriés des recherches secrètes des experts de notre Etat-major
sur le frein de recul. Je crois que je vous en ai encore trop dit.
- Mon lieutenant,
pourriez-vous me passer des jumelles ?
- Monsieur le
commissaire, je suis à vos ordres bien que vous soyez un civil. »
Brunon prit la paire de jumelles et les
ajusta. Il scruta le secteur du terrain où Pauline devait lors se trouver.
« Diable !
Cela se gâte, on dirait. Votre fille se perd dans des enfilades de bassins et
de pièces d’eau à sec et défraîchies.
- L’endroit est
vaste, et un plan peut s’avérer trompeur, à l’échelle, par rapport aux
dimensions réelles des lieux et à leur perception.
- Hégésippe, lui
répondit Brunon avec familiarité, pensez-vous que la perte de temps occasionnée
par les errements de votre fille compromet notre action ?
- Il est essentiel
que tout soit achevé avant la soirée. Nous avons de la marge.
- Mes jumelles
constatent que mon confrère Moret ne lâche pas pied, et qu’il suit toujours
Pauline avec l’escadron de gendarmes à pied. Tous se camouflent comme ils
peuvent. C’est miracle qu’il n’y ait personne de Moesta et Errabunda dehors
pour les repérer et donner l’alerte. C’est à croire qu’après le tir que nous
avons failli essuyer, leur défense est affaiblie, à moins qu’ils soient tous
préoccupés par des événements internes…
- Quel genre
d’événements ?
- Je ne sais pas.
Rappelez-vous les dépositions d’Odile Boiron et de Marie Bougru. Il y a une
criminelle là-bas, cette Adelia O’Flanaghan, qu’on soupçonne de meurtre, et je
me permets de rappeler à votre souvenance, Hégésippe, le récent compte rendu du
gendarme Grison, voilà cinq jours de cela, à propos d’obsèques clandestines par
lui observées. La bière n’était pas celle d’un adulte, loin s’en fallait. Cela
signifie que notre miss Délie a encore frappé, et que nos abjects gibiers de
potence ont d’autres chats à fouetter que d’assurer leur défense contre nous.
Ils cherchent à la débusquer depuis plusieurs jours.
- Mais le tir de
tantôt veut dire qu’on nous a vus, donc repérés, et que le tireur aura prévenu
la comtesse de Cresseville. Donc, quel que soit l’effet de surprise, l’accueil
sera belliqueux. Il y aura riposte. Imaginez une balle perdue malencontreuse
qui irait se ficher dans la chair de ma fille… Si ce ballon était équipé d’un
télégraphe… Il faudra bien inventer un système de communication à distance qui…
- Nous planchons,
messieurs, sur l’utilisation du téléphone sur les champs de bataille, comme sur
l’aérostation de reconnaissance. De même, nous envisageons dans un proche
avenir la conception de dirigeables offensifs armés de canons et de
mitrailleuses, capables de bombarder une cible, reprit le lieutenant du génie.
Cependant, des fusées sont à bord ainsi que la cage à pigeons-messagers que vous
avez dû remarquer. En bas, les gendarmes sont aussi équipés pour la
communication : miroirs, fusées, oiseaux… Et votre Pauline elle-même doit
donner le signal de l’attaque en faisant exploser des pétards.
- Comme de
juste ! s’exclama le commissaire. J’aperçois tout en bas un clignotement.
Ah ! Cela est pénible ! J’envie vos lunettes, mon lieutenant.
- C’est
l’adjudant-chef Cleuziot. Il a l’ordre de nous communiquer la situation par
l’optique toutes les demi-heures. Je suis expert aussi en signaux lumineux.
- Traduisez donc ce
langage abstrus pour nous, mon lieutenant !
- Le principe des signaux lumineux s’inspire
autant de l’ancien télégraphe optique de la Grande Révolution – celui de Chappe
– que du langage conçu par Monsieur Samuel Morse. Rien à signaler de spécial.
Mademoiselle Allard s’approche de la fameuse serre… Ah ! Voici qu’elle y
pénètre. Bien !
- Attendons donc le
prochain message, conclut Allard. L’instant décisif de la confrontation
approche. »
***************
Abasourdies par le spectacle indicible qui
s’offrait à leurs regards d’enfants, Pauline et Ellénore en étaient demeurées
bouche bée. Pourtant, il ne fallait pas que la jeune demoiselle perdît son
objectif. Aussi commença-t-elle à rechercher ses allumettes dans la poche
gauche de son manteau.
« Qui donc
êtes-vous, mademoiselle, et que faites-vous ? interrogea Sarah qui était
accourue pour soutenir Cléore dans cette épreuve horrible.
- Ze…ze réponds
d’elle ! Z’est une pauvre égarée ici qui quémande du zecours et…
- L’heure est au deuil,
non pas à la charité ! Mademoiselle
Ellénore, allez vous rhabiller et nous aider à rendre décente cette malheureuse
trépassée, notre pauvre petite Adelia. ».
Toutes les petites filles criaillaient et
geignaient : « C’est un suicide ! C’est un suicide ! Bonté
divine ! Adelia s’est trucidée ! »
La vieille juive était la seule à conserver
son sang-froid, car accoutumée aux coups difficiles et aux péripéties tragiques
que sa longue existence de réprouvée avait vécues et traversées. Elle fut la
seule à remarquer le manège de Pauline, à constater que les poches du manteau
étaient par trop enflées, rembourrées, emplies de choses suspectes. Elle héla
la benoîte Marie-Yvonne, qui, aussi désemparée que ses camarades, affichait son
désarroi et était incapable de se contrôler.
« Mademoiselle
Marie-Yvonne, venez m’aider ! Nous allons fouiller les poches de cette étrangère. »
Elle avait appuyé sur le mot à dessein, de son
accent si singulier. Elle jura et cracha, émit une imprécation, une malédiction
gitane à l’encontre de Pauline.
« Petite gadjo
goï, tu vas te laisser faire ! Sinon, Eblis et le Shéol iront te
chercher ! »
Tremblante de peur, tant elle craignait la
sinistre acolyte de Cléore au bras mort, Marie-Yvonne se saisit de Pauline sans
regimber. Sarah avait fait exprès d’appeler à la rescousse la plus grasse et
forte des pensionnaires, dont le volume porcin contrastait avec la gracilité
attardée de Mademoiselle Allard. Il fallut conséquemment à la fillette se
défendre bec et ongles, griffer et mordre la grasse enfant brunette. Zorobabel
s’agita sur l’épaule de la sorcière mosaïque. Il vola jusqu’à Pauline et
l’attaqua. Le rosalbin essayait de lacérer son visage de ses serres et de son
bec cruel, faisant tomber son chapeau, mais, se défendant, bien qu’elle saignât
d’une estafilade au front, la fillette parvint à repousser les assauts du
mauvais papegai et le projeta en pleine figure de la sinistre vieille. Alors,
en fureur, Zorobabel s’acharna sur Sarah qu’il griffa et becqueta avec une
sauvagerie sans pareille tandis que Pauline se saisissait de la boîte
d’allumettes et d’un des pétards après avoir culbuté Marie-Yvonne. C’était
omettre le fusil du domestique Pierre, qui pointa son arme afin d’abattre
l’intruse. Un coup de théâtre se produisit car, accourus sur le perron, Michel
et Julien s’interposèrent. D’un seul mouvement de bras, Julien fit dévier le
fusil dont le coup partit en l’air, mais la détonation retentit si fortement
qu’elle provoqua une envolée de canards et de vanneaux.
« On ne tue pas
les enfants, imbécile ! » jeta le factotum de la comtesse de
Cresseville à l’adresse du larbin trop impulsif. Pauline comprit qu’elle venait
de voir la camarde de près.
« Allons,
petite, explique toi, l’interpela Michel. Dis nous qui t’envoie et ce que tu
fiches ici !
- Cela ne vous
regarde pas ! répliqua, énergique, la vaillante enfant.
- Emmenez-la, vous
autres ! Je vais m’occuper de Sarah. Son salopiau de cacatoès à la noix
vient de sacrément l’esquinter ! s’écria Julien. J’crois qu’il lui a crevé
les yeux. »
Il ne put en dire plus, car une pétarade de
mousqueterie retentit en même temps que le groupe demeuré sur les marches du
perron du pavillon essuyait un jet de balles qu’il ne put parer sur-le-champ,
jet qui faucha et laissa à terre plusieurs personnes, blessées ou mortes.
C’était l’assaut des gendarmes, précipité par le coup de fusil de Pierre, un
assaut commandé comme il était prévu par l’inspecteur Moret.
***********
Après que Pauline eut quitté la serre en
compagnie d’Ellénore, le policier et les gendarmes continuèrent de suivre
Mademoiselle Allard à distance. De nouveaux signaux lumineux furent adressés au
ballon captif où l’aliéniste et le commissaire avaient pris place en tant
qu’observateurs à distance. Aucun mouvement suspect n’avait été signalé après
le coup de feu de tantôt. Le pavillon principal fut en vue mais les deux cents
derniers mètres s’avérant en terrain découvert, exposé, l’escadron jugea bon de
demeurer caché derrière les bosquets et charmilles mal entretenus. Cleuziot
scruta de ses jumelles le perron du pavillon ; il y vit l’assemblée,
l’arrivée de Pauline, Cléore qui portait le cadavre d’Adelia, puis
l’envenimement des choses. Il fallait se tenir prêts, attendre le signal que
l’enfant essayait d’envoyer malgré l’échauffourée. Ce fut le tir dévié du
domestique Pierre qui déclencha le drame ultime.
« Sapristi !
On a tiré sur Mademoiselle Allard ! jura l’adjudant-chef. Alerte !
Alerte !
- Pauline est-elle
touchée ?
- Je ne sais pas. On
dirait qu’un homme l’empoigne.
- Alors, c’est qu’elle
est prisonnière, blessée peut-être ! Notre stratagème a été éventé. Mon
adjudant-chef, commandez donc la charge !
- Messieurs,
apprêtez vos armes ! A mon commandement… »
On entendit les soldats fourbir leurs fusils
du nouveau modèle Lebel, fort redoutable car à répétition, y planter les
baïonnettes, faire cliqueter les chiens. Puis, ce fut l’ordre de l’assaut, que
le sifflet de Moret mena, tambour battant, en tête de la troupe qui chargea au
trot, s’extrayant des fourrés, en un bel ensemble ligné, comme à l’infanterie,
le fer des baïonnettes pointé. Cela rappelait quelque manœuvre de la Garde,
quoique les bonnets à poils de l’Empire fussent remplacés par des bicornes.
Cleuziot commanda le feu, dès que la portée fut jugée suffisante pour faire mouche.
L’ennemi était si occupé par ce qui se passait entre Pauline et Julien que la
charge, prompte, ne fut pas remarquée à temps.
« Messieurs,
épaulez ! En joue ! Feu ! »
La pétarade éclata donc, abattant plusieurs
personnes, deux valets, dont Pierre et la pauvre Marie-Yvonne, qui mourut
instantanément, la tête fracassée. L’autre morte, pantelante, refroidissant
déjà, était Adelia O’Flanaghan, le pal hideux toujours s’échappant de sa bouche
rompue, frappée par plusieurs balles en sa chair roidie. Elle rebondit aux
impacts, tel un grotesque pantin auquel on eût insufflé le semblant de vie d’un
golem ou d’une créature du docteur Frankenstein. Abandonnant le cadavre de la
goule et les autres victimes, moribondes ou occises, les pensionnaires et les
adultes se replièrent dans l’affolement à l’intérieur du pavillon. Michel
s’empressa de faire refermer les battants des portes, qu’aussitôt une seconde
salve de fusils Lebel arrosa de leurs projectiles profilés et mortifères,
transperçant le bois à en faire projeter des dizaines d’échardes. Profitant de
l’aubaine, Pauline échappa aux rets de Michel et Julien qui cherchaient à
rassembler tous les hommes armés et à s’aller aux fenêtres pour riposter, y
compris aux étages, tandis que Jules et Albert menaient Cléore en lieu sûr et
la protégeaient comme des gardes du corps.
« Délia !
hurla-t-elle. Ne laissez pas ma Délia aux mains de ces
Uhlans ! »
Quant à Sarah, abandonnée de tous, aveugle,
énucléé par la rage du rosalbin, les orbites caves et suintant des filets de sang,
elle erra à tâtons dans les corridors, bousculée et houspillée par celles et
ceux qui cherchaient un abri. Pauline, qui ne savait pas s’il fallait qu’elle
se montrât à la troupe avec un mouchoir en guise de drapeau blanc ou qu’elle
s’abritât jusqu’à la cessation de ces hostilités, vit qu’on la suivait dans le
couloir menant à l’escalier de l’étage où se trouvaient les chambres. Son
regard s’illumina quand elle reconnut la petite Ellénore.
« Pauline,
attends-moi ! Ze zais où nous devons nous rendre. Nous n’y risquerons
rien… »
Elle remarqua qu’Ellénore peinait à courir,
qu’elle portait sans cesse une main à son côté gauche tandis que son lumineux
visage d’elfe se crispait. Elle vit que cette main était rouge de sang.
« Mademoiselle
Ellénore, êtes-vous blessée ? » questionna-t-elle, sachant l’évidence
de la réponse car il était certain que l’enfant avait été touchée au flanc lors
de la première salve. Les tirs fusaient de toute part ; la fragrance
entêtante de la poudre envahissait les aîtres. Les hommes de Cléore
renversaient les meubles, arrachaient les tentures et rideaux des fenêtres,
brisaient avec sauvagerie les carreaux des vitres avec les crosses de leurs
fusils, puis faisaient feu au dehors sur chaque bicorne qui se montrait et qui
ripostait aussitôt.
« Montons…
Montons zusqu’aux zambres… » zézaya Ellénore d’une voix faible.
Une tache écarlate s’étendait sur le côté,
maculait et gouttait sur la pelisse de martre qui enveloppait la quasi nudité
de l’enfant. Ellénore ahana aux marches, put à peine les gravir. Parvenue à
l’étage, elle s’effondra dans les bras de Pauline, tachant de son sang épandu
le manteau de la probe fillette.
« La…la zambre
de Zeanne-Yzoline… Z’est zette porte là-bas… Aide-moi, ma mie… Ouvre-la. Elle
n’est point verrouillée… »
Ses mots devenaient presque indistincts dans
la clameur générale de guerre qui submergeait l’Institution et parvenait d’en
bas. Elle eut un premier évanouissement, affaiblie par son hémorragie. Pauline
entendit, assourdie, une voix implorante, venue du rez-de-chaussée ou du
dehors, peut-être choquée par la mort d’enfants dans cette fusillade ;
cette voix poignante suppliait :
« Halte au feu,
mon adjudant-chef ! Je vous en prie, ordonnez halte au feu ! Vous
tuez des innocentes ! »
Cette voix déformée s’étrangla et se tut.
Celui ou celle qui avait imploré venait à son tour d’être fauchée par la
mousqueterie républicaine, aveugle, impitoyable, qui ne cherchait plus à
discerner le bon grain de l’ivraie, qui fusillait pour fusiller, comme certains
éléments, versaillais à l’époque, l’avaient jà fait durant la Semaine Sanglante
de 1871, comme aussi leurs parents, sans doute, en juin 1848. En bas, il y
avait des chaussures, des padous abandonnés à profusion, délaissés, quelques
personnes geignardes, adultes ou fillettes, Ysalis touchée à la jambe,
Stratonice à l’épaule… atteintes par la deuxième salve à moins que cela fût par
les éclats de bois, alors que les battants de la porte se brisaient, cédaient
sous l’acharnement de la maréchaussée fanatique.
La porte de la chambrée de Jeanne-Ysoline
s’offrit au regard de Pauline, désignée par la parole ténue d’Ellénore, revenue
à elle et désormais portée, soutenue par sa charitable mie dont la vêture
achevait de gluer de son sang. « Z’est…z’est izi… »
Elle parvenait à peine à articuler, mais se
refusait à abandonner son blèsement insigne, comme si le retour à une
prononciation commune eût signifié la fauchaison immédiate, à l’instant, de
cette jeune âme par le Vieillard Temps. Bléser, zozoter, c’était pour Ellénore
vivre encore, lutter, lutter toujours contre la Mort, affirmer qu’elle était
encore là, présente ici-bas, dans l’espérance que Pauline la soignerait, car la
petite pensionnaire savait que la chambre de Jeanne-Ysoline recelait des
trésors médicinaux ineffables, bien qu’ils fussent adaptés aux soins de
pédicure. L’huis était facile à reconnaître depuis l’assassinat de l’enfant. Il
s’encombrait de fleurs, certaines encor fraîches, d’autres flétries, de joujoux
coruscants et magiques, de poupées festonnées, objets accumulés en tas, de
veilleuses de cire ou de suif lors éteintes, de lampes à huile antiques encore
luminescentes, de petits billets d’amour, de regrets éternels, comme autant de
témoignages de ce deuil, de concélébration du souvenir de la plus appréciée et
de la plus intègre et vertueuse des pensionnaires de Moesta et Errabunda. Et
un mot d’Ellénore elle-même, tracé avec maladresse au stylograph, sur un
bout de papier déchiré tout simple, marqué de tachetures et de pâtés,
s’ajoutait à cette collection morbide et tombale.
« A m’amour
Janne-Isoline (sic), la plus belle d’entre nous toutes. Regrets à jamais…
Adieu…adieu… »
C’était sublime ; c’était bouleversant.
Pauline pleura. Elle effleura le front blanc de la mourante d’un doux baiser de
remerciements pour tant de tendresse humaine, baiser où ses larmes se mêlèrent
aux sudations de la blessée. Lors, elle enleva ces décombres du seuil, ces
dépouilles de l’enfance, et abaissa la poignée de la porte de ce cénotaphe.
Elle y pénétra avec hésitation, avec solennité aussi, comme les femmes le
firent au Saint Sépulcre le dimanche de la résurrection. Elle continuait de
tenir Ellénore par la hanche, de son bras pourpré dégouttant de cette vitalité
fluidifiée qui toute s’en allait.
C’était une chambre-cimetière, jonchée de
bouquets et de brassées de fleurs fanées. Tout, absolument tout, jusqu’à la
couche même, parée d’une courtepointe et de coussins à glands de velours dorés,
était parsemé de gerbes et de couronnes mortuaires, obituaires, dont la
déliquescence de mort, l’empyreume, la blettissure, exhalaient un asphyxiant
poison, une bouffée putride, surabondante de fétidité, un pot-pourri de
déhiscences passées. Toutes ces guenilles végétales avaient subi une espèce de
dissémination à travers toute la pièce, arrosage ou dispersion à la semblance
de celle d’une eau bénite par un aspersoir, tandis que leur fragrance
d’étiolement empoisonné laissait à penser qu’une sorte de prêtre païen les
avait épandues avec un ostensoir, tellement leur pourriture enfumait tel un
fumeron mal éteint ce lieu clos cultuel funeste jusqu’à l’irrespirable. Sur un
bonheur-du-jour en lui-même encombré de toutes ces flétrissures de jonchées
florales, reposait un portrait photographique sur plaque de verre, encadré de
dorures, crêpé de noir, qui rappelait le souvenir délicieux de la jeune
défunte. Les fameux tableaux galants et gaillards avaient été retournés par
pudeur, toile contre mur, contre tapisserie, afin qu’ils n’offensassent pas
l’infante d’Armor morte.
Du fond de vases de pierre et de métal,
profus, posés sur le parquet, tout autour du lit, de ces vases de tombeaux
oxydés et rongés du Siècle de la Grande Mort concélébrée en sa pompe aulique et
baroque, en toutes ses oraisons funèbres, en ses panégyriques de Bossuet et
Massillon, s’exsudaient des efflorescences de moisissures et d’eau croupie dans
laquelle trempaient les tiges chancies, suries mais non inermes des roses
étiolées et brunies en pleine marcescence. Ce liquide de mort, de
décomposition, non encore tout à fait évaporé, suintait parfois des cols et des
parois des récipients percées par la rouille. En cet oratoire sépulcral et
poignant, on se fût attendu à trouver la jeune morte gisante, tout en raideur
cadavérique, au mitan de la couche, les mains assemblées en prière à moins
qu’elle se transît jà, qu’elle se décharnât sous les assauts de la
putréfaction. Il n’en était heureusement rien puisqu’on l’avait inhumée, mais
cela confirmait le caractère de sanctuaire du souvenir et du recueillement, de
cénotaphe, dévolu à cette chambre. Cléore avait fait ajouter un prie-Dieu au
pied du lit à ciel et une croix de buis, toute simple, à sa tête, croix issue
d’on ne pouvait assavoir quelle rapine dans une quelconque boutique
saint-sulpicienne d’objets de piété.
Alors, Pauline fut prise de visions
ancestrales, immémoriales, des visions d’hommes-singes, d’anthropopithèques
d’un archaïsme extrême, conformes aux théories transformistes hérétiques de
Charles Darwin, pourtant non dépourvus d’humanité, hommes-singes dont l’esprit
fruste, saisi, illuminé par la Révélation, par l’étincelle de l’humanisation,
inventait les concepts métaphysiques de la Mort, du Deuil, de l’Au-delà, de
l’Âme même. Ils inhumaient leurs morts pour la première fois, en cette nuit des
temps, se refusaient à ce qu’ils se corrompissent en plein air, qu’ils fussent
abandonnés, dévorés par les fauves et par les charognards, parce qu’ils avaient
été quelque chose, mieux, quelqu’un. Ils inventaient la Tombe, Ses
offrandes, Ses rites, recouvrant le défunt de pétales de roses, concevant la
prière, le souvenir, la Vie après la Mort.[2] Pauline se faisait
clairvoyante, devineresse, mais du passé lointain, distant.
Le lieu était obscur, nous vous le rappelons.[3] Il comportait un
simple fenestron en forme d’œil-de-bœuf, et Pauline fut obligée d’allumer une
des lampes à pétrole dont cette pièce sombre était pourvue. De même, constatons
que le second lit à baldaquin avait été enlevé, remisé, depuis ce jour fatal de
l’assassinat.
Elle fit place nette, débarrassant le lit des
jonchées séchées d’aubépines, de passiflores, de primeroses, d’orpin ou
trique-madame, puis ôta son manteau souillé ainsi que sa paire de gants et son
écharpe, qu’elle pendit à un portemanteau d’ébène lourdement sculpté. Elle
entreprit de dévêtir Ellénore avant de l’allonger, afin que se dévoilât la
blessure et qu’elle la nettoyât. La pelisse de martre était encollée à la peau
de la fillette ; elle adhérait, poissait, à la brassière de lingerie et au
jupon, eux-mêmes tout gluants de sang. Pauline n’osa point dénuder la blessée
en sa totalité, par pudeur sans doute. Elle laissa à l’enfant meurtrie ses
pantalons de broderie, quoiqu’ils s’empoissassent aussi d’hémoglobine. Enfin,
elle la déchaussa et l’allongea sur la courtepointe, le plus délicatement
qu’elle pouvait. Ellénore haletait. Ses mamelons apparaissaient dressés,
rigides, saillants et fermes, sans doute du fait d’une excitation réflexe parce
que Mademoiselle Allard touchait et manipulait la blessée avec douceur.
Ellénore avait été éduquée, conditionnée au plaisir anandryn et son corps
répondait à la moindre caresse, au moindre frôlement, que son cerveau de poupée
pervertie interprétait comme une sollicitation d’ordre sexuel. Le durcissement,
la rigidification et l’érection de ses tétins, dont le gauche se détrempait de
sang, était une manifestation indubitable de cela, face aux palpations du
médecin improvisé, considérées par l’esprit d’Ellénore telle une caresse
d’amour. La petite avait coutume de recevoir des clientes qui, pour cent
francs, car il s’agissait de l’une des prestations les plus chères, les plus
sollicitées et les plus audacieuses proposées en la Maison avant celles
exercées sur les parties anales et génitales des petites filles tarifées quant
à elles deux-trois cents francs, la mettaient nu-torse et pratiquaient sur elle
de longues tétées et succions pectorales. Pauline grimaça quand ses yeux
indiscrets remarquèrent une mouillure légère mais indéniable en l’entrefesson
d’Ellénore, accompagnée d’un soulèvement inconvenant et impudique de son bassin
et de son pubis encore impubère, discernable comme l’on sait de par la
transparence de l’étoffe éthérée des pantaloons. A cet accès se mêlait
la manifestation de la souffrance aiguë.
La gravité de la blessure était plus
conséquente qu’escompté. Pauline vit le trou de la balle, sur le côté gauche,
pareil au percement du flanc de Jésus-Christ par la lance de Longin. Il avait
méchant aspect. La balle cylindro-conique du Lebel, au calibre de 8
mm, avait pénétré en profondeur. L’abîme de chair était profond,
insondable, creusé fort loin à travers le buste, le projectile non extractible.
De toute façon, notre infirmière
improvisée ne disposait pas des instruments adéquats pour extraire cette balle
et cautériser la blessure. L’abondance de l’hémorragie et la trajectoire
balistique supposée lui firent conjecturer qu’elle avait pénétré droite,
s’était frayé un chemin en perforant le lobe inférieur du poumon gauche,
qu’elle avait dû frôler le cœur, l’aorte peut-être, léser et briser plusieurs
côtes, se loger dans la cage thoracique, voire pis, dans un autre organe vital,
l’autre poumon, ou le foie. La petite s’exsanguait lentement. Pauline, avec son
père, avait visité des hôpitaux militaires, avait regardé les médecins faire,
avait consulté quelquefois des ouvrages médicaux. Elle déchira et lacéra ce qui
restait de la lingerie d’Ellénore, en fit de la charpie et tenta d’étancher la
blessure avec ces chiffons dérisoires puis de bourrer le trou pourpré,
horrible. Elle s’enquit de bandages, de remèdes, ouvrit grandes les portes des
armoires de la chambre, à la recherche de tout ce qu’elle pourrait y trouver
pour soulager et soigner la mourante. Elle mit la main sur des piles de draps,
sur des bandages prévus pour les pieds, des pansements destinés à soigner les
ampoules, des flacons de baumes, d’arnica, d’onguents divers et d’eucalyptol.
La blessée geignait de plus en plus. Elle grelottait, frissonnait, se plaignait
d’avoir grand froid. Ses lèvres bleuissaient jà. Ayant déniché des ciseaux dans
une boîte à ouvrage, Pauline entreprit de découper toute cette literie de
réserve, d’en faire de longs rubans, de longs lambeaux à la semblance de
bandes. Elle badigeonna le trou de la balle avec cette essence d’antisepsie,
cet eucalyptol dont elle doutait de l’efficacité. Le visage de la petite ne
cessait de grimacer, de se crisper au fur et à mesure que Pauline nettoyait et
désinfectait la plaie. Elle dut soulever, redresser Ellénore qui hurla afin de
pouvoir enrouler sur son torse poisseux les bandelettes improvisées. Mademoiselle
Allard avait beau mettre du cœur à l’ouvrage, elle éprouvait les pires
difficultés à prodiguer ses soins à une patiente dont les douleurs ne cessaient
de s’accroître. Ellénore criait, gigotait, s’agitait, se ployait, ce qui
aggravait la béance de la blessure et l’échappée du sang. Il giclait, gouttait,
et ce saignement incessant souillait instantanément les pansements constitués
de draps effilochés, s’écoulant jusqu’au sol en ruisselets jaspant le parquet
latté de flaques et mouillant les bottillons de Pauline. Cela ajoutait à la
puanteur de la pièce renfermée, sans vraie fenêtre, y superposait et y
additionnait l’odeur âcre, fade, douceâtre et sucrée du liquide de la Vie aux
apostumes puantes des fleurs momifiées de surissures. Dans tous ses gestes, Mademoiselle
Allard était réfléchie ; elle faisait preuve d’une maturité déconcertante,
d’un sang-froid nonpareil. Elle voulut soulager les souffrances, les plaintes
de poupée, espérant que toutes ces armoires continssent quelques ampoules de
morphine ou de tout autre drogue palliative, avec leur lot de seringues de
Pravaz, car elle supposait avec logique qu’avec toutes les dépravations
prodiguées par les enseignements de la comtesse de Cresseville, les juvéniles
putains ne pouvaient être que pourries par la drogue, comme de nombreux poëtes
décadents, à moins qu’elles fussent éthéromanes. Les criaillements de douleur d’Ellénore
devenaient insoutenables, toute déchirée et lésée par la balle qu’elle était,
mais, ô paradoxe, loin de représenter une dysharmonie en ce sanctuaire funèbre
voué au culte turbide de Jeanne-Ysoline, sanctuaire qui avait été sa couche de
sommeil et d’amour, de Morphée et de Vénus, ces accès vocaux conséquents de la
petite moribonde blond-roux paraissaient au contraire euphoniques, en cela qu’ils
se mariaient à la perfection avec l’ambiance mortuaire de ce lieu claustral
quasi enténébré. Pauline eut beau se souvenir de l’agencement de la propriété,
de l’existence effective d’une infirmerie dans un autre pavillon, telle que le
plan des gendarmes la mentionnait, elle savait que les événements en cours à
l’extérieur de l’huis et la faiblesse accrue de la blessée empêchaient que
toutes deux s’allassent jusque là, s’aventurassent au dehors cahin-caha en
pleine fusillade, cette bravade belliqueuse dont les pétarades parvenaient, de
moins en moins distantes, à ses oreilles attentives. Oui… la guerre se
rapprochait de la chambre. La maréchaussée atteignait lors l’étage ;
il fallait donc qu’elle se hâtât. L’angoisse tenait Pauline sous son
joug ; elle l’empoigna à la gorge, âpre, la jugula toute. Sans réfléchir,
la fillette dénicha un deuxième flacon d’eucalyptol dont elle imbiba son
mouchoir qu’elle appliqua sur la bouche d’Ellénore. La gamine se calma, cessa
ses cris, cris qui mutèrent en soupirs, en nouvelles plaintes de poupée d’une
ténuité mignarde. De fait, la blessée devint lors trop faible et exsangue pour
hurler sa souffrance. A cet instant, Pauline sut Ellénore perdue.
S’obstiner à la soigner ne servirait plus de
rien ; le ruisseau vital s’extravasait et s’épreignait toujours du trou
turpide de son flanc, à travers les bandages rougis et irrécupérables. Pauline
n’en avait plus d’autres à sa disposition. Elle n’eut plus qu’à regarder partir
peu à peu la blessée, à améliorer ses ultimes minutes de vie, à examiner en
clinicien tous les symptômes de son agonie lente. Les extrémités d’Ellénore,
doigts, orteils, bleuirent à leur tour. Les membres de la fillette étaient
glacés alors que son front blafard brûlait de fièvre. Pauline ne cessait d’ausculter
son cœur, de tâter son pouls, de compter le nombre de pulsations par minute
avec l’oignon que lui avait prêté son père, un authentique Breguet qu’on
supposait avoir appartenu à la duchesse de Polignac, la plus belle des brunes
anandrynes, l’amante adorée de l’Autrichienne, que Madame Vigée-Lebrun
portraitura de manière ravissante et glamourous comme disent les
Anglais,
un acquêt tout en ornamentum de dorures art pour l’art, venu d’une vente aux enchères des biens nationaux nobiliaires après la chute du Roy, puis passé de mains en mains jusqu’aux Allard en fonction des aléas de l’Histoire. Elle contrôlait le rythme de sa respiration, de ses exsufflations. Tout cela s’atténuait, ralentissait d’instant en instant, par places, par à-coups. Il était indéniable que l’affaiblissement de la petite fille devenait terminal. Ellénore s’accrochait encore au fil aminci de la Parque. Elle marmotta :
un acquêt tout en ornamentum de dorures art pour l’art, venu d’une vente aux enchères des biens nationaux nobiliaires après la chute du Roy, puis passé de mains en mains jusqu’aux Allard en fonction des aléas de l’Histoire. Elle contrôlait le rythme de sa respiration, de ses exsufflations. Tout cela s’atténuait, ralentissait d’instant en instant, par places, par à-coups. Il était indéniable que l’affaiblissement de la petite fille devenait terminal. Ellénore s’accrochait encore au fil aminci de la Parque. Elle marmotta :
« Z’ai froid
Pauline, z’ai grand froid ».
Elle reposait dans une couche d’empois
sanguinolent, nue à l’exception de ses bandages empourprés et de ses pantalons
de lingerie. Sa peau gluante de sanguine était parcourue de frissons, marquée
par ce que l’on nommait chair de poule. Prise de pitié, voulant aussi
cacher ce corps cramoisi impudique, Pauline prit un plaid dans la première
armoire et le posa sur l’agonisante.
« As-tu plus
chaud ainsi ? » lui demanda-t-elle, se surprenant à la tutoyer. Des
larmes embuaient ses yeux.
Ellénore ne répondit pas tout de go. Sa
poitrine se soulevait doucement ; sa respiration était faible mais encor
régulière. Puis, l’envie lui vint de dire :
« Z’ai
grand’peur de la mort… Ze ne veux pas mourir… Ze n’ai pas encore onze ans…
- Tu ne mourras pas,
je te sauverai, Ellénore, j’en fais le serment.
- Ze ne zuis plus
Ellénore…balbutia la blessée. Ze…je suis Louise Vinay. »
C’était là le signe du renoncement à la
lutte, tant redouté, tant guetté par Pauline. Ellénore, non point qu’elle
délirât, avait recouvré son identité, et abandonné ses blèsements.
« Tu sais ce
que nous allons faire ?
- Non point…
- Nous allons
réciter ensemble un poëme…
- Pauline, je… ne
connais aucun poëte.
- C’est l’aubépin
de Pierre de Ronsard que j’ai choisi pour toi, Louise…
- Ellénore…
- Tu as dit
t’appeler Louise, Louise Vinay.
- Z’est…c’est exact…
Mais je…ne connais pas Ronsard.
- Ce ne sera pas
difficile. Il te suffira de répéter les vers avec moi. »
Elle commença.
« A un
aubépin
Bel aubépin,
fleurissant,
Verdissant
Le long de ce beau
rivage,
Tu es vêtu jusqu'au
bas
Des longs bras
D’un lambruche
sauvage. »
Ellénore-Louise
répéta :
« Bel aubépin,
fleurissant,
Verdissant
Le long de ce beau
rivage,
Tu es vêtu jusqu'au
bas
Des longs bras
D’un lambruche
sauvage. »
Pauline poursuivit :
« Deux camps de
rouges fourmis
Se sont mis
En garnison sous ta
souche ;
Dans les pertuis de
ton tronc
Tout du long
Les avettes ont leur
couche. »
Et Louise reprit, avec plus de
difficultés :
« Deux camps…
de rouges fourmis
Se sont mis…
En garnison… sous ta
souche ;
Dans les pertuis …
de ton tronc
Tout… du long…
Les avettes ont
leur… couche. »
Elle respirait mal, tout lui faisait mal. Des
bulles rosées sourdaient de ses lèvres enflées de bleuissures, comme
expectorées. La balle du Lebel avait bel et bien perforé les deux poumons tour
à tour. Mais Pauline, malgré tout, décida de poursuivre, attaquant la troisième
strophe :
« Le chantre
rossignolet
Nouvelet,
Courtisant sa
bien-aimée,
Pour ses amours
alléger
Vient loger
Tous les ans en la
ramée. »
« Le chantre…
rossignolet
Nou…
nouvelet, »
Ellénore-Louise
n’eut pas la force d’aller plus loin. Pauline acheva, seule, la récitation du
poëme :
« Sur ta cime
il fait son ny
Tout uny
De mousse et de fine
soie,
Où ses petits
écloront,
Qui seront
De mes mains la
douce proie.
Or, vis, gentil
aubépin,
Vis sans fin,
Vis sans que jamais
tonnerre,
Ou la cognée ou les
vents,
Ou les temps
Te puissent ruer par
terre. »
Louise semblait ne plus entendre ; elle
demeurait inerte, presque à la frontière de la mort. Le souffle qui sortait de
sa bouche était de plus en plus ténu ; sa face plus blêmie, plus crispée.
En pleurs, Pauline lui murmura :
« Vis, gentil
aubépin blond, ô doux aubépin roux… merveilleux aubépin… Vis pour moi, m’amour,
pour les siècles des siècles, vis sans fin, ô, ma mie… C’est toi, Ellénore,
c’est toi mon adorée, ma gracieuse, c’est toi, le gentil aubépin… car, en la
serre, t’en souvient-il ? je t’ai aimée… ma mie… »
A cette déclaration d’amour anandryn, franche
et nette, Pauline sanglota. La face de Louise se transformait toute ; elle
acquérait ces stigmates avant-coureurs, ce rictus, cette déformation buccale,
cette grimace crispée, cette vitrification du regard, cette ternissure de
l’iris, cette carnation livide et grise à la fois, catalogue de symptômes, de
manifestations de la figure, que l’on désigne en médecine d’un terme générique
explicite : le masque mortuaire. L’entrée en agonie
d’Ellénore-Louise Vinay, née le 29 décembre 1879 à Sens, commençait. Le râle,
le râle débuta, d’abord assourdi, puis toujours plus prégnant. C’était
une sorte de ronronnement félin, de ronflement étrange extirpé de sa bouche
tordue et semi-close, en même temps doucelin et horrible de par sa signifiance.
Il dura longtemps, cinq, dix, quinze minutes peut-être… Pauline ne savait plus.
Là-bas, le combat se poursuivait, s’achevait sans doute, sans qu’elle connût
les vainqueurs, dont elle se fichait comme de colin-tampon. Elle s’étonna que
les gendarmes n’eussent point encore pénétré dans cette chambre depuis tout ce
temps écoulé. Son premier amour s’allait devant elle, à tout jamais. Le râle se
tut, après une éternité de tristesse. Ellénore avait cessé de vivre, l’œil et
la bouche ouverts.
Pauline avança une glace de poche aux lèvres
de la morte. Nulle buée, nulle haleine expirée. Alors, ce constat fait, elle
ferma les paupières vitreuses de la petite trépassée. C’était désormais une
poupée défunte qui était étendue là, une poupée de porcelaine blond-roux qui ne
se plaindrait plus. On eût pu faire accroire qu’elle dormait simplement dans sa
couche sanglante, et qu’un souffle suffirait à la ranimer. Il lui sembla qu’au
loin, distanciée, en écho aminci, la clameur de la bataille s’allait diminuant.
Pauline se décida ; personne n’eût pu la voir pour ce qu’elle allait
faire. Sachant ce qu’elle s’apprêtait à commettre en toute connaissance de
cause, en pleine possession de sa santé mentale, elle poussa le verrou de la
porte. Il fallait qu’elle marquât dans sa chair même sa conversion au saphisme.
Elle allait adorer le cadavre. Ce serait une scène d’amour absolu et
fol, de passion nonpareille.
***************
[1] Voir
le chapitre XIII.
[2] Ce passage, l’un des plus
magnifiques de ce roman qui en compte beaucoup, est une nouvelle prescience
d’Aurore-Marie de Saint-Aubain, prévoyant la découverte des rites funéraires
néandertaliens, de ceux qui se désignaient entre eux sous le nom de K’Tous,
ceux qui marchent debout.
[3] Confère le chapitre VI.
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