dimanche 8 juillet 2012

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Abain, chapitre 22 2e partie.

Avertissement : ce roman, paru pour la 1ere fois en 1890, est réservé à un lectorat de plus de 18 ans.


La tragédie ainsi accomplie mérite un retour une heure et demie en arrière pour que j’expose le récit exact des événements.

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  Moesta et Errabunda se retrouvait prise dans l’engrenage d’une guerre sur deux fronts ; deux incendies faisaient rage. L’un était interne, endogène, et concernait Adelia, qui récidivait dans ses meurtres et demeurait impossible à débusquer, comme si elle avait été constituée d’éther luminifère. L’autre, extérieur, exogène, était la présence de la police et de la gendarmerie, qui organisaient une sorte de blocus du domaine et l’assiégeaient à leur manière. La lunette de Sarah d’une part, et pas plus tard qu’il y avait quelques minutes, Michel, Julien et Zénobe d’autre part, avec leur tentative d’abattre un ballon captif plutôt singulier, avaient trahi la présence de la maréchaussée. Cléore demeurait dans l’ignorance de la fuite de la vicomtesse, du suicide de Louise B** et de l’arrestation d’Elémir. Seule pour elle importait la vengeance, qu’Adelia expiât ses crimes. Aussi, lorsque Michel lui avait rapporté l’incident de l’aérostat et la nécessité que tous ici se préparassent à une attaque imminente des gendarmes, elle s’était contentée de lui répondre :
« Il est trop tôt pour fourbir ses armes. Soyez vigilants, c’est tout. Adelia demeure ma priorité. »

  Depuis que Jeanne-Ysoline avait été assassinée, la résurgence de la maladie qui la rongeait affectait gravement Cléore, qui humectait force mouchoirs de son sang. Quitterie vint la voir sur le coup des huit heures un quart, alors qu’elle venait d’achever un frugal déjeuner, l’inappétence faisant d’effrayants progrès en son organisme de plus en plus débilité par la tuberculose. La petite belette voulait lui faire part de son hypothèse concernant la cache d’Adelia.
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« Elle est embusquée dans une alcôve secrète d’un faux rayonnage de la bibliothèque, ô, Cléore.
- En es-tu si sûre ?
- Je l’affirme ! 
-Prends garde à toi, ma mie. Délie est armée. Elle m’a volé le seppuku de la geisha.
- Mâtin ! Je ferai attention, Cléore. Qu’est donc ce sépoukou qui fait tant trembler vos lèvres ?
- L’arme la plus vicieuse inventée de main de mâle… Je vais assurer tes arrières, ma petite belette chérie. Deux domestiques armés s’embusqueront à la sortie de la bibliothèque, prêts à intervenir si cela tournait mal pour toi.
- Soit, mais je vois que votre œil s’enfièvre, ô Cléore ! Soignez-vous.
- C’est parce qu’Adelia n’éprouve aucune pitié… Je l’ai transformée en monstre et je m’en repens, hélas ! »
  Ainsi qu’elle l’avait dit, la comtesse de Cresseville ordonna à deux valets d’emboîter le pas claudicant de la jeune fille bote, et, si besoin était de faire feu sans sommation sur la goule d’Erin si les choses tournaient mal. Se sachant résolue à cette extrémité, elle se préoccupa davantage du problème de l’aérostat, demandant à Sarah de le surveiller continûment avec ses jumelles. Ainsi, Zorobabel n’étant pas en reste, la vieille acolyte de Mademoiselle épia le ciel plutôt que de se préoccuper de ce qui se passait dans le parc. Elle eût pu remarquer le remue-ménage des gendarmes qui jouaient à cache-cache avec la végétation et la présence de Pauline errant parmi les bassins désolés.

************


  Parvenue face à l’huis du sanctuaire livresque, Quitterie hésita à entrer. Elle caressa le ruban chamois qui ornait ses longs cheveux fourchus puis, constatant que, par chance, la porte n’était pas verrouillée de l’intérieur, en tourna la poignée cuivrée et la poussa timidement, presque à regret, s’étonnant même, une fois introduite, les gonds bien huilés ayant à peine grincé, que la redoutée tueuse irlandaise ne bondît pas de sa cachette et ne lui sautât pas dessus pour l’occire. Ses joues et son front luisaient de peur, d’une sueur malsaine de malaise ; ses mains étaient moites et elle ne cessait de les essuyer sur sa jolie robe d’organsin, en y laissant de malséantes traînées diaphorétiques, quoique la température du lieu ne fût pas excessive. Elle déglutissait avec difficulté, comme un gastralgique ulcéré, élargissant son col de ses doigts, tentant de desserrer le padou qui tenait son camée, avec l’impression que ce bijou de glyptique appuyait trop sur sa gorge étique. Puis, résolue, elle s’alla droit vers l’endroit où elle soupçonnait que se trouvait un panneau secret avec de faux ouvrages. En cet instant décisif, il fallait bien que notre jolie boiteuse surmontât sa peur. Elle connaissait le caractère sans nuance d’Adelia, la savait audacieuse, prête à tous les crimes.
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 La réminiscence de tous ses actes accomplis ici, depuis que toutes deux se connaissaient, suffisait à rendre Quitterie scrupuleuse, hésitante, puisqu’elle risquait sa vie. Délia était un ange de gaillardise perverse, comme les circonstances des assassinats de Daphné et de Jeanne-Ysoline en témoignaient. Elle possédait la nitescence, l’aura du porteur de lumière, et cet ange de mort nitide semait la terreur et la désolation autour de lui. Sa beauté satanique appelait à l’accomplissement d’une sorte d’Apocalypse qui jetterait à bas Moesta et Errabunda. Le cuivre brun ardent de ses cheveux sublimes n’incarnait-il pas en lui-même une connotation de l’enfer ?

  Quitterie savait que, pour débusquer les bêtes féroces, pour les obliger à quitter leur nid, leur bauge, leur souille ou leur terrier, il fallait instiller en elles une peur panique. Les animaux sauvages craignent le feu et le fuient. La petite belette se résolut à enfumer l’emplacement du panneau-cache présumé, en veillant à ce que le foyer qu’elle allait allumer ne dégénérât pas en incendie inextinguible. Munie d’allumettes et de quelques branchettes de bois sec, elle s’attela à la tâche, assemblant ce bucher miniature, ignant le feu destructeur et purificateur, pensant que, par cet acte symbolique, l’Institution serait nettoyée de la présence du démon. C’était un exorcisme, une sanctification, une épuration, une purification, une lustration de cette Maison pécheresse par les flammes et les flammèches, qui, promptement, s’en vinrent lécher le panneau de bois où reposaient les livres factices. La fumée acre dégagée par l’ignition et la consumation des brindilles et branchettes s’insinua par les interstices, par le léger jour qu’on discernait et qui trahissait la présence du rayonnage truqué. Il s’agissait là d’une réponse adéquate à la destruction de la poupée de Daphné par le même élément aristotélicien, d’une application détournée de la loi du talion. Point niquedouille, Quitterie pressentit la survenue de l’instant décisif. Une toux retentit derrière le panneau. Le piège fonctionnait. Enfumée, la bête du Shannon actionna le panneau coulissant et se rua vers la porte, d’une manière si brusque, si démoniaque, si précipitée, qu’on l’eût pensée vomie par la bouche de Méphistophélès. La craintive Quitterie en eut si peur qu’il lui prit l’envie de s’agenouiller sur un prie-Dieu et de s’y confire en momeries de vieille cagote. Cependant, elle réalisa que, si Adelia parvenait à se ruer hors de la bibliothèque, les domestiques de Cléore, qui l’attendaient dans le couloir, l’abattraient sans sommation comme le plus vil des gibiers. C’était une chasse cruelle, et, un reste d’humanité demeurant dans la conscience de notre souffreteuse belette bote l’incita à s’interposer entre Délia et l’huis et à faire un rempart de son corps contrefait.

  Adelia, toussotante, les yeux irrités pleurant sous la fumée, interpréta mal l’intention première de Quitterie, qui souhaitait que la goule irlandaise demeurât saine et sauve pour que justice équitable fût rendue et non point qu’elle mourût en misérable animal sauvage criblé de plombs. Elle crut que Mademoiselle Moreau voulait la retenir prisonnière de la pièce jusqu’à l’arrivée de Cléore afin de recevoir tous les honneurs de cette peu honorable capture.
« Laisse-moi passer, maudite, sinon, il t’en cuira !
- Que nenni ! Si tu t’échappes,  les fusils vont se charger de toi !
- Menteuse !  Chienne ! »  

   Alors que le petit foyer poursuivait sa consumation, miss Délie se jeta sur Quitterie et lui assena un coup sur la figure, qui occasionna un accès d’épistaxis, soit des saignements du nez fort peu esthétiques. Tombée à genoux, notre gracieuse boiteuse geignit tandis que la traîtresse poussait le verrou de la porte.
« Puisque tu le prends ainsi, discutons de cela en champ clos, entre filles ! Que les adultes ne viennent pas se mêler de nos affaires !
- Tu…tu ne comprends pas… Je veux t’épargner une fin ignominieuse.
- Eteins-moi ce feu, puis, expliquons-nous ! Allez, exécute mon ordre si tu ne veux pas finir comme Ursule Falconet. »
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  Ses yeux d’émeraude pers, rougis par la fumée, paraissaient fulminer l’anathème. Ses cheveux bruns-rouges, ébouriffés, tout en boucles défaites, devenaient un casque de serpents. Adelia était transformée telle Méduse, et sa fureur incoercible l’empêchait que Quitterie la ramenât à la raison. Elle la jeta sur le feu, qui s’étouffa sous sa chute, tandis que l’étoffe de la robe satinée de la petite estropiée roussissait.
« J’ai mal…j’ai grand’mal… Aie pitié, Adelia ! 
- Brûle et saigne donc ! »
  Des coups retentirent à la porte ; c’étaient les valets de l’embuscade ratée, qui, entendant l’esclandre, tentaient d’entrer. L’un d’eux s’alla chercher Cléore, car l’affaire devenait urgente et Quitterie était en péril. Le domestique restant n’osait fracasser la serrure d’une balle de son fusil, de crainte qu’elle se fichât par accident dans la chair d’une des fillettes, paradoxe si l’on pense que l’homme avait été mandaté pour abattre la catin d’Erin. Le second butler revint accompagné de la comtesse, qui, aussitôt, appela Délie en frappant au bois clos.
« Adelia, m’amour… C’est Cléore… Allons, rends-toi, sois raisonnable. Je te promets de te réintégrer dans toutes tes prérogatives. Je t’offre la paix, la réconciliation, et je te fais vice-chef de l’Institution, avec port des rubans pourpres et noirs… Est-ce bien ce que tu désires ? »

  Adelia était porteuse et pourvoyeuse de calamités. Sa voix étouffée retentit, réprobatrice, à travers l’huis capitonné.
« Jamais ! Je ne sortirai que si tu me jures me laver de tous les crimes qui me sont attribués. Je ne suis pas coupable. Seul le bien de la Maison m’a poussée à ces actes ! »
 Mais une seconde voix se fit entendre, plus affaiblie encore :
« Menteuse ! C’était ta petite personne égoïste que tu défendais ! Tu dois expier ! »
 C’était Quitterie, qui, malgré ses brûlures, était parvenue à surmonter sa douleur et revenait à la charge. Lors, l’oreille de Cléore perçut le bruit d’une lutte. Alarmée, elle multiplia les coups sur les panneaux vernissés de la porte et les supplications.
« Ouvre, ma chérie, ouvre ! Je t’en supplie ! Cesse de tourmenter Quitterie ! »

  Mais le sourd vacarme continuait, et l’on entendait la chute de plusieurs objets et sièges, comme autant de témoignages auditifs d’une âpre lutte à mort.
« Messieurs, préparez-vous à fracasser la serrure. Apprêtez vos armes. Nous devons nous introduire par la force. Adelia est armée du seppuku ; elle peut blesser, voire tuer Quitterie.
- Si cette folle résiste ? Si elle nous attaque ? questionna un des valets, qui se nommait Pierre.
- Faites feu sur elle sans hésitation. Abattez-la. Tant pis », répondit Cléore, les pupilles voilées de larmes.

  De l’autre côté, dans la bibliothèque de plus en plus désordonnée par l’empoignade, Adelia, avantagée, venait de saisir Quitterie par son cou chétif. Son visage cramoisi et révulsé, marqué de nouvelles zébrures de sang, son camée arraché, ses vêtements déchirés par places, elle ressemblait plus que jamais à une démente assoiffée de vengeance. L’appareil qui maintenait le pied-bot de la petite belette avait été endommagé dans le combat, et sa jambe tordue saignait par plusieurs écorchures, car les pieds cruels de la goule d’Eire s’étaient acharnés sur la partie faible de l’organisme de l’adversaire à la robe roussie. Le tohu-bohu de la bataille avait occasionné de graves dégâts en ces lieux de science livresque et érudite qui auraient réjoui un Erasme de la décadence, en cela que s’y épandaient des brisures de vases, des statuettes de bronze, des éclats de chaises rompues qui parsemaient les tapis de Perse, mais aussi du fait que la chute de quelques uns des vivariums et aquariums, avait causé de malséants épanchements de flaques, de vase et de sable de terrarium. Des piranhas achevaient de remuer, de se démener et d’agoniser de leurs battements caudaux spasmodiques sur les tissages persans détrempés tandis que d’autres bêtes venimeuses, échappées en multitudes de leur antre hyalin, aragnes, scorpions,
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 molochs et autres animalcules rampants, se terraient dans de salvateurs interstices, à l’abri du tumulte humain, attendant que l’esclandre fût passé. Une des dernières acquisitions de la comtesse de Cresseville, un retable sur bois de la Saincte Foy du XVe siècle, œuvre d’un maître poitevin anonyme que les spécialistes nommaient Le maître de l’agnel mystique en référence à Van Eyck
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 dont il semblait un émule français, acheté par un intermédiaire à Drouot voici à peine un mois pour la somme coquette de treize mille francs, gisait, renversé et fendu, sa prédelle cassée, mêlé à des lambeaux de livres chus de leurs étagères, sa valeur inestimable d’autant gâtée par la rage des deux querelleuses. Lors bon à être remisé au rebut, ce retable admirable terminerait au grenier en compagnie de vieilles croûtes mondaines et du portrait raté de Cléore par Armand Point.
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 Le bouclier zoulou, désormais crevé, pitoyable, coudoyait en toute impunité un portrait pieux de Saint Louis de Toulouse dû à un primitif navarrais, antérieur aux splendeurs de Jehan Fouquet et des frères de Limbourg, gouaché de teintes vives aussi fraîches qu’au premier jour de son exécution, de sinople, de vermeille, de lapis-lazuli, gaufré et orfrazé d’une quasi sinopia fresquée et d’un jà sfumato tout en saupoudrures d’or, d’argent et d’électrum, et décroché par le combat, témoin d’une Beata stirps, d’une sainte lignée royale ici comme désarçonnée, destituée et déchue en symbole. Parmi toutes les brisures pêle-mêle, on remarquait l’étui galuché du seppuku de la geisha, qu’Adelia avait perdu dans la dispute. 
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  Délia entreprit donc de serrer le cou flexible de Quitterie afin d’en terminer avec elle. Ce cou de maigrelette enfant contuse et bancroche comme un manicrot, d’une souplesse aigrelette de mangoustan tueur de serpents, qui avait tant fasciné Cléore et maintes clientes anandrynes au même titre que son pied bossu et tourné en dedans, ce long cou blanc hectique, objet de fantasmes émollients, ce fétiche aux vertèbres saillantes sous la peau translucide de la meurt-de-faim, dont la chétivité sublime et érotique allumait des désirs insatiables, ce cou souventefois parcouru, bécoté par les tendres lèvres murmurantes de Cléore, en rêve ou en réalité, complimenté toujours pour sa beauté unique, ornement, atout nonpareil de la souffreteuse enfant, cou gracile entre tous qui maintenant émettait de malséants craquements osseux sous l’étau sauvage des phalanges de la diablesse d’Irlande. La pression d’Adelia augmentait, croissait, et aux bruits émis par les cervicales de la poitrinaire enfant qui menaçaient à tout instant de se rompre, coupant le fil ténu d’une petite vie, se mêlaient les gloussements sadiques de la criminelle et les ébranlements de la porte que la valetaille de Cléore essayait une ultime fois de défoncer avant de recourir au fusil. Jugulée, son larynx cachectique d’anorexie pris dans un étau imparable, Quitterie commençait à être saisie de suffocations morbides parce qu’elle sentait diminuer en elle l’apport de l’oxygène, ce qui conduirait à l’anoxie du sang, et à terme, à l’asphyxie et au trépas.

 Adelia sentit mollir son ennemie sous sa pression alors que la gorge de Quitterie, comme étouffée, ne parvenait plus à déglutir et que sa face rougissait, ainsi que sous l’accès d’un coup de sang de podagre apoplectique du temps des beuveries de Mirabeau-Tonneau.
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 Elle relâcha son étreinte, sans vérifier si la fragile fillette était ou non à l’agonie, si elle respirait lors, se contentant du spectacle d’une poupée amollie s’affaissant telle une chiffe sur un perse maculé par les souillures et les brisures. Alors, la criminelle fut prise de panique. La certitude d’avoir commis le crime de trop l’assaillit, parce qu’elle se souvint de la passion spéciale que Cléore éprouvait pour la petite belette qu’elle gâtait inconsidérément de bébés et de poupons porcelainés, faïencés, galvanisés, vulcanisés et biscuités, d’autres joujoux et babioles plus ou moins précieuses et galvanoplastiques en abondance encor, fillette qu’elle soignait de son dévouement incorrigible, au point qu’on soupçonnait une certaine responsabilité involontaire de Quitterie dans la contamination pulmonaire de la comtesse de Cresseville. « Elle lui a refilé sa phtisie, » disait d’elle Julien. « Elle aime Quitterie comme sa fille, et non comme elle m’aime, en tant que maîtresse…se dit la catin coupable. Elle s’est toujours contentée avec elle, en leur douce intimité, de quelques caresses tendres, de mamours enfantins. Quitterie est vierge, je le sais. Jamais je n’ai pu la punir, la châtier. Leur relation n’est jamais allée au-delà comme pour moi ; Cléore ne pourra pas me pardonner pour ça. »

  La honte, la honte irréfrénable saisit Adelia jusqu’au tréfonds de sa conscience. Lors, elle se sut perdue, sans nulle échappatoire. La porte allait céder, d’un instant à l’autre. Jà ébranlée, une balle de fusil lui donnerait le coup de grâce. Elle crut Quitterie morte, son départ en son Ciel irrémédiable. Le crime de trop… son crime de goule, de putain orgueilleuse, exclusive, égotiste, tache indélébile, flétrissure de tapin, vérole qui achevait de la déshonorer, et la mènerait à Dame Guillotine si Cléore le jugerait bon, quoiqu’elle n’eût que quatorze ans… seulement quatorze ans. L’odeur de la mort ne la quitterait plus, l’habiterait, la hanterait jusqu’à la fin de ses jours, la fragrance de la putréfaction de celles qu’elle avait occises, Ursule, Daphné, Jeanne-Ysoline, Quitterie, toutes grouillantes de vers blancs… Destinées brisées de beautés superbes, qu’elle n’avait point aimées en Narcisse obsédé. L’empyreume cadavérique de toutes ces petites filles collerait à son épiderme, ne la lâcherait plus, ne lui concéderait aucun répit, la stigmatisant, la désignant à l’opprobre, à la vindicte de toute l’humanité. Le chemin, la sentine de la rédemption étaient impossibles à gravir, tant la porte était étroite, tant ce raidillon montait, montait haut, trop haut, trop raide, trop pentu, en son étroitesse infâme. Toute sa vie brève de pécheresse, depuis sa petite enfance en sa chaumine près de Dublin jusqu’à l’instant présent, défila en accéléré dans sa petite tête blessée et tavelée d’écorchures et d’ecchymoses du combat. Alors, elle se décida à se faire justice elle-même.

  Elle quêta d’abord les monstres à venin, les quémandant par des mon petit, mon petit, pussy, pussy, comme les tribades le faisaient avec elle pour qu’elle exhibât son joyau et qu’elles le suçassent de leur langue râpeuse, bijou-bonbon dont elle astiquait les facettes avec maniaquerie afin d’en accentuer le chatoiement et qu’elle parfumait à la fraise sauvage, arôme selon elle en adéquation avec la couleur rubescente de l’objet, qu’elle gommait aussi d’un sucrin huileux appétissant et fort collant, ce qui lui conférait une saveur gustative onctueuse dans les bouches des tribades extatiques ainsi agrégées à ce sexe-friandise. De plus, cette gomme arabique prodiguait au rubis un aspect, un atour, un entour, un apparat ambré, splendide, resplendissant comme une gomme-laque, sans oublier le goût papillaire opiacé du Ryū tatoué. La quête de Délie fut vaine, désespérante. Aucune bête ne vint la piquer, la mordre, lui inoculer sa solution létale. Le temps paraissait ralentir ; sa tête, lésée par un traumatisme assené par un des coups de barreau de chaise rompue brandi par Quitterie avec une force inouïe chez cette fée fragile, lui tourna toute, lui occasionna des vertiges, une synesthésie malvenue, brouillant tous ses repères euclidiens. Les coups à la porte semblaient s’étirer de même, s’allonger, infinis, de plus en plus graves, étales, élastiques. Alors, elle se souvint de sa fausse dent, cette prémolaire du maxillaire supérieur droit, remplacée par une couronne emplie de curare, d’arsenic et de digitaline. Elle serra résolument la mâchoire, et la dent craqua, céda, lâchant son fluide empoisonné dans toute sa bouche. Peine perdue. Malgré l’amertume, le fiel de vomissure emplissant ses mucosités buccales, le poison était trop lent ; il tardait à agir, là où elle eût espéré qu’il la foudroyât en un instant. Délia avait oublié que Cléore l’avait immunisée contre tous ces venins[1]. Elle essaya l’autre poison de secours, cette poudre à base de cigüe contenue dans le faux cabochon qui sertissait la bague ornant son annulaire droit. Délia désopercula le chaton, essaya de déverser le produit corrosif dans sa gorge, mais, dans l’affolement, elle fut malhabile ; les trois quarts du toxique pulvérulent saupoudrèrent le parterre. Envahie par la désespérance, elle tâta sa robe, souleva ses jupes effilochées.
« Le seppuku, le seppuku ? Je l’ai perdu ! My God ! Where is it ? »

  Suante d’angoisse, épeurée comme jamais, elle entendit Cléore ordonner de tirer sur la serrure. La voix de la comtesse de Cresseville paraissait surgir d’un sépulcre marin, d’un cimetière abyssal, tant elle était distante et déformée, autant par l’effet atténué du poison poissant la muqueuse buccale de la petite fille que par celui de sa blessure de tête. Même sa paupière gauche lui faisait présentement mal. Elle était à demi fermée, intumescente, tuméfiée et violacée par un autre mauvais coup. Adelia dut s’agenouiller, fouailler le sol, fourrager les ordures éparpillées sur les lattes du parquet. Tous les événements, les faits, s’étalaient, toujours plus allongés. Son œil valide aperçut enfin l’objet de mort tant convoité. Elle s’en saisit, en ôta la gaine turbide, pointa l’horreur avec une résolution farouche sur son entrecuisse en écartant ses jambes, demeurant debout, dressée, en équilibre précaire. Tandis que la main droite tenait le godemiché, la gauche arracha avec brusquerie le bouton fermant l’entrefesson de ses pantaloons, déchira l’étoffe délicate, élargissant franchement toute l’ouverture, dévoilant l’entièreté de sa vulve gemmée d’où s’extirpait de la fente naturelle lévrée le tatouage du dragon. Elle plaqua le sommet de l’objet de cauchemar sur son sexe-joyau, y allant franchement.
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« La première détente, d’abord, la première détente…où est-elle ? Cléore me l’a dit… au bas de l’objet, je crois. Ah ! Je l’ai. Pressons-la. » soliloqua-t-elle.
 Ce fut un premier cri de douleur jouissive. L’érection du bois de sycomore en fut irrépressible. Le rubis de Golconde céda à la pression immense, à cette pénétration sémillante, à cette déchirure brusquée et insoutenable. Ce godemiché nippon n’avait pas usurpé sa sulfureuse réputation. Tandis que le coup de fusil retentissait, sourd, la putain d’Erin, inondée par le malsain plaisir doloriste, aperçut toute la pierre rubéfiée tomber, rouler, dérisoire, misérable et perdue, irréelle, tel un fantôme de joyau, sur le perse, accompagnée de l’anneau d’or descellé de ses lèvres. Les eaux orgasmiques d’Adelia coulèrent en une fontaine odieuse alors qu’elle poursuivait jà et que des éclats de bois et de métal de la serrure, mêlés à des lambeaux de capiton, volaient dans la pièce. Elle avait l’impression de commettre en elle le plus odieux des viols. Ses pensées furent assaillies par des ressouvenances, des rémanences phobiques, obsessionnelles, alors qu’elle commettait sur elle l’autodestruction, l’autodissolution expiatoire de son être, la forme la plus raffinée, élaborée et décadente du suicide, en cela qu’elle mêlait le sexe et l’anéantissement, l’amour onaniste et la négation radicale de soi. C’était pis qu’une immolation. Elle aspira au chaos, tout en se remémorant les paroles qu’elle avait murmurées à Cléore quand celle-ci lui avait permis de découvrir les vertus contradictoires de cet ineffable et obscène instrument, jà fourré en elle. « Volupté et mort…volupté puis mort… » articulèrent ses lèvres, récitant cette mélopée orgiaque et dantesque.
« My Goddess ! Ô Bona Dea…Je remets mon âme, my soul, in your holy hands…entre tes mains bénies. » ajouta-t-elle, priant, implorant son hérétique idole, avant de s’achever en un ultime accomplissement.

La seconde détente…la fillette secouée par les spasmes du rut appuya la seconde détente. Ce fut une fulgurance, un foudroiement d’horreur, tandis que Cléore et les deux valets perruqués pénétraient enfin dans la bibliothèque saccagée. Adelia succomba instantanément, traversée du vagin à la bouche par la lame imparable, d’une longueur insoupçonnée, sous-évaluée par la petite goule qui pensait, contrairement à Elémir qui savait, qu’elle ne pourfendait pas au-delà du sphincter et de l’utérus, parce qu’elle avait extrapolé l’efficience de l’engin morbide en fonction d’un organisme adulte et mature, alors qu’Adelia était d’une stature moindre que celle pourtant fort menue de Cléore, qui n’atteignait pas les cinq pieds sous la toise, cette lame de samouraï dont la pointe effilée surgit, aiguë, aiguisée, coupante, tranchante, mutilatrice, sanguinolente, à travers ses dents qu’elle arracha en faisant éclater larynx et mâchoire par la force du jaillissement de l’acier. Le corps empalé, encore debout, comme planté au milieu de la pièce, tenu en équilibre on ne savait comment, exsudant tous ses fluides écarlates, les bavant par la bouche désarticulée en un rictus momiforme incaïque, tressauta quelques secondes, habité par des trémulations végétatives galvaniques, des nerfs et du cerveau, tandis que les yeux grands ouverts de la morte, révulsés, exulcérés, semblaient hurler leur surprise indicible et implorer un improbable rachat de l’âme de l’homicidée. Enfin, après d’interminables instants qui parurent des siècles, le cadavre d’Adelia O’Flanaghan se décida à choir, à la parfin inanimé, libéré des tourments et de la turpitude. A ce spectacle, la comtesse de Cresseville fut prise de nausées puis tomba en pâmoison. Le premier domestique la ranima avec des sels, tandis que le second, jugeant inutile tout secours à la dépouille enfantine cruentée et empoissée de coagulum, se pencha sur Quitterie.
« Celle-ci respire encore, dit-il, elle n’est qu’évanouie. »
  Revenant à elle, Cléore clama : « Béroult ! Allez mander Béroult ! »

  Cependant, Pauline venait de rencontrer Ellénore dans la serre, et toutes deux s’apprêtaient à en sortir…

***************

  
  A bord du ballon captif, Hégésippe Allard et le commissaire Brunon avaient perçu l’écho d’une détonation, sans que la balle tirée frôlât même l’enveloppe de l’aérostat. Inquiet, Allard s’enquit auprès de l’aérostier de la nécessité de délester l’engin volant de quelques sacs de sable, afin qu’ils missent quelque distance d’altitude, hors de toute portée de canon, s’il eût pris la fantaisie des défenseurs du castel maudit d’ajuster leur tir et de les abattre. Le ballon étant gonflé à l’hydrogène, gaz éminemment inflammable, le risque de l’explosion s’avérait aussi aigu que celui d’une crevaison de la gutta-percha ou de la gomme-gutte sous l’impact du projectile du fusilier. En professionnel aguerri, l’aérostier militaire, dont l’uniforme était caché par une pelisse en peau de mouton et qui, sous son casoar réglementaire, avait enfilé d’épaisses lunettes anti-poussière, répondit aux simagrées de l’aliéniste :
« Demandez à Monsieur Jules Verne ou à  Monsieur Félix Tournachon dit Nadar; les experts des ballons, c’est eux. Et si Gambetta était encore de ce monde…
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- Il reste Monsieur Eugène Spuller, que je sache, objecta Brunon sur le ton de la plaisanterie.
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- Monsieur le commissaire, reprit l’aéronaute en chef qui avait le grade de lieutenant, mais dans le génie, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Je ne me moque pas de vous. Toujours est-il que pour répondre à votre inquiétude légitime, lâcher du lest sera inutile. Je vous garantis qu’aucune balle de fusil ne nous atteindra. Il faudrait pour cela un canon Krupp, à condition qu’il soit de fort calibre et à longue portée, une sorte d’obusier qui… Mais je suis officier du génie, non point d’artillerie.
- Pourquoi ne pas disserter, tant que nous y sommes, sur la manière de compenser l’effet de recul ?
- Monsieur le docteur, répondit le lieutenant, il n’y a pas à parler en ce lieu et en cet instant inappropriés des recherches secrètes des experts de notre Etat-major sur le frein de recul. Je crois que je vous en ai encore trop dit.
- Mon lieutenant, pourriez-vous me passer des jumelles ?
- Monsieur le commissaire, je suis à vos ordres bien que vous soyez un civil. »
  Brunon prit la paire de jumelles et les ajusta. Il scruta le secteur du terrain où Pauline devait lors se trouver.
« Diable ! Cela se gâte, on dirait. Votre fille se perd dans des enfilades de bassins et de pièces d’eau à sec et défraîchies.
- L’endroit est vaste, et un plan peut s’avérer trompeur, à l’échelle, par rapport aux dimensions réelles des lieux et à leur perception.
- Hégésippe, lui répondit Brunon avec familiarité, pensez-vous que la perte de temps occasionnée par les errements de votre fille compromet notre action ?
- Il est essentiel que tout soit achevé avant la soirée. Nous avons de la marge.
- Mes jumelles constatent que mon confrère Moret ne lâche pas pied, et qu’il suit toujours Pauline avec l’escadron de gendarmes à pied. Tous se camouflent comme ils peuvent. C’est miracle qu’il n’y ait personne de Moesta et Errabunda dehors pour les repérer et donner l’alerte. C’est à croire qu’après le tir que nous avons failli essuyer, leur défense est affaiblie, à moins qu’ils soient tous préoccupés par des événements internes…
- Quel genre d’événements ?
- Je ne sais pas. Rappelez-vous les dépositions d’Odile Boiron et de Marie Bougru. Il y a une criminelle là-bas, cette Adelia O’Flanaghan, qu’on soupçonne de meurtre, et je me permets de rappeler à votre souvenance, Hégésippe, le récent compte rendu du gendarme Grison, voilà cinq jours de cela, à propos d’obsèques clandestines par lui observées. La bière n’était pas celle d’un adulte, loin s’en fallait. Cela signifie que notre miss Délie a encore frappé, et que nos abjects gibiers de potence ont d’autres chats à fouetter que d’assurer leur défense contre nous. Ils cherchent à la débusquer depuis plusieurs jours.
- Mais le tir de tantôt veut dire qu’on nous a vus, donc repérés, et que le tireur aura prévenu la comtesse de Cresseville. Donc, quel que soit l’effet de surprise, l’accueil sera belliqueux. Il y aura riposte. Imaginez une balle perdue malencontreuse qui irait se ficher dans la chair de ma fille… Si ce ballon était équipé d’un télégraphe… Il faudra bien inventer un système de communication à distance qui…
- Nous planchons, messieurs, sur l’utilisation du téléphone sur les champs de bataille, comme sur l’aérostation de reconnaissance. De même, nous envisageons dans un proche avenir la conception de dirigeables offensifs armés de canons et de mitrailleuses, capables de bombarder une cible, reprit le lieutenant du génie. Cependant, des fusées sont à bord ainsi que la cage à pigeons-messagers que vous avez dû remarquer. En bas, les gendarmes sont aussi équipés pour la communication : miroirs, fusées, oiseaux… Et votre Pauline elle-même doit donner le signal de l’attaque en faisant exploser des pétards.
- Comme de juste ! s’exclama le commissaire. J’aperçois tout en bas un clignotement. Ah ! Cela est pénible ! J’envie vos lunettes, mon lieutenant.
- C’est l’adjudant-chef Cleuziot. Il a l’ordre de nous communiquer la situation par l’optique toutes les demi-heures. Je suis expert aussi en signaux lumineux.
- Traduisez donc ce langage abstrus pour nous, mon lieutenant !
-  Le principe des signaux lumineux s’inspire autant de l’ancien télégraphe optique de la Grande Révolution – celui de Chappe – que du langage conçu par Monsieur Samuel Morse. Rien à signaler de spécial. Mademoiselle Allard s’approche de la fameuse serre… Ah ! Voici qu’elle y pénètre. Bien !
- Attendons donc le prochain message, conclut Allard. L’instant décisif de la confrontation approche. »


***************

   Abasourdies par le spectacle indicible qui s’offrait à leurs regards d’enfants, Pauline et Ellénore en étaient demeurées bouche bée. Pourtant, il ne fallait pas que la jeune demoiselle perdît son objectif. Aussi commença-t-elle à rechercher ses allumettes dans la poche gauche de son manteau.
« Qui donc êtes-vous, mademoiselle, et que faites-vous ? interrogea Sarah qui était accourue pour soutenir Cléore dans cette épreuve horrible.
- Ze…ze réponds d’elle ! Z’est une pauvre égarée ici qui quémande du zecours et…
- L’heure est au deuil, non pas à la charité !  Mademoiselle Ellénore, allez vous rhabiller et nous aider à rendre décente cette malheureuse trépassée, notre pauvre petite Adelia. ».

  Toutes les petites filles criaillaient et geignaient : « C’est un suicide ! C’est un suicide ! Bonté divine !  Adelia s’est trucidée ! »

 La vieille juive était la seule à conserver son sang-froid, car accoutumée aux coups difficiles et aux péripéties tragiques que sa longue existence de réprouvée avait vécues et traversées. Elle fut la seule à remarquer le manège de Pauline, à constater que les poches du manteau étaient par trop enflées, rembourrées, emplies de choses suspectes. Elle héla la benoîte Marie-Yvonne, qui, aussi désemparée que ses camarades, affichait son désarroi et était incapable de se contrôler.
« Mademoiselle Marie-Yvonne, venez m’aider ! Nous allons fouiller les poches de cette étrangère. »

 Elle avait appuyé sur le mot à dessein, de son accent si singulier. Elle jura et cracha, émit une imprécation, une malédiction gitane à l’encontre de Pauline.
« Petite gadjo goï, tu vas te laisser faire ! Sinon, Eblis et le Shéol iront te chercher ! »
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 Tremblante de peur, tant elle craignait la sinistre acolyte de Cléore au bras mort, Marie-Yvonne se saisit de Pauline sans regimber. Sarah avait fait exprès d’appeler à la rescousse la plus grasse et forte des pensionnaires, dont le volume porcin contrastait avec la gracilité attardée de Mademoiselle Allard. Il fallut conséquemment à la fillette se défendre bec et ongles, griffer et mordre la grasse enfant brunette. Zorobabel s’agita sur l’épaule de la sorcière mosaïque. Il vola jusqu’à Pauline et l’attaqua. Le rosalbin essayait de lacérer son visage de ses serres et de son bec cruel, faisant tomber son chapeau, mais, se défendant, bien qu’elle saignât d’une estafilade au front, la fillette parvint à repousser les assauts du mauvais papegai et le projeta en pleine figure de la sinistre vieille. Alors, en fureur, Zorobabel s’acharna sur Sarah qu’il griffa et becqueta avec une sauvagerie sans pareille tandis que Pauline se saisissait de la boîte d’allumettes et d’un des pétards après avoir culbuté Marie-Yvonne. C’était omettre le fusil du domestique Pierre, qui pointa son arme afin d’abattre l’intruse. Un coup de théâtre se produisit car, accourus sur le perron, Michel et Julien s’interposèrent. D’un seul mouvement de bras, Julien fit dévier le fusil dont le coup partit en l’air, mais la détonation retentit si fortement qu’elle provoqua une envolée de canards et de vanneaux.
« On ne tue pas les enfants, imbécile ! » jeta le factotum de la comtesse de Cresseville à l’adresse du larbin trop impulsif. Pauline comprit qu’elle venait de voir la camarde de près.
« Allons, petite, explique toi, l’interpela Michel. Dis nous qui t’envoie et ce que tu fiches ici !
- Cela ne vous regarde pas ! répliqua, énergique, la vaillante enfant.
- Emmenez-la, vous autres ! Je vais m’occuper de Sarah. Son salopiau de cacatoès à la noix vient de sacrément l’esquinter ! s’écria Julien. J’crois qu’il lui a crevé les yeux. »
   Il ne put en dire plus, car une pétarade de mousqueterie retentit en même temps que le groupe demeuré sur les marches du perron du pavillon essuyait un jet de balles qu’il ne put parer sur-le-champ, jet qui faucha et laissa à terre plusieurs personnes, blessées ou mortes. C’était l’assaut des gendarmes, précipité par le coup de fusil de Pierre, un assaut commandé comme il était prévu par l’inspecteur Moret.

***********

 Après que Pauline eut quitté la serre en compagnie d’Ellénore, le policier et les gendarmes continuèrent de suivre Mademoiselle Allard à distance. De nouveaux signaux lumineux furent adressés au ballon captif où l’aliéniste et le commissaire avaient pris place en tant qu’observateurs à distance. Aucun mouvement suspect n’avait été signalé après le coup de feu de tantôt. Le pavillon principal fut en vue mais les deux cents derniers mètres s’avérant en terrain découvert, exposé, l’escadron jugea bon de demeurer caché derrière les bosquets et charmilles mal entretenus. Cleuziot scruta de ses jumelles le perron du pavillon ; il y vit l’assemblée, l’arrivée de Pauline, Cléore qui portait le cadavre d’Adelia, puis l’envenimement des choses. Il fallait se tenir prêts, attendre le signal que l’enfant essayait d’envoyer malgré l’échauffourée. Ce fut le tir dévié du domestique Pierre qui déclencha le drame ultime.
« Sapristi ! On a tiré sur Mademoiselle Allard ! jura l’adjudant-chef. Alerte ! Alerte !
- Pauline est-elle touchée ?
- Je ne sais pas. On dirait qu’un homme l’empoigne.
- Alors, c’est qu’elle est prisonnière, blessée peut-être ! Notre stratagème a été éventé. Mon adjudant-chef, commandez donc la charge !
- Messieurs, apprêtez vos armes ! A mon commandement… »

  On entendit les soldats fourbir leurs fusils du nouveau modèle Lebel, fort redoutable car à répétition, y planter les baïonnettes, faire cliqueter les chiens. Puis, ce fut l’ordre de l’assaut, que le sifflet de Moret mena, tambour battant, en tête de la troupe qui chargea au trot, s’extrayant des fourrés, en un bel ensemble ligné, comme à l’infanterie, le fer des baïonnettes pointé. Cela rappelait quelque manœuvre de la Garde, quoique les bonnets à poils de l’Empire fussent remplacés par des bicornes. Cleuziot commanda le feu, dès que la portée fut jugée suffisante pour faire mouche. L’ennemi était si occupé par ce qui se passait entre Pauline et Julien que la charge, prompte, ne fut pas remarquée à temps.
« Messieurs, épaulez ! En joue ! Feu ! »

  La pétarade éclata donc, abattant plusieurs personnes, deux valets, dont Pierre et la pauvre Marie-Yvonne, qui mourut instantanément, la tête fracassée. L’autre morte, pantelante, refroidissant déjà, était Adelia O’Flanaghan, le pal hideux toujours s’échappant de sa bouche rompue, frappée par plusieurs balles en sa chair roidie. Elle rebondit aux impacts, tel un grotesque pantin auquel on eût insufflé le semblant de vie d’un golem ou d’une créature du docteur Frankenstein. Abandonnant le cadavre de la goule et les autres victimes, moribondes ou occises, les pensionnaires et les adultes se replièrent dans l’affolement à l’intérieur du pavillon. Michel s’empressa de faire refermer les battants des portes, qu’aussitôt une seconde salve de fusils Lebel arrosa de leurs projectiles profilés et mortifères, transperçant le bois à en faire projeter des dizaines d’échardes. Profitant de l’aubaine, Pauline échappa aux rets de Michel et Julien qui cherchaient à rassembler tous les hommes armés et à s’aller aux fenêtres pour riposter, y compris aux étages, tandis que Jules et Albert menaient Cléore en lieu sûr et la protégeaient comme des gardes du corps.
« Délia ! hurla-t-elle. Ne laissez pas ma Délia aux mains de ces Uhlans ! »

  Quant à Sarah, abandonnée de tous, aveugle, énucléé par la rage du rosalbin, les orbites caves et suintant des filets de sang, elle erra à tâtons dans les corridors, bousculée et houspillée par celles et ceux qui cherchaient un abri. Pauline, qui ne savait pas s’il fallait qu’elle se montrât à la troupe avec un mouchoir en guise de drapeau blanc ou qu’elle s’abritât jusqu’à la cessation de ces hostilités, vit qu’on la suivait dans le couloir menant à l’escalier de l’étage où se trouvaient les chambres. Son regard s’illumina quand elle reconnut la petite Ellénore.
« Pauline, attends-moi ! Ze zais où nous devons nous rendre. Nous n’y risquerons rien… »

  Elle remarqua qu’Ellénore peinait à courir, qu’elle portait sans cesse une main à son côté gauche tandis que son lumineux visage d’elfe se crispait. Elle vit que cette main était rouge de sang.
« Mademoiselle Ellénore, êtes-vous blessée ? » questionna-t-elle, sachant l’évidence de la réponse car il était certain que l’enfant avait été touchée au flanc lors de la première salve. Les tirs fusaient de toute part ; la fragrance entêtante de la poudre envahissait les aîtres. Les hommes de Cléore renversaient les meubles, arrachaient les tentures et rideaux des fenêtres, brisaient avec sauvagerie les carreaux des vitres avec les crosses de leurs fusils, puis faisaient feu au dehors sur chaque bicorne qui se montrait et qui ripostait aussitôt.
« Montons… Montons zusqu’aux zambres… » zézaya Ellénore d’une voix faible.

 Une tache écarlate s’étendait sur le côté, maculait et gouttait sur la pelisse de martre qui enveloppait la quasi nudité de l’enfant. Ellénore ahana aux marches, put à peine les gravir. Parvenue à l’étage, elle s’effondra dans les bras de Pauline, tachant de son sang épandu le manteau de la probe fillette.
« La…la zambre de Zeanne-Yzoline… Z’est zette porte là-bas… Aide-moi, ma mie… Ouvre-la. Elle n’est point verrouillée… »
  Ses mots devenaient presque indistincts dans la clameur générale de guerre qui submergeait l’Institution et parvenait d’en bas. Elle eut un premier évanouissement, affaiblie par son hémorragie. Pauline entendit, assourdie, une voix implorante, venue du rez-de-chaussée ou du dehors, peut-être choquée par la mort d’enfants dans cette fusillade ; cette voix poignante suppliait :
« Halte au feu, mon adjudant-chef ! Je vous en prie, ordonnez halte au feu ! Vous tuez des innocentes ! »

  Cette voix déformée s’étrangla et se tut. Celui ou celle qui avait imploré venait à son tour d’être fauchée par la mousqueterie républicaine, aveugle, impitoyable, qui ne cherchait plus à discerner le bon grain de l’ivraie, qui fusillait pour fusiller, comme certains éléments, versaillais à l’époque, l’avaient jà fait durant la Semaine Sanglante de 1871, comme aussi leurs parents, sans doute, en juin 1848. En bas, il y avait des chaussures, des padous abandonnés à profusion, délaissés, quelques personnes geignardes, adultes ou fillettes, Ysalis touchée à la jambe, Stratonice à l’épaule… atteintes par la deuxième salve à moins que cela fût par les éclats de bois, alors que les battants de la porte se brisaient, cédaient sous l’acharnement de la maréchaussée fanatique.

  La porte de la chambrée de Jeanne-Ysoline s’offrit au regard de Pauline, désignée par la parole ténue d’Ellénore, revenue à elle et désormais portée, soutenue par sa charitable mie dont la vêture achevait de gluer de son sang. « Z’est…z’est izi… »
  Elle parvenait à peine à articuler, mais se refusait à abandonner son blèsement insigne, comme si le retour à une prononciation commune eût signifié la fauchaison immédiate, à l’instant, de cette jeune âme par le Vieillard Temps. Bléser, zozoter, c’était pour Ellénore vivre encore, lutter, lutter toujours contre la Mort, affirmer qu’elle était encore là, présente ici-bas, dans l’espérance que Pauline la soignerait, car la petite pensionnaire savait que la chambre de Jeanne-Ysoline recelait des trésors médicinaux ineffables, bien qu’ils fussent adaptés aux soins de pédicure. L’huis était facile à reconnaître depuis l’assassinat de l’enfant. Il s’encombrait de fleurs, certaines encor fraîches, d’autres flétries, de joujoux coruscants et magiques, de poupées festonnées, objets accumulés en tas, de veilleuses de cire ou de suif lors éteintes, de lampes à huile antiques encore luminescentes, de petits billets d’amour, de regrets éternels, comme autant de témoignages de ce deuil, de concélébration du souvenir de la plus appréciée et de la plus intègre et vertueuse des pensionnaires de Moesta et Errabunda. Et un mot d’Ellénore elle-même, tracé avec maladresse au stylograph, sur un bout de papier déchiré tout simple, marqué de tachetures et de pâtés, s’ajoutait à cette collection morbide et tombale.
« A m’amour Janne-Isoline (sic), la plus belle d’entre nous toutes. Regrets à jamais… Adieu…adieu… »
  C’était sublime ; c’était bouleversant. Pauline pleura. Elle effleura le front blanc de la mourante d’un doux baiser de remerciements pour tant de tendresse humaine, baiser où ses larmes se mêlèrent aux sudations de la blessée. Lors, elle enleva ces décombres du seuil, ces dépouilles de l’enfance, et abaissa la poignée de la porte de ce cénotaphe. Elle y pénétra avec hésitation, avec solennité aussi, comme les femmes le firent au Saint Sépulcre le dimanche de la résurrection. Elle continuait de tenir Ellénore par la hanche, de son bras pourpré dégouttant de cette vitalité fluidifiée qui toute s’en allait.
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  C’était une chambre-cimetière, jonchée de bouquets et de brassées de fleurs fanées. Tout, absolument tout, jusqu’à la couche même, parée d’une courtepointe et de coussins à glands de velours dorés, était parsemé de gerbes et de couronnes mortuaires, obituaires, dont la déliquescence de mort, l’empyreume, la blettissure, exhalaient un asphyxiant poison, une bouffée putride, surabondante de fétidité, un pot-pourri de déhiscences passées. Toutes ces guenilles végétales avaient subi une espèce de dissémination à travers toute la pièce, arrosage ou dispersion à la semblance de celle d’une eau bénite par un aspersoir, tandis que leur fragrance d’étiolement empoisonné laissait à penser qu’une sorte de prêtre païen les avait épandues avec un ostensoir, tellement leur pourriture enfumait tel un fumeron mal éteint ce lieu clos cultuel funeste jusqu’à l’irrespirable. Sur un bonheur-du-jour en lui-même encombré de toutes ces flétrissures de jonchées florales, reposait un portrait photographique sur plaque de verre, encadré de dorures, crêpé de noir, qui rappelait le souvenir délicieux de la jeune défunte. Les fameux tableaux galants et gaillards avaient été retournés par pudeur, toile contre mur, contre tapisserie, afin qu’ils n’offensassent pas l’infante d’Armor morte.
  Du fond de vases de pierre et de métal, profus, posés sur le parquet, tout autour du lit, de ces vases de tombeaux oxydés et rongés du Siècle de la Grande Mort concélébrée en sa pompe aulique et baroque, en toutes ses oraisons funèbres, en ses panégyriques de Bossuet et Massillon, s’exsudaient des efflorescences de moisissures et d’eau croupie dans laquelle trempaient les tiges chancies, suries mais non inermes des roses étiolées et brunies en pleine marcescence. Ce liquide de mort, de décomposition, non encore tout à fait évaporé, suintait parfois des cols et des parois des récipients percées par la rouille. En cet oratoire sépulcral et poignant, on se fût attendu à trouver la jeune morte gisante, tout en raideur cadavérique, au mitan de la couche, les mains assemblées en prière à moins qu’elle se transît jà, qu’elle se décharnât sous les assauts de la putréfaction. Il n’en était heureusement rien puisqu’on l’avait inhumée, mais cela confirmait le caractère de sanctuaire du souvenir et du recueillement, de cénotaphe, dévolu à cette chambre. Cléore avait fait ajouter un prie-Dieu au pied du lit à ciel et une croix de buis, toute simple, à sa tête, croix issue d’on ne pouvait assavoir quelle rapine dans une quelconque boutique saint-sulpicienne d’objets de piété.

  Alors, Pauline fut prise de visions ancestrales, immémoriales, des visions d’hommes-singes, d’anthropopithèques d’un archaïsme extrême, conformes aux théories transformistes hérétiques de Charles Darwin, pourtant non dépourvus d’humanité, hommes-singes dont l’esprit fruste, saisi, illuminé par la Révélation, par l’étincelle de l’humanisation, inventait les concepts métaphysiques de la Mort, du Deuil, de l’Au-delà, de l’Âme même. Ils inhumaient leurs morts pour la première fois, en cette nuit des temps, se refusaient à ce qu’ils se corrompissent en plein air, qu’ils fussent abandonnés, dévorés par les fauves et par les charognards, parce qu’ils avaient été quelque chose, mieux, quelqu’un. Ils inventaient la Tombe, Ses offrandes, Ses rites, recouvrant le défunt de pétales de roses, concevant la prière, le souvenir, la Vie après la Mort.[2] Pauline se faisait clairvoyante, devineresse, mais du passé lointain, distant.
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  Le lieu était obscur, nous vous le rappelons.[3] Il comportait un simple fenestron en forme d’œil-de-bœuf, et Pauline fut obligée d’allumer une des lampes à pétrole dont cette pièce sombre était pourvue. De même, constatons que le second lit à baldaquin avait été enlevé, remisé, depuis ce jour fatal de l’assassinat.

  Elle fit place nette, débarrassant le lit des jonchées séchées d’aubépines, de passiflores, de primeroses, d’orpin ou trique-madame, puis ôta son manteau souillé ainsi que sa paire de gants et son écharpe, qu’elle pendit à un portemanteau d’ébène lourdement sculpté. Elle entreprit de dévêtir Ellénore avant de l’allonger, afin que se dévoilât la blessure et qu’elle la nettoyât. La pelisse de martre était encollée à la peau de la fillette ; elle adhérait, poissait, à la brassière de lingerie et au jupon, eux-mêmes tout gluants de sang. Pauline n’osa point dénuder la blessée en sa totalité, par pudeur sans doute. Elle laissa à l’enfant meurtrie ses pantalons de broderie, quoiqu’ils s’empoissassent aussi d’hémoglobine. Enfin, elle la déchaussa et l’allongea sur la courtepointe, le plus délicatement qu’elle pouvait. Ellénore haletait. Ses mamelons apparaissaient dressés, rigides, saillants et fermes, sans doute du fait d’une excitation réflexe parce que Mademoiselle Allard touchait et manipulait la blessée avec douceur. Ellénore avait été éduquée, conditionnée au plaisir anandryn et son corps répondait à la moindre caresse, au moindre frôlement, que son cerveau de poupée pervertie interprétait comme une sollicitation d’ordre sexuel. Le durcissement, la rigidification et l’érection de ses tétins, dont le gauche se détrempait de sang, était une manifestation indubitable de cela, face aux palpations du médecin improvisé, considérées par l’esprit d’Ellénore telle une caresse d’amour. La petite avait coutume de recevoir des clientes qui, pour cent francs, car il s’agissait de l’une des prestations les plus chères, les plus sollicitées et les plus audacieuses proposées en la Maison avant celles exercées sur les parties anales et génitales des petites filles tarifées quant à elles deux-trois cents francs, la mettaient nu-torse et pratiquaient sur elle de longues tétées et succions pectorales. Pauline grimaça quand ses yeux indiscrets remarquèrent une mouillure légère mais indéniable en l’entrefesson d’Ellénore, accompagnée d’un soulèvement inconvenant et impudique de son bassin et de son pubis encore impubère, discernable comme l’on sait de par la transparence de l’étoffe éthérée des pantaloons. A cet accès se mêlait la manifestation de la souffrance aiguë.
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  La gravité de la blessure était plus conséquente qu’escompté. Pauline vit le trou de la balle, sur le côté gauche, pareil au percement du flanc de Jésus-Christ par la lance de Longin. Il avait méchant aspect. La balle cylindro-conique du Lebel, au calibre de 8 mm, avait pénétré en profondeur. L’abîme de chair était profond, insondable, creusé fort loin à travers le buste, le projectile non extractible. De toute façon,  notre infirmière improvisée ne disposait pas des instruments adéquats pour extraire cette balle et cautériser la blessure. L’abondance de l’hémorragie et la trajectoire balistique supposée lui firent conjecturer qu’elle avait pénétré droite, s’était frayé un chemin en perforant le lobe inférieur du poumon gauche, qu’elle avait dû frôler le cœur, l’aorte peut-être, léser et briser plusieurs côtes, se loger dans la cage thoracique, voire pis, dans un autre organe vital, l’autre poumon, ou le foie. La petite s’exsanguait lentement. Pauline, avec son père, avait visité des hôpitaux militaires, avait regardé les médecins faire, avait consulté quelquefois des ouvrages médicaux. Elle déchira et lacéra ce qui restait de la lingerie d’Ellénore, en fit de la charpie et tenta d’étancher la blessure avec ces chiffons dérisoires puis de bourrer le trou pourpré, horrible. Elle s’enquit de bandages, de remèdes, ouvrit grandes les portes des armoires de la chambre, à la recherche de tout ce qu’elle pourrait y trouver pour soulager et soigner la mourante. Elle mit la main sur des piles de draps, sur des bandages prévus pour les pieds, des pansements destinés à soigner les ampoules, des flacons de baumes, d’arnica, d’onguents divers et d’eucalyptol. La blessée geignait de plus en plus. Elle grelottait, frissonnait, se plaignait d’avoir grand froid. Ses lèvres bleuissaient jà. Ayant déniché des ciseaux dans une boîte à ouvrage, Pauline entreprit de découper toute cette literie de réserve, d’en faire de longs rubans, de longs lambeaux à la semblance de bandes. Elle badigeonna le trou de la balle avec cette essence d’antisepsie, cet eucalyptol dont elle doutait de l’efficacité. Le visage de la petite ne cessait de grimacer, de se crisper au fur et à mesure que Pauline nettoyait et désinfectait la plaie. Elle dut soulever, redresser Ellénore qui hurla afin de pouvoir enrouler sur son torse poisseux les bandelettes improvisées. Mademoiselle Allard avait beau mettre du cœur à l’ouvrage, elle éprouvait les pires difficultés à prodiguer ses soins à une patiente dont les douleurs ne cessaient de s’accroître. Ellénore criait, gigotait, s’agitait, se ployait, ce qui aggravait la béance de la blessure et l’échappée du sang. Il giclait, gouttait, et ce saignement incessant souillait instantanément les pansements constitués de draps effilochés, s’écoulant jusqu’au sol en ruisselets jaspant le parquet latté de flaques et mouillant les bottillons de Pauline. Cela ajoutait à la puanteur de la pièce renfermée, sans vraie fenêtre, y superposait et y additionnait l’odeur âcre, fade, douceâtre et sucrée du liquide de la Vie aux apostumes puantes des fleurs momifiées de surissures. Dans tous ses gestes, Mademoiselle Allard était réfléchie ; elle faisait preuve d’une maturité déconcertante, d’un sang-froid nonpareil. Elle voulut soulager les souffrances, les plaintes de poupée, espérant que toutes ces armoires continssent quelques ampoules de morphine ou de tout autre drogue palliative, avec leur lot de seringues de Pravaz, car elle supposait avec logique qu’avec toutes les dépravations prodiguées par les enseignements de la comtesse de Cresseville, les juvéniles putains ne pouvaient être que pourries par la drogue, comme de nombreux poëtes décadents, à moins qu’elles fussent éthéromanes.  Les criaillements de douleur d’Ellénore devenaient insoutenables, toute déchirée et lésée par la balle qu’elle était, mais, ô paradoxe, loin de représenter une dysharmonie en ce sanctuaire funèbre voué au culte turbide de Jeanne-Ysoline, sanctuaire qui avait été sa couche de sommeil et d’amour, de Morphée et de Vénus, ces accès vocaux conséquents de la petite moribonde blond-roux paraissaient au contraire euphoniques, en cela qu’ils se mariaient à la perfection avec l’ambiance mortuaire de ce lieu claustral quasi enténébré. Pauline eut beau se souvenir de l’agencement de la propriété, de l’existence effective d’une infirmerie dans un autre pavillon, telle que le plan des gendarmes la mentionnait, elle savait que les événements en cours à l’extérieur de l’huis et la faiblesse accrue de la blessée empêchaient que toutes deux s’allassent jusque là, s’aventurassent au dehors cahin-caha en pleine fusillade, cette bravade belliqueuse dont les pétarades parvenaient, de moins en moins distantes, à ses oreilles attentives. Oui… la guerre se rapprochait de la chambre. La maréchaussée atteignait lors l’étage ; il fallait donc qu’elle se hâtât. L’angoisse tenait Pauline sous son joug ; elle l’empoigna à la gorge, âpre, la jugula toute. Sans réfléchir, la fillette dénicha un deuxième flacon d’eucalyptol dont elle imbiba son mouchoir qu’elle appliqua sur la bouche d’Ellénore. La gamine se calma, cessa ses cris, cris qui mutèrent en soupirs, en nouvelles plaintes de poupée d’une ténuité mignarde. De fait, la blessée devint lors trop faible et exsangue pour hurler sa souffrance. A cet instant, Pauline sut Ellénore perdue.

  S’obstiner à la soigner ne servirait plus de rien ; le ruisseau vital s’extravasait et s’épreignait toujours du trou turpide de son flanc, à travers les bandages rougis et irrécupérables. Pauline n’en avait plus d’autres à sa disposition. Elle n’eut plus qu’à regarder partir peu à peu la blessée, à améliorer ses ultimes minutes de vie, à examiner en clinicien tous les symptômes de son agonie lente. Les extrémités d’Ellénore, doigts, orteils, bleuirent à leur tour. Les membres de la fillette étaient glacés alors que son front blafard brûlait de fièvre. Pauline ne cessait d’ausculter son cœur, de tâter son pouls, de compter le nombre de pulsations par minute avec l’oignon que lui avait prêté son père, un authentique Breguet qu’on supposait avoir appartenu à la duchesse de Polignac, la plus belle des brunes anandrynes, l’amante adorée de l’Autrichienne, que Madame Vigée-Lebrun portraitura de manière ravissante et glamourous comme disent les Anglais,
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 un acquêt tout en ornamentum de dorures art pour l’art, venu d’une vente aux enchères des biens nationaux nobiliaires après la chute du Roy, puis passé de mains en mains jusqu’aux Allard en fonction des aléas de l’Histoire. Elle contrôlait le rythme de sa respiration, de ses exsufflations. Tout cela s’atténuait, ralentissait d’instant en instant, par places, par à-coups. Il était indéniable que l’affaiblissement de la petite fille devenait terminal. Ellénore s’accrochait encore au fil aminci de la Parque. Elle marmotta :
« Z’ai froid Pauline, z’ai grand froid ».

 Elle reposait dans une couche d’empois sanguinolent, nue à l’exception de ses bandages empourprés et de ses pantalons de lingerie. Sa peau gluante de sanguine était parcourue de frissons, marquée par ce que l’on nommait chair de poule. Prise de pitié, voulant aussi cacher ce corps cramoisi impudique, Pauline prit un plaid dans la première armoire et le posa sur l’agonisante.
« As-tu plus chaud ainsi ? » lui demanda-t-elle, se surprenant à la tutoyer. Des larmes embuaient ses yeux.
 Ellénore ne répondit pas tout de go. Sa poitrine se soulevait doucement ; sa respiration était faible mais encor régulière. Puis, l’envie lui vint de dire :
« Z’ai grand’peur de la mort… Ze ne veux pas mourir… Ze n’ai pas encore onze ans…
- Tu ne mourras pas, je te sauverai, Ellénore, j’en fais le serment. 
- Ze ne zuis plus Ellénore…balbutia la blessée. Ze…je suis Louise Vinay. »

  C’était là le signe du renoncement à la lutte, tant redouté, tant guetté par Pauline. Ellénore, non point qu’elle délirât, avait recouvré son identité, et abandonné ses blèsements.
« Tu sais ce que nous allons faire ?
- Non point…
- Nous allons réciter ensemble un poëme…
- Pauline, je… ne connais aucun poëte.
- C’est l’aubépin de Pierre de Ronsard que j’ai choisi pour toi, Louise…
- Ellénore…
- Tu as dit t’appeler Louise, Louise Vinay.
- Z’est…c’est exact… Mais je…ne connais pas Ronsard.
- Ce ne sera pas difficile. Il te suffira de répéter les vers avec moi. »
 
   Elle commença.
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« A un aubépin
 
Bel aubépin, fleurissant,
Verdissant
Le long de ce beau rivage,
Tu es vêtu jusqu'au bas
Des longs bras
D’un lambruche sauvage. »

Ellénore-Louise répéta :

« Bel aubépin, fleurissant,
Verdissant
Le long de ce beau rivage,
Tu es vêtu jusqu'au bas
Des longs bras
D’un lambruche sauvage. »

 Pauline poursuivit :

« Deux camps de rouges fourmis
Se sont mis
En garnison sous ta souche ;
Dans les pertuis de ton tronc
Tout du long
Les avettes ont leur couche. »

 Et Louise reprit, avec plus de difficultés :

« Deux camps… de rouges fourmis
Se sont mis…
En garnison… sous ta souche ;
Dans les pertuis … de ton tronc
Tout… du long…
Les avettes ont leur… couche. »

  Elle respirait mal, tout lui faisait mal. Des bulles rosées sourdaient de ses lèvres enflées de bleuissures, comme expectorées. La balle du Lebel avait bel et bien perforé les deux poumons tour à tour. Mais Pauline, malgré tout, décida de poursuivre, attaquant la troisième strophe :

« Le chantre rossignolet
Nouvelet,
Courtisant sa bien-aimée,
Pour ses amours alléger
Vient loger
Tous les ans en la ramée. » 

« Le chantre… rossignolet
Nou… nouvelet, »

Ellénore-Louise n’eut pas la force d’aller plus loin. Pauline acheva, seule, la récitation du poëme :

« Sur ta cime il fait son ny
Tout uny
De mousse et de fine soie,
Où ses petits écloront,
Qui seront
De mes mains la douce proie.

Or, vis, gentil aubépin,
Vis sans fin,
Vis sans que jamais tonnerre,
Ou la cognée ou les vents,
Ou les temps
Te puissent ruer par terre. »

  Louise semblait ne plus entendre ; elle demeurait inerte, presque à la frontière de la mort. Le souffle qui sortait de sa bouche était de plus en plus ténu ; sa face plus blêmie, plus crispée.
 En pleurs, Pauline lui murmura :
« Vis, gentil aubépin blond, ô doux aubépin roux… merveilleux aubépin… Vis pour moi, m’amour, pour les siècles des siècles, vis sans fin, ô, ma mie… C’est toi, Ellénore, c’est toi mon adorée, ma gracieuse, c’est toi, le gentil aubépin… car, en la serre, t’en souvient-il ? je t’ai aimée… ma mie… »

  A cette déclaration d’amour anandryn, franche et nette, Pauline sanglota. La face de Louise se transformait toute ; elle acquérait ces stigmates avant-coureurs, ce rictus, cette déformation buccale, cette grimace crispée, cette vitrification du regard, cette ternissure de l’iris, cette carnation livide et grise à la fois, catalogue de symptômes, de manifestations de la figure, que l’on désigne en médecine d’un terme générique explicite : le masque mortuaire. L’entrée en agonie d’Ellénore-Louise Vinay, née le 29 décembre 1879 à Sens, commençait. Le râle, le râle débuta, d’abord assourdi, puis toujours plus prégnant. C’était une sorte de ronronnement félin, de ronflement étrange extirpé de sa bouche tordue et semi-close, en même temps doucelin et horrible de par sa signifiance. Il dura longtemps, cinq, dix, quinze minutes peut-être… Pauline ne savait plus. Là-bas, le combat se poursuivait, s’achevait sans doute, sans qu’elle connût les vainqueurs, dont elle se fichait comme de colin-tampon. Elle s’étonna que les gendarmes n’eussent point encore pénétré dans cette chambre depuis tout ce temps écoulé. Son premier amour s’allait devant elle, à tout jamais. Le râle se tut, après une éternité de tristesse. Ellénore avait cessé de vivre, l’œil et la bouche ouverts.

  Pauline avança une glace de poche aux lèvres de la morte. Nulle buée, nulle haleine expirée. Alors, ce constat fait, elle ferma les paupières vitreuses de la petite trépassée. C’était désormais une poupée défunte qui était étendue là, une poupée de porcelaine blond-roux qui ne se plaindrait plus. On eût pu faire accroire qu’elle dormait simplement dans sa couche sanglante, et qu’un souffle suffirait à la ranimer. Il lui sembla qu’au loin, distanciée, en écho aminci, la clameur de la bataille s’allait diminuant. Pauline se décida ; personne n’eût pu la voir pour ce qu’elle allait faire. Sachant ce qu’elle s’apprêtait à commettre en toute connaissance de cause, en pleine possession de sa santé mentale, elle poussa le verrou de la porte. Il fallait qu’elle marquât dans sa chair même sa conversion au saphisme. Elle allait adorer le cadavre. Ce serait une scène d’amour absolu et fol, de passion nonpareille.
http://slodive.com/wp-content/uploads/2010/10/charles-joshua/Chaplin_Charles_The_Letter.jpg

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[1] Voir le chapitre XIII.
[2]  Ce passage, l’un des plus magnifiques de ce roman qui en compte beaucoup, est une nouvelle prescience d’Aurore-Marie de Saint-Aubain, prévoyant la découverte des rites funéraires néandertaliens, de ceux qui se désignaient entre eux sous le nom de K’Tous, ceux qui marchent debout.
[3]  Confère le chapitre VI.

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