Une fois les premiers secours prodigués (un bon grog leur fut
administré), nos deux fugitives aventureuses furent envoyées et placées en
observation à l’hôpital de Laon.
On les y garda quelques jours afin qu’elles
récupérassent de leur périple. Nonobstant leur éprouvante odyssée, toutes deux
étaient robustes. Elles avaient tout simplement grand’faim et grand froid et
étaient assoiffées. Leur chance avait été grande. Laon est une bonne ville,
connue pour se subdiviser en une partie haute, qui a su conserver son empreinte
médiévale, qualifiable de bourgeoise, et une basse, abritant des
populations modestes. La cathédrale, superbe, surplombe tout, tout le bosquet
des toits d’ardoise de la vieille cité médiévale, se dressant tout en haut de
l’antique motte féodale, au point que sa réputation d’être visible à distance
n’est nullement usurpée. L’hôpital général lui-même est une bâtisse historique
du XVIIe siècle, plus exactement du temps de César d’Estrées,
même si certains
aménagements n’ont pas un demi-siècle.
Au cinquième jour, tempêtant
dans son lit, Odile réclama à cor et à cri qu’un fonctionnaire de police vînt
la voir car elle avait beaucoup à lui conter et la presse locale relatait la
découverte par la gendarmerie, à proximité de Condé, de deux petites
inconnues vagabondes dont on ignorait l’identité, mais qui étaient correctement
vêtues, non point pauvresses, ni paysannes du coin. L’enquête étant de la compétence des
gendarmes de Château-Thierry, un brigadier fut dépêché à Laon afin d’interroger
les deux fillettes. Assise dans cette literie qui l’insupportait, bouillant
d’impatience, la petite révoltée ne manifesta ni surprise ni crainte à la vue
de l’uniforme de la maréchaussée. Un procès-verbal de découverte des gamines
avait été dressé ; il serait instamment transmis au procureur qui
déciderait d’une enquête. On pensait à deux orphelines perdues, échappées de
quelque ferme, mais leurs trop belles toilettes, linge inclus, démentaient
cette conclusion élémentaire et convenue. Le rideau du lit de cette salle
commune fut tiré pour des raisons de confidentialité. Dès qu’elle vit le
gendarme, Odile déclina son identité avant même qu’il débutât son
interrogatoire, et se présenta d’emblée comme Odile Boiron, la petite
parisienne enlevée au mois d’août, qui venait de s’évader d’une odieuse maison
de prostitution pour enfants, sise à quelques kilomètres de Condé. Le visage du
brigadier Ourland s’éclaira à l’importance des propos de la petite, qui réclama
aussitôt la présence de Marie pour corroborer ses dires. La juvénile normande,
qui récupérait bien et ne cessait de s’empiffrer, lui fut amenée. Elle avait
bénéficié, vu son âge tendre, d’un régime de faveur par l’octroi d’une chambre
à seulement trois lits, d’habitude dévolue à des malades privilégiés. On le
sait, Marie craignait les uniformes, l’autorité. Elle broncha lorsqu’elle
aperçut le brigadier. Elle grimaçait de crainte, comme si on allait lui
arracher une dent à lui en briser le condyle. Marie fit mine de s’aller cacher
sous le lit d’hôpital, toute tremblante d’un effroi comique, mais la voix douce
d’Odile la rasséréna, la rassura.
« Allons, ma toute belle, c’est pour ton bien que monsieur le
gendarme veut te demander de lui raconter de gentilles choses sur la Maison
où tu as séjourné avec moi.
« C’est pas vrai ! C’était ben vilain, et y’avait une
méchante fille qu’a rien fait que me faire du mal et qu’me battre !
Je le jure par l’Petit Jésus ! Acrédié ! »
Les mots proférés par la
petite Normande étaient explicites : elle accusait Adelia, sans la nommer.
Or, le gendarme avait besoin qu’elle confirmât les propos d’Odile, et que les
mêmes noms de suspects qu’elle avait fournis fussent avalisés. Après, toutes
deux devaient signer leurs dépositions concordantes. Marie continua, timide,
quoique mise en confiance par le regard de son amie, racontant avec la
maladresse et l’hésitation propres à son jeune âge, en entrecoupant ses paroles
de force jurons, tout ce qu’elle avait vécu ces deux derniers mois. Elle
acheva, s’attendant à ce que le gendarme la punît. Ce fut alors qu’Odile
déclara :
« Avant de signer la moindre déposition, je souhaite au
préalable répéter mon témoignage à une autorité policière supérieure, de Paris
si possible. » Elle compléta : « Si j’ai effectivement quelque
document à signer, je veux le faire non pas en qualité de témoin, mais en tant
que victime. En cas de procès, je témoignerai à charge contre la comtesse de
Cresseville et ses complices. »
La maturité d’Odile ébaudit
le brigadier Ourland, qui lissa sa moustache en signe de convenance,
d’approbation et d’entérinement.
« Mesdemoiselles, il est prévu que la maréchaussée condescende à
vos désirs. Vous êtes deux témoins capitaux de l’affaire sur laquelle nous
enquêtons, et il est prévu que nous vous conduisions jusqu’à Château-Thierry,
où siège le quartier général des enquêteurs, dont certains dépêchés par la
préfecture de police de Paris. Sachez que toutes les mesures de sécurité vont
être prises pour vous protéger : vous allez voyager sous escorte.
- Non ? C’est une blague ? s’exclama la fillette.
- Pas du tout. »
Soucieuse, Odile
reprit :
« Le domaine d’où nous nous sommes enfuies, Marie et moi, est
situé à une dizaine de kilomètres du village de Condé-en-Brie, à l’est. Je
pense que les infirmières ont conservé mes affaires, et que le plan de la route
s’y trouve encore. Il y a là-bas près de quarante fillettes comme nous, dont au
moins trente à trente-cinq retenues contre leur gré, bien qu’à première vue,
elles paraissent bien traitées, gâtées même, et que leur séquestration n’en
revêt pas l’allure.
- L’enquête est avancée, je ne puis vous en dévoiler plus. Vous
verrez avec les policiers et l’expert qui reprendront, en plus exhaustif, mon
interrogatoire, ici préliminaire, répondit le gendarme. Je suis mandaté pour
faire signer votre permis de sortie de cet hôpital général. »
Une fois que les sœurs
infirmières eurent restitué leurs affaires aux fillettes et que la permission
de partir eut été signée, il fut procédé comme l’avait dit le brigadier
Ourland. Ce fut une voiture fermée qui conduisit Odile et Marie jusqu’à
Château-Thierry, sous l’escorte de quatre gendarmes à cheval bien armés,
commandés par Ourland en personne, en cet après-midi d’octobre. Aucune
précaution n’était à négliger.
*****************
Le convoi spécial parvint
à destination dans la soirée, sans qu’il eût particulièrement attiré
l’attention, car tous les castelthéodoriciens et les gens alentours savaient
désormais qu’une importante enquête était en cours et qu’elle portait de plus
en plus ses fruits. On réquisitionna – ô ironie – l’Hôtel Théodoric, en
l’honneur des deux gamines qui y soupèrent et couchèrent, toujours sous la
surveillance étroite des gendarmes qui jouaient aux anges gardiens. Après leur
toilette et leur collation matinale, l’inspecteur Moret vint les chercher en
personne. Elles furent conduites jusqu’à la caserne de la gendarmerie, toujours
dans une voiture couverte discrète d’une fort vilaine teinte noire.
Dans le bureau du commandant
de la brigade, où Moret les fit entrer, elles se trouvèrent confrontées à trois
hommes en redingotes sombres, sévères et raides comme celui qui les avait accompagnées.
Une quatrième personne était assise derrière le bureau, en uniforme de
gendarme, face à une de ces modernes machines à écrire Remington,
lourde
et disgracieuse bien que pratique, alors qu’on eût pu s’attendre plutôt à la
présence d’un sténographe ou d’un greffier classique, quoique nous ne fussions
point dans un tribunal. Prise d’une trémulation d’épeurée devant tous ces
inconnus, Marie enfouit son visage dans son châle et mouilla ses pantalons
comme elle en avait coutume.
« N’aie pas peur, bébête, la rassura Odile. Ils sont là pour
notre bien. »
Il y avait le commissaire
Brunon, Allard, le sergent Hugon, préposé aux procès-verbaux, et qui avait
suivi une formation de dactylographe, néologisme bienvenu reflétant les
nouvelles manières mécaniques d’écrire, bien que les professionnels
préférassent que les femmes s’adonnassent à ce métier point sot de secrétariat
en lieu et place des hommes. Surtout, un nouveau policier, venu de Lyon,
marquait la pièce un peu exiguë de sa présence : l’inspecteur Aubergeon,
du commissariat central de la capitale des Gaules. Il se présenta et serra la
main de Moret, qui lui-même, demanda aux fillettes de décliner leur identité.
« Ainsi, ce sont bien là mesdemoiselles Marie Bougru et Odile
Boiron », fit-il.
Aubergeon exposa le motif de
sa mission : il était venu porteur d’informations de première importance
pour l’enquête, dont le dénouement semblait approcher, et de documents capitaux
qui recoupaient tous les autres éléments des dossiers détenus par le Quai des
Orfèvres et la maréchaussée. C’était, entre autres, un duplicata certifié
conforme des aveux signés (extorqués par intimidation selon le drôle) de
Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon. Le Lyonnais demanda aussitôt si Odile
et Marie connaissaient ce bonhomme.
« Que non pas, mais nous avions parmi les pensionnaires des
jumelles, Daphné et Phoebé, porteuses de ce nom, et la première est morte
assassinée voilà tantôt près de deux semaines », répliqua Odile.
Cette révélation était si
incroyable – du fait qu’elle dénotait que quelque chose de grave se déroulait
en ces jours (un drame ?) dans cette maison de tolérance d’un nouveau
style – qu’Hégésippe Allard se décida à questionner en personne les deux
morceaux de choix que constituaient nos évadées de ce bagne doré anandryn. Il
débuta par Marie.
« Pristi ! » s’écria-t-elle, persuadée que ce grand
croque-mitaine tout en noir avait l’intention de la saigner comme un goret ou
de l’étrangler telle une poule devant passer à la casserole. Il lui fallait
employer des mots simples s’il voulait que la petiote le comprît. Allard hésita
entre le parler des tirailleurs de Faidherbe et une lingua franca réinterprétée.
Dès que Marie prit la parole, un cliquetis se fit continûment entendre :
c’était la Remington du sergent Hugon.
« Toi vouloir me dire quoi de la maison d’où toi t’être
échappée ?
- C’était pas ben ! Et j’sais point quoi dire d’autre !
- Sois plus explicite ma petite.
- Y avait plein d’autres petiotes, ben habillées, pas comme cheuz
nous et on y dînait et soupait ben !
- Toi me raconter plus !
- J’ai rien à dire ! Acré !
- Comment es-tu arrivée là-bas ?
- J’sais plus ! J’avais ben peur et j’ me faisions caca
d’ssus ! J’étions attachée dans une voiture dans le noir et l’Odile,
l’était avec moué ! Crénom !
- Après ?
- C’est des bonshommes qui nous ont amenées dans la grande
maison ! L’était pleine de petites filles ben habillées avec une très
méchante, qu’a fait rien qu’me battre comme une bête bâtée ! Adelia
qu’elle s’appelle, pour sûr ! Crédié ! Ah ça, on dînait ben, on
soupait ben et y avait une pagaille de biaux meubles, de biaux lits tout
douillets, mais Adelia, l’était toujours là pour m’châtier parce qu’elle
croyait tant que j’avions mal fait !
- Mademoiselle Boiron, pouvez-vous confirmer les propos de votre
amie ?
- Certainement. J’ai été enlevée en plein orage, alors que j’errais
dans le quartier de Belleville. Une borgnesse pitoyable et sale m’a attirée.
J’ai voulu résister. J’ai senti qu’on apposait un tampon sur ma bouche, puis ça
a été le trou noir…jusqu’à ce que je me réveille couchée et ligotée dans une
espèce de tombereau bâché brinquebalant, en compagnie de Mademoiselle Bougru.
- Qui est cette Adelia que votre compagne d’infortune ne cesse
d’accuser ? Le procès-verbal du brigadier Ourland, rédigé à l’hôpital
général de Laon, mentionne ce prénom.
- Acré ! J’le dirai point, parce que sinon, elle reviendra me
punir avec une trique ! Elle m’a battue et mordue, c’est pas Dieu
possible ! » intervint Marie.
Hugon interrompit
l’interrogatoire.
« Pardonnez-moi cette interruption, docteur, mais acré prend
combien d’r ?
- Un seul, mais ne perdez pas de temps à noter toutes les
interjections de cette malheureuse, observa Brunon.
- Connaissiez-vous la borgnesse qui vous a fait enlever, Mademoiselle
Boiron ?
- Je ne l’avais jamais vue auparavant.
- Hé bien, je vais vous le dire. Il s’agissait de Madame Blanche Moreau, au métier fort peu honorable,
mais je suppose que vos oreilles ne sont guère prudes, et que vous aurez saisi
à quelle profession je fais allusion. Cette femme, connue des services de
police pour cette pratique éhontée, pour ne pas dire honteuse, est décédée à
Saint-Lazare, après avoir rédigé une confession qui a relancé notre enquête.
Elle confessait avoir participé à votre enlèvement, après cinq autres, et
disait rechercher sa fille, vendue, abandonnée vénalement par elle dirais-je, à
des hôteliers de Château-Thierry, que nous avons aussi interrogés.
- C’est pas biau ! jura Marie.
- Moreau…ce patronyme me dit quelque chose. Mon Dieu !
- Qu’avez-vous, Mademoiselle Boiron ?
- Comment s’appelle la fille de la borgnesse ?
- Berthe Louise Quitterie Moreau, précisa l’aliéniste,
insistant à loisir sur le dernier prénom, car il avait saisi l’usage de Moesta
et Errabunda, où il était convenu que toutes les pensionnaires portassent
de tels prénoms compassés et précieux. Il avait lu dans le procès-verbal
d’Ourland qu’on avait rebaptisées contre leur gré Odile en Cléophée et Marie en
Marie-Ondine, ce qui était proprement ridicule et navrant. Cela rappelait certains
usages courants parmi les créatures, qui aiment à s’attribuer des pseudonymes,
des sobriquets et des faux noms.
- Oh, malheur ! Quitterie ! Quitterie est impliquée !
- Que dites-vous, l’apostropha le commissaire, vous la
connaissez ?
- C’est une des amies que je me suis faite là-bas. Elle nous a aidées
à nous échapper. Si vous devez arrêter les coupables, ayez pitié d’elle,
épargnez-la ! C’est une pauvre malade… quoi qu’on puisse lui reprocher,
elle n’a commis aucun acte…
- Délictueux, c’est ce que vous insinuez… au contraire de cette
Adelia …
- Crédié ! M’sieur tout en noir ! Parlez plus d’elle !
- Mademoiselle Bougru, pourquoi tant de crainte ?
- Laissez-moi faire, Moret.
- Docteur, cette gamine cache quelque chose.
- Je le vois bien et je subodore que ce traumatisme est de nature sexuelle.
- Qu’est-ce à dire ?
- Cette Adelia que Mademoiselle Marie Bougru redoute tant l’a en
quelque sorte violée ! »
A ce terme, Odile fut saisie
à son tour de frissons incontrôlables. Elle se remémora son vécu éprouvant,
cette odieuse lesbienne américaine obsédée par la lingerie souillée de
menstrues et qui avait abusé d’elle dès le lendemain de son arrivée.
« Marie, demanda Allard avec calme et longanimité, j’ai besoin
que tu me parles plus d’Adelia.
- C’est le diable, m’sieur, c’est l’diable ! L’a des cheveux
rouges comme le cuivre…et m’zelle Cléore itou ! L’a plein d’armes pour
frapper, des fouets qu’on emploie pour les bêtes, et elle punit…elle
punit !
- Je vous recommande la prudence, docteur, objecta le commissaire
Brunon. Notre témoin n’a que sept ans, et elle est fort impressionnable.
- Elle risque l’hystérie, si on ne la soigne pas, je le sais bien. Je
tiens à vous rappeler que nombreuses sont les hystériques rendues en cet état
après que leur père les ait possédées incestueusement. J’ai lu le rapport
médical des sœurs infirmières de Laon, que le brigadier Ourland nous a
communiqué. Aucune de nos deux fillettes ici présentes n’est vierge.
- Mais là, cela implique la culpabilité inimaginable d’une troisième
petite fille ! »
Une envie de Marie
interrompit ce dialogue d’adultes dont elle n’avait pas l’entendement. Elle
quémanda à boire. On lui servit avec amabilité un gobelet d’étain avec un
carafon d’eau bien fraîche, droit tirée de la fontaine proche, une eau
proprette qui réconforta la petite paysanne. Marie avait effectué cette demande
avec rusticité et instance. Les policiers n’étaient pas censément des
domestiques à son service, mais ils avaient pitié d’elle, de son âge tendre, de
sa petite frimousse aux grands yeux effarés, et Marie, de par sa fréquentation
forcée des péronnelles de Moesta et Errabunda, en avait pris le mauvais
pli, bien qu’elle eût conservé son langage coloré de jurons. Odile coupa net.
« Marie ne dira plus rien. Moi, je puis vous donner beaucoup de
noms, d’abord, celui d’Adelia, et vous énoncer toutes ses actions odieuses.
Ensuite, ceux de Cléore et de ses comparses. Enfin, je vous livrerai les
identités de certaines clientes dont j’ai dû subir les caprices.
- Notez tout, sergent ! » ordonna l’aliéniste.
Alors, Odile dégoisa,
racontant tout, allant jusqu’à inclure les soupçons d’assassinat qui pesaient
sur miss O’Flanaghan à l’encontre de Daphné, exposant le récit rapporté par
Quitterie de la mort d’Ursule Falconet, ce qui suscita une infime réaction des
policiers connaisseurs des identités de toutes les enlevées, s’attardant avec
force détails sur la flagellation de Jeanne-Ysoline et son estropiement
définitif, citant Sarah, Michel, Jules, Julien, donnant tous les noms des clientes
portés à sa connaissance ou à son expérience, insistant sur cette Américaine,
cette miss Jane Noble, d’une engeance sadique absolue.
Lorsqu’elle en eut terminé et
que se tut le cliquetis de la Remington, Marie et elle furent invitées à
signer leurs dépositions. Chacune commençait par le je soussignée de
rigueur et énumérait le nom, le prénom, l’âge et le lieu de naissance des
intéressées. A sept ans, la pauvre enfant était encore illettrée et ne put
inscrire qu’une croix tremblée, émotive et maladroite au contraire de Mademoiselle
Boiron qui traça un paraphe vigoureux et volontaire au bas du document.
Aussitôt, l’inspecteur Aubergeon extirpa les aveux du vieux scientifique et les
confronta aux deux dépositions. Bien des éléments concordaient, les noms fournis
par Odile en particulier. Il remarqua que Monsieur de Tourreil de Valpinçon
paraissait ignorer ou faire fi de l’assassinat de sa petite nièce. Un détail
qui restait à éclaircir… à moins que cela signifiât que Cléore de Cresseville
n’avait pas encore prévenu le vieil homme. En ce cas, il fallait encore
renforcer la surveillance des bureaux de poste, jusqu’à ce que l’adversaire
commît l’erreur d’envoyer un faire-part de décès à l’intéressé, que l’on venait
d’inculper. Mis sous écrou à la maison d’arrêt de Lyon, Dagobert-Pierre de
Tourreil de Valpinçon était convoqué par le juge d’instruction de Quintemarre
pour supplément d’enquête, car il restait à démasquer les autres chefs du
réseau dont Cléore était l’élément clef et ceux qui avaient financé l’horrible
projet.
***************
Tout comme Elémir, avec Le
Gaulois, la vicomtesse avait été informée par la presse de l’arrestation de
Dagobert-Pierre. Le Supplément illustré du petit Journal était allé
jusqu’à commettre l’impair d’un dessin approximatif représentant cet épisode
lamentable. Cependant, tous deux ne cessaient de s’étonner de l’absence de
réaction de la comtesse de Cresseville. C’était à croire qu’elle s’était coupée
totalement du monde, recluse dans la casemate de l’Institution pour des raisons
qui échappaient à ses amis. Elémir prévint Madame par téléphone : il avait
envoyé un télégramme tantôt à Cléore, au sujet de l’arrestation, et celle-ci
n’avait toujours pas donné signe de vie, comme si le message ne lui était pas
parvenu. Ils convinrent tous deux d’un rendez-vous, en un lieu où nul n’irait
les importuner, afin de décider quoi faire. Elémir, dont nous connaissons les
goûts morbides, choisit l’Ecole Vétérinaire d’Alfort, où l’on avait récupéré et
installé les célèbres momies d’écorchés anatomiques d’Honoré Fragonard,
dont notre décadent marquis regrettait qu’elles ne comptassent point parmi les pièces remarquables de sa turbide collection. Il eût désiré acquérir en sus le moulage de la Vénus hottentote,
si c’eût été possible. L’entrevue eut donc lieu en ce cabinet des collections du siècle affreux et honni des philosophes, que se targuait de posséder l’illustre école créée par Bourgelat,
héritier de la grande tradition des maréchaux équestres, dont les connaissances en physiologie des chevaux laissaient de fait à désirer. Ces locaux, assez exigus et disparates, étaient réservés aux seuls professionnels de santé et aux hôtes de marque et de prestige, qui en sollicitaient la demande de visite. Ils traînaient une réputation de hantise et de diaphorèse de peur, parce que les âmes animales et humaines de tous les spécimens exposés y erraient encore, hantant ces salles insignes.
dont notre décadent marquis regrettait qu’elles ne comptassent point parmi les pièces remarquables de sa turbide collection. Il eût désiré acquérir en sus le moulage de la Vénus hottentote,
si c’eût été possible. L’entrevue eut donc lieu en ce cabinet des collections du siècle affreux et honni des philosophes, que se targuait de posséder l’illustre école créée par Bourgelat,
héritier de la grande tradition des maréchaux équestres, dont les connaissances en physiologie des chevaux laissaient de fait à désirer. Ces locaux, assez exigus et disparates, étaient réservés aux seuls professionnels de santé et aux hôtes de marque et de prestige, qui en sollicitaient la demande de visite. Ils traînaient une réputation de hantise et de diaphorèse de peur, parce que les âmes animales et humaines de tous les spécimens exposés y erraient encore, hantant ces salles insignes.
C’était un capharnaüm
conséquent, un entassement pêle-mêle de pièces pathologiques animales, de
monstres et de préparations humaines d’Honoré Fragonard aux secrets de
conservation bien préservés, quoiqu’on les délaissât de nos jours. Madame se
gardait de renauder, de renâcler, au spectacle de l’exposition de ces saletés
augustes, bien qu’en son for intérieur, elle en restât pantoise. Elle ne
pouvait cependant empêcher çà et là, quelques pincements fugitifs des narines
et des lèvres, à cause du musc et des effluves que dégageaient toutes ces
ordures et dépouilles scientifiques, dont fourrures et tissus paraissaient
suinter d’une solution oléifiante destinée sans doute à les prémunir contre les
insectes et la putréfaction. Leur fragrance avait la fadeur d’un mauvais vin
suri, d’un reginglard infect stagnant en dépôt au fond d’une vieille barrique.
Deux trois fois, Madame porta à son nez son mouchoir en dentelles de Bruges.
Elémir avait choisi de la mener jusqu’au saint des saints, au tabernacle et au
naos, là où s’amoncelaient, sans classement aucun, les cadavres d’Honoré
Fragonard.
Il s’agissait de mannequins
humains disséqués, encaustiqués de chairs roidies. Tout en découpures,
compartimentés de viscères, d’artères, de veines et de fressures aux coloris
artificiels ternis, bleus, rouges, injectés encore liquescents dans les
cadavres par quelque mystérieux clystère via le tissu conjonctif et le réseau
circulatoire, ces spécimens anatomiques de démonstration jouaient leurs
saynètes bibliques
au milieu des regards indiscrets de veaux empaillés à la face écrasée de bulldogs, de poules à cinq pattes, de chats et de moutons cyclopes immergés dans leurs flacons d’alcool d’un jaunâtre pisseux.
C’étaient Samson grimaçant avec sa mâchoire d’âne, le cavalier de l’Apocalypse, effrayant, monté sur sa momie de cheval dépouillé à la musculature durcie, en lambeaux ciselés tout en orfèvreries, un buste d’on ne savait quel personnage, à vif, sorte de gravure de Vésale en trois dimensions qui révélait tous les secrets de la mobilité de la face. Le cavalier lui-même paraissait ne constituer plus qu’un seul être avec sa monture, monstre bicéphale anatomique, centaure d’une métope parthénopéenne ionique de la Grande Grèce archaïque qui s’apprêtait pour un combat nouveau, contre quelque créature fabuleuse, triton, Lapithe, hécatonchire ou autre. Des yeux de verre avaient été enchâssés à tous ces écorchés, et leurs orbites prétendant au réalisme brillaient d’une expression farouche, résolue, comme si tous ces êtres tirés de leur potence ou de leur morgue eussent encore été vivants et eussent voulu, depuis leur outre-tombe, clamer vengeance contre leurs frères vivants. Parmi eux, des fœtus humains naturalisés et des cynocéphales, ouverts, sans peau aucune, toute leur physiologie obscène dévoilée comme le corps d’une catin grasse et blonde, dansaient une ronde de lutins, de farfadets de la nuit, qui se transformait à la lueur incertaine d’une lampe à gaz en saltarelle de créatures d’un au-delà maléfique. Elémir, qui avait été maître du choix du rendez-vous, attaqua :
au milieu des regards indiscrets de veaux empaillés à la face écrasée de bulldogs, de poules à cinq pattes, de chats et de moutons cyclopes immergés dans leurs flacons d’alcool d’un jaunâtre pisseux.
C’étaient Samson grimaçant avec sa mâchoire d’âne, le cavalier de l’Apocalypse, effrayant, monté sur sa momie de cheval dépouillé à la musculature durcie, en lambeaux ciselés tout en orfèvreries, un buste d’on ne savait quel personnage, à vif, sorte de gravure de Vésale en trois dimensions qui révélait tous les secrets de la mobilité de la face. Le cavalier lui-même paraissait ne constituer plus qu’un seul être avec sa monture, monstre bicéphale anatomique, centaure d’une métope parthénopéenne ionique de la Grande Grèce archaïque qui s’apprêtait pour un combat nouveau, contre quelque créature fabuleuse, triton, Lapithe, hécatonchire ou autre. Des yeux de verre avaient été enchâssés à tous ces écorchés, et leurs orbites prétendant au réalisme brillaient d’une expression farouche, résolue, comme si tous ces êtres tirés de leur potence ou de leur morgue eussent encore été vivants et eussent voulu, depuis leur outre-tombe, clamer vengeance contre leurs frères vivants. Parmi eux, des fœtus humains naturalisés et des cynocéphales, ouverts, sans peau aucune, toute leur physiologie obscène dévoilée comme le corps d’une catin grasse et blonde, dansaient une ronde de lutins, de farfadets de la nuit, qui se transformait à la lueur incertaine d’une lampe à gaz en saltarelle de créatures d’un au-delà maléfique. Elémir, qui avait été maître du choix du rendez-vous, attaqua :
« Je me meurs d’anxiété au sujet de Cléore. Elle n’a pas accusé
réception de mon télégramme d’alerte. »
Madame la vicomtesse
réfléchit à deux fois avant de proposer une réponse à demi rassurante.
« Cléore est encore malade. Une mauvaise grippe doit la clouer
au lit. J’ai jà mandé un médecin tantôt, puis-je vous le rappeler. Sa poitrine
est devenue bien fragile.[1] Elle suit un
traitement contre la phtisie. C’est grand malheur pour une si jeune et si
exquise femme !
- Mais, dans ce cas, Sarah aurait dû nous en informer. Tout cela est
bien étrange, que dis-je, fort déroutant. »
La maîtresse anandryne parut
tout émotionnée.
« Quelque chose de fâcheux est arrivé. Moesta et Errabunda court
un danger mortel. La prolongation plus que probable de l’accès maladif de
Mademoiselle de Cresseville n’est pas sans motif. L’arrestation de Monsieur de
Tourreil de Valpinçon implique un resserrement de l’étau policier. Hier, j’ai
croisé deux sergents de ville près de mon hôtel particulier. J’ai dû entrer par
la porte de service. Ils surveillaient les lieux, j’y mettrais ma main au feu.
- Que me révélez-vous, Madame ? s’effaroucha le marquis de la
Bonnemaison. Nous serions épiés, surveillés ! »
Elémir ne parvint pas à
réfréner des tremblements de mains d’un fumeur d’opium en manque de son vice,
mais ceux-ci paraissaient davantage suscités par l’effroi engendré par la
présence des cadavres écorcés, d’une teinte de litharge, qu’à cause de la
crainte d’une arrestation de la vicomtesse. Afin de se donner meilleure
contenance, il osa allumer un Trichinopoly, faisant fi des chairs mortes
traitées éminemment combustibles. Tout en tirant des bouffées de ce poison, il
lissa ses moustaches frisées d’éphèbe efféminé usé par ses excès de débauche
sous l’œil goguenard hyalin et mort de ces cadavres confits d’Honoré Fragonard.
On s’attendait à ce qu’un bitume noir exsudât de leurs bouches sardoniques au
rictus putrescent. Elémir réfléchissait, songeur. Puis, lorsqu’il eut décision
prise, il jeta, comme pour moquer la prétention morbide des momies :
« Je me rendrai en personne à Château-Thierry, dussé-je y
laisser des plumes, ou pis, ma liberté. »
Le choc de ces paroles
dessilla les yeux empreints de langueur de la vicomtesse.
« Vous ne parlez pas sérieusement, mon ami !
- Je n’ai pas le choix. Je veux savoir ce qui s’y trame, me faire
maître espion et prévenir Cléore. Vous le voyez bien ; la présence de
policiers près de votre hôtel parisien trahit l’inaction de V**. Il a lors
cessé de nous protéger, de nous couvrir. Si j’étais vous, je solliciterais de
sa part une audience secrète, incognito, et je lui suggérerais de limoger sur
l’heure Raimbourg-Constans, ce qu’il aurait dû faire de longue date,
d’ailleurs.
- Raimbourg-Constans est un finaud. Il a tout un réseau maçonnique à
sa solde. Il saurait promptement que le coup vient de moi.
- Alors, dans ce cas, pourquoi V** affiche-t-il tant
d’impuissance ? Cela nous nuit fort.
- Parce qu’il s’est amouraché de son bourreau, mon cher, et comme
vous le savez, l’amour tue.
- Diantre ! Monsieur est tombé amoureux d’Adelia O’Flanaghan,
cette catin miniature toute coulante de son vice ! J’en suis tout
ébaudi !
- En ce cas…
- Je risque le tout pour le tout et, si Cléore est aussi malade que
nous le pensons…
- …et si surtout, Raimbourg-Constans ordonne à ses forces de police
d’effectuer un coup de filet général contre Moesta et Errabunda, nous
devrons assurer les arrières de Mademoiselle, lui permettre d’échapper aux rets
de la Gueuse. Il est un refuge que je gère… un refuge insoupçonnable, que mes
ancêtres et moi-même tenons en commende depuis Charlemagne. C’est à M**.
- Vous êtes commendataire de M** ! Je l’ignorais !
- Si Cléore n’est pas arrêtée, si elle réchappe aux forces de la
République, elle s’y rendra d’instinct. Si je puis m’exprimer ainsi, j’ai
là-bas pignon sur rue, et revêtir une fois de plus l’habit de la fonction me
siérait fort !
- Mais on dit que l’habit ne fait pas le…
- Il suffit. Permettez-moi, mon ami, que je vous réserve moi-même
votre billet de train. Dès votre arrivée à bon port, télégraphiez-moi.
- Est-ce prudent ? Si Tourreil de Valpinçon nous a vendus ?
Les bureaux des postes et télégraphes doivent regorger de gendarmes ou
d’inspecteurs aux aguets. Rappelez-vous mon télégramme. Ils ont dû
l’intercepter, tout simplement.
- Dissimulez votre identité ; soyez un simple commis-voyageur.
- Soit, j’acquiesce. Topons là ! »
*****************
Dagobert-Pierre de Tourreil
de Valpinçon subissait son deuxième interrogatoire par le juge d’instruction.
Monsieur de Quintemarre observait le prévenu avec un sourire narquois. L’homme
n’apparaissait plus que comme l’ombre de lui-même. Il était visible que son
séjour en cellule ne lui réussissait pas, et qu’il ne dormait plus du sommeil
du juste depuis que sa détention en préventive avait commencé. Tout son être
s’entachait, se marquait des signes d’une sénilité galopante, accélérée.
C’était comme si en dix jours, il eût pris une décennie. Non seulement sa barbe
apparaissait dépeignée, sa coiffure en désordre, atteinte d’un échevellement
peu reluisant, non seulement ses yeux étaient creusés de cernes, mais sa bouche
et ses mains, en plus, souffraient d’accès de tremblements irrépressibles.
Face au savant déchu, qu’il
savait royaliste, le juge avait du mal à retenir un sentiment de triomphe
propre à un partisan inconditionnel du gouvernementalisme républicain. Il
plastronnait, lorgnons au nez, toupet de neige pointé avec orgueil, cou de
dindon décharné et tendu émergeant d’un col raide d’empois, avec une cravate
orgueilleuse nouée avec ostentation, qui rehaussait de son grenat vif et de sa
perle authentique son habit d’ébène, sans oublier sa croix de commandeur de la
Légion d’honneur qu’il s’amusait et s’obstinait à arborer en sautoir, même
lorsqu’il n’avait pas revêtu sa robe fourrée, comme c’était présentement le
cas. Sa tête rappelait celle d’un vieux macaque ratatiné, à la semblance du
visage d’Emile Littré, le fameux grammairien à l’athéisme crasse. Grand et sec, d’une voix sifflante comme
celle d’une vipère aspic, il attaqua :
« J’ai besoin d’un complément de renseignements pour clôturer
mon instruction. Ce sont tous vos complices haut placés, qu’il vous faut me
livrer, tous ceux et celles qui financent votre institution abjecte. Cette
canaille de B** est-elle de la partie ? S’agit-il d’une nouvelle
conjuration destinée à abattre la République ainsi qu’il en fut voici deux
ans ? Répondez ! »
Comprenant qu’il avait
affaire à un émule de Fouquier-Tinville,
l’oncle de Daphné et Phoebé se savait condamné par avance. Ce fanatique aurait pu serrer la main de Coffinhal, s’ils avaient été contemporains. Peut-être s’imaginait-il déjà le prévenu sur l’échafaud, la tête glissée dans la lunette, ressentant la caresse du souffle frais du couperet sur la nuque avant qu’il tranchât net son chef. C’était peut-être un jacobin, une de ces engeances condamnées par Monsieur Taine,
à la particule usurpée, à moins que son obtention eût été le résultat d’un marchandage, d’une corruption, ou de la persistance vétérorégimentaire[2] de la vénalité des offices. Le regard de Monsieur de Tourreil de Valpinçon ne parvenait pas à se détacher de l’horrible cou du magistrat. Il était comme fasciné par son anomalie. La pomme d’Adam ne cessait d’en saillir, d’aller et venir. C’était comme un goitre kystique, une tumeur squirreuse, rougeâtre, aussi pelée et ridulée que le reste de l’organe du juge, exhibée tel un postérieur proéminent et impudique de singe papio. Elle effectuait un mouvement ascensionnel puis descendant, d’une rythmique régulière de perpetuum mobile, jamais altérée, ni contrariée par quoi que cela fût, tel un ludion fœtal à face de Bélial flottant à l’intérieur d’une poche aquatique, d’un amnios monstrueux bien que non dénué d’une certaine loufoquerie. Elle était à la semblance d’une enflure parasite qu’un bistouri n’eût pu extraire et rappelait par sa hideur de monstre un cadavre déplumé et gonflé de poule d’eau succombée par noyade baignant dans son jus de charogne.
l’oncle de Daphné et Phoebé se savait condamné par avance. Ce fanatique aurait pu serrer la main de Coffinhal, s’ils avaient été contemporains. Peut-être s’imaginait-il déjà le prévenu sur l’échafaud, la tête glissée dans la lunette, ressentant la caresse du souffle frais du couperet sur la nuque avant qu’il tranchât net son chef. C’était peut-être un jacobin, une de ces engeances condamnées par Monsieur Taine,
à la particule usurpée, à moins que son obtention eût été le résultat d’un marchandage, d’une corruption, ou de la persistance vétérorégimentaire[2] de la vénalité des offices. Le regard de Monsieur de Tourreil de Valpinçon ne parvenait pas à se détacher de l’horrible cou du magistrat. Il était comme fasciné par son anomalie. La pomme d’Adam ne cessait d’en saillir, d’aller et venir. C’était comme un goitre kystique, une tumeur squirreuse, rougeâtre, aussi pelée et ridulée que le reste de l’organe du juge, exhibée tel un postérieur proéminent et impudique de singe papio. Elle effectuait un mouvement ascensionnel puis descendant, d’une rythmique régulière de perpetuum mobile, jamais altérée, ni contrariée par quoi que cela fût, tel un ludion fœtal à face de Bélial flottant à l’intérieur d’une poche aquatique, d’un amnios monstrueux bien que non dénué d’une certaine loufoquerie. Elle était à la semblance d’une enflure parasite qu’un bistouri n’eût pu extraire et rappelait par sa hideur de monstre un cadavre déplumé et gonflé de poule d’eau succombée par noyade baignant dans son jus de charogne.
Le bureau au lourd mobilier
était lambrissé, ciré avec maniaquerie, agrémenté d’une bibliothèque débordant
d’ouvrages de droit pénal de maroquin pourpre classés avec soin et exactitude,
à l’image de son occupant. Monsieur de Tourreil de Valpinçon ne cessait de se
lamenter en son for intérieur, se jugeant le dindon (encore une fois, il ne me
faut pas abstraire cette métaphore de basse-cour) d’une indigeste farce. Il
répétait en son esprit, en les détournant, les sept dernières paroles du Christ
sur la croix, remplaçant Dieu par Cléore, et se questionnait amèrement :
« Pourquoi m’a-t-elle abandonné à ce funeste sort ? »
L’interrogatoire se faisait
plus serré, plus insistant que jamais. Il fallait que le savant perdu dégoisât.
Il ne parvint qu’à balbutier une dérisoire réponse toute faite, digne d’un de
ces mauvais romans-feuilletons d’investigation policière de messieurs Gaboriau
et Wilkie Collins, qui polluaient de leur présence indigne les cabinets de
lecture des deux rives de La Manche :
« Je crois…vous avoir déjà tout dit. »
A ces mots, le juge de
Quintemarre s’empourpra et cracha, de sa parole coupante :
« Vos premiers aveux ne suffisent pas. Cléore de Cresseville
n’est pas la seule coupable. Qui donc vous a financés, qui ?
- Je ne vendrai point la mèche, dussé-je passer par la table de
géhenne.
- Nous n’en sommes plus là. Nous vivons au XIXe siècle, que diable,
et nous nous targuons d’être des civilisés.
- Mais quels noms vous faut-il donc ?
- Avez-vous des fonds secrets qui permettent à votre…hem Institution
– quel mot anodin dissimulant la pire des infamies ! – de tourner ?
- Fonds secrets ? L’affaire prendrait-elle une tournure
politique ?
- Secret de l’instruction, je ne puis rien vous dire !
- Mais j’ai bien le droit de savoir, tout de même !
- Vous n’êtes autorisé à parler que pour nous donner des
renseignements, pour tout dévoiler de ce que vous savez.
- Sont-ce ici les geôles d’un tsar autocrate ? Va-t-on me déporter
en Sibérie ? Il est vrai que la Gueuse émet des titres d’emprunts russes
depuis deux ans et…fait les yeux doux à un despote non éclairé, pour sortir de
son isolement.
- Cessez donc de tourniquer autour du pot ! Encore une fois, qui
vous finance ?
- Souhaitez-vous donc que je vous le jette ?
- Nous envisageons de traduire tout le monde en justice, y compris…
celles qui librement, sans contrainte, se sont adonnées là-bas au vil
métier que vous savez…
- Qui visez-vous en particulier ? » s’inquiéta Dagobert-Pierre.
Le juge avait décelé le point
faible du prévenu. Monsieur de Tourreil de Valpinçon avait jà avoué, et cité
ses deux petites-nièces dans la participation aux enlèvements lyonnais,
notamment celui de la petite Jeanne Guadet. Dagobert-Pierre aimait et gâtait
les jumelles, parce qu’il n’avait point d’enfants, et qu’elles avaient toujours
joué le rôle de progéniture par substitution. Les savoir passibles d’une
arrestation l’angoissait. Mais que pourrait faire la justice à l’encontre de
mineures de treize ans ? De Quintemarre abattit une carte majeure, afin
que Dagobert-Pierre cédât. Il prit un ton neutre, détaché.
« La préfecture de police de Paris m’a communiqué un
procès-verbal d’arrestation à l’encontre d’une ressortissante d’origine
polonaise : la comtesse Nadia Olenska Allilouïevna… Lorsqu’on l’a
interpellée à son domicile, elle a tenté de mettre fin à ses jours en absorbant
une fiole de poison. Nos médecins patentés ont effectué les lavements d’estomac
nécessaires et elle est présentement tirée d’affaire et sous écrou à
Saint-Lazare. Elle a avoué être une cliente de Moesta et Errabunda qui fricotait avec…inutile de prononcer leurs
noms, n’est-ce pas ?
- Ne…ne touchez pas à un cheveu de mes petites-nièces ! Ce sont
d’innocentes poupées souffreteuses et…
- Elles ne sont pas parmi les enlevées, donc, tous leurs agissements
relèvent de la complicité active !
- Ayez pitié de Daphné et Phoebé ! Elles sont gravement
malades ! Leur état languide nécessite de permanents remèdes ! Elles
souffrent du sang…
- Il est prévu d’émettre un mandat d’arrêt à leur encontre, au même
titre que pour la comtesse de Cresseville, miss Adelia O’Flanaghan et messieurs
Julien C** et Michel S**, que vous avez désignés comme les régisseurs des
lieux. Miss O’Flanaghan est passible
d’être inculpée pour assassinat.
- Co…comment ! mais elle n’a que…
- Souhaitez-vous que je vous livre les identités de ses
victimes ? Deux des filles sont parvenues à s’évader et elles ont
bien sûr tout raconté…
- Leurs noms, palsambleu !
- Secret de l’instruction !
- Et les victimes de miss Délie…trembla le scientifique déchu.
- Ursule Falconet, de Lourdes et….Daphné de Tourreil de
Valpinçon. »
A ces mots, Dagobert-Pierre
s’effondra, prenant une attitude prostrée. Il ne savait pas, n’avait jamais su,
parce que Cléore n’informait plus de rien. Le fruit était blet, chanci,
constellé de pruine, jà fragrant de pourriture. Le juge de Quintemarre n’avait
plus qu’à le cueillir ou le prendre dans le compotier où il contaminait et
touchait ses voisins. Il avait trompé, possédé le prévenu, attendant l’instant
propice pour lui assener les informations de premier ordre qu’il détenait...
depuis seulement la veille au soir, par Petit Bleu secret. Il s’était
amusé bellement, faisant des soupçons d’Odile à l’encontre d’Adelia une
certitude de culpabilité. L’Irlandaise aimait à homicider, comme l’on disait du
temps de Monsieur de Sartine, sous Louis le Bien Aimé. Monsieur le juge n’eut
lors plus qu’à tendre un porte-plume et une feuille de papier au vaincu pour qu’il
la renseignât, notât les noms des grands argentiers de l’entreprise
odieuse et signât en bonne et due forme. Dagobert-Pierre commença à faire
crisser cette plume en sanglotant et tremblotant plus que jamais. A sa grande
surprise, il avait succombé aux assauts de ce sectateur de la Gueuse sans
vraiment combattre, sans lui opposer la protection de l’égide, ou du clipeus
virtutis, non point par veulerie ou par fatigue, mais par pur désespoir.
L’inattendu de la nouvelle l’avait frappé au cœur, et, en état de choc, il
n’avait plus qu’à dénoncer celles et ceux qui avaient porté l’Institution sur
les fonts baptismaux et l’avaient soutenue de leur argent douteux. Peu lui
importait lors que les sycophantes de la République s’acharnassent contre sa
petite personne, bien qu’il se sentît –oh, juste un peu – responsable de la
situation et que tout en lui criât vengeance.
« Bien, fort bien », se satisfit le juge d’instruction avec
des clappements indécents de la langue et d’obscènes déglutitions de son cou de
dindon décharné, après que Dagobert-Pierre eut achevé et lui eut tendu ses
seconds aveux signés.
« Par le diable ! jura le magistrat en parcourant
l’écriture déformée par le chagrin. Comment ! Le ministre de l’intérieur V**
serait compromis jusqu’au cou dans l’affaire ! Monsieur le préfet de
police de Paris aurait donc eu raison de me faire part de ses soupçons ! …
Voyons… La vicomtesse de**. Oui, nous le subodorions déjà. Elle est surveillée
depuis une semaine. Mais je vois là les noms du marquis de la Bonnemaison, de
la duchesse de**, de la princesse de**, de l’actrice M**, de Madame de
Pressigny, de Mademoiselle de La Bigne, de miss Jane Noble, de Boston, de la
peintre Louise B**, de la veuve du maréchal de**. Cela sent le cadavre,
Monsieur de Tourreil de Valpinçon.
- Monsieur le juge… je… permettez-moi une requête…
- Je suis tout à vous…
- Ayez pitié de celle qui me reste…
- De Mademoiselle Phoebé ?
- Oui…et, s’il vous plaît, protégez-moi aussi.
- Pourquoi ?
- Dans les prisons, on n’aime pas les gens comme moi, qui s’en
prennent aux enfants… Il y a des lois non écrites dans les geôles… Une justice
immanente de ceux qui entre eux, se nomment les pègres…Et je crains fort leurs
tribunaux…
- Nous renforcerons la garde de votre cellule.
- Dès aujourd’hui ?
- C’est au directeur de la maison d’arrêt d’en décider après avis du
procureur, puis de moi même…
- Sous vos injonctions, monsieur le juge d’instruction ?
- Si ce terme vous convient.
- En ce cas, j’en serai fort aise, car je suis en danger, je ne
plaisante pas.
- Je rappelle les sergents. Ils vont vous reconduire au dépôt. Adieu,
monsieur.
- Au revoir à mon procès, vous voulez dire ?
- Point encore. Vous passerez en jugement…avec les autres…tous
ensemble…lorsque nous les aurons tous pris. »
Il avait prononcé ces mots
non comme un accusateur public de la Terreur, mais à la manière d’un lovelace
lutinant une danseuse.
**************
Le lendemain matin, le
gardien préposé à la nutrition des hôtes forcés de la maison d’arrêt effectuait
son accoutumée distribution du rata ou brouet destiné à la manducation
matutinale des prévenus et repris de justice. Son chariot chargé d’écuelles et
d’une marmite de mauvaise soupe fumante, bonne pour la gueuserie, grinçait dans
les couloirs aux murs lépreux d’écaillures, semés avec régularité d’huis à
lucarnes et judas grillagés tels d’anciens guichets. Bien qu’à la dernière
ronde, on eût signalé que tout était normal, que toutes les cellules du
quartier étaient bouclées, on ne peut plus bouclées, il eut la surprise de
découvrir grande ouverte, béante, la porte de celle de Dagobert-Pierre de
Tourreil de Valpinçon. Etonné, il y pénétra en grommelant : « Quel
est donc le bougre qui s’est permis une telle négligence ? ». Ce
qu’il vit le glaça d’effroi, le paralysa, avant de déclencher une
compréhensible nausée, tant le spectacle avait quelque chose d’hideux, de
sanglant et tératologique.
La chose qu’il vit,
tapie au fond de la cellule, respirait encore. Cette chose rappelait – comment
l’exprimer en des termes zoologiques et chimériques adéquats ? – un
monstrueux volatile incapable de voler. C’était un homme-chapon. Il
baignait dans le sang et le coagulum de ses mutilations. L’homme ou l’être se
tenait à croupetons sur ses jarrets, et il n’avait plus ni pieds, ni
génitoires. On lui avait taillé des croupières et il apparaissait nu, ventre
proéminent, poitrine enflée tel un jabot, comme s’il eût été doté d’un bréchet.
De fait, sa nudité n’en était pas exactement une puisque tout son corps se
couvrait d’un duvet, d’un plumage à la fois hétéroclite et hétérogène,
provenant d’on ne savait combien d’édredons et autres coussins, plumage
parsemé, inégal, qui tenait sur son épiderme excorié par la magie d’une
affreuse mélasse d’origine indéterminée, dont il valait mieux d’ailleurs ne
point connaître ni la nature, ni la composition. Le visage était horrible,
défiguré, inhumain, la bouche taillée de manière à ce qu’elle formât une espèce
de bec, aux lèvres accolées, rapprochées, pointant, quasi érectiles, érigées et
fendues.
Et cette bouche aviaire tentait d’émettre des sons, de les articuler, mais il ne pouvait en sortir que de grotesques imitations maladroites de caquètements car la raison du propriétaire de cette anatomie contre nature avait sombré. C’étaient des codac ! codac ! et autres kikiriki semant la confusion sur la frontière différenciant l’humanité de l’animalité, en cela qu’ils n’étaient point sans évoquer ces onomatopées animalières que l’on apprend aux jeunes enfants pour qu’ils puissent, tel Adam, nommer la faune. Mais également, il s’agissait là d’une explicite évocation de certaines comédies que les michetons aiment à jouer au lupanar avec les créatures, lorsqu’ils se travestissent en bêtes en rut, chien, cheval ou coq. Le monstre était Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon ou ce qu’il en restait. On ne sut jamais comment les prisonniers des cellules voisines étaient parvenus à régler son compte au vieux satyre, à en faire l’homme-chapon, monstre de foire fabuleux aussi légendaire et réputé que l’amphisbène ou la coquecigrue, et de quelle complicité parmi les gardiens ils avaient pu bénéficier. Justice des pègres était faite. Aussitôt, après qu’il eut bien vomi, le préposé à la distribution de la soupe donna l’alerte, tandis qu’une assourdissante clameur retentissait dans les autres cellules, celles des autres captifs frappant avec frénésie les judas de leur gamelle à pain sec. Le prévenu exhala son ultime exsufflation, rendant son âme à Dieu ou à Satan, selon le point de vue où l’on se plaçait dans l’affaire, avant qu’on eût pu l’hospitaliser et lui administrer les derniers sacrements. Sic transit gloria mundi.
Et cette bouche aviaire tentait d’émettre des sons, de les articuler, mais il ne pouvait en sortir que de grotesques imitations maladroites de caquètements car la raison du propriétaire de cette anatomie contre nature avait sombré. C’étaient des codac ! codac ! et autres kikiriki semant la confusion sur la frontière différenciant l’humanité de l’animalité, en cela qu’ils n’étaient point sans évoquer ces onomatopées animalières que l’on apprend aux jeunes enfants pour qu’ils puissent, tel Adam, nommer la faune. Mais également, il s’agissait là d’une explicite évocation de certaines comédies que les michetons aiment à jouer au lupanar avec les créatures, lorsqu’ils se travestissent en bêtes en rut, chien, cheval ou coq. Le monstre était Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon ou ce qu’il en restait. On ne sut jamais comment les prisonniers des cellules voisines étaient parvenus à régler son compte au vieux satyre, à en faire l’homme-chapon, monstre de foire fabuleux aussi légendaire et réputé que l’amphisbène ou la coquecigrue, et de quelle complicité parmi les gardiens ils avaient pu bénéficier. Justice des pègres était faite. Aussitôt, après qu’il eut bien vomi, le préposé à la distribution de la soupe donna l’alerte, tandis qu’une assourdissante clameur retentissait dans les autres cellules, celles des autres captifs frappant avec frénésie les judas de leur gamelle à pain sec. Le prévenu exhala son ultime exsufflation, rendant son âme à Dieu ou à Satan, selon le point de vue où l’on se plaçait dans l’affaire, avant qu’on eût pu l’hospitaliser et lui administrer les derniers sacrements. Sic transit gloria mundi.
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