Une scène érotique à caractère saphique contenue dans ce texte le réserve strictement à un public adulte de plus de seize ans.
Chapitre X
Lorsque tinta la clochette de la porte du magasin, Anne Médéric fut frappée par une fragrance de renfermé et par l’obscurité des aîtres. Les deux vendeuses en titre étaient jà là, affairées avec des piles de coupons qu’elles comptaient, recomptaient comme autant de galets dans la mer. Les étagères où s’entassaient les articles pullulaient, au grand plaisir des yeux d’Anne. Des dentelles du Puy s’empoussiéraient, jà jaunies, dans une des innombrables cases de chêne noirci et veiné. Cela fleurait bon le vieux tissu passé, l’indienne d’autrefois, le madapolam et la bourre de soie. L’acuité du regard de notre prétendue Anne faisait merveille. Ses yeux captaient tout, embrassaient tout, goûtaient à ce spectacle de vieille boutique traditionnelle, tuée à Paris par le nouveau commerce, et qui se permettait de survivre en province, imperméable aux révolutions économiques de notre siècle. C’était un monde révolu, un fossile mercantile d’avant Le Bon Marché qui, par culot ou faute de concurrence, défiait le modernisme par sa tradition crasse.
L’ordre y était désordre, la logique déraison, le profit pingrerie de vieille pouacre. Un sou gagné y était un sou gagné, et peu importait que les recettes quotidiennes demeurassent chiches et les articles proposés au chaland démodés jusqu’à l’insulte. Cela se prétendait magasin de mode, de nouveautés et d’articles de Paris. Anne Médéric en pouffait, apercevant des incongruités obsolètes, comme cette pile de fanchons dépareillées ou cette cage de crinoline, ou encore ces coupons de casimir et de gros de Naples remontant au roi des Français. Certaines pièces de tissu étaient si mitées et effrangées qu’elles en paraissaient vautrées, momifiées dans leur antiquaillerie canaille, injurieuse et honteuse, dans leur quincaillerie vieillotte.
Les deux vendeuses qui officiaient dans ce magasin poussiéreux étaient à l’image des aîtres : maigres, laides, jaunes, chiffonnées comme des vieilles filles, alors que l’une ne comptait que vingt-trois printemps et la plus âgée vingt-neuf. Il était vrai que c’étaient les deux filles de Madame Grémond. Leurs émoluments ne coûtaient pas tripette ; dix sous de commission hebdomadaire au mieux ; un intéressement de vingt pour cent au bénéfice mensuel des ventes. Et elles paressaient souvent comme des chiffes, ce qui faisait péricliter les affaires. Ce matin, elles ne s’affairaient devant Anne-Cléore que pour la feinte, pour la bonne mesure, pour lui donner l’impression que son travail de trottin serait ingrat et épuisant comme le leur. En fait, c’était exactement la sinécure que Cléore recherchait, couverture insoupçonnable de ses activités douteuses, qui lui permettrait de poursuivre et ses mondanités en fin de semaine, et sa gestion de Moesta et Errabunda.
L’aînée, Octavie, ignorant la fausse Anne, vaquait à ses rangements et classements maniaques, remuant la toile, le linge de coton ou de percale, changeant l’ordre des cases, les étiquetages cartonnés, intervertissant coupons de bengaline et coupons de chintz, bouleversant tout, afin de faire accroire aux clientes du jour qu’elle proposait du neuf. Elle se mit à rafraîchir la mercerie, les napperons et canezous. Elle brossa, peigna et épousseta avec soin les coiffes et les chapeaux, qui paraissaient gaufrés de crasse, poudrés littéralement d’une poussière grisâtre, aussi fatigués que de vieux fromages à croûte dure peuplés de leurs cirons. Elle souffla sur la ganterie de veau et de suède afin que s’envolassent les nuées pulvérulentes qui la gâchaient.
Ce fut la cadette, Victoire, qui avisa la présence d’Anne Médéric. Elle posa son tas de surahs ternis et s’accouda à la bordure de cipolin du lourd comptoir en demandant :
« Mademoiselle désire-t-elle quelque chose ? Vous tombez bien. Nous sommes en train d’étaler nos nouvelles livraisons. »
Octavie, qui était occupée à éprouver la solidité du baleinage d’une corsetterie vieille de vingt ans mouchetée de moisissures, répliqua :
« Une cliente ? C’est moi qui m’en charge ! »
Anne-Cléore, qui se lassait de ce remuement de rossignols, prit une petite voix timide et un air grave comme celui qu’elle arborait la veille dans le train et dit :
« Euh…Mesdemoiselles… C'est-à-dire… Je me présente… Je m’appelle Anne Médéric, pupille de l’Assistance publique, et je viens demander l’agrément de Madame Grémond. Je suis le nouveau trottin… La jeune fille chargée des courses…
- En voilà une nouvelle ! s’écria Octavie. Mademoiselle semble bien jeune et riquiqui. Et ces cheveux carotte ! J’espère que vous portez votre teinte naturelle, et non des nattes colorées au rocou ! Parce que les cheveux peints, ça vous assimile aux créatures. »
Mettant son grain de sel, Victoire émit une autre remarque peu charitable bonne à faire fuir le chaland.
« Quel jeune fagot, vraiment ! Elle est adonisée comme un roncier, cette petite ! Elle a une vénusté de four à chaux ! Faudra que mère arrange ça ! »
Devant tout cet humiliant verbiage, cet étalage de fiel dégobillé par les bouches malgracieuses de filles plus laides qu’elle, Cléore se sentit piquée au vif. Savaient-elles à qui elles parlaient ? Notre Anne Médéric bouillait de rage. Ses joues prenaient une carnation de coquelicot sous l’insulte. Si elle répliquait, elle serait chassée, et le plan de Madame la vicomtesse ruiné en un instant. Elle comprit avec sa promptitude habituelle qu’elle devait en passer par là, par tout ce cortège de brimades. Elle serait la moins que rien de la boutique, et elle devrait faire avec. Se retenant de souffleter les deux laiderons, bien que l’envie l’en démangeât, elle se contenta de dire, avec sa réserve de fille comme il faut :
« Veuillez me présenter, s’il vous plaît, à Madame votre mère. Je postule pour la place de trottin et j’ai d’excellents certificats à faire valoir. »
En haussant les épaules, Octavie répondit :
« Puisque vous le prenez bien, venez dans l’arrière boutique, mère vous attend. »
La clochette du magasin résonna à l’instant. Un couple de clientes entra. C’étaient une maman et sa fille. La mère, quarante ans environ, arborait une de ces vêtures sévères de provinciale petite bourgeoise, ajustée et serrée, une robe de quelques années, lilas, avec un pouf, un cou de dindon engoncé dans un col montant ouvragé avec un jabot au mitan duquel un padou de velours tête-de-nègre retenait une lourde améthyste. Son fichu rappelait les mantilles espagnoles et ses mains grasses, gainées de mitaines noires, paraissaient s’accrocher au manche d’un parapluie qui ne la quittait jamais. La fille, dix-huit ans, tout en maladresse, aux mains trop grandes dont elle ne savait à quoi les occuper, avait tout d’une godiche. Les joues rouges, elle se tenait coite. Bien que plus grande que sa génitrice, cette jeune dinde dont la robe, au tissu trop pesant pour la saison, était de couleur prune, embrouillait ses bras dans un châle tandis que son chapeau fleuri de marguerites, d’un ridicule confondant, placé de travers sur ses bandeaux noirs très datés, vacillait aussi dangereusement qu’une vieille colonne dorique minée par une sape. Ses yeux bruns exprimaient la crainte, la soumission et le respect des donzelles à marier ayant tout à apprendre de la vraie vie. Sa grâce était celle d’une pâtissoire. Elle n’avait ni apprêt, ni attrait, et celle qui l’avait engendrée et la chaperonnait avec sévérité ne cessait de lui tapoter le dos en répétant : « Tiens-toi donc droite ! »
Toutes deux eussent pu s’enorgueillir de leurs poitrines fortes, superbes une fois dévoilées, mamelles de Grâces de Rubens qui pointaient de leurs corsages comme des obus cylindro-coniques, quoique ces dame et demoiselle fussent minces de taille et de figure. Juchées sur leurs bottines trop hautes, elles en acquéraient un déhanchement de chaloupes malmenées par un coup de tabac ; et l’on pouvait craindre que ces corps trop perchés, tout en oscillations périlleuses, s’abattissent sur le cipolin du comptoir et ébranlassent toute la structure fragile de l’édifice des casiers de nouveautés.
La mère, Madame Clémence Berthon, exposa le motif de sa visite, en forçant sa fille, son oie blanche, Andrée Berthon, à regarder les vendeuses bien en face. Ce qu’elle avait à dire était à la limite de l’inconvenance, mais il fallait bien qu’elle en passât par là si elle voulait obtenir l’article convoité. Ce fut alors que les narines de Cléore-Anne, malgré les embaumantes exhalaisons de violette qui couvraient en son entier le corps d’Andrée comme un drap une statue de Monsieur Dalou avant l’inauguration officielle, parvinrent à capter un dégoûtant effluve pisseux. Elle en émit un sourire discret. Apparences, masques…tout n’était que comédie et apparences… La fille la mieux adonisée camoufle toujours son vice, sa tare, et ce camouflage en devient camouflet contre la bienséance…
La voix de Madame Berthon, afin de préserver la boutique de toute indiscrétion, devint murmurante, ténue, presque au niveau des chuchotis.
« J’ai besoin de serviettes, euh…de serviettes spéciales…pas de celles que l’on se met lorsque…vous voyez bien ce que je veux dire… Ma pauvre petite Andrée souffre…euh…d’énurésie… C’est un mot bien savant, mais c’est ce que j’ai trouvé de plus…hem prude…et décent. »
Victoire, à qui Madame Berthon s’était adressée, répliqua d’une voix éclatante, sonore comme celle d’un stentor, exprès pour que toutes les autres, Anne Médéric comprise, entendissent :
« Nous avons ce qu’il vous faut ! Et par lots de treize à la douzaine ! De belles serviettes de coton avec un gentil rembourrage, un fond doublé et tout, et tout, comme pour les couches des babies ! On place ça discrètement sous les pantaloons, comme une nouvelle pièce de linge très intime ; c’est très confortable ! Cela procurera à Mademoiselle votre fille de belles fesses enviables aussi gonflées que si elles étaient bourrées de crin, mais, au moins, elle ne se souillera plus en plein lit ou en pleine rue à se faire pipi dessus comme une cochonnette ! Ah, elles sont un peu chères…vingt francs le lot…mais on peut les laver ad libitum, même lorsqu’elles ont jauni. »
Sous la honte, la pauvre Andrée en était toute pourpre. Tandis que la mère possessive et infernale réglait sa marchandise, Octavie introduisit Cléore-Anne, marrie et fâchée par l’incorrigible méchanceté des deux greluches, dans l’arrière-boutique où Madame Grémond s’impatientait.
Ce fut un contraste vivant qui se dévoila à la comtesse de Cresseville. Aux deux sarments secs et maigrelets succéda une espèce de gros félin persan, doucereux, à la voix chaleureuse de matrone romaine. Madame avait des yeux porcins profondément enfoncés dans les orbites. Sa toilette était claire, ouvragée, dentelée, bien plus jeune d’allure que celles de ses filles, bien qu’elle eût cinquante ans. On eût cru une vieille lady anglaise, toute rebondie et rieuse, attablée autour de son thé et de ses scones, prête à partager ces nourritures d’Albion avec toute une légion d’amies. Malgré la relative obscurité de l’espèce de placard où Madame se tenait assise sur une vieille chaise en faux Louis XV, Cléore parvenait parfaitement à appréhender cette personne, et cela était réciproque.
Madame Grémond savait ; elle connaissait l’identité réelle de Mademoiselle de Cresseville ; la vicomtesse l’en avait informée. Ce fut pourquoi, en lieu et place des civilités qu’une fillette de douze ans eût dû rendre à une matriarche, ce fut la matrone de cinquante ans qui se leva, se courba et, plus agile que son poids le laissait supposer, salua comme en une révérence celle qui n’avait rien à voir avec une reine de France bien qu’elle fût titrée. Madame Grémond était monarchiste comme Cléore et ne se privait pas de lire ces anciens journaux auxquels elle était abonnée et qui paraissaient encore, notamment La Gazette de France.
« Mademoiselle la comtesse, commença-t-elle d’une voix fluette, je vous présente toutes mes excuses pour les désagréments que ce voyage a pu vous occasionner, et pour les médisances que mes vilaines filles ont pu proférer à votre encontre. Elles ne savent pas et doivent tout ignorer ; elles sont trop bavardes, trop indiscrètes. »
Ce fut pour cela que la conversation se poursuivit mezza voce.
« Mes deux pécheresses de filles seront laissées à l’écart car elles pourraient nous vendre ; pour elles, vous devez demeurer le petit trottin de douze ans, la petite Anne, serviable, obéissante, qui accepte tous les ordres que je lui donnerai, car, ici, c’est moi qui les donne… »
Cléore fut à ces paroles tout en ravissement. Elle ne cessait d’aller de surprise en surprise, de s’étonner du contraste entre la grosse dame aux cheveux gris, enjouée et frivole du fait de ses toilettes extravagantes de jeunesse et la sécheresse de ses filles à la semblance des sœurs de Cendrillon. Sa décision fut alors irrévocable : elle resterait au service de Madame Grémond aussi longtemps que nécessaire. Elle montra ses faux certificats – simple formalité – et toutes deux signèrent expressément un contrat d’embauche quasi symbolique, en double exemplaire, où Mademoiselle Anne Médéric, douze ans, domiciliée à Château-Thierry depuis le tant de juin 18. s’engageait pour les tâches ci-après définies à servir Madame six jours sur sept, du lundi au samedi, avec la fonction de trottin, de onze à dix-huit heures, pour trois francs de l’heure plus ses faux-frais, à savoir vêtements, blanchisserie et en-cas, pelotes d’épingles, ressemelage régulier des bottines chez un bouif, etc. etc. . Cléore s’engageait à respecter la maison Grémond, à ne pas lui faire une mauvaise réclame, à y acheter certains articles à toutes fins utiles, pour des sommes ne pouvant excéder vingt pour cent de ses émoluments, à ne pas boire d’alcool ou d’absinthe, à ne ni jurer, ni cracher, ni venter, à bien se tenir devant les personnes qu’elle visiterait ou qui viendraient à la visiter ou à lui parler, et surtout à ne point faire le cinquième quart de la journée car Madame veillait à ce que l’on respectât les bonnes mœurs.
La patronne la testa d’emblée : elle la chargea de livrer deux chemises à l’adresse de Mademoiselle Bourriche, rue untel, une vieille dame impotente qui ne pouvait se déplacer pour chercher sa commande du fait qu’elle vivait seule en plus de sa paralysie. Cléore sautilla comme une fillette, nattes au vent ; il fallait qu’on la prît pour ce qu’elle prétendait être. Elle croisa, dédaigneuse, les deux détestables chiffonnières du comptoir en train de servir une cliente, une bonne sexagénaire qui acquérait des dentelles de Bruges et de Malines dont la comtesse doutait de la fraîcheur, ainsi que quelques articles de bonneterie. Son espèce de billet à ordre dans la poche, lissant ses tresses rousses émoustillantes, Cléore sortit de la boutique et gambada dans la rue en faisant claquer ses bottines sur le pavé souillé de crottin. Elle ne fit nul cas d’un homme qui semblait la guetter.
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Ce premier jour de travail fut excellent pour Anne Médéric. Après sa première course, elle dut repartir acheter un casse-croûte car tout le monde dînait sur place à une heure de l’après-midi. Saucisson d’âne, pain de ménage, portions de brie, pots de crème, laitue, livre de beurre…Cléore acheta tout, d’une humeur joyeuse. Cette petite fille inconnue, cette nouvelle jeunette, plut d’emblée aux commerçants de la contrée qui appréciaient sa spontanéité, ses joues roses et sa gaîté. Cléore recouvrait son enfance, du temps de ses regrettés parents. Elle sillonnait les boutiques de l’épicier, du crémier, du charcutier ou livrait les marchandises au chaland impotent ou malade. Elle encaissait son obole sans broncher et partageait les modestes agapes des Grémond sans sourciller. Cependant, quelques regards concupiscents ou gestes déplacés de certains commerçants l’inquiétaient (frôlements de mains aux jupes, joues ou nattes caressées), comme s’ils eussent été attirés par sa menue silhouette ou par ses cheveux roux. Au bout de deux jours de ce manège, elle s’en enquit auprès d’Octavie et Victoire. Elle joua à merveille les petites naïves, leur demandant ce que signifiait la mention cinquième quart de la journée sur son contrat d’embauche.
« Ben, ma petiote, lui répondit Victoire entre deux bouchées de pain, c’est pour compléter le traitement…Les bonnes femmes, on les paye en général moins que les messieurs, alors, faut bien qu’elles arrondissent leur salaire médiocre… Elles monnayent c’quelles ont. Elles recherchent le micheton. »
Anne Médéric saisissait tout le sel et le sous-entendu de ces mots, mais il fallait bien qu’elle jouât les innocentes auprès de celles qui ignoraient sa vraie identité. Elle ajouta une question :
« Et c’est quoi, c’qu’elles ont ?
- C’qu’elles possèdent à leur naissance, comme nous toutes. Nous naissons nues et nous ne possédons que notre corps. »
C’était tout juste si un léger filet de morve ne coulait pas du nez de la comtesse lorsqu’elle en rajoutait en candeur désarmante. On se serait attendu à ce qu’elle dévoilât des dents de lait persistantes en sa petite bouche pourprine. Elle ne se connaissait pas si bonne comédienne. La fameuse Lina, l’ex Diane chasseresse, l’aurait jalousée. Cléore multipliait les « c’est quoi » comme si elle eût eu à peine cinq ans. Elle savait la plupart des fillettes de notre temps attardées ; il était de notoriété publique qu’elles jouaient à la poupée jusqu’à quinze ans, et qu’elles ne cessaient par conséquent de le faire qu’au port de la première serviette, ce qui survenait en général par surprise, sans crier gare, parfois en pleine rue ou en plein bal pour les plus riches, tellement on les instruisait peu de cette chose. Il était d’ailleurs tout naturel qu’elles persistassent dans leurs enfantillages jusqu’à la nuit des noces…
Malgré tout, il fallait bien que Cléore poursuivît sa mise en œuvre de Moesta et Errabunda après ou avant ses heures de travail. Elle fit venir Délie, puis les trois autres recrues. Elle essuya les plâtres avec les hommes de main de Madame, ces Jules, Michel et Julien puis cette vieille juive de Sarah qu’elle détesta tout autant que sa petite aimée irlandaise de quelques semaines. En fin de semaine, elle devait redevenir elle-même en vêtements d’adulte et vaquer à ses devoirs mondains à Paris ou ailleurs. Ce régime infernal pouvait l’épuiser promptement si elle n’y prenait garde puisqu’elle courait trois lièvres en même temps. Elle enleva Quitterie à ses persécuteurs, qu’elle paya grassement. La gamine s’en vint avec elle, un soir, jusqu’à Condé, en carriole. Les modestes affaires de la petite fille de chambre tenaient dans un vieux baluchon si rapiécé et rapetassé qu’on l’eût confondu avec un costume d’Arlequin, baluchon qu’elle conserva précieusement telle une pieuse relique. A chacune de ses sorties de la boutique, cependant, le mystérieux guetteur d’Anne Médéric était toujours là, intéressé par le tendron qu’il épiait. Il n’osait l’aborder, comme attendant le moment favorable qui tardait. Puis, sur ces entrefaites, arriva la Saint-Jean.
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C’était là une journée et une nuit de grand’ fête, que Château-Thierry aimait à célébrer avec un faste particulier car s’y mêlait la commémoration du grand poëte local, le fabuliste du Grand Siècle, membre de l’Académie française, Jean de La Fontaine.
Notre Anne Médéric de mélodrame bourgeois avait obtenu de Madame Grémond la permission de poser son congé pour cet après-midi-là, afin qu’elle pût profiter tout son soûl de ces festivités. Afin qu’elles partageassent toutes deux ces réjouissances, Cléore s’était alors empressée d’aller chercher Adelia au château, à bord d’une carriole attelée de deux petits chevaux bai, qu’elle menait à la badine, doucettement, anonchalie par la chaleur sur la banquette du véhicule rembourrée d’une vieille pelisse. Quitterie eût bien voulu être de cette fête, mais jà malade dès son installation, elle se trouvait alitée avec une vilaine fièvre. Cléore la soignait avec un dévouement d’amoureuse transie, lui administrant des cuillerées d’un sirop pour la toux si mielleux qu’il n’eût pas même arraché les tripes à un sajou d’orgue de Barbarie. Cela lui rappelait cet adorable roman larmoyant de Monsieur Hector Malot, Sans famille, lorsqu’un médecin prescrit un sirop pour le pauvre singe Joli Cœur. Quitterie gisait dans sa couche, thermomètre à la bouche et coiffe de glace sur la tête. Les trois autres fillettes que l’Institution comptait alors ne s’étaient pas du tout priées pour venir frayer avec le peuple, occupées qu’elles étaient à leurs dînettes avec leurs poupées préférées et à leurs essayages de fanfreluches. Elles étreignaient les premières le fameux uniforme, ces robes de petites filles modèles, dont les rubans étaient lors blancs pour toutes.
Cléore et Délie s’étaient toutes deux chargées de besaces remplies de quignons de pain rassis. Elles descendirent de leur voiture près des berges de la Marne, alors qu’à distance retentissaient déjà les flonflons de la fête. Le terrain était encore vague, dépourvu de bâti, mais un projet d’établissement d’une fabrique de biscuits existait en ce lieu. Cependant, malgré tous les bénéfices qu’aurait pu procurer la construction de cette biscuiterie – sans en omettre les odeurs agréables et beurrées qui en émaneraient – les édiles traînaient des pieds, effarouchés à l’idée que viendraient travailler et habiter à proximité de la tranquille bourgade ensommeillée des légions de prolétaires rouges qui n’auraient de cesse de faire grève et de revendiquer l’établissement de la Sociale. Le projet serait donc retardé sans doute jusqu’au siècle prochain.[1]
Le contenu des sacs de toile était destiné aux canards de la rivière, qui se devaient d’avoir leur part à la fête. Délia s’amusa à jeter à l’eau force miettes et morceaux, imitée par sa mie, ce qui provoqua parmi les palmipèdes un tohu-bohu comique. C’était à qui prenait la plus grande part de quignons. Les colverts se battaient avec les autres races ; les becs voraces s’entrechoquaient en des mêlées homériques, engloutissaient la mie durcie à tout-va. Ils cancanaient, se bagarraient, agitaient leurs ailes, volaient au ras de l’onde pour arriver plus vite. Les plumes s’arrachaient, retombaient à la surface des flots verdâtres où elles surnageaient longtemps, diaprées par le soleil, ou, plus amusant encore, elles s’en venaient chatouiller les deux filles en retombant sur leurs bras dénudés par les robes d’été en étoffe légère, au châle noué autour des reins. Les clameurs de cette gent ailée en étaient assourdissantes. Canes et canetons se mirent de la partie, en cortèges, tandis que quelques cygnes, feignant l’indifférence, s’approchaient avec discrétion de la dispute pour happer leur pitance sans crier gare. Délia et Cléore rirent longtemps de toutes ces drôleries. Elles regrettaient ne point avoir avec elles un appareil photographique ce qui eût permis à ces saynètes, mêmes floutées par le temps de pause, d’être immortalisées.
Lorsque les besaces furent vides, les deux amies remontèrent dans la charrette qui s’ébranla jusqu’à la ville. Elles descendirent en plein défilé d’une fanfare, car, c’est connu, villages et petites villes aiment à s’assembler le long des rues pour suivre les musiciens locaux en marche. Rien ne manquait : chapeau chinois, grosse caisse, caisse claire, tambour, trompette, cymbales, serpent, clarinette, trombone, tuba, pipeau, piccolo, ophicléide, clairon et bugle. Les participants arboraient un uniforme de fantaisie, cramoisi, couvert de brandebourgs jonquille, d’épaulettes dorées et de dragonnes. Tous avaient coiffé une espèce de casoar en cuir bouilli au plumet bicolore bleu et vert qui les rendait semblables à des papegais. Les retroussis de leurs basques étaient aussi courts que ceux des pet-en-l’air des anciens conducteurs de coches ou postillons. A leur tête, le tambour-major, coiffé d’un antique bicorne aux pointes ornées de pompons blancs, dont la moustache frisée était d’une invraisemblable grosseur, menait ses coreligionnaires des battements de son bâton enrubanné. Tous jouaient avec conviction, mais par cœur ou d’oreille ; c’était pourquoi couacs et canards se multipliaient à foison, entraînant les rires des badauds qui ne les blâmaient point, reconnaissant qui un ami ou partenaire de cabaret et de parties de cartes, qui un ancien camarade de régiment ou même les deux. Ils saluaient le cortège, leurs joues jà rouges de vin ou de champagne, jetant aux cieux à la fois céruléens et plombés leurs casquettes, melons et panamas en criant des « hourra ! ». Les hauts-de-forme et chapeaux de soie s’avéraient rares, pour ne point écrire exceptionnels, réservés aux notables, aux officiels des lieux. Les musiciens passaient dans les rues principales, en massacrant avec allégresse marches militaires et mélodies de messieurs Gounod, Berlioz ou Saint-Saëns. Des enfants, garçons et filles, de turbulents petits poulots livrés à eux-mêmes, gênaient le défilé en gambadant et en s’insinuant parmi les instrumentistes, courant entre leurs jambes au risque de les bousculer et de les faire choir. Une espèce de petit Riquet à la Houppe, fort insolent, ne cessait de leur tirer la langue et de trottiner au beau milieu du cortège. Les orphéonistes poursuivaient leur chemin, imperturbables devant ces impertinences, ne grondant aucun de ces mioches incorrigibles, dans les artères tendues d’arcades fleuries, de banderoles, de bannières et de fanions et décorées de lampions un peu chinois qui serviraient le soir. Des guirlandes et des jonchées florales parsemaient le pavé des vieilles rues aux maisons décrépites. Ce semis se mélangeait avec la paille, la sciure et le crottin. Il n’y avait point de tout-à-l’égout en cette bourgade presque arriérée et l’air chaud, qui montait inexorable en ce mitan du jour, libérait les miasmes des fosses d’aisance, métamorphosant le réticulé médiéval inextricable de ce centre ancien en pourrissoir découvert, à la semblance du cimetière des Innocents. C’était comme une ordure vivante qui rancissait en toute impunité.
Les femmes n’étaient point en reste, les plus populacières surtout. Bras croisés, en cheveux, chignons lâches, adossées aux murs moisis des masures de la vieille ville, bras nus émergeant de robes frustes unies ou fleuries, écrues, grossières et bovines comme des filles des champs de messieurs Jules Breton ou Bastien-Lepage, la poitrine arrogante et forte dépassant de leurs corsages à demi délacés, les aisselles trempées, l’haleine puante de leurs dents peu soignées ou d’une absinthe matinale, ces poissardes invectivaient les musiciens le plus familièrement qu’elles le pouvaient comme des putains racolant leurs clients galonnés, leurs pousse-cailloux, au sortir des casernes. Elles étaient sales, malodorantes, vulgaires, enfin. On les eût prises pour des lingères ou des lavandières accortes tellement leur profession - si elles en avaient une – demeurait imprécise, indéfinie, entre la fille de joie, la bouquetière, la meneuse de bœufs ou la trimailleuse.
Coiffées de leurs mignards chapeaux de paille d’Italie, Cléore et Délie marchaient à la suite de la fanfare, qui se dirigeait vers l’hôtel de ville où monsieur le maire, en compagnie de tous ses adjoints et de l’ensemble du conseil municipal, devait décréter l’ouverture officielle des réjouissances. Certains commerçants qui avaient fait relâche à l’occasion ou des clientes de la boutique, reconnurent le joli petit trottin, la pseudo petite Anne et la saluèrent, ainsi que sa camarade que nul ne connaissait. Le cortège harmonique évita de monter la motte médiévale, les ruines des fortifications toutes moussues, mais passa devant la maison natale du fabuliste.
La grand’place de Château-Thierry
était encombrée et parsemée d’estrades et de baraques foraines, sans oublier les exposants voués à la restauration des estomacs affamés et les buvettes destinées à désaltérer les gosiers assoiffés. Nonobstant le bétail, absent, sauf quelques marchands d’œufs, de beurre, de lapins, d’oies ou de poules qui essayaient de profiter de l’occasion, on se serait cru un jour de comices agricoles. Une tribune avait été montée devant la mairie et Monsieur le maire et tous les élus municipaux, sans omettre le gouvernement représenté par Monsieur le sous-préfet en uniforme officiel, y avaient jà pris place sous les cocardes et les drapeaux de l’honnie République. Toute cette estrade était drapée d’étoffes tricolores du plus détestable effet. Bien qu’il ne fût point temps pour Anne-Cléore d’émettre des réflexions monarchistes, quoique ses convictions politiques – que nous partageons – fussent fortes en ce domaine, notre héroïne, par provocation, boucha ses oreilles de persil au grand scandale de ses voisins lorsque le premier des édiles claironna son discours alambiqué d’inauguration officielle de la fête. C’était comme un 14-juillet par anticipation, ce qu’abhorrait la comtesse de Cresseville. Au discours fleuri du maire, surchargé de périodes latines et de métaphores bucoliques à la gloire de l’été, de Cérès et du grand fabuliste, succéda la réponse de Monsieur le sous-préfet tout aussi amphigourique. Après le galimatias, cette arde d’hommes noirs, en queues de pies, coiffés de leurs huit-reflets, descendit de la tribune jusqu’aux abords de la foire que Monsieur le maire inaugura enfin en coupant un gros cordon de soie rouge avec des ciseaux. Alors, le peuple se rua à la fête.
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Les heures s’égrenaient, à la fois douces et chaudes. Cléore avait grand chaud ; Délie aussi. Sous leurs robes de cotonnade soyeuses enrubannées avec soin, leurs dessous commençaient à s’humidifier dangereusement. Leurs bloomers collaient à leur entrefesson. Malgré tout, elles conservaient leur bienséance, car en présence de la foule, elles ne pouvaient se dévêtir. Toutes deux avaient mangé sur le pouce, butinant de baraque de denrées en baraque de denrées, dégustant des tartines de fromage fondu, du saucisson chaud, grignotant des pommes d’amour, des oublies, des gaufres et des guimauves, goûtant sans retenue à toutes les friandises, jamais repues, puis s’abreuvant de verres de coco, de limonade et même de vin clairet aux buvettes, bien que toutes deux fussent officiellement mineures.
Il y avait de nombreuses attractions en ces lieux : avaleurs de sabres, cracheurs de feu, émules de bergers landais juchés sur leurs échasses, hercules, équilibristes, lutteurs, jongleurs et baladins innombrables plus les jeux de massacre, les jeux de boules, de quilles, les baraques de tir…
Les réticules des deux jolies enfants se vidaient peu à peu et leur prochaine vacuité inquiétait à juste raison Adelia. Ses blèsements d’angoisse se multipliaient, tant elle craignait ruiner sa chère Cléore avec toutes ces dépenses inconsidérées. Notre faux trottin lui rappela qu’elle avait une fortune, et que des amis les soutenaient, dont une vicomtesse fort connue du Grand Monde.
Parmi les attractions les plus intéressantes, il y avait ce concours de fables où des comédiens improvisés, montés sur une des estrades, devaient jouer, en costumes ou déguisements animaliers, les plus célèbres œuvres de La Fontaine. Le soleil dardait décidément, et Cléore plaignait ces acteurs amateurs adonisés de leurs fausses peaux de loups, de chats, d’agneaux, de belettes, de rats, de lions, de renards, de bœufs, d’ours ou de boucs, leurs plumages factices de corbeaux ou de cigognes, l’imitation d’un épiderme vert et lisse de grenouille, sans omettre les lourds masques de carton bouilli modelés en faces, museaux ou becs. Les têtes de la cigale et de la fourmi, bien impressionnantes avec leurs mandibules et leurs yeux facettés, paraissaient avoir été conçues par le grand entomologiste Fabre en personne. Le renard et le bouc obtint la médaille d’or ; Perrette, alias La laitière et le pot au lait la médaille d’argent, Le loup et l’agneau se contentant du bronze. En fait, ces messieurs, fort graveleux, eussent fait gagner Perrette haut la main, mais, pour une fois que les dames votaient aussi… Cléore, en son for intérieur, se réjouissait de cette concession au féminisme. De bonnes matrones chapeautées de plumes et de fleurs – sans doute les épouses respectables des édiles qui patronnaient ce concours, avec des faces-à-mains et des robes empesées, luisantes de sueur, qui agitaient des éventails avec une frénésie d’interné de Charenton, parvinrent à faire pencher le résultat du vote en faveur du renard et du bouc. Les acteurs devaient jouer leurs rôles, les mimer tout en récitant les vers du fabuliste castelthéodoricien. On comprend pourquoi ces messieurs faillirent faire emporter Perrette. Une cocotte professionnelle, venue d’Epernay, avait endossé le rôle de la jeune laitière légère et court vêtue, poussant l’impudence audacieuse jusqu’à exclure exprès les pantalons de sa panoplie. Chaussée de ses sabots, ses jupes au-dessus des genoux, le tablier noué aux reins, le corsage aux laçages croisés soi-disant moyenâgeux porté sur une gorge plantureuse, elle portait sur la tête une espèce de vase de terre cuite sans anse à la manière des mauresques leur cruche. Les cheveux de cette comédienne improvisée – peut-être était-elle une théâtreuse – trahissaient son caractère volage. Ils semblaient décolorés, d’un blond trop clair pour être honnête. Son costume s’apparentait plus à une tenue spéciale dite de soubrette, telle qu’en usent les créatures pour combler les exigences particulières de certains clients des bordels qu’à un quelconque habit de campagnarde du XVIIe siècle des toiles des frères Le Nain. La bougresse entrecoupait sa récitation hésitante d’exclamations incongrues, des oh lala et des euh euh de bécasse. Sa beauté épanouie, par trop sauvage, ses courbes coruscantes, indifféraient Cléore car cette maritorne ne correspondait nullement aux canons féminins de la comtesse de Cresseville, amoureuse des nymphes impubères aux couleurs de cheveux naturelles et sans pareilles. Notre Anne Médéric sentait en tous ses pores la bêtise de cette fille et le seul goût des mâles auxquels elle devait s’offrir toute, naturellement, comme on change sa chemise ou lorsqu’on se rend aux commodités. Cette catin bien roulée avait poussé le réalisme jusqu’à remplir à ras bord son prétendu pot au lait d’une sorte de crème au miel, qui embaumait toute l’estrade. Ce liquide délicieux avait pour conséquence fâcheuse d’attirer mouches, abeilles et guêpes qui bourdonnaient autour de la belle et l’importunaient sans qu’elle pût les chasser sans faire choir sa cruche ou gargoulette maure. Pourtant, la fable le prévoyait explicitement, et il fallait bien que la donzelle la respectât si elle voulait avoir un fifrelin de chance de gagner ce concours.
L’inéluctable survint, sans que nul n’y trouvât à redire, sans qu’il fût possible de contester ce numéro par un argument juridique irréfragable. La Perrette de lupanar chuta sur le dos, les quatre fers en l’air, en dévoilant ses hanches rondes et son conin de brune décolorée. Le pot au lait de terre cuite se brisa et la macula tout entière de son contenu collant et émollient tandis qu’elle disait d’une manière trop récitée son Adieu veau, vache, cochon, couvée…Sa charlotte tuyautée recouvrit partiellement son regard d’idiote ahurie par la surprise.
Seuls les messieurs applaudirent à la performance de l’artiste improvisée. Après que cet intermède paillard eut été conclu, le concours s’acheva. On procéda à la délibération du jury et à l’attribution des prix. Toutes ces manifestations commençaient à lasser Cléore et Délie. Il leur semblait qu’à cause de la chaleur et de l’alcool consommé, les esprits et les corps s’échauffaient. Parfois, des mains indiscrètes s’égaraient et pelotaient sans façon les fillettes. Ce pouvaient être des satyres, mais aussi de prétendues dames patronnesses fascinées par ces jolis bonbons attendrissants. Si tous ici eussent connu l’identité réelle de Cléore, ils lui auraient manifesté davantage de respect. Comment ! une comtesse méritait que tous ces messieurs la saluassent dans la rue, la complimentassent pour sa vénusté rousse et ôtassent leur chapeau à son passage ! C’était cela, le savoir-vivre et la mondanité ! Ce fut pourquoi les deux amies tendres décidèrent d’un commun accord de prendre du champ et de s’éloigner quelques instants des clameurs de la fête. Elles avaient eu à subir d’autres avanies, dont quelques pincements furtifs de cul et de cuisse sans doute prodigués par des personnes (hommes ou femmes ?) obsédées par leurs courbes de poupées. Anne Médéric et Adelia O’Flanaghan avaient, tout au long de ces réjouissances, appris pourquoi certaines gens étaient traitées comme des moins que rien. Leur petite taille les rendait insignifiantes au sein de la presse populacière. La foule ne se privait pas de les houspiller, les bousculer ou de leur marcher sur les pieds, ce qui abîmait leurs mignonnes bottines d’été. L’un de ces Jacques Bonhomme malappris avait déchiré le châle de cachemire dont notre coquette Délie se couvrait les épaules alors qu’elle sirotait avec quiétude un verre de coco.
Il y avait eu pis : des doigts vadrouilleurs ou en goguette (c’était selon) avaient même essayé de s’insinuer sous les jupes de miss O’Flanaghan, sans qu’il eût été possible d’en identifier l’appartenance sexuelle (peu importait au fond) tandis que notre damoiselle irlandaise, sage comme une image, écoutait et regardait, comme sous l’emprise de l’hypnose, ses magnifiques yeux verts grands ouverts, le spectacle passionnant des comédiens improvisés aux vêtures de bêtes. Adelia n’acceptait ces jeux digitaux bien particuliers que de sa seule mie. Ces séances spéciales se tenaient le soir, après souper, dans la chambre de Cléore, trois fois par semaine en moyenne, en son hôtel d’Auteuil ou à l’Institution, à peine ouverte depuis quelques jours.
Les deux huppes commençaient par un déshabillage préliminaire, chacune ôtant une pièce de vêtement de l’autre, jusqu’à ce que toutes deux ne fussent plus revêtues que de leurs pantalons cotonnés de broderies anglaises. Les gestes étaient lents, progressifs, sensuels, hiératiques comme un opéra chinois ou du théâtre japonais. Les doigts de fée d’Adelia excellaient dans le délaçage du corset de Cléore. Ce que les deux maries-salopes entreprenaient ensuite en ce huis clos frôlait le niveau infamant des opuscules antimonarchiques dénonçant le complot d’anandrynes de Marie-Antoinette.
Cléore, nous le savons, refusait la nudité intégrale ; selon elle, son usage devait se restreindre aux Beaux-Arts et le nu masculin lui-même n’était acceptable que dans son acception héroïque. Si elle eût été mariée, Cléore n’aurait accepté de s’ébattre avec l’époux que revêtue de sa chemise de nuit.
Une fois en tenue, les doigts des impétrantes ne tardaient point à s’affairer. Mademoiselle de Cresseville attaquait la première, au nom du droit d’aînesse. Elle dégrafait le bouton stratégique de l’entrefesson des pantalons de Délie et introduisait son extrémité dans la fente du linge. Là, si l’on peut l’écrire, elle agissait avec doigté. C’était le toucher de la gemme hindoue qui l’intéressait. Elle en caressait les facettes et l’anneau qui la scellait au sexe de la mie, sachant que cette pierre précieuse obstruait l’accès de l’hymen et de la vulve de la jolie enfant. Pourtant, cet attouchement suggestif suffisait à stimuler Adelia dont l’imagination leste progressait à grands pas. L’illusion que les doigts de Mademoiselle de Cresseville pussent franchir la barrière du joyau puis la fouaillassent en profondeur, bien au-delà du rempart de la pierre fine, pénétration imaginaire, déclenchait des transports voluptueux chez notre Irlandaise, jusqu’à ce que ces mêmes doigts gluassent des sécrétions de rut de la précoce fillette.
Délia contre-attaquait lors. Elle déboutonnait à son tour l’ouverture de l’entrecuisse des pantaloons ouatés de Cléore. Cette petite gaupe déclarait à sa partenaire qu’elle cherchait à caresser la fourrure de la bête, cachée par le tissu du sous-vêtement non transparent. Délie se refusait à l’examen, à l’étude des zones humides cachées, de ce bayou tropical secret suintant de son venin terrible. Car ce n’était point le sexe lui-même de la comtesse qui fascinait l’aimée, mais bien sa toison rousse pubienne. Elle en lissait avec douceur les boucles, évitant toute caresse à rebrousse-poil et comme notre perverse adulte était stimulée encore plus vivement et lestement que son adorée, ses écoulements perlaient encore plus vite sans que même son hymen, toujours intègre, eût été effleuré ainsi que ce petit organe mystérieux du plaisir, ce membre en réduction propre à la femme, que je me refuse à nommer au nom de la bienséance. Elle en miaulait et gloussait de plaisir, tandis que Délie se voyait obligée de retirer sa main engluée en moins de deux minutes.
Toutes deux passaient à autre chose, jà mouillées et heureuses. C’étaient les fesses qui payaient lors de leur petite personne charnue. Chacune remettait une main dans la culotte de l’autre, plus exactement dans l’ouverture des pantalons, puis en explorait la fente anatomique du fondement. Lors, les intestins étaient à leur tour excités, ce qui occasionnait une théorie irrépressible de vents aussi coruscants, émerillonnants et puants les uns que les autres. Adelia en proutait de rire, et Cléore l’imitait. C’était à celle qui proutait le plus fort et le plus fréquemment.
Les explorations gagnaient en hardiesse et en audace. Ainsi, Cléore collait son long nez contre l’étoffe du fond des pantalons de son adorée tandis que sa main gauche, toujours glissée de l’autre côté de la lingerie fine de coton, parcourait les subtilités anales de la petite fille de treize ans qui elle-même, en un jeu manuel d’équilibriste hardi digne d’un traité érotique indien, caressait et fouillait le cul de Mademoiselle de Cresseville qui enchaînait les pétarades musquées. Mademoiselle Cléore recevait alors le vent retentissant et infect de Délie en pleine figure. Il était lors inévitable qu’à ce régime, le tissu émollient du pauvre linge, jà malmené par les écoulements vaginaux des deux huppes, se souillât à tout crin des marbrures ocrées de ce que l’Ancien Régime nommait du qualificatif fleuri et osé de merdoye, avant que Cambronne révolutionnât le vocabulaire en 1815.
Toutes deux achevaient alors de s’amuser dans la chambre confinée et empuantie jusqu’à la suffocation, bien que Délie réclamât de passer à d’autres distractions, par exemple, du fait que toutes deux demeuraient torse nu, lécher et suçoter les tétins de la comtesse, que celle-ci avait rosés et mignards. Mais Cléore en restait là. Elle songeait à sa souillure et à l’éventualité de concevoir des gants spéciaux, jetables, pour poursuivre une telle pratique scandaleuse pour les moralistes. Les mains étaient trop sales, pleines de poisse blanchâtre et de traces d’excréments. Malgré les savonnages manuels répétés et intensifs, un je-ne-sais-quoi de saleté, fort gênant pour le paraître, s’obstinait à demeurer sur l’épiderme et sous les ongles, accompagné d’une persistance olfactive nauséabonde tenace, bien que Cléore se gantât couramment.
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[1] Aurore-Marie de Saint-Aubain fait en ces lignes preuve d’un esprit anticipateur étonnant ; elle prévoit la construction d’une biscuiterie célèbre de Château-Thierry qui exista au XXe siècle. Ceci n’est qu’une singularité parmi tant d’autres de ce roman.
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