Tout comme la duchesse de Talleyrand-Périgord, Louise-Albertine reçut un courier, mot avec un seul r par respect de la mode anglomaniaque, missive signée de la duchesse d'Aumale : celle-ci était fort lasse! Elle se morfondait, se consumait d'ennui. Elle invitait ses deux amies à passer quelques jours en sa compagnie à Chantilly : on y jouerait au whist, au tric-trac, au pharaon, à la bouillotte, au passe-boules et au trou-madame! On irait aussi à l'opéra et au théâtre! On y discuterait de la chose publique! Louise-Albertine et Anne-Louise Alix répondirent comme un seul homme, pardon, une seule femme, à l'appel de détresse de Marie-Caroline de Bourbon-Salerne!
Le printemps était bel et bien là et il faisait soleil dans les jardins du château : c'était pourquoi ces dames avaient conséquemment opté pour les délassements de plein air. A défaut du croquet, ce jeu droit importé d'Albion que le dandysme recommandait aux Dames, nos belles aristocrates, par manque d'anglomanie, préféraient disputer, en ce jardin fleuri où s'épanouissait le cytise, des parties d'antique trou-madame, dont l'existence était jà attestée au siècle de Louis XIV. A l'époque, le ludisme avec un seul d n'était point inventé : la seule acception lexicale était luddisme, ce qui était sans lien aucun avec le jeu, puisqu'il s'agissait du bris des machines par les ouvriers refusant la mécanisation, depuis les actions d'un certain John Ludd. En France, on disait sabotage, item au point de vue du sens, sauf que la machine était bloquée par l'introduction de sabots.
Les nobles Dames s'étaient précipitées toutes trois à l'air libre, après un verre de lacryma-christi dont Marie-Caroline avait profité pour montrer à ses invitées ses nouveaux péridots et ses perles en larmes-de-Job. Prévoyante, la duchesse d'Aumale avait préparé l'en-cas, car le jeu, c'est bien connu, démène et donne grand'faim. Ce vade-mecum nourricier était transporté dans des paniers d'osier grâce à un baudet bâté. Tandis que maître aliboron dégustait ses chardons et orties et buvait à son seau, n' imitant ainsi aucunement l'âne de Buridan, les bonnes odeurs de mangeaille, de poulet froid, de saucissonnaille et autres tripailles en bocaux de conserves familiales pas toujours conformes au système de monsieur Appert, senteurs exhalées de ces hottes montées quelque peu de guingois, provoquaient chez ces Dames un pourlèchage de babines, une parpelégeade du plus heureux effet. La sonnaille tintinnabulante de la bête attachée par le licol à un arbuste de buis retentissait de temps à autre, tandis que, à quelques toises, près du buffet d'eau proche, grues, bécasses et poules d'eau vaquaient à leurs occupations comme si de rien n'était en ces arpents de terre, de verdure et d'étendues liquides.
Quel était le principe du jeu dit trou-madame, de ce bon chasse-ennui?
Dans les allées du jardin anglais toutes en boustrophédon, Marie-Caroline y avait fait installer une version de plein air. Le trou-madame consistait en un fronton numéroté de neuf cases ou arcades, posé sur son plat (terre, sable, gazon ou terrasse), arcades sous lesquelles il fallait lancer dix galets de bois. Le fronton se devait d'être dépourvu de tout obstacle, afin d'obvier à toute détérioration ou déviation de la trajectoire des galets. Une aire de lancement avait été tracée : un cercle fixe, au sol, à quatre mètres minimum du fronton qui lui-même était délimité par un trait droit, à un mètre de sa façade. Les numéros inscrits au-dessus de chaque arcade indiquaient le nombre de points gagnés. A la différence du trou-madame de table, d'intérieur, le jeu était dépourvu de plan incliné où les galets, au nombre de treize, descendaient. Le galet devait marquer les points de la case dans laquelle il était entré. Plusieurs galets pouvaient s'introduire dans la même case. Le montant des points se calculait en multipliant la valeur de la case par le nombre de galets entrés dans celle-ci.
A ce jeu, notre habile économiste, Anne-Louise Alix, fut la plus forte. Elle gloussait de joie et pouffait devant la mine contrite de ses amies. A leur décharge, Marie-Caroline et Louise-Albertine étaient quelque peu handicapées par leur état respectif : langueur de poitrinaire pour l'une et grossesse pour la seconde. Le trou-madame ne serait pas pour elles, en ce jour pourtant radieux, leur accomplissement, leur schibboleth, leur montée au pinacle, leur triomphe à la romaine. Peu leur chaut, au fond! Piquée par son imparable défaite, bien qu'elle conservât son tact, son équanimité, son sens de la diplomatie, Marie-Caroline de Bourbon-Salerne, au spectacle de la trotte-menu châtain-roux troussant ses jupes à petits pas jusqu'aux arcades pour vérifier, précautionneuse, que le nombre de galets qu'elle avait placés était bien le plus pourvoyeur de points, se contenta de ces mots à l'acidité euphémique et feutrée proche de la bisque :
« Ma chère Alix, vous êtes indécente : j'ai entr'aperçu l'espace d'un instant furtif l'ourlet de vos pantalons blancs. »
Quant à Louise-Albertine, les joues rouges, toute éplapourdie de sa défaite, elle se tint coite, n'osant une quelconque gaberie afin de compenser sa déception proche de l'affliction : elle détestait les chattemites hypocrites, les blandices. Elle craignait par dessus tout la brouille, la quitterie irréparable, que toutes trois se disputassent vainement sur un sujet aussi badin. Elle refusait les faux-fuyants et les calembredaines. Madame la comtesse d'Haussonville demeura donc quiète, se contentant de contempler, comme une cruche désaccoutumée au port de jolies choses, telle une fadette ou un benêt rustaud, la tombée de sa robe d' un bleu-barbeau céruléen, celle-là même qu'elle avait revêtue pour poser pour monsieur Ingres. Elle avait attaché son chignon avec une faveur nacarat, différente de celle de la toile, qui tirait sur le ponceau mâtiné de cramoisi.
Le printemps était bel et bien là et il faisait soleil dans les jardins du château : c'était pourquoi ces dames avaient conséquemment opté pour les délassements de plein air. A défaut du croquet, ce jeu droit importé d'Albion que le dandysme recommandait aux Dames, nos belles aristocrates, par manque d'anglomanie, préféraient disputer, en ce jardin fleuri où s'épanouissait le cytise, des parties d'antique trou-madame, dont l'existence était jà attestée au siècle de Louis XIV. A l'époque, le ludisme avec un seul d n'était point inventé : la seule acception lexicale était luddisme, ce qui était sans lien aucun avec le jeu, puisqu'il s'agissait du bris des machines par les ouvriers refusant la mécanisation, depuis les actions d'un certain John Ludd. En France, on disait sabotage, item au point de vue du sens, sauf que la machine était bloquée par l'introduction de sabots.
Les nobles Dames s'étaient précipitées toutes trois à l'air libre, après un verre de lacryma-christi dont Marie-Caroline avait profité pour montrer à ses invitées ses nouveaux péridots et ses perles en larmes-de-Job. Prévoyante, la duchesse d'Aumale avait préparé l'en-cas, car le jeu, c'est bien connu, démène et donne grand'faim. Ce vade-mecum nourricier était transporté dans des paniers d'osier grâce à un baudet bâté. Tandis que maître aliboron dégustait ses chardons et orties et buvait à son seau, n' imitant ainsi aucunement l'âne de Buridan, les bonnes odeurs de mangeaille, de poulet froid, de saucissonnaille et autres tripailles en bocaux de conserves familiales pas toujours conformes au système de monsieur Appert, senteurs exhalées de ces hottes montées quelque peu de guingois, provoquaient chez ces Dames un pourlèchage de babines, une parpelégeade du plus heureux effet. La sonnaille tintinnabulante de la bête attachée par le licol à un arbuste de buis retentissait de temps à autre, tandis que, à quelques toises, près du buffet d'eau proche, grues, bécasses et poules d'eau vaquaient à leurs occupations comme si de rien n'était en ces arpents de terre, de verdure et d'étendues liquides.
Quel était le principe du jeu dit trou-madame, de ce bon chasse-ennui?
Dans les allées du jardin anglais toutes en boustrophédon, Marie-Caroline y avait fait installer une version de plein air. Le trou-madame consistait en un fronton numéroté de neuf cases ou arcades, posé sur son plat (terre, sable, gazon ou terrasse), arcades sous lesquelles il fallait lancer dix galets de bois. Le fronton se devait d'être dépourvu de tout obstacle, afin d'obvier à toute détérioration ou déviation de la trajectoire des galets. Une aire de lancement avait été tracée : un cercle fixe, au sol, à quatre mètres minimum du fronton qui lui-même était délimité par un trait droit, à un mètre de sa façade. Les numéros inscrits au-dessus de chaque arcade indiquaient le nombre de points gagnés. A la différence du trou-madame de table, d'intérieur, le jeu était dépourvu de plan incliné où les galets, au nombre de treize, descendaient. Le galet devait marquer les points de la case dans laquelle il était entré. Plusieurs galets pouvaient s'introduire dans la même case. Le montant des points se calculait en multipliant la valeur de la case par le nombre de galets entrés dans celle-ci.
A ce jeu, notre habile économiste, Anne-Louise Alix, fut la plus forte. Elle gloussait de joie et pouffait devant la mine contrite de ses amies. A leur décharge, Marie-Caroline et Louise-Albertine étaient quelque peu handicapées par leur état respectif : langueur de poitrinaire pour l'une et grossesse pour la seconde. Le trou-madame ne serait pas pour elles, en ce jour pourtant radieux, leur accomplissement, leur schibboleth, leur montée au pinacle, leur triomphe à la romaine. Peu leur chaut, au fond! Piquée par son imparable défaite, bien qu'elle conservât son tact, son équanimité, son sens de la diplomatie, Marie-Caroline de Bourbon-Salerne, au spectacle de la trotte-menu châtain-roux troussant ses jupes à petits pas jusqu'aux arcades pour vérifier, précautionneuse, que le nombre de galets qu'elle avait placés était bien le plus pourvoyeur de points, se contenta de ces mots à l'acidité euphémique et feutrée proche de la bisque :
« Ma chère Alix, vous êtes indécente : j'ai entr'aperçu l'espace d'un instant furtif l'ourlet de vos pantalons blancs. »
Quant à Louise-Albertine, les joues rouges, toute éplapourdie de sa défaite, elle se tint coite, n'osant une quelconque gaberie afin de compenser sa déception proche de l'affliction : elle détestait les chattemites hypocrites, les blandices. Elle craignait par dessus tout la brouille, la quitterie irréparable, que toutes trois se disputassent vainement sur un sujet aussi badin. Elle refusait les faux-fuyants et les calembredaines. Madame la comtesse d'Haussonville demeura donc quiète, se contentant de contempler, comme une cruche désaccoutumée au port de jolies choses, telle une fadette ou un benêt rustaud, la tombée de sa robe d' un bleu-barbeau céruléen, celle-là même qu'elle avait revêtue pour poser pour monsieur Ingres. Elle avait attaché son chignon avec une faveur nacarat, différente de celle de la toile, qui tirait sur le ponceau mâtiné de cramoisi.
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Une heure plus tard, dans le château.
Les grincheux infatués, confits en certitudes, gonflés de leur intumescence légitimiste, croyaient dur comme fer battu tant qu'il est encore chaud au conservatisme imbu de ces dames de la bonne société. Mineures pour eux jusqu'au veuvage, elles ne pouvaient qu'acquiescer aux pires opinions conservatrices, car soumises à leur époux et éduquées selon les préceptes de la catholicité et du Code Napoléon. Par conséquent, dans leur aveuglement semblable à celui d'un empereur byzantin déposé de son trône par une énucléation rituelle, les ultras -ou ce qu'il en restait alors- affirmaient qu' une comtesse ou une duchesse ne pouvaient aucunement avoir d'opinion bien arrêtée sur quelque sujet que cela soit, et, si elles en étaient par hasard dotées, celle-ci irait à contresens de tout libéralisme politique. La duchesse d'Aumale et la comtesse d'Haussonville, cependant, savaient lire. Éprouvaient-elles quelque vergogne, quelque honte, lorsqu'elles étaient surprises par hasard par un chenu roué nonagénaire encore coiffé en queue de pigeon en train de faire leurs délices du « National », du « Journal des débats » ou de « La Presse » de Monsieur Emile de Girardin qui avait occis Armand Carrel en singulier duel (pour parler comme Michel de Nostredame) au lieu de l' attendue lecture de « La Quotidienne », dont l'historien Michaud avait longtemps été le rédacteur en chef, et de « La Gazette de France »?
« As-tu lu la rubrique de « La Presse » de ce jour, consacrée aux beaux arts et à la musique? Demanda la blondine duchesse d'Aumale aux anglaises dorées à Madame d'Haussonville.
- Pas encore.
- Le publiciste y rapporte un étrange incident survenu à l'Opéra-comique lorsque monsieur Clapisson a fait donner ses «Bergers trumeaux».
- Hâte-toi de m'en rapporter la teneur! Je me morfonds d'ennui et me pâme d'impatience!
- La chanteuse D., que de nombreux aficionados voyaient déjà comme la nouvelle Malibran, a perdu tous ses moyens au beau milieu du spectacle! Elle est devenue brusquement aphone et a quitté Favart sous les huées, les quolibets et les jets de tomates!
- Nonobstant le néologisme ibérique que tu viens d'employer, je ne vois en cet événement qu'une cocasserie anecdotique! « Le Journal des débats » n'en a pipé mot, préférant évoquer le prochain ouvrage lyrique du sieur Clapisson : le titre en serait « Gibby la cornemuse! ».
- Serait-ce une adaptation de Sir Walter Scott?
- Il y serait question d'un joueur de bag pipe du nom de Mc Shadock dont l'instrument émettrait des vents incongrus...
- Des vents! Voilà un terme bien impudent et graveleux, ma chère! J'en rougis!
- Je voulais dire des sons...Cette cornemuse ferait entendre des « Ga », des « Bu », des « Zo » et des « Meuh »!
- Un biniou écossais qui meuglerait à la semblance d'une vache! Grotesque! S'exclama la duchesse d'Aumale. Quant à l'incident D., il n'est pas le premier de cette sorte!
- Comment! Voilà bien une ébaudissante nouvelle qui me met toute à quia!
- La tragédienne L. a connu la même extinction de voix voilà huit jours en pleine représentation d' « Athalie » au « Français »!
- Ciel!
- Ceci est le bon mot! Appelons Anne-Louise Alix, que je trouve présentement par trop occupée à sa broderie, afin que nous nous aérions et disputions en mes jardins une nouvelle partie de trou-madame en guise de revanche! Surtout, avant que je ne souffre de mes fâcheuses vapeurs! Je n'ai point sur moi ma sonnette pour appeler Léonie afin qu'elle m'apporte mes pastilles d'ipéca! »
Monsieur Clapisson, lamentable compositeur au demeurant pour la postérité, au point qu'un romancier de l'avenir, à la recherche du temps perdu, assimilerait l'ignorance musicale de quelque Dame de cette Belle Epoque peuplée d'Odette(s) et d'Albertine(s) à la mise dans le même sac de jute de Jean-Sébastien Bach et Antoine Louis Clapisson, souhaitait ardemment constituer un legs de sa collection en faveur du Conservatoire de Paris. Ladite collection avait miraculeusement échappé à un incendie, comme si elle eût reçu la protection de quelque divinité, dryade ou sylphide de ballet romantique. Le tutu pour homme ne serait introduit, dans le roman scabreux tout au moins, qu'en 1891, un an après le trottin. Pour l'heure, les instruments attendaient leur heure muséographique : bugles, batyphons, cornets à piston, ophicléides, serpents, hautbois d'amour, chapeaux chinois, clarinettes, bicordes, octobasses, violes d'amour, viola pomposa, pochettes, orgues positifs, aérophones, cornets à bouquin, chalemies, galoubets, cromornes et autres tournebouts croupissaient au domicile du triste sire comme un vieux lion borgne délaissé dans sa cage après avoir perdu sa qualité, son acception de sidi lion de roman feuilleton.
Pour en revenir à notre affaire, Louise-Albertine ne répondit pas tout à trac aux sollicitations rancunières de sa blonde amie, comme si elle craignait que tuileaux et flûtiaux lui tombassent sur la tête. Au contraire, elle prit distraitement un crayon et gribouilla le journal, exécutant une esquisse toute en maladresse d'un pantin grossier, taillé en une énorme bûche, avec un long nez. Toute à ses croquis, afféteries et agaceries du gros bonhomme en bois, à cette bamboche mal ficelée, elle feignait de ne point voir l'empourprement courroucé de Marie-Caroline en quête d'une réplique. Où donc était passée la longanimité légendaire de la duchesse d'Aumale? Louise-Albertine se refusait à parler en vain, à bégayer, à balbutier, à risquer l' embrouillamini, la contrepèterie, la cacographie ou le galimatias. Ses mains, de fait, avaient des mouvements par trop nerveux. Elle cassa la mine du crayon. Ce fut alors qu'elle dit :
« Non! Elle gagnerait encor! Allons plutôt à l'opéra ce soir!
- Vertuchou! Jura la duchesse d'Aumale. Reconnais donc qu' Anne-Louise Alix a fait Charlemagne à la partie de tantôt! Elle ne nous a laissées aucune chance!
- La rancune est mauvaise conseillère. Un bon opéra nous siéra mieux, comme des caïds arabes se réconciliant autour d'un racahout!
- Tu fleures bon l'orientalisme de monsieur Fromentin! Quel ouvrage lyrique proposes-tu?
- Une reprise de « La Marquise de Brinvilliers » de Ferdinando Paër, créée en 1831.
- L'oeuvre d'un auteur mort depuis six ans, soit! Nonobstant l'absence d'Henri, en campagne, Joseph, ton mari, et Louis de Talleyrand pourront venir, n'est-ce pas?
- Rien ne s'oppose à leur présence, en effet.
- Informons-en donc Anne-Louise Alix! »
Ces Dames appréciaient l'opéra pour ce que l'on sait. Si leurs enfants subissaient le solfège, si Marie-Caroline jouait (un peu) du piano, toutes trois, cependant, étaient aussi bonnes chanteuses qu'une future Deanna Shirley De Beaver de Beauregard, en cela qu'elles ne savaient que fredonner des « Mironton mirontaine » et autres « lonla lonlaine » avec des voix de sirènes!
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Le soir, le temps s'était mis brusquement à la pluie : il fallut donc renoncer à la voiture découverte. Ces messieurs et dames prirent place dans la double berline aux armoiries du duc d'Aumale, vêtus de leurs atours du soir sur lesquels chacun avait enfilé divers vêtements apparemment de protection contre la froidure et la pluie, mais en fait somptuaires, car destinés à en mettre vulgairement plein la vue.
« J'espère que le temps s'abeausira bientôt, minauda la duchesse de Talleyrand. J'exècre les parapluies : cela fait trop bourgeois.
- Après la représentation, nous souperons chez Tortoni. Déclara Joseph d'Haussonville.
- Encore! S'exclama Louise-Albertine, notre Mélanie Ashley Hamilton Louis-Philippe. Je ne voudrais pas que nous tombassions sur ce fielleux légitimiste de Viel-Castel comme la dernière fois, avec son goût immodéré pour les soupers d'huîtres et d'ortolans. Le repas n'avait point été à notre convenance : ces pilchards à la Pritchard sauce Pomaré relevaient davantage du calembour politique licencieux que de la bonne cuisine!
- Encore heureux que nous fréquentions un établissement comme il faut, se permit d'observer Marie-Caroline. Nous eussions pu nous rendre en ce bistroquet réputé pour sa filouterie, chez ce Katkomb, où il eût mieux valu que nous ne nous encanaillassions point! Ses entremets y sont paraît-il infects, constitués de croustades douteuses, de pots-pourris et autres miscellanées de toutes les ripopées et tous les farragos imaginables! Et le chaland, fi donc! A l'image des lieux : lorettes vérolées, mâches-dru, prône-misère près de leurs sous, mauclercs, pauvreteux, hallefessiers et j'en passe! Les servantes y sont malitornes! Le lieu sue la rapine et grouille de coupe-bourse! Cela n'est point là que nous ferions ripaille et gogaille!
- Duchesse! Se permit d'apostropher Louis de Talleyrand-Périgord. Cessez donc là votre marivaudage, vos criailleries et votre clabaudage! Songez plutôt à votre santé! Quittez donc cette face de carême!
- J'ai ma peau de carriole, si je puis vous rassurer! Il fait quelque peu froid! Il s'agit d'une fourrure de ce que les Algonquins nomment wapiti.
- Je croyais qu'il s'agissait de caribou ou d'orignal, observa Anne-Louise Alix. Quant-à moi, j'ai ma berthe fourrée. Et toi, ma chère? ajouta-t-elle à l'adresse de Louise-Albertine.
- Heu? Je... J'ai ma fanchon! Balbutia la comtesse, les joues rouges.
- Quelle allure de croquante, vraiment! Cela ne te sied point, ces coiffes paysannes! Pourquoi pas une fanette ou une fantine, tant que nous y sommes! Persifla la duchesse de Talleyrand.
- C'est que, heu... cela est fort pratique! Mieux qu'un shal! Répondit, quinaude, Louise-Albertine.
- J'en possède à ne plus savoir qu'en faire! Reprit Marie-Caroline.
- Vous les commandez chez un soyeux lyonnais réputé, Saint-Aubain, je crois?» Interrogea Joseph d'Haussonville.
Les bavardages badins et autres parleries se poursuivirent ainsi jusqu'à Paris, entrecoupés de poussées de chansonnettes de Béranger, jusqu'à un vieux chant provençal du dix-septième siècle, fort bienvenu, tout agrémenté de turelure, où il était question d'un diablé d'honnour, d'un Satan créba commé oun poulet, sans oublier une complainte composée sous François Premier au sujet de l'exécution de Semblançay.
A l' Opéra, le groupe prit place dans la même loge : goûter ensemble au spectacle, avant de souper encore en groupe ; l'instinct grégaire, de classe, ne quittait pas notre aristocratie orléaniste. Marie-Caroline s'intéressa aux interprètes du drame lyrique italien, sans doute à cause de l'affaire rapportée par la presse car, habituellement, cela n'était point d'usage chez elle, comme nous l'avions observé avec sagacité tout-à-l'heure.
«M. joue la Brinvilliers! Il s'agit d'une gloire montante! Le ténor R. interprète Louis XIV et mademoiselle O. la Montespan!
- Qui chante le rôle de la sorcière, de la Voisin? Demanda Louis de Talleyrand.
- Un cheval de retour, si je puis m'exprimer comme ces canailles de bonnets verts ou rouges du bagne! Madame P. Elle chantait déjà en 1810! Elle doit approcher des soixante printemps!
- Oh! Grande joie, les amis! Voyez qui j'aperçois dans la loge d'en face! S'écria, rieuse, Anne-Louise Alix, lunettes de théâtre aux yeux tout en lissant ses boucles anglaises auburn. Alban de Kermor! Notre illustre pair de France qui vient de délaisser la politique après s'être brouillé avec Chateaubriand et toute la clique légitimiste, sans toutefois rejoindre les bancs du comte Victor-Marie Hugo. Quoique ce dernier soit son meilleur ami... Il défend et soutient financièrement monsieur Berlioz!
- Hugo? C'est un pair de fraîche date tandis que les Kermor... observa le comte d'Haussonville.
- Alban n'avait pas l'âge légal pour siéger! Eu égard à ses états de service, il a bénéficié d'une dérogation spéciale. Il n'a d'ailleurs que trente-cinq ans...mon âge.» Reprit Anne-Louise Alix.
A son tour, la duchesse d'Aumale ajusta ses lunettes et observa l'illustre spectateur.
« Quel bel homme, vraiment! Blond foncé, les yeux noisette clairs, athlétique! On dit qu'il est un cavalier émérite, qu'il excelle à l'escrime et qu'il pratique des sports anglais avec des partners aussi fous d'anglomanie que lui : un noble art, notamment, que l'on appelle la boxe anglaise! Il est même allé jusqu'à instituer un club privé, rival du Jockey Club! Le Bee's Club si je me souviens bien de l'article de L' Illustration...
- Ma chérie, concentrez vous sur le spectacle! Pouffa Louise-Albertine. On dirait que vous recherchez la liaison adultérine! Je vous dénoncerai à Henri!
- Aucun risque! Il adore son épouse, née Ophélie de Camaran de Ploudalmézeau, qui lui a déjà fait deux beaux enfants: Arthur et Coralie! »
Une scène maîtresse approchait : le solo de La Brinvilliers, au cours duquel mademoiselle M., jolie brune bouclée quoiqu'un peu grasse, devait faire preuve de virtuosité et pousser son contre si bémol légendaire! Le public, qui jusqu'à présent, s'était pas mal gaussé de ce qui se passait sur scène, l'attendait au tournant, son attention enfin détournée des conversations badines qui bruissaient dans les loges et jusqu'au balcon, gênant chanteurs et musiciens qui devaient faire avec s'ils ne voulaient point s'aliéner la bonne société et les bien-pensants du régime. L'instant était donc venu d'affriander l'assistance. La partition de mademoiselle M. formait ce que mathématiquement les savants nomment une partie aliquante, en cela que l'aria majeure n'était pas contenue un nombre exact de fois dans un tout, que l'on pouvait la détacher du contexte du livret, la chanter pour elle-même parmi toutes des miscellanées bel cantistes, un pot-pourri de morceaux choisis recueillis exprès afin de former (de formater dirions nous plutôt) et le goût du public, et l'art de celles que l'on qualifiait de plus en plus de divas ou de prime donne. Cette aria virtuose, selon une loi où le recitativo et l'air doivent obligatoirement alterner, était, si je puis m'exprimer ainsi sans en disconvenir, tout le contraire d'une partie aliquote, improbable objet mathématique contenu un nombre exact de fois dans un tout, un extrait d'oeuvre que l'on ne peut interpréter pour lui-même hors de l'opus lyrique pris dans sa totalité. Outre-Rhin, un certain monsieur Wagner, auteur d'opéras dramatiques intitulés Rienzi et Le Vaisseau fantôme, souhaitait ardemment rompre avec la logique de la musique italienne ou Restauration, en instituant le chant continu et le leitmotiv. Pas de quoi séduire un demi-solde invalide à tête de bois, raide dans sa capote, n'appréciant que les fanfares et les marches militaires de l'Empire réglées par un tambour-major, s'abritant des intempéries avec une toile caoutchoutée faite de cette nouvelle matière malaise dite gutta-percha, édenté à force d'avoir déchiré les papiers des cartouches, réduit à mastiquer des pastilles de gomme-gutte, son haleine fétide empuantissant l'Hôtel des Invalides, relents qu' il fallait obvier par l'usage de gommes aromatiques à l'inverse de l'assa-foetida afin que le vieux grognard parfumât son souffle pourri par un incessant mâchouillage : myrrhe, oliban, opopanax, calamite, encens et autre ladanum. L'homme en devenait drogué.
Vêtue d'une robe d'alépine émeraude, de damas rouge garance et de faille indigo, mademoiselle M. débutait son aria de bravoure, lorsque la loge de nos héroïnes fut brusquement divertie par d'impromptus et incongrus gargouillements, bruits de ventre du plus cuistre effet : ces grommelis anatomiques provenaient des entrailles de la duchesse d' Aumale, qui avait par trop abusé des vomitifs et autres émétiques : son estomac était creux, dans les talons, et le souper lui tardait! Les joues pivoines, elle dit à ses amis, sur le ton de Marie-Antoinette au bourreau le 16 octobre 1793 :
« Excusez-moi! Je ne l'ai point fait exprès! »
Le comte d'Haussonville, de répondre :
« Mais vous avez grand'faim ma chère!
- Une faim de loup-brou! Opina Anne-Louise Alix.
- De plus, j'ai quelques crampes autres que stomacales! Crut bon d'ajouter Marie-Caroline Auguste.
- Peut-être auriez vous grand besoin de quelques frictions d' opodeldoch? Reprit le comte.
- Je ne le pense pas. Je suis désolée. »
Tout à cet imprévu, à cette distraction importune, le public de la loge ne remarqua pas que quelque chose était en train de survenir sur scène. Tandis qu'elle effectuait une montée vertigineuse, virtuose, une vocalise fulgurante jusqu'au légendaire contre si bémol qu'elle devait tenir toute une ronde marquée d'un point d'orgue avant de poursuivre l'aria, mademoiselle M., dont les jolies lithographies vivement colorées dues à monsieur Devéria s'arrachaient chez les marchands d'estampes, parut brusquement privée de tous ses moyens. Cela ne fut ni un couac, ni une erreur de note, de celles que l'on dit par euphémisme fausses. Tout simplement, la bouche demeura grande ouverte sur le silence, la vacuité, la mutité, l'impétrante elle-même ébaudie, quinaude, à quia, éplapourdie de sa surprise à demeurer ainsi coite sans que nulle explication relevant de la physiologie ou d'un quelconque traité de feu monsieur Bichat vînt à éclaircir le phénomène. Elle demeurait muette, non qu'elle fût dépourvue de langage articulé remplacé par des borborygmes d'enfant-loup à la Victor de l'Aveyron : sa voix avait bel et bien disparu, aucunement remplacée par quelque cri ou bruit physiologique, vocal ou animal que cela soit! Elle était pis qu' aphone! Par contre, l'assistance réagit bruyamment par l' hourvari et par l'esclandre. Les spectateurs se sentaient grugés, victimes d'une grivèlerie. Ils en voulaient pour leur argent et cherchaient conséquemment noise. Mademoiselle M. devait payer. Elle paya, au prix habituel des fruits pourris et des rogatons corrompus. Il était pathétique de voir l'admirable corps de cette beauté brune recevoir sans broncher -et pour cause- ces affreuses tomates, pommes, poires et autres productions des cueillettes de nos vergers marchant toutes seules! Ces messieurs se chargeaient de l'exécution en sifflant et en huant la belle, tandis que ces dames au joli nez spirituel, piquées par cette nouvelle bataille d'Hernani qui n'en avait pas l'intérêt artistique, se contentaient de quolibets perfides tout en agitant frénétiquement leurs éventails.
Comment cette malheureuse Rigolboche de passe-boules, de jeu de massacre d'un nouveau type, de mauvais boulingrin, native d'un Ménilmontant encore à venir dans Paris intra-muros, allait-elle rabibocher une toilette de théâtre à jamais souillée par l'opprobre et par l'ignominie d'un spectacle manqué? La pauvre croquignole (en cela qu'elle était mignonne à croquer comme un gâteau), victime de cette arlequinade (nous préférerions pour notre part le terme de scapinerie s'il eût existé) ne pouvait ni protester de son innocence, ni implorer la pitié, encore moins le pardon, la rédemption, ce qu'en chacun de nos dimanches au prône de nos églises on nomme rédimer. Au lieu de manifester une quelconque compassion, les haineux redoublèrent leurs projections de déchets des quatre saisons à l'adresse de la bégueule, pour parler avec la vulgarité d'un marmouset des barrières au péril de l'amphigouri, telles des furies, des Erinyes poursuivant la malheureuse de leur ire, de leur rage, de leur bisque, de leur hubris démesurées. Par une telle billebaude, les paltoquets franchirent allègrement la ligne rouge et le rivage des syrtes, au risque de s'y engloutir à jamais avec toute leur ignominie et leur indignité. Ils méritaient que de leur être vil, il ne restât aucune remembrance! Oser traiter une grande chanteuse pis que la plus bécasse des lendores!
Offusquée devant tout ce spectacle médiocre digne d'un théâtre de dernier ordre du boulevard du Temple, la duchesse d'Aumale rangea en leur étui d'écaille au décor gravé de criste-marine ses lunettes de théâtre, revêtit prestement sa pelisse de bièvre (puisque le prétendu caribou de cette peau de carriole n'était autre que du castor et que l'anglais beaver dérive de l'ancien français bièvre) et dit :
« Quittons ces lieux! Je ne reste pas une minute de plus au milieu d'une telle émeute digne des partageux babouvistes! »
Plus qu'une improbable indignation, cette phrase fut interprétée comme de l'impatience, comme la saisie d'une opportunité bienvenue par Marie-Caroline née de Bourbon-Sicile afin d' enfin combler devant une bonne table son creux à l'estomac. Comme l'aurait déclaré un chevalier à Crécy, à la manière de Froissart :
« Tudieu, messire! Chassons de céans toute cette ribaudaille afin qu'avec l'Anglois nous puissions en découldre!»
Alors que la scène tournait au pugilat et au pancrace, ces messieurs reprirent leur redingote, leur gibus, leur canne et leur carrick et ces dames, comme à regret, rangèrent lunettes et éventails de soie et de dentelle, mignonnettes, de Valenciennes, de Malines ou Chantilly, en point coupé, point de Venise, point Renaissance ou d'Alençon (le plus prisé), enfilèrent leur houppelande, leur fanchon, leur capeline, leur zibeline, leur shal, leur berthe, atours parfois de mérinos, d'autres fois de gros de Naples, le plus souvent agrémentés de crêpe de Chine, de brocart et de moire. Nul ne remarqua que, dans la loge d'en face, Alban de Kermor faisait de même. Dans la confusion qui s'ensuivit, il devenait ardu d'éviter la bousculade. En conséquence, la duchesse de Talleyrand fut heurtée par un hurluberlu qui semblait se hâter tout comme elle vers la sortie. L'homme était grand et laid, comme défiguré, ainsi qu'un maître d'école vitriolé cher à monsieur Eugène Sue, à la semblance atroce d'un monstrueux criminel de dessins aux phylactères du prochain siècle, dont monsieur Töpffer était présentement un pionnier, être au lupus qui dissimulerait sa décrépitude létale sous des masques de mort. Anne-Louise Alix ne put retenir cette exclamation :
« Mon loup-brou! Ciel! Mon loup-brou! »
Tous s'en vinrent chez Tortoni souper, une fois la voiture rejointe, loin de l'émotion quasi populacière qui envahissait désormais l'opéra.
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