Dans les appartements privés intimes du
régent George sis au lugubre palais Saint-James,

un événement important se
préparait sans que nul ne s’en doutât. En cet espace voué à la débauche, le
prince était occupé à ses habituelles orgies avec une de ses maîtresses et, entre
deux distractions, élaborait des plans destinés à aider les loyalistes français
et à écraser la rébellion sociale des luddites qui ravageait le pays.

L’élue du soir avait depuis long-temps
abandonné châle, chapeau et ganterie. Robe et corset, chus quelque part sur le
parquet, gisaient pêle-mêle avec les effets du prince-régent, loin du lit d’apparat
où, présentement, la dame s’affalait, cuvant les flûtes de champagne dont elle
avait abusé, rousse, grasse et les joues rouges, vêtue de sa seule chemise
cependant rabattue jusqu’à la taille, dévoilant des appas mamelus, des chairs
infiniment grêlées d’éphélides. Elle hoquetait d’ivresse, et George, en simple
caleçon, avait du mal à ce qu’elle se concentrât sur la dernière innovation
qu’il voulait lui offrir : un dérivé du Colt, issu des armureries royales,
au barillet pouvant tirer douze coups.
L’arme était lourde, le canon
impressionnant. Elle fonctionnait exclusivement avec des balles en argent
cylindro-coniques au fulmicoton.
S’adressant à sa maîtresse afin qu’elle
lui prêtât davantage attention malgré qu’elle fût embrumée par l’alcool, George
dit, d’une voix pâteuse :

« Je veux te faire plaisir. J’ai jeté
sur toi mon dévolu, je te rappelle, afin que tu remplaces en ma couche cette
maritorne de Caroline de Brunswick pour laquelle je souhaite pis que pendre.
Notre séparation de longue date n’a point été fortuite. »
La catin bien en chairs répondit au prince
par un rot sonore, tonitruant et obscène. Le visage écarlate, elle fit :
« Pristi, George ! Ton champagne
est éventé ! »
Lors, elle ne trouva pas mieux que
d’éclater de rire ; une envie pressante la prit, qu’elle évacua sans
pudeur dans un vase de nuit. La miction bruyante de la dépravée emplit la
chambre de ses fragrances alcalines.
« J’ai trop abusé ! Fuck ! »
Victime d’un accès de pudeur, elle fit
mine de rechercher ses pantaloons,
cette lingerie fort commode, dont l’usage en vogue, droit importé de France, se
répandait depuis que le comte di Fabbrini l’avait imposé aux bordels du
Palais-Royal ; las ! ils gisaient pantelants, chiffonnés et souillés,
à bonne distance de son regard.
George contemplait les bibelots ridicules
qui ornementaient la pièce ; il se sentait trop fatigué pour l’amour et
son ventre bedonnant, ballonné de bonne chère trop arrosée, tuait tout son
désir. Intumescent par l’abus de gibier, il devait se hâter d’offrir le
revolver, avant que ses entrailles se rappelassent à lui et évacuassent leur
trop plein à même le parquet. Pourtant, il eût aimé enlacer encore cette
maîtresse aux formes plantureuses, à la silhouette voluptueuse et stéatopyge,
digne d’une Vénus anadyomène ayant abusé de victuailles caloriques, bécoter
partout la créature !
C’était ce sybarite l’ennemi principal de
Buonaparte !
« Je vais te montrer comment te
servir de mon offrande. J’escompte que tu fasses un sort à toutes ces
salauderies qui gâtent notre chambre. Par exemple, ce plat Wedgwood avec ces
chérubins. Il insupporte ma vue depuis trop longtemps ! »
Il lui fit une petite démonstration, sans
coup de feu toutefois : comment retirer le cran d’arrêt, comment utiliser
la gâchette, comment faire rouler le barillet, viser, appuyer sur la détente,
sans omettre le mouvement du chien et l’effet de recul.
« Mince alors, c’est plutôt
facile ! »
Elle saisit l’arme par la crosse – une
crosse en ivoire ouvragée, gravée des armoiries du prince de Galles, éprouvant
sa lourdeur.
« Devil !
Faut être costaud ! »
Exécutant l’ordre capricieux de l’amant,
elle se mit à genoux, la chemise délacée et rabattue ceignant ses reins comme un
pagne, les seins flasques et tombants, et tira au jugé, la langue pendante
telle une friponne, fracassant la faïence Wedgwood laiteuse qui se brisa en
mille morceaux.
Deux laquais en livrée royale gardaient la
porte de la chambre, candélabre au poing. D’habitude impavides, tous deux
tressaillirent à la détonation, au point que l’aîné des domestiques, craignant
qu’il fût arrivé malheur, ouvrit l’huis.
« Randolph, je ne vous ai point
sonné ! » le rabroua le prince-régent.
La jolie dépoitraillée crut bon de
remonter sa chemise, redoutant la concupiscence du laquais.
Elle se souvenait d’une précédente
conversation avec son partenaire, évoquant la possibilité d’une grossesse
indésirable.
« Cela ne sera rien, lui avait-il
répondu. La matrone extraira l’enfançon de ton ventre et, sur mon ordre, en
fera de la chiffonnade, de la pâtée pour mes mastiffs. A moins que les porcs
aient ta préférence. »
Cela s’appelait un infanticide sans que
nul ne formulât le terme. Passant du coq à l’âne, il avait ajouté :
« Point de risque que je te rejette
et te remplace par quelque poupée de Jeanneton, comme celle dont parlent mes
espions. Le bruit court que Buonaparte utilise dans ses troupes une petite
aveugle maigrichonne dotée de facultés surnaturelles avec peut-être pour
objectif d’en faire l’amante de Madame Royale pour qu’elle l’occise au lit.
Car, sais-tu, les libelles que les officines napoléonides diffusent dans toute
l’Europe et jusqu’aux Isles accusent la fille de Louis XVI de mœurs contre
nature. N’a-t-elle pas une garde du corps qui jamais ne la quitte ? Ses
liens avec cette Félicitée Flavie, logée gracieusement à Kensington, sont des
plus équivoques. Ceci étant dit, il s’agit d’une guerrière redoutée qui manie
fleuret, pistolet et fusil avec autant de brio que la harpe, le pastel et le
fusain. »
Avait-il trop parlé ? La catin
frissonna, ses mèches rousses friselant.
Se croyant davantage prévenant, après
qu’il eut congédié le domestique, George dit à sa maîtresse de passage :
« Je te promets un domaine, des
terres, un titre. Cependant, pour que tu les mérites, tu dois au préalable
nettoyer cette chambre de toute l’affreuse bibeloterie qui l’enlaidit. Fais
comme il te plaira sans toutefois gaspiller les munitions.
- Gasp ! déglutit-elle. Euh… eh bien,
let’s go ! »
Elle visa lors un lampadophore à l’effigie
d’un jeune maure enturbanné,

un de ces objets d’antiquailles ou de brocante
propre à générer l’ire des militants antiracistes radicaux du XXIe siècle de la
piste 1720 et quelques. Alors qu’elle tirait, le régent, prenant un carafon de
cognac, en but une rasade à même le goulot. La balle décapita l’indigène
symbolique honni, qui vacilla avant de choir. Son chef avait explosé en
milliers de fragments. Euphorique, prise au jeu, toujours ivre, notre
prostituée du grand monde s’en prit à tout ce qui ornait les lieux :
bergeries de Saxe,

biscuits, psyché, vase mille-fleurs droit importé de Chine,
pendule sculptée d’ondines, de nymphes et de dryades, console aux motifs tout
aussi mythologiques, lustre à pampilles etc. Un gloussement stupide
accompagnait chaque tir. Par chance ou par hasard, un des projectiles de
l’écervelée manqua l’aquarium qui trônait en face du lit, trouant et déchirant
un portrait consternant du roi régnant – le père du patachon – en costume du
couronnement qu’il tardait à George d’endosser à son tour, toile pendue juste
au-dessus du bocal ouvragé dont le régent changeait parcimonieusement l’eau.
L’espèce
de carpe aux écailles argentées qui y nageait en fut quitte pour une petite
peur ; elle s’agita, remua, palpita, se contorsionna comme un convulsionnaire
de Saint-Médard avant de retrouver son calme au milieu des défécations au sein
desquelles elle avait coutume de baigner. Cet animal de compagnie, cette
mascotte, était à l’image de son maître : grasse et bien nourrie.

On ne
savait pourquoi, George avait baptisé l’animal du nom bien peu prosaïque de General Yusuf, allusion à un
hypothétique commandant des janissaires du Pacha d’Egypte

dont l’autonomie
vis-à-vis de la Sublime Porte s’affirmait de jour en jour. Allez savoir s’il ne
s’agissait pas de l’âme réincarnée du grand-père du comte di Fabbrini, que les
tulpas venaient d’épargner. Les détonations succédèrent aux détonations,
jusqu’à ce que le prince de Galles réalisât que Mary Woods – ainsi s’appelait-elle
– était en train de vider le chargeur.
Il ne restait plus que trois misérables
balles dans le barillet ; la chambre était parsemée de bris de verre, de
bois, de faïence, de stuc, de cristal, de porcelaine, d’émail et d’onyx. George
empoigna le bras de la fille, au
risque qu’elle devînt dangereuse et retournât le canon contre lui.
« Arrête-moi ça, idiote ! Ce
saccage risque de se savoir parmi les partisans de John Ludd ! Tu es pire
qu’un brise-fer !
- Ah, mon Georgie, si tu le prends
ainsi ! Tiens, ce canon me rappelle le sein de ma mère… Permets-moi que je
le tète !
- Malheureuse ! Le Colt contient
encore des balles.
-
I don’t care ! »
Sur ces mots, Mary Woods prit l’arme à
pleine bouche ; des bruits de succion obscènes s’ensuivirent, au grand dam
du prince-régent qui n’osait tenter de récupérer le revolver.
« Suc ! Suc ! Ah, que cela
fait du bien ! »
Elle le narguait ; elle l’agaçait.
Pour elle, il était tout autant prince que compagnon de priapées et de
débauche. George passait tous les caprices à ses maîtresses avant qu’elles le
lassassent. Il allait se recoucher, attendant qu’elle eût fini pour déposer
l’arme baveuse et immonde, quand quelque
chose se produisit en lui.
C’était comme un investissement, une prise
de possession par un démon ou quelque incube. Promptement, le régent ne se
sentit plus maître de son corps, abandonnant tout libre-arbitre. Il ne se
savait plus lui-même. D’autres pensées que les siennes, asservies, lui vinrent.
Il dut s’exécuter, s’exécuter, s’exécuter… Une lueur violette passa, fugace,
luminescente, éclairant toute la chambre en un éclair d’une picoseconde,
surpassant les médiocres chandeliers aux lueurs jaunâtres et tremblotantes
disséminés çà-là.
Il se jeta alors sur sa maîtresse, voulant
reprendre l’arme. Mary se débattit, se refusant à recracher un si bon biberon
de froid métal. En un geste prémédité, non par son cerveau, mais par celui qui désormais possédait son enveloppe
terrestre, le prince-régent enfonça tout le Colt jusqu’à la crosse en la
bouche de sa soi-disant bien aimée, puis, faisant fi de la salive, de la
sensation baveuse en ses doigts, sans nulle répugnance, il pressa la détente…
La puissance de la balle au fulmicoton le
sidéra. Elle traversa toute la tête, la faisant exploser en une infâme
bouillie, tandis qu’une conséquente éclaboussure sanglante, mêlée
d’innombrables esquilles mélangées de matière cervicale, de peau et de cheveux,
pourrit et empoissa l’oreiller, les draps et le mur.
Il va de soi que les laquais, alertés par
la spectaculaire détonation, plus intense encore que les précédentes,
accoururent. Ils découvrirent un George non point hagard, mais souriant,
ensanglanté par une hémoglobine qui n’était pas la sienne, brandissant un
revolver gluant, qu’il venait de retirer de ce qui demeurait du chef de la
catin infortunée. Comme dans un célèbre drame romantique d’Alexandre Dumas, ses
premières paroles après son forfait eussent pu être :

« Elle me résistait ; je l’ai
assassinée. »
Tandis que Randolph dégobillait sur la
descente de lit (une précieuse pelisse de panthère du plus bel effet), l’autre
valet, qui se nommait Bernie, entendit distinctement les ordres du
régent :
« Jetez-moi ça au feu, à l’eau ou
dans une fosse discrète avec de la chaux vive… Peu importe. Il faudra nettoyer
toute la chambre, je dis bien toute. Nulle trace ne doit demeurer de
l’incident. »
Randolph achevait de se soulager ; Bernie
tremblait comme une feuille devant ce crime d’Etat inavouable dont l’Histoire
ne retiendrait aucune péripétie, faute d’indices. Le Commandeur suprême pensa,
ironique, devant le spectacle lamentable que lui offraient ces marionnettes
humaines :
« Quelle belle entrée en scène dans
mon nouveau corps ! Johann, qu’en dis-tu ? Buonaparte et Galeazzo, à
nous trois ! »

Sa bedaine de bambocheur fut secouée par
un irrépressible rire.
Cependant, une information capitale s’en
vint parasiter ses mémoires, l’empêchant de davantage goûter à son
triomphe :
« Zut ! Humboldt et ses
coéquipiers imbéciles viennent d’accéder à la chambre ultime du sépulcre !
Langdarma est à leur portée ! »
A suivre...
********