Les jours suivants, nous remontâmes davantage vers le nord, délaissant à regret la plaine Indo-Gangétique
au profit de terrains plus accidentés, plus abrupts, aux rochers acérés et instables, qui firent les délices de Jacques Balmat, lui permettant de nous démontrer son adresse montagnarde sans pareille. Nous avions dépassé la région du Teraï, encore caractérisée par les terres alluviales du Gange, et nous nous aventurions désormais en la cordillère du Siwalik,
qui surplombait la forêt vierge luxuriante. Paysage et végétation évoluaient rapidement car nous approchions du plateau népalais, au cœur de ce royaume. En matière d’alpinisme, nous n’étions que de médiocres catéchumènes. Cornwallis nous suivait toujours à distance. Il savait que nous nous apprêtions à franchir la frontière d’un royaume farouchement indépendant que Londres rêvait de soumettre sous son joug. Atma grimpait avec agilité et allégresse,
alors que son maître Arthur souffrait plus que tout autre du vertige. Je n’étais point en reste et il me fallait avec constance réprimer des accès nauséeux malséants.
Nous franchissions des torrents tumultueux, suspendus au-dessus des eaux sur des ponts rudimentaires de cordages dépourvus de plancher. En l’abîme que nous surmontions se dressaient les frondaisons d’arbres tropicaux luxuriants que je regrettais ne pouvoir étudier. Parfois, nous entendions tout en bas le feulement des fauves, les cris des singes et les exclamations d’oiseaux au plumage bariolé.
Afin de nous prémunir des fièvres, nous avions dû mâcher diverses écorces d’arbres prétendument efficaces, écorces à l’odeur forte et désagréable, à la saveur amère, que Rajiv nous proposait. Humboldt s’y intéressa, parce qu’elles lui rappelèrent à la fois le bétel et ce que les Indiens du Sud de l’Amérique dénommaient quinquina.
La chaleur détrempait nos chemises que nous devions changer quotidiennement.
Tandis que nous achevions une de ces traversées hasardeuses, une antique sentence chinoise - à moins que cela fût une maxime ? – me revint à l’esprit : « La solidité d’un pont ne se mesure pas au nombre de ses lianes ».
Haïné, notre nouvel acolyte, faisait office de guide. Sa connaissance parfaite de la contrée nous fit gagner un temps considérable sur nos poursuivants redoutés, bien que je jugeasse le gouverneur Cornwallis comme une personne scurrile, une espèce de bouffon sinistre et caricatural. Girodet-Trioson
ne cessait de remplir son carnet de voyage, griffonnant et croquant à tout crin la nature exotique alors que Fourier, notre mathématicien, faisait office de géomètre et d’arpenteur, mesurant les espaces que nous parcourions à l’aide des instruments appropriés et de ce tout nouveau ruban-mètre gradué que Napoléon voulait imposer au monde. Ce que Humboldt et nous-mêmes craignions davantage que les troupes « surnaturelles » du gouverneur, c’était cet insidieux mal des montagnes qui allait nous tourmenter avec l’altitude croissante. Il résultait de la raréfaction du gaz oxygène, cette découverte fascinante de Monsieur Lavoisier,
qui avait démissionné de sa fonction de fermier général avant de s’exiler aux Amériques voilà cinq ans, parce qu’il refusait l’emprise de Bonaparte sur Louis XVI. Nous apprîmes sa mort des fièvres en Louisiane, quelques semaines avant notre départ. Quelle perte pour la science !
Après quatre jours supplémentaires, alors que le franchissement des contreforts de la cordillère annonciatrice de la chaîne dite « Himalaya » occasionnait en nous des souffrances imparables, Haïné nous désigna un monument étrange, haut érigé, une colonne constituée d’empilements hétéroclites, d’agrégats de pierres de taille, solide sur ses bases quoique branlante à son sommet, monument, qui selon elle, délimitait la frontière entre les Indes et le Népal « utile » de la vallée de Katmandou.
« Là se dresse le stupa ou chörten du second Tsampang Randong ».
Nous comprîmes peu de mots à ses paroles. Etait-ce à dire que le fameux ascète bouddhiste du IXe siècle de notre ère s’était réincarné ? Ce Tsampang Randong-là, nous expliqua Haïné, avait vécu au mitant de notre XVe siècle et avait été considéré comme un « très précieux » ou rinpoché, voire comme un tulku ou un Pantchen Lama. Comme son « ancêtre », il avait recruté des disciples voués à une ascèse mortifère mais s’était heurté à l’opposition d’un certain Lobsang Rama. Les adversaires du second Tsampang Randong prétendaient qu’il avait assassiné Lobsang Rama alors que ses partisans, faisant fi de ces accusations pour eux infondées, lui vouaient un culte fervent, au point d’édifier ce chörten qui contenait sa relique.
Ce stupa ou chörten, donc, bien qu’il fût plus éloigné du territoire où Haïné nous avait pris par surprise que je l’eusse supposé, contenait la dépouille intégralement momifiée de Tsampang Randong II en lieu et place de l’urne cinéraire de terre cuite que je subodorais. Quant au chörten du premier Tsampang Randong dont Haïné se revendiquait la gardienne, nous ne l’avions pas rencontré au cours de notre périple. C’était à croire qu’il était mythique.
Humboldt et Girodet-Trioson s’approchèrent avec prudence de ce mausolée bouddhique. Notre voyageur allemand remarqua avec un certain effroi la présence d’une niche creusée en son entablement, niche en laquelle, comme coulé en une seule masse, un écrin en cristal de roche renfermait une momie recroquevillée et ratatinée, vêtue d’habits brodés et brochés ternis et décolorés par-dessus une robe monacale de teinte safran. La dépouille de ce bonze ou lama était coiffée d’une mitre singulière recourbée en forme de conque et garnie de plumes de harfang défraîchies par les siècles.
S’approchant à son tour non sans hésitation, Rajiv nous désigna une inscription sculptée tout en bas de l’entablement, inscription que nous ne pûmes déchiffrer jusqu’à ce que le jeune Schopenhauer s’en mêlât.
« C’est du pâli, nous dit-il. Cela signifie plus ou moins ceci : « De toutes les causes issues d’une cause, le Tâthâgâta a dit la cause, mais il en a aussi révélé la cessation, lui, le grand religieux. »
Alors que nous nous interrogions de plus belle, bien qu’émerveillés par cette faculté polyglotte dont faisait preuve notre jeune compagnon, Haïné nous intima l’ordre de poursuivre notre marche. Elle nous prévint que ce que nous allions voir le long de la voie dallée qui désormais allait s’offrir à nous, voie qui débutait en arrière-plan d’une forêt étrange, effroyable et surnaturelle, et qui tout droit menait à la capitale du royaume du Népal, perturberait nos âmes sensibles. Cette voie, nous affirma-t-elle, était immémoriale.
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Il s’agissait d’une route de géhenne digne des Champs Phlégréens ! Les visions que nous affrontâmes engendrèrent un inexorable sentiment partagé d’angoisse et de terreur. Leur caractère insoutenable, pire que les pages les plus épouvantables de ces nouveaux romans gothiques anglais, les apparentait à des cauchemars concrets.
La voie était précédée d’une forêt de lances et de hampes, droit plantées à même le sol rocailleux, surmontées tantôt de têtes squelettiques simiesques d’une taille démesurée, tantôt de corps humains complets empalés du fondement jusqu’à la bouche, « arbres » sans feuillage qui formaient autant de réminiscences de la barbarie Hun et des mœurs valaques du XVe siècle, comme en une correspondance temporelle entre Attila et Vlad Dracul,
un sinistre personnage qui avait combattu l’expansion turque, personnage dont la fortune, la renommée et la légende deviendraient peut-être un jour aussi considérables en Occident que ne le fut l’épopée d’Alexandre le Grand.
Il ne s’agissait ni d’épouvantails conjuratoires au pouvoir prophylactique, ni de simulacres. Les cadavres étaient réels. Juchés sur ces pals d’une hauteur de trois étages, aussi épais que des troncs de bouleaux adultes, ils étaient pour la plupart d’entre eux réduits à leur charpente osseuse ; cependant quelques-uns avaient conservé chairs momifiées, racornies ou saponifiées et lambeaux de vêtements conformes aux mœurs vestimentaires de ces contrées sauvages. Quant aux crânes simiens fichés à la pointe des lances, pointe oxydée témoignant de l’ancienneté du supplice de décapitation de ces bêtes, ils nous apparurent proprement monstrueux et difformes.
Ces dépouilles fragmentaires témoignaient de l’existence d’une espèce de singe géant non encore répertoriée par les sciences de la nature. Toutes présentaient une singulière crête sagittale en pain de sucre, tel un cimier de heaume. Deçà-delà, des poils roussâtres solidifiés et desséchés s’agrégeaient encore à ces tristes figures peut être apparentées à ces hommes des bois des Indes hollandaises, ces mystérieux Orangs que Linné confondait avec des anthropomorphes irréalistes. Il arrivait que des apothicaires chinois vendissent en leur glauque et hétéroclite officine les calottes crâniennes de ces singes qu’ils appelaient « scalps » de Migou à la manière indienne, tandis que leurs dents étaient qualifiées d’os de dragons ou dentures de dragons. Je me promis d’étudier la question une fois revenu en France, à moins que l’avenir me réservât un sort funeste. Ces crânes d’Orangs géants étaient dignes d’un intérêt égal sinon supérieur à celui du crocodile de Maastricht
qu’il m’avait été donné d’examiner récemment. J’eus le temps de noter que ces os étaient trop récents pour appartenir à une espèce fossile antédiluvienne et qu’il se pouvait donc que ces primates mystérieux existassent pour de bon en l’Himalaya, au Lo ou au Thibet. La taille des spécimens complets devait s’avérer colossale et ces simiens se rapprochaient peut-être des géants et titans des légendes. Je décidai de les qualifier à titre provisoire de Titanopithecoï.
J’ordonnai à Girodet-Trioson de croquer un de ces caps, croquis que je promis de présenter à l’Académie royale des sciences. Nous reprîmes notre route.
Nous dûmes nous faufiler vaille que vaille entre les « arbres » de cette terrifiante forêt avant de rejoindre la voie dallée inclinée ascensionnelle qui, sur des lieues, montait jusqu’à la vallée renfermant la capitale du Népal établie en 1768 : Katmandou, autrefois baptisée Kantipur.
Quelquefois, il arrivait que des fragments organiques trop pourris tombassent des pals au risque de nous souiller ou nous blesser. Toutefois, notre soulagement éprouvé au sortir de ce « bois » fut bien bref.
Ravaillac
et Damiens
n’avaient rien à envier aux légions de condamnés qui nous accompagnèrent tout au long du reste du chemin, comme autant de témoignages de la cruauté de la Régente Lalit Tripura Sundari, véritable impératrice Irène ou Wu des temps modernes.
A première vue, il s’agissait d’un défilé, d’un alignement de grandes boîtes de part et d’autre de la route. L’orifice central du couvercle de ce qui nous apparut comme des carcans d’une facture inconnue au Ponant exhalait des puanteurs diverses témoignant des différents stades de misère physiologique et de putréfaction de ceux qui y étaient emprisonnés ou reclus. C’était là quelque accomplissement d’un vieux projet de cachots individuels ou de cellules « monacales » ou cénobites que nos prisons tardaient à mettre en œuvre. Construites à partir d’un assemblage de lattes de bois et de barres de fer, lesdites boîtes à supplice portaient des inscriptions en caractères cabalistiques qui, sans nul doute, mentionnaient la raison de l’enfermement des condamnés à une mort lente et rappelaient la peine maximale qu’ils enduraient jusqu’au trépas, peine décrétée unilatéralement par la despote sanguinaire avec laquelle nous allions parlementer. D’un tiers environ des boîtes émergeaient des têtes plus ou moins charognardes, aux faces dévorées par les vautours. Ces rapaces volaient au-dessus de ces prisons, dans l’attente du moment favorable. Au-delà du Népal, sur le plateau du Thibet balayé par des vents desséchants et glacés, ces volatiles étaient préposés à la consommation des chairs des corps démembrés des défunts. Présentement, leurs frères de race se contentaient de surveiller l’agonie des suppliciés, faute de pouvoir assister en dilettantes opportunistes à la découpe rituelle des cadavres des seigneurs féodaux comme des pauvres hères.
De certaines boîtes sortaient des gémissements. Sinon, la majorité des têtes sortant des trous ne présentaient plus le moindre signe vital. Les condamnés pourrissaient dans leurs défécations, leur chef déjà privé de lèvres, de nez, d’yeux et d’oreilles. L’exiguïté de ces « cachots individuels », dignes des cages de fer du roi Louis XI, empêchait qu’ils s’y tinssent debout. Ils s’y ankylosaient peu à peu, en position accroupie, jusqu’à l’affaissement final des organismes. Ce qui nous perturbait le plus, c’était l’attitude marmoréenne d’Haïné, indifférente à ce théâtre de la cruauté la plus barbare. Nous nous sentions immergés au tréfonds abyssal d’un pandémonium, d’un cauchemar digne des toiles de Füssli, ce nouveau peintre singulier à la mode.
Ce fut alors que Rajiv perçut une plainte s’apparentant à un « à boire ». Il nous désigna la troisième boîte à notre droite, à partir du point où nos pas nous avaient conduits. « Cela » n’avait plus rien d’humain, quoique l’infortuné respirât encore et pût pousser ce gémissement, pour nous inarticulé. L’agonisant puisait dans ses dernières forces afin de solliciter notre aide ou notre miséricorde. Ce qui restait de ses oreilles avait entendu les vibrations de nos pas. A première vue, nous l’eûmes confondu avec une tête momifiée démaillotée, tant ce chef était déshydraté et noirâtre, comme asséché par le vent du désert, à la manière de ces momies naturelles que parfois, l’on exhume en Egypte.
Son nez et ses lèvres avaient disparu sous les becs des vautours. Il ne demeurait plus qu’un seul œil, le gauche, jà vitreux, l’autre ayant été arraché depuis longtemps par un rapace avide. Cette tête de mort vivante, sentant notre approche, parvint à forcir sa voix. Rajiv nous révéla que ce malheureux s’exprimait en Népali.
Obéissant à un élan de générosité, afin de satisfaire la requête du prisonnier moribond, le sâdhu approcha le goulot de sa gourde de la bouche aux dents à vif. Ce fut en l’instant où le condamné s’abreuvait avec peine qu’un tumulte éclata. Une clameur provint des autres boîtes-cages qui renfermaient des survivants dont la supplique jaillit en divers dialectes. « A boire ! A boire ! » s’écrièrent-ils en chœur. Certains martelèrent de leurs poings les parois internes de leur carcan abject. Agacé par ces clameurs plus proches d’une admonestation que d’une prière, Atma jappa. Le tumulte devint assourdissant, au point que son intensité alerta un groupe de soldats ou de gardes postés à quelques toises. Nous rencontrâmes ainsi nos premiers Gurkhas.
Ils arboraient de curieux casques de cuir bouilli ou des chapeaux plats dont la forme constituait un compromis entre le chapel de fer du Moyen Âge et, de manière plus triviale, le plat à barbe servant de coiffe au chevalier à la triste figure, l’immortel Don Quichotte de la Manche. Nous redoutâmes que ces gardes, à l’incarnat bruni et à la moustache arrogante, tout dévoués à la Régente à laquelle ils avaient juré fidélité, nous réservassent un sort aussi funeste que celui des suppliciés que nous venions de prendre en pitié. Armés de pied en cap, ils avaient des traits sévères circonstanciés. Nous ne pouvions attendre d’eux aucune mansuétude, car nous étions des étrangers. Plus hardi que nous tous, Rajiv eut l’audace de questionner les gardes en Népali (langue qu’il pratiquait au-delà des simples rudiments), leur demandant la raison de la peine endurée par tous ces infortunés. Peu disert, celui qui paraissait leur officier eut un geste de mépris et grommela : « Chacun de ces ladres a eu l’heur de déplaire un jour à la Régente. Elle condamne à la mort lente pour le moindre larcin et la moindre incartade. La plupart de ces vils personnages appartiennent à la populace, aux castes les plus basses, mais certains parmi eux furent gens de cour et lettrés tombés en disgrâce. »
Aux dires du commandant des Gurkhas, Rajiv s’abstint de tout commentaire qui nous eût compromis ; cependant, je sentais qu’il fulminait d’une sainte colère. A sa manière, cet ascète, ce fakir ou guru n’était-il pas un saint ? Quant à Haïné, elle n’avait pas bronché. Il n’y avait pas pire despote en Orient. Aucun pacha, aucun sultan, aucun potentat, aucun empereur de Cathay n’agissait de la sorte et notre nouvelle guillotine me parut bien plus enviable, plus prompte, que ce sort pitoyable. Le Népal n’était-il pas un royaume fermé aux Occidentaux ? Sans doute la Régente considérait sa politique comme juste, légitime et adéquate, face aux velléités de conquête anglaise et… si notre gouvernement le pouvait, d’annexion française.
Il restait plusieurs lieues à parcourir, et, malgré notre fatigue, les Gurkhas ne cessaient de nous aiguillonner, de nous forcer à nous hâter telles des bêtes de somme destinées à la boucherie. Ils n’eurent aucun égard pour nous, excepté pour Haïné. J’espérais qu’elle saurait plaider notre cause.
Avant de parvenir à Katmandou, nous dûmes traverser l’antique cité de Patan,
dont nous apprîmes qu’elle était réputée pour ses monuments, notamment les quatre stupas d’Açoka, dressés à chaque point cardinal. Patan jouxtait la capitale. Nous y pénétrâmes près du stupa du Sud au déclin du soleil.
Nous étions recrus de fatigue car nous avions cheminé de longues heures, et la poussière s’agrégeait à nos vêtements défraîchis. De plus, l’altitude de la contrée – trois mille de nos nouveaux mètres comme en témoignaient les mesures des instruments de Monsieur Fourier – incommodait nos organismes. Cependant, ces soldats peu amènes s’obstinèrent à nous traiter sans le moindre égard pour nos personnes. Nous réclamâmes le repos, mais l’officier n’en eut cure. Nous n’eûmes même pas le loisir de contempler les monuments bouddhiques et indiens de Patan, qui s’offraient à nos regards d’explorateurs avides. Ainsi, en des maisons traditionnelles, postés sur des balcons de bois sculptés, des divinités, des génies protecteurs, se montraient, l’incarnat bleuâtre, la moustache imposante, un troisième œil sacral érubescent bien en évidence au milieu de leur front.
Ce fut alors qu’Haïné se décida à converser avec le chef de ces Gurkhas brutaux, afin qu’il saisît que nos intentions étaient pacifiques. Bien que je ne comprisse pas le moindre mot aux pourparlers dont nous fûmes témoins, je pus appréhender les difficultés éprouvées par la jeune femme à amadouer l’officier népalais. Corvisart, Girodet-Trioson, Laplace et Fourier partageaient le même sentiment. Quant à lui, feignant l’indifférence, en une attitude défiante non dépourvue de fermeté et de courage, Jacques Balmat préféra l’observation de notre environnement à l’écoute des échanges animés entre Haïné et le militaire Gurkha. A l’exubérance colorée de la jungle indienne avait succédé la vastitude désolée de ce qui, pour les indigènes, représentait la « moyenne montagne ». Je voyais qu’il évaluait le moindre éboulis, le moindre amas rocheux, le moindre mamelon se découpant dans le paysage, le moindre scintillement pierreux au soleil couchant. Il mesurait les difficultés des prochains jours, scrutant les lignes des crêtes vertigineuses et acérées qui surplombaient et dominaient, au loin, notre plateau, tels des colosses de granit et de porphyre, en une muraille interminable écrasant tout, l’horizon comme l’azimut. C’était cela l’Himalaya. Je doutais qu’un Européen pût vaincre ce toit du monde de notre vivant, ne serait-ce qu’en raison de l’air raréfié en altitude. Nous allions apprendre que les populations de ces contrées étaient différentes de nous, en cela que leurs capacités pulmonaires s’avéraient supérieures aux nôtres.
Humboldt s’impatienta ; il décida de se mêler à l’échange verbal. Il lui suffit de se porter à hauteur de l’officier, de le jauger, puis de prononcer ce seul nom, Langdarma, pour que changeât avec soudaineté l’expression du visage du chef des gardes, jusqu’à présent farouche. La forteresse inexpugnable s’ébranla et trembla sur ses bases ; l’homme se soumit aussi vélocement qu’il nous avait nui. L’Empereur thibétain, quoique mort depuis près de mille années, représentait aux yeux de ces superstitieux un ogre, un croque-mitaine ou un démon qu’ils craignaient. Les syllabes prononcées par notre Allemand avaient eu un effet magique. Le Gurkha mit genou à terre, se prosternant presque devant Haïné et Humboldt, imité aussitôt par sa petite troupe. Cette soumission allait nous servir de caution, de sauf-conduit pour être introduits à la cour de Lalit Tripura Sundari, cette Brunehaut des temps modernes. Les faces des guerriers avaient verdi de peur à l’énoncé du nom de celui qui, quelque part au Lo, reposait dans une grotte, son âme inexpiable errant dans des limbes peuplées d’esprits monstrueux qui protégeaient cette dépouille que le comte di Fabbrini prétendait dotée de pouvoirs surnaturels et exorbitants. Mes oreilles tintèrent aux murmures oppressés des soldats : Migou ! Migou !
tel fut le nom interdit s’extirpant de leurs lèvres. Tandis que le chef des gardes nous désignait une sorte d’hostellerie où nous allions pouvoir passer la nuit, avant d’effectuer notre entrée solennelle à Katmandou et de nous rendre à l’audience de la Régente, Rajiv, sous les acquiescements encourageants d’Arthur Schopenhauer, nous révéla que les têtes de primates de tantôt étaient attribuables à une espèce cousine dudit Migou – si du moins nous raisonnions dans l’acception linnéenne. Il s’agissait bien de nouvelles espèces de singes géants qui, à notre retour des Indes, entreraient dans la taxonomie du Systema Naturae. Nous allions avoir fort à faire lorsque surviendrait l’épreuve de la découverte du tombeau du persécuteur du bouddhisme, heure de l’affrontement avec les singes gardiens de la momie et autres défenseurs légendaires non humains. A moins qu’il n’y eût rien, et que tout cela relevât d’une construction mentale véhiculée par des prêtres ou bonzes obscurantistes.
Haïné remit un message à un des Gurkhas qui partit semelles au vent prévenir la Régente de notre venue.
A suivre...
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