On
ne put pas affirmer que Jean-Louis d’Arthémond demeura abasourdi par la
nouvelle de la disparition de sa fille. Il encaissa le choc, et parut conserver
un sang-froid de façade, au contraire de son épouse. Frappée par une crise
d’hystérie, Julie ne cessa de crier son désarroi à travers les pièces du
château. Lucille était sa seule fille et elle la destinait à un riche mariage
lorsqu’elle aurait dix-huit ans. Julie d’Arthémond avait échafaudé des projets
grandioses d’union matrimoniale future avec le jeune fils d’un notable en vue
qui convoitait la mairie de Limoges, même si les prochaines élections
municipales étaient fixées pour dans presque cinq ans. Pour l’heure, le futur
gendre était un condisciple assez brillant de Dominique au lycée privé et
il était normal qu’une différence d’âge de cinq ou six années existât entre les
deux tourtereaux virtuels. L’alliance des fortunes l’emportait sur toute autre
considération, la sentimentale notamment. On raisonnait encore comme au
dix-neuvième siècle dans ces familles huppées de province. L’amour nuptial
n’existait pas. Lucille se résumait à un beau parti d’avenir, une somme
d’argent, des terres et un ventre à féconder. Elle était une stratégie, un pion
de jeu d’échecs. Son éducation sexuelle se résumerait à la nuit de ses noces.
La féodalité n’était pas loin…
A l’arrivée la tête basse (et accessoirement
d’enterrement) de ses enfants restants, accompagnés de surcroît de ce bouseux
madré de père Martin et d’une fille fadasse puante exhalant des senteurs et
remugles de pisse et de camembert tourné, alors qu’elle s’inquiétait de
l’absence prolongée de sa progéniture, pressentant que quelque chose de
fâcheux et périlleux avait dû lui arriver, et qu’elle se tenait par
conséquent prête à prévenir les gendarmes (sans l’assentiment de l’époux
toutefois), Julie d’Arthémond, de par l’expression crispée de sa face, refléta
dès l’abord ce qu’il était convenu de qualifier d’état d’une femme au bord
de la crise de nerfs. Non pas qu’elle ressemblât à ces grotesques
convulsionnaires de Saint-Médard, qui se tordaient, bavaient et se
trémoussaient devant la tombe du diacre Pâris vers l’an 1730
(au point que
Louis XV avait fait décréter par ordre du Roy, qu’il étoit dorénavant
interdit itérativement à Dieu de faire miracle en ce lieu) mais il était
moins une qu’elle se roulât par terre de rage. Elle poussait de petits cris
brefs, entrecoupés de hoquets, de trépignements incontrôlables et de
sanglotements, alors que son mari paraissait davantage se soucier de l’état
misérable de Brisquet, la patte blessée pendante, du sang sur le museau
et la bonne truffe humide comme un lion d’Androclès meurtri par une épine
attendant les bons soins de l’esclave chrétien. Il marqua son affliction, parce
que Brisquet rappelait à Jean-Louis un souvenir d’enfance, un épisode
marquant qui avait endurci son cœur (ses géniteurs l’ayant poussé à cela). Il
avait alors juste dix ans. Suivi dans les rues de Limoges par un vieux bâtard
noir et blanc aux curieuses oreilles dressées et touffues, pauvre chien dont la
patte antérieure gauche, cassée, était tenue en l’air, ce qui occasionnait des
difficultés locomotrices à la malheureuse bête, il avait voulu le recueillir et
le soigner, mais son père avait littéralement foutu dehors le clébard
estropié qui, en gémissant, était parti terminer ailleurs sa vie lamentable de
canidé errant.
Jean-Louis
imaginait son chien de race et de chasse plâtré, sa bonne tête bandée. On le
mutilerait, lui couperait la patte incurable. Le vétérinaire le piquerait parce
que la gangrène s’y serait mise. Jean-Louis d’Arthémond, plus attaché en
phallocrate à sa meute de seigneur chasseur qu’à sa seule fille à marier, ne
pouvait accepter de perdre un jour son Brisquet, compagnon cynégétique
fidèle au regard si doux comme celui du général Hugo, ami des jeux de
ses gosses et autres… Ce fut lui qui finit par pleurer.
Le
père Martin n’y alla pas par quatre chemins. Reconnaissant ses torts, il
dit :
« M’sieur
le baron, y faut prévenir les gendarmes. J’endosse l’entière responsabilité de
la disparition de vot’ petite Lucille. Sanctionnez-moué si vous le voulez
ben. »
Il
demeurait debout, raide, modeste, son espèce de béret paysan en main puisqu’il
faut se découvrir devant les maîtres.
« Vous
deux, jeta Jean-Louis, le regard humide, à l’adresse de ses deux enfants
rescapés, vous ne perdez rien pour attendre. Qui aime bien châtie
bien ! »
C’était
Popaul qui tremblait le plus de peur ; il manquait d’endurance du fait de
sa jeunesse. Il avait une crainte atavique du martinet. Quant à Capucine, elle
admirait le luxe chatoyant et rutilant des aîtres des seigneurs, répétant,
comme une folle russe d’un quelconque roman-feuilleton du XIXe siècle :
« La
grand’maison où tout il est biau ! La maison où on a chaud, où on dort ben
dans un lit tout moelleux ! »
Elle
se contentait de regarder, craintive, n’osant même pas effleurer le moindre
dossier de chaise. Elle explorait des yeux toutes ces merveilles inédites avec
une simplicité d’enfant. C’était tout juste si ses pieds mal chaussés avaient
l’audace de se poser sur le parquet, de peur de le crotter. Jamais elle n’avait
connu d’aussi cossue demeure.
Cependant,
Julie d’Arthémond, la démarche de plus en plus désordonnée, poursuivait ses
pandiculations, ses glapissements : « Ah malheur !
Malheur ! Miséricorde ! Pourquoi ai-je donc mis au monde une fille
aussi sotte ? »
Entre
deux lamentations, elle heurta un vase de Sèvres assez monumental et surchargé,
vase qu’elle tenait de son arrière-grand-mère. Sa gestuelle agitée de mauvaise
tragédienne à la Cécile Sorel
fit chuter l’affreux bibelot qui se brisa, ce qui
entraîna un sursaut de l’époux et un cri d’épouvante de Capucine, comme si un
pétard du 14-juillet eût éclaté entre ses jambes. Les conséquences ne se firent
pas attendre. Tout en tressaillant, la simplette excréta sa miction d’apeurée,
comme un bébé en couches. Des filets jaunâtres s’épandirent sans façon sur les
lattes et le tapis persan tandis qu’une fontaine malodorante giclait inconsidérément
en jets obscènes de sous la robe pouilleuse de la jeune demeurée sans culotte
qui poussait des cris d’orfraie.
Excédé,
le landlord saisit Capucine toute tremblante et frissonnante, car
consciente de sa faute, par la peau du cou et lui plaqua la frimousse contre
les carreaux de la première vitre qui s’offrait à sa vindicte de baron injurié
par cette incontinence malgracieuse. Capucine avait souillé, empoissé les
lieux ; il fallait donc qu’elle réparât son inconduite de rustaude. Au
dehors, la nuit régnait quoiqu’un vent d’après ondée s’empressât de chasser les
nuées, ce qui permettait aux rayons blafards d’une lune gibbeuse d’éclairer
chichement les bosquets minables et l’allée de troènes hectiques de la
propriété de cet héritier lointain des sires à motte féodale vêtus de leur
haubert de plaques et d’écailles que l’on disait broigne, brunie, brunia
ou brogne,
treslie ou pas, de haute ou de demi clouure (pour ceux qui s’y
fussent connus en armes défensives des premiers temps capétiens). Bien que lui
manquassent les armes d’hast, le casque conique à nasal (parfois réduit à un
simple bourgeon à la racine du nez, comme vers l’an 772 en Saxe lors de la
destruction de l’Irminsul par les troupes de Charlemagne), l’écu oblong
armorié digne de la tapisserie de Bayeux sans omettre l’estoc,
Jean-Louis d’Arthémond endossa la pelure d’un seigneur de la guerre offensé qui
demandait réparation à une manante. De cette fenêtre haute et large, on
apercevait le corps de bâtiment constitutif des communs ainsi que l’écurie.
Grâce à Séléné revenue, on y voyait en suffisance à travers le vitrage hyalin
pour que les prunelles exercées de la jeune gueuse aperçussent çà, là, à la
lueur lunaire, quelques arbres ébranchés ou effeuillés d’essences qu’elle était
à même d’identifier, de désigner correctement, s’y connaissant assez en ce
savoir de sauvageonne accoutumée à encrasser sa peau à l’air libre lorsque ce
n’était pas dans la porcherie ou sous l’étreinte virile d’un garçon de passage
éjectant tout en elle l’affirmation séminale de sa puissance dominatrice.
Capucine, son forfait accompli, les cuisses encore empoissées du flux de
l’homme, partait cueillir les herbes purgatives nécessaires
anticonceptionnelles qu’elle faisait mijoter en soupe abortive immonde. Pour
tout ça, elle était forte, savante. Jamais d’ange travaillé à l’aiguille à se
reprocher : dès sa première perte écarlate, elle était allée voir
Népomucène qui l’avait instruite de tout et lui avait enseigné les recettes
préventives utiles. Ainsi s’expliquait son non-engrossement miraculeux. Aussi,
elle niait Dieu à sa façon, refusant croissance et multiplication des fruits de
la terre et du ventre, enfantement dans la douleur. Jamais on ne surprendrait
les porcs de son père et maître Gustave (qui aussi se soulageait en elle quand
ça lui démangeait) se disputer la pitance des fruits expulsés et occis, des
avortons sanguinolents ou bleuis par le cordon étrangleur, mutilés, percés et
empalés par l’aiguille effilée, leur crâne tendre à fontanelle, hypertrophié,
aux os composites non soudés, cartilagineux, craquant et éclatant sous la dent
du verrat dominant
dégustant la goûteuse cervelle inachevée, les bris cramoisis
broyés et déchiquetés traînés dans le lisier sous force grognements quasi
humains exprimant la réplétion primitive.
Les groins aux soies pourprées
d’hémoglobine remuaient des fragments innommables et fangeux de placenta veiné
de mille villosités mélangés à des lambeaux abdominaux et viscéraux aux
qualités nutritives, diététiques et gustatives idéales, pleins de protéines.
C’était, du point de vue de nos porcins, équivaloir à une crevaille orgiaque
dans un restaurant trois étoiles du guide Michelin, si toutefois les
connaissances culinaires de ces animaux d’une intelligence certaine (ils
n’avaient pas pour rien été mis en valeur parmi les personnages du célèbre Animal
Farm de George Orwell) eussent été élevées et s’ils avaient su lire les
recettes de Carême et Curnonsky.
Comme chez les chiens et chez les chimpanzés,
il était réputé ne leur manquer que la parole. On pouvait par ailleurs
s’étonner que de telles pâtures écœurantes convinssent aux estomacs de nos
cochons. C’était oublier le régime omnivore de nos familiers suidés
domestiques ; quel que fût l’aliment qu’on leur servait, peu importait sa
nature, son origine (on ne disait pas encore traçabilité) du moment qu’ils
engraisseraient avec et qu’ils feraient du lard. Mais certains gourmets
exigeants finissaient par répugner à manger la viande d’un porc qui aurait
lui-même mangé quelque chose, quelque ordure indéfinissable, ainsi qu’il en
serait dans une bande dessinée célèbre.[1]
C’était
pourquoi le porc était jugé impur et interdit au musulman et au juif
pieux ; c’était pourquoi aussi le chrétien le consommait sans modération,
sous des formes multiples, salaisons, boudins noirs, blancs, et
assaisonnements, trouvant tout bon en lui, le maudit dévorateur d’enfançons
auquel on confiait en secret l’élimination anthropophagique des indésirables
nés ou mort-nés, produits officiels de fausses couches, bâtards de mésalliances
inabouties. L’homme bouffait les fressures du porc en une sorte de bâfrerie
expiatoire du péché d’assassinat des enfants du Seigneur partis sans baptême.
Esprit de vengeance également… pas de témoin du forfait infanticide de l’homme
ou de la femme… La campagne profonde se complaisait en sa sordidité qui n’avait
rien à envier à la ville d’Ancien Régime.
Jean-Louis
d’Arthémond se vit donc obligé de s’arroger le droit de haute justice, se
pensant habilité comme aux temps féodaux. Il força Capucine à focaliser son regard
en direction de l’arbre bien branchu, le plus joli du jardin, à l’écorce encore
luisante de pluie, brillant à la clarté lunaire.
« Tu
vois ce bel églantier dépouillé là-bas ? fit-il en désignant le tronc et
la ramure nue.
-
Ah ben, certes oui ! »
Capucine
tremblotait toute.
« Hé
bien, reprit le baron, si tu recommences à te conduire comme une sale cochonne
pisseuse, je t’y pendrai haut et court, à la branche la plus élevée ! Mais
avant cela, je te ferai nettoyer toute ta saleté. Qui casse paye !
-
Pristi ! M’sieur, je recommencerai
plus, j’vous le jure ! »
Il
ne se montrait sous son jour autoritaire qu’à l’encontre des faibles, des plus
jeunes, des simples et des moins fortunés. Et Capucine était une fille mal
lotie. Une mentalité féodale attardée avait toujours dicté la conduite des
Arthémond, bien au-delà des bouleversements issus de 1789. Jean-Louis n’était
pas en reste. Se laisserait-il fléchir, lui, l’orgueilleux tout-puissant
maître ? Ce fut Dominique qui se fit suppliant et plaida la cause de Capucine.
« Père,
je vous en supplie, ce n’est pas sa faute. Capucine est une fille spontanée,
qui s’émotionne facilement. Le vase brisé lui a fait peur et…
-
Un vase qui était dans notre famille depuis trois générations ! émit
Jean-Louis sur un ton réprobateur à l’adresse de l’épouse.
-
Excuse-moi, mon chou !
-
Il était moche ce vase, je l’aimais pas ! » ajouta Popaul, franc.
Le
benjamin paraissait rouspéter, certain de la correction qui viendrait. Il
essaya de se disculper, de défendre aussi son grand frère selon le
principe : les absents ont toujours tort.
« Et
puis, c’est pas moi et c’est pas Dominique. C’est pas ma faute ni la sienne.
C’est Lulu qui a eu l’idée… Elle a tout commandé !
-
Comment ! glapit Julie.
-
Cela est exact, reprit Dominique. Lucille avait tout machiné, tout combiné.
Elle a voulu mener sa propre enquête au sujet des meurtres. Elle nous a menés
chez le père Martin pour l’interroger.
-
Ah, mon Dieu ! cria la mère. Moi qui croyais qu’il s’agissait d’une simple
promenade ! Il est vrai que, lorsque nous constatâmes que vous ne rentriez
toujours pas, alors que le soir tombait, nous commençâmes à nous inquiéter et…
-
Lucille a lu trop de mauvais romans, toutes ces bêtises, ces Club des cinq, ces
Disparus de Saint-Agil, n’est-ce pas ? interrogea
Jean-Louis, une lueur mauvaise dans le regard tout en délaissant Capucine.
-
Tu aurais mieux fait de surveiller les lectures de notre pauvre petite
fille !
-
Ouais, elle chipait les journaux et me lisait les articles sur l’affaire des
oiseaux qui tuent ! fit Popaul d’un ton accusateur. C’est à moi qu’elle a
confié ses projets en premier !
-
C’est mauvais de dénoncer les autres, de jouer les délateurs ! »
reprit le père.
Brisquet,
instinctivement, remit tout le monde
d’accord. Il poussa deux abois lugubres, puis, en gémissant, sa patte toujours
relevée, s’approcha de Capucine dont il sentait l’anormalité. La simplette lui
prodigua mille caresses.
« Là,
là, pauv’ chien, bon et brav’ chien, pauv’ bon toutou », murmura-t-elle.
En
cet instant, sa beauté sauvage resplendissait. On comprit ce que les garçons
lui trouvaient.
« Feriez
mieux d’vous occuper à soigner vot’ pauv’ bête au lieu d’vous engueuler et vous
jeter des fions, jeta spontanément Capucine au maître du logis. Il est tout
meurtri, il a mal ! »
Son
cœur simple et sincère avait exprimé les quatre vérités. Elle faisait songer à
cette malheureuse fille du peuple de Paris de l’attentat royaliste de la rue
Saint-Nicaise, cette innocente sacrifiée que Limolëan, et ses complices,
lâches, avaient chargée de garder la charrette attelée qui contenait la bombe
moyennant récompense. Limolëan en avait éprouvé des remords le reste de sa vie
durant, quémandant au Bon Dieu qu’il lui pardonnât ce crime impie et rédimât sa
faute, se faisant prêtre en exil ensuite. La jeune pauvresse en hardes,
première victime pulvérisée par l’explosion avec le cheval (ne l’omettons pas,
c’est un être vivant comme nous et il s’agissait d’une jument), ne mangeait pas
tous les jours. Fille de la Révolution et de la faim, tout lui était bon pour
grappiller quelques sols, afin que des rogatons bon marché pussent emplir son
ventre creux. La récompense promise par Saint-Régent, ces dérisoires douze
sous, si elle gardait bien le cheval et la charrette, lui laissait
entrevoir mille merveilles, une provende stomacale inespérée. Celle-ci
consommée, elle aurait repris son existence casuelle, hasardeuse, errante, de
survie au jour le jour, sans jamais savoir de quoi le lendemain serait fait.
Elle se nommait Marianne, comme plus tard la République, Marianne Peusol ;
elle avait quatorze ans. Prénom prédestiné, symbolique ! Fille d’une
miséreuse veuve, elle vendait ambulamment des petits pains appétissants, elle
l’inappétente au ventre vide, toute parée de ses loques d’une saleté et d’un effilochage
effarants, les cheveux protégés par un vieux mouchoir infâme. Des mèches
empesées de saleté et de poux fourchaient sous cette horreur. Avant qu’elle
n’éclatât sous le souffle de l’explosion, le visage arraché, le crâne ouvert,
les bras éparpillés, elle avait joué avec le fouet de la jument mais n’avait
pas eu le temps de s’émerillonner au passage de la voiture du Premier Consul.
C’était la naissance du terrorisme moderne, une invention des royalistes et non
point des nihilistes russes, de Ravachol ou de l’Irgoun contre les Britanniques.
Entre
Marianne Peusol et les spectres du ghetto de Varsovie n’existait qu’une infime
différence de degrés, qu’un convoi funeste ferré exterminateur vers les
chambres à zyklon B pour celles et ceux dont les squelettes morts n’avaient pas
été ramassés dans les rues. Il en avait été ainsi pour les siècles des siècles,
pour tous les misérables d’avant l’extermination industrielle, les crevés de
misère comme Marianne Peusol, comme les gamins mendiants d’Hugo et de Dickens,
ce banni littéraire du futur XXIe siècle, tous ceux d’avant les camps,
d’avant les chambres à gaz, de l’avant Shoah. Le crime contre l’humanité
existait déjà avant qu’il eût été défini à Nuremberg, imprescriptible ;
c’était ici un crime lent instillé par les repus de la Révolution bourgeoise,
progressif, sans antisémitisme, sans guerre, sans déportations massives, sans
torture et « expériences » de savants pervertis et fourvoyés, sans
balles, sans fosses, sans fausses douches, sans fours. C’était de l’Hitler lent
anté-scientifique, un eugénisme de l’argent dirigé contre cette
multitude de salauds de pauvres et de pauvresses qui devaient rester à leur
place au bas de l’échelle sociale. La misère noire maintenue sciemment par
tous les possédants d’Ancien et de Nouveau Régime, avec la mort de faim au
bout, était donc un crime contre l’humanité d’avant la définition de cette
catégorie de crimes. Le grand enfermement de la misère. On maintiendrait les
pauvres dans la glèbe avec l’alcool, les stupéfiants, le sexe et les jeux. A
leur façon, Capucine et Marianne Peusol étoffaient le martyrologe de la
pauvreté.
Car
Capucine était telle cette adolescente, cette Marianne Peusol éternelle en
guenilles putrides, sa réincarnation, sa transfiguration superbe et
campagnarde, ce symbole. Elle ne méritait pas une telle existence, mais elle
était née ainsi. Blé blond plein de souillures, éphélides avenantes,
faïence bleue de Delft des iris, remugles, oripeaux de crasse, vêture de bric
et de broc, modèle naturaliste attardé, persistance d’un lumpenprolétariat,
d’un paupérisme rural arriéré non éteint malgré les vœux de celui qu’un des
personnages de l’Assommoir d’Emile Zola qualifiait de Badingue,
sobriquet infâmant d’un opposant à l’Empire… Les Trente Glorieuses de
Jean Fourastié en cours parviendraient-elles à extirper Capucine de sa fange, à
la sortir de sa condition servile et misérable ?
Une
idée importante traversa l’esprit un peu borné du paysan.
« Monsieur
l’baron, vous avez ben l’téléphone ici ? questionna le vieux métayer.
-
Bien évidemment, père Martin. Vous voudriez prévenir vous-même les gendarmes,
n’est-ce pas ?
-
J’n’en ferai rien. Qu’on aille chez eux ou qu’on les appelle pour qu’y viennent
chez vous, c’est du pareil au même maint’ nant.
-
Appelez aussi le vétérinaire, Père, déclara Dominique. Brisquet est un
héros, et il a un indice (il sortit enfin de la poche de son pantalon le
morceau du monstre que le braque avait rapporté).
-
Soit, allons-y », répliqua Jean-Louis à la vue du fragment de fourrure,
tout en s’approchant du guéridon Louis XVI où reposait le lourd combiné noir en
bakélite au cadran circulaire.
Alors,
il décrocha, composa les numéros qu’il connaissait : deux coups de fil,
d’un ton qu’il s’efforçait de garder neutre, d’une intonation détachée, à la
brigade, puis au véto.
A suivre...
**********
[1]
Allusion à Astérix aux jeux olympiques d’Uderzo et Goscinny
(1968), où les Gaulois essaient d’expliquer la contre-performance du héros de
papier en disant qu’Astérix a mangé un sanglier qui aurait mangé quelque chose.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire