Chapitre
XX
Cela était incroyable,
insoutenable, surprenant, captivant, inadmissible : Daphné, la belle
Daphné, demeurait introuvable. Avait-elle suivi Délie dans son évasion ?
On fouilla toute la propriété en quête de la disparue. Tout le personnel de
l’Institution fut mobilisé à cette tâche et même les petites filles durent
donner de leur personne. Les plus rétives d’entre ces gourgandines en réduction
furent de même sommées de renoncer un temps à leur oisiveté sybaritique afin de
prêter main forte à tout cet escadron de fureteurs. Ce fut lors la mobilisation
générale pour dénicher Daphné de Tourreil de Valpinçon. On supposa sa
disparition liée à celle de Délie et on craignit le pire.
Les fillettes regimbaient et
renâclaient à la tâche comme des rossinantes, parce qu’il fallait qu’elles
fouillassent en les endroits les plus vils, comme la cave à charbon. C’était
selon elles équivaloir à fouailler dans du lisier humain. Cela gâterait leurs robes
et messiérait fort. Cela renverrait d’elles, en la psyché, un reflet corrompu,
pourri, de leur petite conscience, miroir révélateur de ce qu’elles étaient
devenues sous le joug de Cléore. A partir de ce jour, de cette fouille turbide
pratiquée de fonds en combles à Moesta et Errabunda, plus aucune des
pensionnaires ne connaîtrait et ne retrouverait l’innocente félicité de
pécheresses dans laquelle toutes s’étaient par trop complues. Elles emboîtèrent
les pas empressés des valets perruqués aux escarpins à boucles, dont les
basques brodées des livrées surannées flottaient dans leur hâtive course.
Cela rappelait un affolement de valetaille digne de La Palatine,
après l’apoplexie fatale du Régent ou le subit trépas du Grand Dauphin. Les talons claquaient partout ; leur écho partout se répercutait. Etrillées par Sarah, les petites gambillaient un temps sur place, puis elles s’ébranlaient, criaillaient et maugréaient en tout sens comme une volée de sansonnets à la recherche de l’arbre nocturne commun, agitées en leur panique comme sous des coups d’étrivière, avant de reprendre leurs recherches mieux ordonnancées. Toutes avaient l’impression de jouer le rôle ingrat du chiffonnier de ce vieux jeu en imageries d’Epinal, datant de Napoléon le petit, personnage malchanceux qui ne gagnait rien et perdait tout.
Cela rappelait un affolement de valetaille digne de La Palatine,
après l’apoplexie fatale du Régent ou le subit trépas du Grand Dauphin. Les talons claquaient partout ; leur écho partout se répercutait. Etrillées par Sarah, les petites gambillaient un temps sur place, puis elles s’ébranlaient, criaillaient et maugréaient en tout sens comme une volée de sansonnets à la recherche de l’arbre nocturne commun, agitées en leur panique comme sous des coups d’étrivière, avant de reprendre leurs recherches mieux ordonnancées. Toutes avaient l’impression de jouer le rôle ingrat du chiffonnier de ce vieux jeu en imageries d’Epinal, datant de Napoléon le petit, personnage malchanceux qui ne gagnait rien et perdait tout.
Elles farfouillaient,
trifouillaient, remuaient les détritus, les rebuts, les dépotoirs des celliers,
des greniers et des combles, brisant çà et là quelques vieilles bouteilles de
falerne, se souillant toutes de poussière et de vin, en pensant que Délie ou
Daphné eussent pu s’y camoufler. Bien qu’au final, les deux évaporées parussent
ne se terrer nulle part, à moins qu’elles fussent dans un outre-lieu
insondable, nos gamines, nullement découragées, toujours appuyées par les
laquais, préféraient vérifier chaque endroit par deux fois. Elles finissaient
par se prendre à ce jeu, à cette démesurée partie de cache-cache. Enfin, sous
une mansarde du pavillon de l’infirmerie, on dénicha quelque chose, une alcôve
secrète, d’une étroitesse d’échauguette, peut-être la cache d’un prêtre
réfractaire sous la Révolution honnie. Une momie y gisait. A quand
remontait-elle ?
Cela faisait songer à quelque
vieille ordure anthropomorphe exhumée d’un cimetière des Saints Innocents ou
d’un martyrium du Bas Empire romain. Cette dépouille rappelait les rois de
Saint-Denis, de la basilique pillée et profanée en 1793 par une populace
fanatique. Sa carnation était de couleur bistre clair, comme celle de ses
consœurs Turenne ou Henri IV. Sa ressemblance avec nos monarques et autres
Grands du Royaume de France s’arrêtait là, alors qu’en la découvrant autrefois,
un Alexandre Lenoir, témoin de ce vandalisme historique et sacrilège de 1793,
aurait pu la préserver en quelque musée dédié aux Monuments français tandis
qu’un citoyen Palloy l’eût exploitée à des fins mercantiles, telles les pierres
de la Bastille. Elle n’était point enserrée, emmaillotée dans des bandelettes
jaunies, comme le Régent ou le Grand Dauphin ; elle n’apparaissait point
noirâtre, putréfiée, comme Louis XIV, Louis XV ou Anne d’Autriche ; des
tricoteuses et viragos poissardes, en furies patentées, ne l’eussent pas
taillée en pièces. C’était une momie récente, trop récente. Elle était
enfantine de forme et de silhouette. Rien ne rappelait les cadavres
embaumés torse nu de Turenne et du Bon Roi Henri, aux côtes en relief
saillantes, les jambes encore drapées dans leur linceul,
tels que croqués le funeste 14 octobre 1793. On voyait qu’il s’agissait d’une momie d’enfant revêtue d’une robe. Sous la clarté blême des lanternes, en un jour déclinant qui ne perçait guère cette sombre cache, l’aspect de ce corps apparaissait dans toute sa contradiction, son contraste et son aporie. Il était à la fois boursouflé et marqué par les stigmates du dessèchement, comme si on lui eût soutiré tous ses fluides. Il fallut bien l’extirper de là, de ce sépulcre involontaire ou forcé, de cette espèce d’enfeu ou d’enfonçure, puisque on ne pouvait douter que l’assassin – s’il s’agissait bien d’un meurtre – avait caché là exprès sa victime afin qu’elle fût difficile à découvrir. On devait la descendre à l’infirmerie, pour qu’on pût l’examiner plus attentivement, pour qu’on déterminât les causes de la mort et sa date. Surtout, il restait à savoir de qui il s’agissait, d’Adelia ou de Daphné. Or, les cheveux étaient torsadés en boucles anglaises blondes. Abigaïl courut prévenir Phoebé.
tels que croqués le funeste 14 octobre 1793. On voyait qu’il s’agissait d’une momie d’enfant revêtue d’une robe. Sous la clarté blême des lanternes, en un jour déclinant qui ne perçait guère cette sombre cache, l’aspect de ce corps apparaissait dans toute sa contradiction, son contraste et son aporie. Il était à la fois boursouflé et marqué par les stigmates du dessèchement, comme si on lui eût soutiré tous ses fluides. Il fallut bien l’extirper de là, de ce sépulcre involontaire ou forcé, de cette espèce d’enfeu ou d’enfonçure, puisque on ne pouvait douter que l’assassin – s’il s’agissait bien d’un meurtre – avait caché là exprès sa victime afin qu’elle fût difficile à découvrir. On devait la descendre à l’infirmerie, pour qu’on pût l’examiner plus attentivement, pour qu’on déterminât les causes de la mort et sa date. Surtout, il restait à savoir de qui il s’agissait, d’Adelia ou de Daphné. Or, les cheveux étaient torsadés en boucles anglaises blondes. Abigaïl courut prévenir Phoebé.
**************
Phoebé, toute chagrinée
qu’elle fût, s’était refusée à participer aux recherches. Elle veillait Cléore
en sa chambre. Languissamment allongée sur son lit, quoique toute habillée, la
comtesse de Cresseville se remettait difficilement de sa crise de phtisie. Elle
se contraignait à écouter les suppliques et les larmoiements de la pauvre
jumelle dans ce lieu à l’atmosphère enfleurée par les médicaments. Son corps
frêle enveloppé dans une douce pelisse, toujours toussotante, de nombreuses
tisanes et potions mentholées dignes de Quitterie sur sa table de chevet,
Cléore ne cessait de soupirer à l’audition des heurs et malheurs
mélodramatiques de l’adorée blondine leukémique. Son traitement l’épuisait.
Elle s’effarait de son teint blême et maladif. Elle supplia Phoebé de la
poudrer.
- Dois-je prendre la houppette, Cléore ?
- Non, la patte-de-lièvre. Pare-moi pour la Mort, si toutefois
celle-ci me veut … »
Tandis qu’elle s’affairait à
refaire une beauté à sa maîtresse et directrice, Phoebé ne pouvait s’empêcher
encore une fois de ressasser ses misères. Elle soupçonnait Délia d’y être pour
quelque chose, mais n’osait l’affirmer crûment à la face de sa bienfaitrice.
« C’est trop de coïncidences, ô, Cléore ! Mon aimée sœur
disparaît juste après qu’on ait constaté l’évasion de cette nigaude. Où
sont-elles, à présent ? Ont-elles fui de concert vers d’autres
horizons ? Daphné, erres-tu en la campagne ? Je me sens comme réduite
à une simple moitié…comme si, sans Daphné, je n’étais plus viable…
- Je te soutiendrai, Phoebé ; j’extirperai de toi cette pulsion
destructrice qui te ronge, bien que moi-même grandement malade, je… »
On frappa. Il fallut bien
accepter qu’on entrât. C’était l’une des deux infirmières.
« Mademoiselle la comtesse ? L’heure est grave. Quelqu’un
s’est permis d’utiliser à mon insu le transfuseur électrique de
Monsieur Tesla.
- Quand… Quand cela s’est-il produit ?
- Je ne sais…je n’ai pris mon service que cet après-midi. La salle
d’infirmerie était en principe fermée à clef depuis hier soir. J’ai trouvé la
porte ouverte. La serrure avait été forcée par une main inconnue. Et le
transfuseur était encore allumé, sous tension…
- Je… c’est inadmissible ! se courrouça Cléore. Je dois aller
voir !
- Dans votre état, je ne vous le conseille pas, mademoiselle.
- Je me sens suffisamment forte et ragaillardie pour me lever !
Phoebé, peux-tu m’apporter mon peignoir de soie rouge, celui que m’a offert mon
ami japoniste ?
- A votre place, je n’en ferais rien », reprit la nurse.
Phoebé tendit le vêtement
soyeux à Mademoiselle de Cresseville, lorsqu’une seconde personne fit irruption
sans s’être annoncée. C’était Abigaïl.
« Il faut frapper à l’huis avant d’entrer ! » la
gourmanda Cléore.
Comme à son habitude, Abigaïl
fit amende honorable en exécutant une courbette de rigueur.
« Que te voilà donc sale, ma mie ! N’as-tu point honte de
te présenter ainsi à moi ? »
La pauvre petite juive était
pitoyable de saleté, ses joues et sa robe marqués de traînées de coke et de
poussière. Même son camée de chrysobéryl, d’habitude si étincelant, semblait
souffrir d’une ternissure de bien mauvais aloi. C’était là le résultat de ses fouilles,
prolongées de longues heures, de ce remuement qui, comme l’aurait dit avec
gouaille Julien, l’avait tout emmouscaillée. Ses joues rougirent de gêne, mais
les traces les souillant, dignes d’une petite ouvrière craspec ravalée à l’état
d’une souillon prisonnière de sa machine, à moins qu’elle fût de la mine,
firent paraître cet empourprement plus proche de tavelures prurigineuses
roussâtres que d’un accès enfantin de vergogne. Elle parla d’une voix
hésitante, presque enchifrenée, tant ce qu’elle avait à dire, en présence de
Phoebé, était dramatique.
« Nous…nous avons retrouvé un corps…momifié… Il était dans une
alcôve, une espèce de cache aménagée dans une mansarde, au-dessus de
l’infirmerie… On l’a descendu pour l’examiner… C’est…c’est une petite fille…blonde. »
A la nouvelle, Phoebé eut un
saisissement. Sa tête lui tourna et elle s’effondra telle une chiffe dans les
bras de Cléore.
« Nous…avons besoin de Phoebé…pour l’identification…ajouta
Abigaïl.
- Ne vois-tu donc pas, nigaude, qu’il faut des sels à cette pauvre
enfant ? » hurla la comtesse de Cresseville en un accès
d’exaspération.
Autrefois, elle se fût saisie
d’une badine afin de corriger la pécore. Ses sentiments antisémitiques
l’auraient confortée dans son geste, mais, avec la maladie, Cléore s’était
abonnie et ce haussement de voix s’avéra la seule manifestation de son ire.
Abigaïl se contraignit lors à
seconder sa maîtresse aimée afin que Phoebé recouvrât ses esprits. Elle lui
tendit le flacon de sels qui reposait dans le tiroir de la table de nuit.
Cléore le porta aux narines de Phoebé dont le frémissement révéla la fin de sa
syncope. La face et les lèvres de la pauvre jumelle esseulée se marquèrent
d’une effarante décoloration, d’un blêmissement tel qu’on eût cru avoir devant
soi une figure de talc. Elle était comme exsangue, crayeuse, teinte au blanc de
céruse, vidée de toute sa substance, de sa vie même. On l’eût pensée passée par
l’appareil du diable. Certes, elle reprit ses sens, mais il fallut quasi la
porter, la traîner, jusqu’en l’infirmerie, où une ultime épreuve d’épouvante
l’attendait.
Le cadavre reposait sur une
couche, obscène, bistré et nu, afin qu’en fût facilitée l’expertise
post-mortem. La seconde nurse s’affairait à l’examen médical et légal de la
jeune morte. Cléore, Abigaïl et la collègue de l’infirmière soutinrent Phoebé
et l’assirent sur une méchante chaise. Une nuée de fillettes souillées et
avides de sensations fortes entouraient l’espèce de litière d’hôpital où
l’impudique momie offrait son anatomie intime et crue aux yeux concupiscents de
gamines trop longtemps éduquées dans l’attirance invertie de Gomorrhe. Quelques
unes, ressentant une sorte d’odieux saphisme nécrophage, s’excitaient tant de
cette horreur que leurs pantalons se mouillaient.
« Je dois procéder à l’autopsie après le premier examen
sommaire. Cela devrait permettre de déterminer l’heure et les causes de la
mort. Ne pourriez-vous pas éloigner ces petites filles ? Ce n’est pas un
spectacle pour elles.
- Infirmière Regnault, Phoebé est en état de choc, répondit Cléore.
Elle devrait elle-même partir, mais elle a grand besoin de vos soins.
- Le comportement de Mademoiselle Phoebé apparaît sans équivoque,
intervint la seconde infirmière : tout prouve que cette dépouille est
celle de la disparue.
- Infirmière Marie Béroult, vitupéra la comtesse de Cresseville, je
ne vous ai point donné l’ordre… Attendez que votre collègue fasse part de ses
conclusions. C’est le sort d’une infortunée enfant qui est en jeu, ne l’oubliez
pas. »
Bien que maugréant, l’autre
nurse observa :
« Je vous rappelle, Mademoiselle la comtesse, que Diane
Regnault et moi-même avons constaté l’utilisation inopportune du transfuseur de
Nikola Tesla. Et il appert – ceci étant aussi visible qu’un nez de
Polichinelle sur une figure grotesque – que le ci-présent cadavre revêt tous
les caractères d’un organisme sciemment vidé de tous ses fluides vitaux, sang
et lymphe… Alors, Diane, en ce cas, pourquoi s’acharner à l’autopsier ?
Les causes du décès sont évidentes, et il s’agit d’un meurtre !
- Nous ne pouvons mêler la gendarmerie à nos affaires ! Tout
ceci doit demeurer entre nous ! » éructa Cléore, atterrée par cette
évidence qu’il eût été illusoire de nier.
Tandis que les trois adultes
se querellaient, emberlificotaient leur ire, leur courroux, devant cet imprévu
qui les désorientait et trahissait la vulnérabilité de Moesta et Errabunda, Phoebé,
qui ne s’embarrassait pas d’atermoiements dans une identification pour elle
évidente, se précipita sur le cadavre qu’elle étreignit en geignant et en
épanchant des pleurs d’un pathétique antique.
« Ma mie, ma sœur ! Ma mie ! Adieu !
Adieu ! » ne cessait-elle de sangloter en serrant convulsivement
cette horreur nue, enflée comme le fameux fœtus baudruche, dans cette aporie de
boursouflure qu’on n’eût pu saisir du fait de sa dessiccation.
Elle inondait de larmes cette
quasi charogne, accolait avec obscénité ses lèvres à celles de la morte,
multipliait bécots, suçons insanes, caresses nécrophages sur la peau bistrée de
celle qui n’était plus jusqu’aux endroits les plus inconvenants. Elle jetait de
petits cris inarticulés tandis que ses yeux rougis s’épreignaient continûment
d’épanchements lacrymaux irrémissibles. Elle tenta de s’accoupler à la chair
défunte, se frottant telle une convulsionnaire contre cette nudité cadavérique
qui exhalait en toute la pièce une fétidité de roulure. C’était effarant,
dantesque et démentiel ; c’était un dévoilement obsessionnel d’amour fou
par-delà la mort, hors de raison, d’un saphisme incestueux qui faisait fi des lois
chimiques de la décomposition lors amorcée. Les deux nurses se jetèrent sur
Phoebé et l’empoignèrent. La petite hystérique émit un long, trop long
hurlement. Cléore le comprit : elle était folle.
« Daphné ! Reviens-moi ! Mon autre moi, mon inverse, mon
reflet de psyché ! Tu étais moi et autre… Double, ô, mon double !
Gauchère tu étais ! Inversés sont tes viscères… Cœur à droite, foie à
gauche… Empreintes des doigts s’opposant exactement aux miennes… Moi, deux fois
moi…autrement… Du miroir surgie…identique… et pourtant différente.
- Administrez-lui du laudanum ou du chloral. Il nous faut la
calmer ! ordonna Cléore. Elle peut se faire mal, se tuer. Sa crise est
profonde. »
Les deux médicastres-femmes
s’affairèrent chacune sur un bras chétif de la malheureuse jumelle survivante,
la piquant aux bonnes veines avec leur respective seringue de Pravaz. Elles
crurent l’avoir droguée, assommée, mais, bien que ses iris céruléens
s’exulcérassent et que sa bouche de poupée bavât d’abondance, Phoebé poursuivait
son délire de dissection anatomique, frappée par cette crise d’hébéphrénie, de
démence précoce et juvénile, qui mais ne pardonnait. C’était à croire qu’elle
avait passé sa vie dans des amphithéâtres où d’éminents physiologistes
professaient en ouvrant au scalpel les cadavres de la morgue face à un public
avide de toutes ces choses malsaines[1].
« Ouvrez son corps… Ouvrez-le, je vous en supplie ! Vous
verrez que je dis vrai ! Mon moi reflet ! Découvrez, révélez mon moi
reflet ! » poursuivait la petite empuse folle. Puis, elle
enchaîna :
« Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? » avant
de chantonner : « Autrefois, en la bonne ville, l’était un ménétrier,
l’était un ménétrier, qui nul liard n’avait, qui nul liard n’avait… » en
dodelinant.
Comme convaincue de la
sincérité de cette pauvre enfant, Cléore exulta :
« Phoebé a raison, vous dis-je ! Qui ne tente rien n’a
rien ! Il faut ouvrir le corps ! Voulez-vous l’autopsier, oui ou
non ?
- C'est-à-dire, hésita Diane Regnault…je ne suis pas docteur en
médecine et…
- Qui vous a dit d’inciser, bécasse ! jeta la comtesse,
exaspérée. Monsieur Tesla a inventé une espèce de sonde fonctionnant à
l’électricité et à l’électromagnétisme, qui permet, une fois introduite dans
l’anus ou toute autre ouverture naturelle ou artificielle, à l’aide d’un écran
et d’une chambre noire, de visualiser l’intérieur des organismes ! [2] Tenez, elle se
trouve là, à votre droite !
- Nous ne savons aucunement l’utiliser ! firent chorus les deux
nurses.
- Pour prouver la véracité de ce qui vous semble un pur délire de
jeune Ophélie, comparez au moins les empreintes des doigts de sa main gauche
avec celles, digitales, de la main droite de l’alter ego mort ! Phoebé dit
vrai ! La vérité sort de la bouche des enfants ! » reprit
Cléore.
Elle profita de la
distraction de Phoebé, toujours occupée à son fredonnement, pour lui saisir la
main et essayer de la rapprocher de celle, opposée, du cadavre, tandis que
Marie Béroult apportait la sonde de Tesla. Bien que le geste de Mademoiselle de
Cresseville fût empreint d’une infinie délicatesse, Phoebé se débattit et la
mordit à l’index. Alors que Cléore se mettait à saigner et que la petite lamie,
tout à ses réflexes vampiriques, commençait à suçoter ce sang aristocratique,
l’infirmière, qui approchait la sonde du fondement de la petite momie afin de
l’y introduire, émit une constatation turbide :
« Mais… C’est operculé ! Il y a …un bouchon !
- Oncle Dagobert ! L’invention d’oncle Dagobert ! »
s’écria Phoebé dans ce qui parut à toutes une bouffée supplémentaire de délire.
Puis, elle fit silence, se refermant en elle-même telle une huître.
Durant cette scène
dramatique, les autres petites filles, frappées d’un mutisme de crainte,
s’étaient tenues coites et quiètes, après qu’elles eurent voulu profiter de la
situation. Plus un œstre ne vola.
« Infirmière Béroult, attendez ! l’interrompit Cléore. Je
pense que la drogue que vous avez administrée à Phoebé fait son effet. Elle
m’apparaît dans de meilleures dispositions. Elle ne bronche plus. Peut-être
pourrons-nous la questionner au sujet des circonstances de la disparition de sa
sœur ?
- Il me semble que, durant le long laps de temps au cours duquel
Mademoiselle de Tourreil de Valpinçon est demeurée en votre chambre,
Mademoiselle la comtesse, vous avez jà eu amplement le temps de recueillir sa
confession…objecta la nurse.
- Ne jouez point les effrontées ! Les émotions submergeaient
tant l’intellect et la conscience de l’infortunée enfant qu’elle n’a pu me dire
grand’chose. Rien de ce que Phoebé a pu sortir de ses petites lèvres
bouleversées n’a éclairci les faits. Ce laudanum, ce chloral – peu me chaut la
substance – devrait avoir l’effet d’une séance d’hypnose du professeur Charcot
auprès d’une jeune hystérique. La vérité nue doit sortir du puits. »
Cléore tint fermement Phoebé
par les poignets et la regarda droit dans les yeux, de son regard vairon
vénéneux et enjôleur qui toujours avait subjugué celles et ceux qui le
croisaient.
« Allons, ma pauvre mie… Dis-moi ce que tu sais… Soupçonnes-tu
quelqu’un ? »
Phoebé trembla toute, d’une
de ces trémulations incoercibles qui minaient sa silhouette gracile lorsque les
vices pervers de sa regrettée sœur s’exerçaient sans façon sur elle.
« A… Adelia… » murmura-t-elle enfin en un souffle d’une
ténuité de moribonde.
Elle fut prise d’ataxie et,
sous la révélation de ce soupçon, rompit avec sa mutité temporaire du précédent
instant, sans doute due autant à la peur d’une vengeance de Délia qu’aux
premiers effets de la drogue, au point que la comtesse de Cresseville
répondit :
« Le crime est signé ! L’innocence a parlé ! Certes,
le corps de Phoebé est perverti par le saphisme sororal, mais je réponds
d’elle. Son âme demeure pure de toute souillure ; elle est
archangélique ! Ô, petite blonde mie, poursuis donc tes accusations !
Je te promets que Délia sera châtiée.
- Je…je m’étais couchée comme à l’accoutumée, après que Daphné et moi
nous eûmes… »
Les impitoyables fillettes
pouffèrent, rompant leur silence attentiste.
« A d’autres, persifla Ellénore en zozotant. Elles ze zont bien
amusées avant de z’aller au lit, n’est-ze pas ?
- Après que vous eûtes batifolé et galopiné…osa Quitterie.
- Nous décidâmes qu’il était lors temps que nous nous reposassions…
euh… que nous prissions un bien mérité repos nocturne…
- Quelle heure était-il, ma pauvre chérie ? reprit Cléore,
ignorant l’acidité des autres.
- Minuit moins le quart… balbutia Phoebé, les lèvres toutes blanches.
- Elle joue les chlorotiques leukémiques à la perfection !
Marie-salope ! Va te faire soigner ailleurs !
- Retire ce que tu as dit, Quitterie ! l’invectiva l’empuse
désespérée, désormais presque lucide. Quoi que nous eussions fait de
répréhensible en notre chambrée, cela n’autorise pas les autres à émettre un
jugement de valeur déplacée, surtout dans les présentes
circonstances ! »
Bien qu’elle tremblât
toujours, Phoebé parvenait à articuler des paroles intelligibles, d’un sens
rare. Nul n’eût cru que le laudanum pût avoir des effets aussi curatifs sur le
psychisme tourmenté de la petite péronnelle débauchée. Cependant, sa robe
d’organdi et de satin, d’habitude d’un blanc virginal, apparaissait souillée
des saletés insanes et suries du cadavre de sa sœur. Elle scrutait l’assistance
de son regard d’azur emmétrope angoissé et épeuré. Deçà-delà, sur sa face
blafarde en manque de sang frais nourricier, des croûtes d’excoriations
hideuses épidermiques marquaient ce visage d’ange de Reims maladif, résultat de
l’étreinte post-mortem de tantôt. Cela créait comme un semis d’émondes, de
brins de peau de momie
arrachés à l’adorée défunte par les lèvres avides d’embrasser une dernière fois le double chéri parti à jamais. Même le camée sublime héliotropique ornant sa gorge blême en paraissait terni, de ces ternissures annonciatrices du trépas de la matière précieuse. Phoebé, l’autre elle-même amputée, ne pouvait que se faner, s’étioler toute, dépérir telle la rose pourprée privée de soleil et d’eau fraîche. Mais cette rose, ici blonde, se devait de poursuivre ses révélations, quel qu’en fût le prix à payer, prix de la mort, pour Moesta et Errabunda.
arrachés à l’adorée défunte par les lèvres avides d’embrasser une dernière fois le double chéri parti à jamais. Même le camée sublime héliotropique ornant sa gorge blême en paraissait terni, de ces ternissures annonciatrices du trépas de la matière précieuse. Phoebé, l’autre elle-même amputée, ne pouvait que se faner, s’étioler toute, dépérir telle la rose pourprée privée de soleil et d’eau fraîche. Mais cette rose, ici blonde, se devait de poursuivre ses révélations, quel qu’en fût le prix à payer, prix de la mort, pour Moesta et Errabunda.
Alors que les gamines
poursuivaient leurs sarcasmes, les larmes perlant toujours à ses joues, elle
les interpella et les admonesta :
« Faites donc silence, à la parfin ! Au nom de quoi vous
arrogez-vous le droit de me critiquer et de vous moquer ? Vous n’êtes
point des francs-juges ! »
Lors, toutes se turent enfin,
impressionnées par les paroles de la jeune folle qui recouvrait un semblant
d’entendement et de raison. Phoebé poursuivit.
« Lorsque je m’éveillai, à potron-minet, je constatai que…Daphné
n’était plus avec moi. Je la crus levée avant, et l’appelai, la hélai en
conséquence… Cela fut bien éprouvant d’attendre en vain que le son de sa jolie
voix se manifestât à mon cœur et soulageât mon désarroi. Je sortis, je courus
dans tous les corridors, en quête de la sororale mie…
- Ton sommeil fut-il troublé ? Ressentis-tu quelque chose de
particulier durant les heures nocturnes ? insista Cléore.
- Rien… Lorsque j’y pense. Ce fut un sommeil dépourvu de songe… Très
profond, sans nul rêve pour l’égayer. Cela fut singulier…car toujours, en
chacune de mes nuits, je rêve… »
Les prunelles de la jeune
nymphe s’embrumèrent dans le vague. C’était là l’effet typique du laudanum. La
nurse Regnault émit une observation.
« Mademoiselle la comtesse, si je puis me permettre… Ce sommeil,
profond, non onirique, implique peut-être l’absorption d’un somnifère.
- Ces derniers temps, les jumelles ne soupaient plus au réfectoire,
lassées des cachotteries de leurs camarades. Il leur faut un régime spécial…
Phoebé, quel consommé toi et ta pauvre sœur avez-vous pris hier soir ?
- C’était notre coutumier bouillon de poule frugal, avec juste
l’agrément d’un extrait de moelle de bœuf pour parfumer et permettre l’apport
minimal de protéines sanguines. Nous…avions pour habitude de le boire dans de
jolis bols illustrés d’images pieuses et édifiantes, avec les figures colorées
de Sainte Perpétue, Sainte Geneviève ou Sainte Radegonde et…
- Quel régime de famine ! s’exclama l’infirmière. Cette petite
m’a l’air d’une égrotante. Elle est frêle telle une meurt-de-faim.
- Ces mots l’affligent ; elle sanglote à nouveau. » conclut
la comtesse.
La face translucide et
pellucide de Phoebé se marqua d’un nouveau chagrin.
« Laissons-la faire son deuil. Quelqu’un devrait la reconduire
en sa chambre et la veiller, afin qu’elle ne tente pas l’irréparable, suggéra
Cléore.
- La croyez-vous suicidaire ?
- Je la sens mieux que vous, nurse Regnault. »
Deux domestiques, parvenus
entre-temps en l’infirmerie, furent chargés de porter Phoebé allongée sur une
civière jusqu’en sa couche, où le laudanum pourrait poursuivre ses effets
curatifs lors commencés. L’infirmière Béroult se proposa de reprendre l’examen
du cadavre. Elle le manipula tout en tentant d’y placer la sonde de Nikola
Tesla.
« C’est un drôle de produit siccatif que la criminelle a dû
employer pour rendre aussi promptement la pauvresse en cet état. Je savais le
transfuseur efficace, mais à ce point… On croirait cette fillette vampirisée,
pompée… elle a subi une sorte de momification accélérée… Le décès n’a pourtant
pas un jour ! Et ce bouchon anal ! Il faudrait bien qu’il
cédât !
- Phoebé a parlé de son oncle Dagobert à la vue de cet opercule.
Pourquoi ?
- Mademoiselle la comtesse, aidez-moi donc, au lieu d’ergoter !
Cette dépouille pèse un poids anormal, comme si on l’avait rembourrée.
- Soit, et faites pour le mieux, que nous en terminions avec cette
manipulation pénible. »
Cléore multipliait les
prévenances à l’égard de son insistante employée dont elle partageait les
mœurs. Elle n’avait pas embrigadé pour rien un couple de tribades infirmières,
par ailleurs jà dévouées à son amie la vicomtesse et à la peintre Louise B**.
Dans une société outrageusement masculine, ces professionnelles n’étaient pas
habilitées et ne parvenaient à exercer leur métier que dans l’illégalité, en
secret. La République était l’imperfection érigée en système, et refusait
d’accorder aux femmes la place qui eût dû leur revenir de droit : la
première. C’était pourquoi Cléore faisait mille grâces aux nurses et les
choyait comme si elles avaient été ses compagnes. Les deux bougresses le lui
rendaient bien. Nos deux clandestines de la médecine bambochaient souventefois,
fortes de leurs émoluments et gratifications cumulés, versés de la main à la
main par la vicomtesse, par Louise B** et par Mademoiselle de Cresseville.
Lorsque leur service était terminé, le dimanche, elles quittaient l’Institution
et s’en venaient bibeloter à Paris. Elles louaient des cabinets particuliers
dans des restaurants spécialisés, quasi clandestins, exclusivement réservés aux
Dames seules, que Monsieur Zola
avait décrits, mais avec inexactitude[3]. Le champagne y coulait à flots, ainsi que les baisers, les caresses interdites saphiques, au milieu du friselis incessant des falbalas et des froufrous de maritornes obèses de Neuilly ou Passy qui croyaient à leur charme et à leur chic irrésistible. Elles venaient s’y enhardir, s’encanailler aux bras de demi-mondaines faussement titrées. Ego-Isola
y avait toujours table dressée, en bon chaland payant généreusement son écot. Des ribaudes lesbiennes y faisaient commerce de leur corps, outrageusement peintes, emmitouflées dans du renard mité, puant la violette rance, parcourant les différentes salles et arrière-salles, cigarette à la bouche, traînant leurs jupons sales, leur ordure de la rue. Elles empuantissaient les aîtres de leur suint de blondes grasses décolorées ; elles exhalaient leur haleine de graillon qui achevait de gâter l’atmosphère musquée et viciée du restaurant. Elles peuplaient de leur démarche chaloupée par l’absinthe les tablées embrumées par la lueur jaunâtre des lampes à gaz. Certaines poussaient l’audace jusqu’à parfois s’adoniser en jeunes mirliflores ou sigisbées, en angelots androgynes blondins, pour les clientes qui adoraient le travestissement et l’ambiguïté. On y trouvait même un réputé hermaphrodite échappé de la foire du Trône. De temps à autre, une descente des sergents de ville se produisait, et gare à la Dame titrée se faisant surprendre en bonne compagnie d’une anandryne de bas étage.
avait décrits, mais avec inexactitude[3]. Le champagne y coulait à flots, ainsi que les baisers, les caresses interdites saphiques, au milieu du friselis incessant des falbalas et des froufrous de maritornes obèses de Neuilly ou Passy qui croyaient à leur charme et à leur chic irrésistible. Elles venaient s’y enhardir, s’encanailler aux bras de demi-mondaines faussement titrées. Ego-Isola
y avait toujours table dressée, en bon chaland payant généreusement son écot. Des ribaudes lesbiennes y faisaient commerce de leur corps, outrageusement peintes, emmitouflées dans du renard mité, puant la violette rance, parcourant les différentes salles et arrière-salles, cigarette à la bouche, traînant leurs jupons sales, leur ordure de la rue. Elles empuantissaient les aîtres de leur suint de blondes grasses décolorées ; elles exhalaient leur haleine de graillon qui achevait de gâter l’atmosphère musquée et viciée du restaurant. Elles peuplaient de leur démarche chaloupée par l’absinthe les tablées embrumées par la lueur jaunâtre des lampes à gaz. Certaines poussaient l’audace jusqu’à parfois s’adoniser en jeunes mirliflores ou sigisbées, en angelots androgynes blondins, pour les clientes qui adoraient le travestissement et l’ambiguïté. On y trouvait même un réputé hermaphrodite échappé de la foire du Trône. De temps à autre, une descente des sergents de ville se produisait, et gare à la Dame titrée se faisant surprendre en bonne compagnie d’une anandryne de bas étage.
Parfois, même lorsqu’elle les
savait dînant chez la canaille, la Katkomb[4]du lesbianisme
culinaire, Madame la vicomtesse
de** quémandait l’une ou l’autre des soignantes en urgence pour une
consultation, par téléphone, pneumatique, Petit Bleu, télégramme. Il fallait
lors que miss Regnault ou miss Béroult accourût à Meudon soigner
l’indisposition passagère de Madame, qu’elle fût en plein repas ou pas.
Adonc, l’infirmière Béroult
s’affairait avec son cadavre.
« Il va bien falloir que j’ôte ce bouchon anal ! La sonde
ne passe point !
- Souhaitez-vous que je vous donne un coup de main ? proposa
Cléore, toujours prévenante, de sa voix flûtée de miel.
- Si vous voulez. »
Lors, toutes deux
s’acharnèrent tant sur cet étrange opercule dont elles ignoraient la
composition qu’il finit par céder. Un jus d’horreur les éclaboussa. C’était
comme une exondation d’une eau putride d’inondation qui eût par trop stagné
dans un contenant inapproprié. La dépouille se vida de la liquéfaction de ses
viscères, des organes dissous, se dégonfla de cette immondice aqueuse, de cette
résine fondue de mort qui la bourrait. Cela pua grandement et Cléore,
nauséeuse, comprit enfin le sens des mots de Phoebé.
« La solution laxative inventée par Dagobert-Pierre de Tourreil
de Valpinçon pour naturaliser les insectes ! On – Adelia ? – a
injecté cela, cette solution, dans le corps de la malheureuse, après qu’on
l’ait occise et l’ait vidée de son sang, comme procédaient les taricheutes
d’Hérodote pour la momification des basses classes égyptiennes. Il faut
deux heures pour que fondent les organes des arthropodes, donc, chez l’être
humain, la dissolution doit prendre… »
Elle pensait tout cela, en se
refusant à croire à la culpabilité de l’ancienne favorite, bien qu’elle
dégobillât en même temps.
« Mais le sang, le sang de la pauvre Daphné ? Délia, qu’en
as-tu fait ? Es-tu bien responsable ? » ajouta son esprit en sa
cervelle torve.
Cléore sombra dans
l’inconscience, sans même que la nurse, prise du même malaise à cette atrocité,
ni même les gamines qui piaillaient de panique et s’égaillaient en tout sens,
la secourussent.
*************
« Aubergiste ! Qu’on apporte et mette en perce ce tonnelet
de vin nouveau ! »
Monsieur Lambon, courtier,
mais aussi noceur, rouge et avide, réclamait qu’on goûtât avec lui cet alcool
aux attraits inédits. Le tonnelet était arrivé le matin même en l’auberge de
Condé, un ancien relais de poste, qui périclitait depuis l’arrivée du chemin de
fer, et tentait de se réorganiser en assurant la meilleure restauration
possible du chaland, les victuailles et le logement de qualités optimales pour
les voyageurs y séjournant encore. C’était une fournisseuse inconnue, anonyme,
tout enveloppée dans un grand chaperon de barège, dont la voix semblait
contrefaite, qui avait vendu à Dubosc, l’aubergiste, cet échantillon d’un
nouveau grand cru que nul ne connaissait, un peu tôt prêt et fermenté car les
dernières vendanges étaient bien récentes. Que vaudrait-il sur les
tablées ?
Ce soir là, les clients ne se
bousculaient pas dans la salle commune, et Lambon souhaitait que ce fût sa
tournée, pour les cinq convives qui, outre lui-même, avaient eu le courage de
souper chez Dubosc puis d’y passer la nuit. Il y avait un couple venu de Reims,
dont les deux enfants reposaient déjà. La femme, drapée dans sa dignité, bien
que sa robe eût comporté force points de Venise et d’Angleterre, affichait une
sévérité et une austérité qui n’étaient point pour déplaire à un autre client,
Allard lui-même, qui poursuivait ses investigations dans la région, afin de
savoir où étaient recluses les petites filles. Les gendarmes et policiers,
quant à eux, retenaient les Grémond et ne cessaient d’inspecter leurs comptes,
d’examiner toutes les traces scripturales de la boutique afin de mettre la main
sur la pièce déterminante. L’auberge était trop vaste pour si peu de personnes,
la salle aux poutres noircies par les feux de rôtissoires des banquets d’antan
désormais disproportionnée. Le lieu n’avait même pas le gaz et on avait calculé
au plus juste pour les lampes à pétrole. La cheminée ne servait plus guère, se
contentant de la consumation de quelques bûches, et la crémaillère et les
vieilles marmites de soupe, vides et froides, abandonnées à leur triste sort de
viduité, formaient comme des échos spectraux des anciennes réjouissances
gargantuesques enfuies depuis longtemps. Les batteries de casseroles émaillées
et éraillées et les hures empaillées n’étaient plus là qu’en tant que rappels
historiques dérisoires des temps glorieux, lorsque des régiments de l’Empereur
ou du Roi podagre venaient se goberger et se chercher querelle vers l’an 1815.
Hégésippe Allard, soupeur
frugal, fut le seul qui se refusa à la dégustation du vin neuf, que Lambon
servait dans chaque verre sale et terni tendu par ces messieurs – au grand dam
de l’unique dame, qui jeta un regard réprobateur à l’encontre de l’époux
(c’était pour elle outrageant de trinquer avec un inconnu aussi rougeaud que le
sieur Lambon). Allard fit bien. Le courtier avala le premier sa rasade…et
recracha aussitôt. Oui-da, ce vin avait une couleur, une consistance bizarres,
un bouquet anormal, une épaisseur de vieux tanin ou de vieux moût, comme
extrait du fond croupi et piqueté d’un tonneau au bois trop vieux. Et l’odeur…cette
fadeur évocatrice… Il fut lors normal que tous les buveurs dégobillassent cet
alcool sur le parquet de planches vermoulues.
« Mais…c’est du sang ! » fut l’exclamation de Lambon
avant qu’il restituât l’atroce liqueur. Encore heureux qu’il ne s’agissait pas
d’une barrique emplie de la chose, mais d’un simple tonnelet à la
capacité moindre, car ce liquide était pourri. L’interrogation de Cléore
venait de trouver sa réponse, mais Allard s’en fichait, puisque étranger aux
faits et ignorant encore la localisation de ce qu’il cherchait. Adelia
O’Flanaghan avait travaillé sa vengeance jusqu’au bout : ah, Daphné avait
goûté à son sang de déchet intime, hé bien, d’autres boiraient celui de la
pécore blonde et en diraient des nouvelles… L’appareil de Tesla était fort
efficace, la solution de Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon, dont les
deux petites imbéciles conservaient imprudemment plusieurs flacons dans leur
réserve de saletés secrètes même pas fermée à clef, encore plus efficiente…
Elle avait gagné deux cents francs dans ce négoce douteux, de quoi voir
venir la suite des événements avec
sérénité…
***********
Depuis que les livres de
comptes de la boutique de Madame Grémond avaient été épluchés, toute la
gendarmerie de Château-Thierry était sur le qui-vive, en attente d’une mission,
d’une action, d’un ordre d’intervention ou de nouvelles perquisitions. Le
commissaire Brunon et l’inspecteur Moret, Allard lui-même, avaient
inlassablement poursuivi leurs interrogatoires, de Madame et de ses deux filles
rêches, mais aussi d’autres témoins, commerçants pour la plupart qui,
quoiqu’ils se portassent garants de l’intégrité morale et professionnelle de la
boutiquière, s’interrogeaient et cancanaient au sujet de ce petit trottin qu’elle
avait imprudemment engagé. Plusieurs épouses de notables locaux ne tardèrent
pas à faire le rapprochement entre Anne Médéric et une petite prostituée qui
avait promené son vice ignoble dans les ruelles de la ville, environ un an
auparavant. Les témoignages étaient peu sûrs, réfutables ; les langues ne
se déliaient guère tant la chose apparaissait scabreuse. Qui, parmi les Dames
honorables de la bourgade, oserait avouer à l’autorité policière une aventure
saphique tarifée d’un soir avec une ravissante petite rousse aux appas juvéniles ?
C’était farcesque, mais cette farce revêtait des aspects par trop scandaleux
pour qu’on la crût sur parole. Il fallait des preuves, du concret, non des
ouï-dire. Allard s’évertuait à faire comprendre que là était la clef de tout, dans
les mœurs cachées, refoulées, inavouables, mais police et gendarmerie
omettaient le principe, plus littéraire qu’exact, selon lequel lorsqu’on a
éliminé toutes les solutions, seule la plus invraisemblable, incroyable, peut
être la bonne.
Sur l’amicale
pression de l’aliéniste, la maréchaussée se résolut à questionner les putains,
avec la garantie qu’on ne les inquiétât point. Là, les langues acerbes des
poissardes et des soiffardes se déchaînèrent, moyennant toutefois un certain
gage – temporaire – de l’impunité des tapins et quelques verres d’absinthe, de
piquette et d’eau-de-vie, bien qu’elles sollicitassent aussi d’autres
services inhérents à leur plus vieux métier du monde. On apprit d’elles
qu’une petite Poils de Carotte, vraie ou travestie, dont le
signalement correspondait en tout point à celui de la comtesse de Cresseville,
avait exercé ses charmes durant environ quatre mois, l’an passé, charmes
exclusivement saphiques, ce qui offusquait les autres professionnelles. Du jour
au lendemain, exit Poils de Carotte, pour d’obscures raisons, tandis
qu’Anne Médéric avait poursuivi son office gentillet. Les gendarmes
perquisitionnèrent l’infâme galetas où la gamine perverse avait effectué ses
galipettes hebdomadaires, mais ne découvrirent rien si ce n’était une ruine
encore plus accentuée en onze-douze mois. Le lieu n’avait trouvé d’autre
preneur qu’un chiffonnier abruti qui y entassait ses déchets putrescents. Même
le fameux matelas avait été éliminé ; et lui seul eût pu témoigner des
turpitudes multiples et acrobatiques qu’il y avait encaissées.
Cependant, deux découvertes
majeures s’étaient faites dans l’étude attentive des carnets de compte de
Madame Grémond. Deux noms de clients y revenaient avec une régularité
turbide : un certain Monsieur de Tourreil de Valpinçon, de Lyon, et un
curieux Moesta et Errabunda, référence baudelairienne dont on ignorait
la nature. On songeait à un couple abrité derrière un pseudonyme évocateur des
paradis de l’enfance perdue… d’une enfance vouée à Cythère, à Sodome ou
Gomorrhe. Hégésippe Allard, supervisé par Brunon, se décida à interroger une
nouvelle fois lui-même le trio féminin. Madame Grémond fit valoir ses
craintes :
« Messieurs, ne prenez
contre nous aucune mesure vexatoire. Notre famille est honorable.
- Vous n’êtes point encore inculpées, lui rétorqua Brunon, impavide.
- N’essayez pas de finasser avec nous », ajouta l’aliéniste.
En ces instants, Madame
Grémond et ses filles essayaient de ruser tant qu’elles pouvaient, et leur côté
madré n’était pas sans faire songer à quelque bougnat basané, à la figure noire
de coke, à la moustache de coupe mexicaine, ami du traître Bazaine, qui, par
provocation, eût arboré exclusivement des cravates blanches pour parlementer
avec les officiers uhlans de 1870 afin de négocier avec eux la vente à bon prix
de ses stocks de charbon de terre. Ce type de personnage abject eût prôné la
collaboration avec la Prusse.[5]
« Je suis une bonne Française, messieurs. Si vous voulez faire
accroire à un quelconque complot de ma part contre l’autorité, je…
- Vous possédez plusieurs livres de monsieur Drumont, et
il ne nous paraît pas que vous aimiez particulièrement la République.
- Monsieur Allard est un fervent républicain, tout comme nous. Nos
recherches nous ont permis de découvrir chez vous divers opuscules douteux…
- Des brochures patriotiques, antisémitiques, Les chants du soldat
de Monsieur Paul Déroulède, un certificat prouvant votre appartenance à la
mouvance du général B** voici deux ans…
- J’ai droit à ma liberté d’opinion, et mes filles aussi,
messieurs ! s’indigna la commerçante.
- Le plus agaçant, chez vous, madame, insista le commissaire, c’est
votre propension à tout noter scrupuleusement, votre exhaustive méticulosité…
rien ne manque à vos livres de compte, absolument rien, même pas l’achat du
plus insignifiant article de mercerie… Cela vous perd, madame.
- C’est là une preuve de rigueur, d’une bonne gestion de mon
commerce ! »
La bonne Dame s’empourprait,
indignée. Madame Grémond était si avaricieuse, si près de ses sous, comme
arc-boutée à une cassette d’Harpagon, qu’elle n’omettait jamais rien sur ses
livres de compte, en recettes comme en dépenses. Il fallait que tout lui
rapportât quelque chose, et elle comptait tout au centime près. Cette vieille
pouacre avait influencé les plates Octavie et Victoire, qui se contentaient de
simples raccommodages de leurs robes lustrées et rapetassées de cinq ans,
vêtures de vieilles filles jaunâtres hors d’âge, au fond proches de la
mentalité rigoriste de Pauline, la chère fille d’Allard, sans qu’elles les
changeassent jamais et dépensassent le moindre fifrelin d’un liard pour en
acquérir de neuves, même à quinze sous. Elles pourraient s’aller comme des
va-nu-pieds ou des Jean le Baptiste, telles des mendiantes, que cela ne les eût
pas dérangées dans leur orgueil de grigous femelles. Elles eussent pu s’adosser
là-bas, dehors, contre un mur, et tendre une sébile et on leur eût fait la
charité sans qu’elles s’en trouvassent gênées et pleines de vergogne. Leur mère
était du genre à conserver des sacs de napoléons cousus dans la doublure d’un
matelas. Lorsqu’Anne Médéric n’était point présente pour les courses, elles se
satisfaisaient de rogatons, de vieux croûtons, de galimafrées. C’étaient des
pingres à faire durer cinq jours un rôti jusqu’à ce qu’il fût tout vert ou tout
noir, la chose n’étant point rare dans les mentalités briardes ou champenoises
que l’on dit quelque peu écossaises.
« Reprenons, si vous le voulez bien…
- Et comment, m’sieur le docteur, gouailla Victoire avec insolence.
- Donc, disais-je, je vois qu’à la case recettes fournitures, à peine
deux jours avant notre arrivée, vous avez noté : Monsieur de Tourreil
de Valpinçon, Lyon, trousseau Phidylé. Sept cents francs vingt-huit centimes. Tout
y figure, même la ganterie, les bottillons guêtrés, la coiffe, les padous… Et
il y a un report sur une autre colonne : fournitures Moesta et
Errabunda : robes, chaussures, lingerie, rubans blancs de soie, camée
Phidylé. Huit cents francs soixante-dix-sept centimes… Et je renonce à tout
détailler. En remontant les pages, j’aperçois des rubans chamois velours
Quitterie quinze francs et encore des trousseaux aux noms de Marie-Ondine
ou encore de Cléophée et là, rubans jonquille soie Cléophée
dix-huit francs. Rien n’est trop somptueux pour ces petites filles modèles
inconnues aux prénoms précieux. Je ne savais pas qu’il y avait autant de
fillettes de l’aristocratie susceptibles d’avoir leurs parents clients chez
vous. Et qui sont donc ce monsieur de Tourreil de Valpinçon et ces Moesta et
Errabunda ?
- Docteur Allard, l’interrompit Brunon,
nous avons découvert plusieurs factures à ce nom, que dis-je, une bonne
soixantaine ! Madame ne jette rien, archive tout…et nous avons pu
constater qu’il s’agissait, non de personnes, mais d’un domaine privé. Cependant,
l’adresse est vague, sommaire… Pourriez-vous nous la révéler au complet,
madame ?
- Jamais je ne vendrai la comtesse de Cresseville. Je suis en droit
de me taire. Comme vous le dites si bien, nous sommes en république, et le
temps où l’on recourait à la question extraordinaire pour faire avouer les
suspects est révolu. »
La boutiquière s’enferma dans
son mutisme.
« D’autres factures mentionnent l’adresse, plus précise
celle-là, de ce Monsieur de Valpinçon… peut-être faudrait-il contacter la police
de Lyon afin qu’elle enquêtât… et qu’elle dénichât ce quidam ? »
s’interrogea le commissaire divisionnaire.
Allard n’éluda pas la
question :
« Si vous disposez de toutes les prérogatives déléguées par
Monsieur le préfet de police, faites-le. Notre affaire doit trouver sa
résolution. »
Reprenant le cours de son
interrogatoire, l’aliéniste interpella Madame Grémond :
« Cette Phidylé, cette Cléophée, qui sont-elles ? »
Ce fut Octavie qui
répondit :
« Hé, messieurs de la Rousse, jeta-t-elle, en narguant les
enquêteurs sur un ton populaire et effronté, n’avez-vous pas compris ?
Jouez-vous les naïfs ? Ce sont les petites élèves de Cléore, ses
pensionnaires, pardi !
- N’as-tu donc jamais appris à te taire, pie bavarde ? s’écria
Victoire.
- Que dites-vous ? Pourquoi usez-vous de ce mot pensionnaires ?
répliqua Brunon, interloqué.
- Je ne serai pas plus loquace avec vous, ce soir ! Je ne sais
pas grand’chose ! Je subodore qu’il s’agit de petites écolières dans une maison
spéciale d’éducation, où on les élève bien ! Si vous voulez en savoir
plus, demandez à maman.
- Madame Grémond, cessez de vous enferrer et répondez aux
assertions de votre fille !
- Monsieur le commissaire, vous n’obtiendrez rien de moi.
- Vieille bourrique têtue ! »
Allard parla à l’oreille du
fonctionnaire de police :
« Il nous faut localiser ce Moesta et Errabunda plus
précisément.
- Les factures mentionnent : terrain privé, Condé, rien
de plus.
- Il doit bien y avoir un cadastre à consulter en mairie.
- La seule commune des environs à porter ce nom est Condé-en-Brie.
- Les gendarmes connaissent bien le pays, non ? Ils iront
patrouiller dans le secteur de ce village et repérer les environs, et à l’aide
des relevés cadastraux, nous parviendrons à dénicher ce pensionnat et
nous saurons qui en est le propriétaire.
- Que Monsieur Raimbourg-Constans vous entende, docteur ! »
La commerçante les rappela à
son bon souvenir :
« Messieurs, je déteste les conciliabules secrets ! »
Allard et Brunon préférèrent
ignorer les dires de la boutiquière. Ils se concertèrent comme si de rien
n’était.
« Je pense que nous en avons fini avec cette famille
insupportable. Aucune ne signera d’aveux. Leur complicité est partielle,
limitée. Seule la gendarmerie a juridiction pour décider de leur arrestation effective,
à condition toutefois que le procureur de la République accepte de poursuivre.
Je vais lui télégraphier. Il faudra bien désigner un juge d’instruction dans
cette affaire. Une fois l’inculpation de ces sacrées bonnes femmes obtenue,
nous pourrons aboutir à la sortie du bois de Moesta et Errabunda. On devra les écrouer…en espérant qu’elles nous livrent les amies de Cléore
de Cresseville, car, qui dit chef de maison close ou autre, dit clientes et
amies…
- Il y a l’autre nom, commissaire, ce Tourreil de Valpinçon.
- Je vais contacter mes confrères de Lyon par Petit Bleu en espérant
qu’ils ferreront ce gros poisson. Le scandale risque d’être énorme.
- Tant que la République ne tremble pas sur ses bases ! Je
subodore que nous avons affaire à des nostalgiques du général B** et de la duchesse
de**. »
************
Après l’inhumation des restes
de la pauvre Daphné, il fallait informer l’oncle Dagobert de cette
tragédie. Cela nécessitait le recours au bureau des postes et télégraphes afin
que l’information fût transmise plus vite, au risque que s’exposât en plein
jour le complice désigné pour cette corvée. Brûlée en tant qu’Anne Médéric,
Cléore ne pouvait plus retourner à Château-Thierry. Inconnue à Reims ou
Epernay, elle avait cependant la possibilité de se risquer là-bas, à condition
que la police ou la maréchaussée n’affichât pas partout un avis de recherche à
l’américaine, avec un portrait approximatif de l’intéressée, comme chez ces
sinistres chasseurs de primes de l’Ouest sauvage. Cléore exécrait la
perspective que sa gracieuse tête fût mise à prix. Elle n’était désormais plus
en pleine floraison, mais connaissait une virescence annonciatrice d’un
mûrissement trop précoce.
Tandis que Phoebé, assommée
par les drogues, se reposait, il prit à Cléore l’envie de s’aller recueillir
dans le sanctuaire des poupées de cire, où elle pourrait contempler la
reproduction de la petite défunte sous ses parures. Elle se rendit à la cave du
pavillon principal, où était aménagé ce fameux cabinet des fillettes
statufiées, lieu sacré et désormais morbide. La poupée de Daphné reposait là, à
sa place assignée, aux côtés de sa sœur, raidie dans ses atours surannés de
Claude de France. Cependant, à quelques pas de l’entrée de ce sanctuaire,
Cléore découvrit un renfoncement caché, dont jamais elle n’avait constaté la
présence. Elle actionna un mécanisme dissimulé dans une pierre de taille gainée
de mousse, ce qui dévoila une pièce souterraine secrète, dans laquelle elle
introduisit un hésitant quinquet. Un fumet abject fouetta les narines de la
comtesse de Cresseville. Lorsqu’elle entra en ce réduit vicié, ce fut une
horreur indicible qui s’offrit à son regard incrédule, à la lueur vacillante et
fantomatique de la lampe à pétrole. C’était là que Phoebé et Daphné entreposaient
des cadavres de chats et de rats, proies qu’elles capturaient avec des pièges
subtils, avant de les écorcher vives. Suspendus à des crochets, en cette cave
suffocante d’une sudation de putridité et de fétidité, ces animaux suppliciés
étaient livrés à l’œuvre naturelle et graduelle de la putréfaction. Sous les
dépouilles infectes, des coupelles de fer-blanc recueillaient les sucs et jus
de décomposition de ces bêtes que mesdemoiselles de Tourreil de Valpinçon
métamorphosaient chimiquement – grâce aux mixtures éthérées mystérieuses de
leur grand oncle - selon leur plaisir cruel, leur envie du moment, en onguent,
poudre, cosmétique, parfum ou condiment du type garum, aux propriétés hautement
aphrodisiaques. Cela, désormais, ne servait plus de rien. Ces atrocités, qui,
pleines d’enflures séreuses et d’humeurs noirâtres, exhalaient des remugles de
viande sénescente, par leur fragrance hircine et vireuse, provoquèrent en
Cléore une nausée conséquente. Même le plus blet et chanci des mûrons ne puait pas
autant que les râbles corrompus de ces charognes de chats et de rats,
prédateurs et gibier unis dans la mort, cadavres faisandés et dévitalisés
dignes du siège de Paris.
A ces senteurs de pourrissoir
se superposaient des efflorescences d’épices macérées, de styrax, de benjoin,
de fenugrec, de noix muscade, de cannelle, de safran, de gomme arabique,
d’oliban et de myrobalan, exhalaisons balsamiques stagnantes de l’Arabie
heureuse ou de l’Arabie pétrée, de cette parfumerie secrète de feue Daphné et
de la pauvre petite Phoebé. Autrefois, Sarah les eût punies pour cette vétille,
pour ces petites expériences sadiques, pour ce goût marqué pour les odeurs
fortes, musquées, enivrantes des sens. Suavité de la pourriture… Là, tout était
devenu dérisoire, obsolète, déliquescent, inutile, désormais digne de
décrépitude, de déréliction, d’abandon. Cléore, la mine pâle et pincée,
détourna son chemin et pénétra enfin en l’antre des poupées de cire, des
effigies de théâtre de toutes les actrices de Moesta et Errabunda.
Nikola Tesla n’avait pas
installé l’électricité dans toute la propriété : beaucoup s’en fallait.
Aussi, en ce lieu insigne, Cléore devait conserver sa lampe. La région manquait
d’aménagements modernes, isolée qu’elle était des grandes métropoles. Les ingénieurs
et experts prévoyaient un lent progrès, uniquement ou presque parmi les classes
privilégiées. Les usines à dynamos productrices de cette énergie nouvelle
devaient s’implanter, en tant que centrales électriques, à proximité des
gisements houillers (on parlerait de centrales à charbon) ou des torrents
pyrénéens ou alpins, à condition que le courant fût alternatif selon les vœux
du savant serbe.
Cléore se découvrit elle-même
parmi le groupe des fillettes statufiées, toujours à sa place de reine présidant
cette petite assemblée de mannequins historiés. Puisque rousse, elle
avait choisi d’incarner Elisabeth, la Reine Vierge, en sa magnificence de
velours, de pierreries et de brocarts qu’eût chanté William Byrd. Jugeant son
teint d’une suffisante lactescence, la comtesse de Cresseville avait refusé de
pousser au-delà la fidélité de la reproduction, en ne plâtrant pas sa face, en
ne l’enfarinant pas comme cette monarque d’une coquetterie et d’un artifice
excessifs, parée telle une idole, qui, des jours durant, avait préféré agoniser
assise dans un fauteuil plutôt que de gésir. En ce sanctuaire de ses chéries,
Cléore recherchait le réconfort et la délectation esthétique, le ravissement
désintéressé, se recueillant longuement auprès de ces répliques fidèles ambiguës,
damassées et gaufrées, aux yeux de verre iridescents.
Elle y murmurait quelques païennes prières. Toutes ces poupées idoles apparaissaient figées dans des postures séculaires, transies en leurs matériaux composites où dominait la cire jaunie, d’une rigidité évocatrice du cadavre, immémoriales et non point éternelles du fait de l’aspect volontairement étiolé, effiloqué, de leurs atours mignards et vieillots. C’étaient de bien turbides et morbides fétiches, des sortes de momies factices pro mortem, anticipatrices, qui accentuaient en l’esprit malade de Mademoiselle de Cresseville la conviction qu’elle approchait de la fin. Ces poupées quasi bletties jouaient lors le rôle dramaturgique et sépulcral de shaouabti antiques accompagnateurs en un au-delà anticipé, de mannequins de catafalques monarchiques du Moyen Âge déclinant, selon une théorie qui se faisait jour parmi les plus éminents historiens germaniques, d’après lesquels deux corps eussent pu coexister en chaque roi, l’un quintessentiel mais symbolique, l’autre constitué de chair périssable, resucées christianisées du dualisme platonicien entre l’âme éternelle et le corps corruptible, du ka ou de la psyché et du pneuma des Anciens. C’avait été l’âge des transis, de la Mort triomphante, de la représentation de la putréfaction en toute son abjection réaliste et crue par les ciseaux et les gouges des sculpteurs d’Henry le cinquième et de Charles le fol.
Elle y murmurait quelques païennes prières. Toutes ces poupées idoles apparaissaient figées dans des postures séculaires, transies en leurs matériaux composites où dominait la cire jaunie, d’une rigidité évocatrice du cadavre, immémoriales et non point éternelles du fait de l’aspect volontairement étiolé, effiloqué, de leurs atours mignards et vieillots. C’étaient de bien turbides et morbides fétiches, des sortes de momies factices pro mortem, anticipatrices, qui accentuaient en l’esprit malade de Mademoiselle de Cresseville la conviction qu’elle approchait de la fin. Ces poupées quasi bletties jouaient lors le rôle dramaturgique et sépulcral de shaouabti antiques accompagnateurs en un au-delà anticipé, de mannequins de catafalques monarchiques du Moyen Âge déclinant, selon une théorie qui se faisait jour parmi les plus éminents historiens germaniques, d’après lesquels deux corps eussent pu coexister en chaque roi, l’un quintessentiel mais symbolique, l’autre constitué de chair périssable, resucées christianisées du dualisme platonicien entre l’âme éternelle et le corps corruptible, du ka ou de la psyché et du pneuma des Anciens. C’avait été l’âge des transis, de la Mort triomphante, de la représentation de la putréfaction en toute son abjection réaliste et crue par les ciseaux et les gouges des sculpteurs d’Henry le cinquième et de Charles le fol.
Certes, Cléore s’était sentie
investie d’une mission particulière, mais elle ne l’avait point vécue comme un
apostolat. C’eût été blasphématoire, bien qu’elle eût renié toute référence au
catholicisme. Elle avait voulu prêcher la bonne parole de sa cause saphique et
désormais, tout s’altérait, se délitait. L’étau policier se resserrait autour
du fruit mûri prêt à choir de l’arbre moribond, et la justice, en sa cécité
crasse, condamnerait toute l’entreprise. Trop en avance sur notre temps en
matière de mœurs, adepte d’une révolution du sexe par trop prématurée, Cléore
prit conscience de l’échec patent. L’avenir des quarante petites filles
restantes l’inquiéta. Elle vivait l’évulsion de ses illusions. L’euphorie des
débuts s’était évanouie et ce n’était pas en adoptant une attitude évasive, en
se dérobant devant l’évidence, que la comtesse de Cresseville sauverait ce qui
pouvait encore l’être. Elle devait tailler dans le vif, retrouver Délia coûte
que coûte et s’arranger pour qu’elle fût éliminée, dans le sens littéral et
cruel du terme. Mais jamais la maîtresse de Moesta et Errabunda ne se
résoudrait à une solution aussi radicale : instaurer une forme de peine de
mort dans l’Institution, un tribunal d’exception allant plus loin que les
simples châtiments corporels énoncés par le faux-semblant de la Mère,
cet androïde lors dérisoire dont le pouvoir de dissuasion se lézardait, bien
qu’en quelque sorte elle eût jà implicitement appliqué cette peine capitale à
l’encontre de l’infortunée Ursule Falconet. Cléore pensa donc à une destruction
symbolique de celle qui avait assassiné l’adorable Daphné : pourquoi ne point
brûler Adelia en effigie au cours d’une cérémonie publique, comme la populace
l’avait fait à l’encontre d’un Loménie de Brienne ? Mais d’autres vers
introduits par erreur dans le fruit de Moesta et Errabunda l’avaient
rongé… surtout l’insoumise, Odile Boiron… Cléore examina le groupe de poupées
cireuses et chryséléphantines constellées de copal, à la recherche de la
réplique de l’impétrante. Celle-ci repérée, elle poursuivit ses réflexions
passionnelles, ses méditations devant celle qui était la dernière statue
achevée : Cléophée la maudite, telle qu’elle-même, et pour Cléore, cause
de tous ses malheurs de par sa désobéissance… Cléophée en Ninon de Lenclos,
la grande figure féministe des salons du Roy Soleil. La tentation de briser sur-le-champ la reproduction de la coupable saisit Mademoiselle de Cresseville, lorsqu’un bruit feutré retint son attention. Quelqu’un d’autre était là…
la grande figure féministe des salons du Roy Soleil. La tentation de briser sur-le-champ la reproduction de la coupable saisit Mademoiselle de Cresseville, lorsqu’un bruit feutré retint son attention. Quelqu’un d’autre était là…
En ce cabinet des
figures fermentées, Cléore captait une présence étrangère, furtive,
indésirable… Elle brandit son lumignon et tenta de localiser la provenance de
ce bruit importun. Les ombres des effigies de cire se firent mouvantes,
indéterminées, déformées comme en une fantasmagorie de théâtre qu’on eût voué
aux seules pantomimes lumineuses gothiques, évocatrices de la Mort. Ses yeux ne
purent discerner l’intrus ; il devait bien se cacher, profiter des moindres
recoins de cette salle de sous-sol, de ce musée malsain peuplé des fétiches
fantômes des juvéniles aimées. Cléore se résolut donc à entreprendre l’autodafé
symbolique de Cléophée, d’immoler le mannequin de la maudite, du grain de sable
corrupteur. Elle extirpa une boîte d’allumettes soufrées de son aumônière. Une
fois, deux fois, elle essaya d’en craquer une.
L’humidité des aîtres, l’atmosphère viciée, rancie, toute cette cire
empoussiérée, ces étoffes vieillies, ces artifices de chancissure prématurée,
étaient-ils la cause du mauvais fonctionnement d’un objet aussi trivial et
élémentaire destiné à brûler ? Alors, la comtesse de Cresseville sentit une
main lisse et glacée l’empoigner. Elle cria tandis que ce membre, jeune et
habile, s’emparait avec prestesse des allumettes défectueuses. La flamme de la
lampe à pétrole éclaira une figure féminine redoutée entre toutes, non pas
statufiée, mais vivante : c’était Adelia, la favorite en disgrâce, l’assassin
de Daphné, qui ainsi, se dévoilait. Cléore s’en trouva révulsée.
C’était une vision lugubre,
qui ajoutait une touche de mysterioso troublant à cette pièce renfermée,
confinée, qui servait de réceptacle à toute une collection d’idoles confites et
figées, presque momiformes dans leur roideur suprême. Adelia jeta, d’une voix
aux inflexions vipérines :
« Tu te trompes de statue, Cléore ; c’est la trépassée, celle
qui n’est plus, qu’il te faut anéantir… Laisse-moi donc officier à ta
place. »
La comtesse de Cresseville ne
put qu’hurler :
« Assassine ! Assassine ! Phoebé avait raison !
- Je n’ai fait que me venger d’une avanie subie, d’une humiliation
supportée. J’ai mon amour propre, Cléore ! »
Sa bouche pourprée de petite
catin crachait presque ces mots haineux à la figure blêmie de la maladive jeune
femme, tandis que ses doigts affairés prenaient plaisir à réussir là où ceux de
son ancienne maîtresse avaient échoué.
« Je constate que tu as déjà un pied dans la tombe, Cléore ! Tu
es tellement sans force que tu ne sais même plus te servir d’une banale boîte
d’allumettes ! »
Alors, dans un geste
désespéré, tandis que l’odeur soufrée du bâtonnet igné s’épandait dans le
cabinet des poupées de cire, les mains de Mademoiselle de Cresseville
empoignèrent celles de son giton déchu, de sa diablesse-ange pervers chuté d’un
Paradis de bamboche et d’opprobre. Quoiqu’elles tentassent de faire, de
prévenir, leur étreinte s’avéra dérisoire, impuissante, et, à la lueur
incertaine de la lampe à pétrole, libre à nouveau, l’Irlandaise de la discorde,
après qu’elle eut griffé sans retenue la peau diaphane de son ancien amour
turpide, s’amusa à jeter l’allumette enflammée aux pieds délicatement chaussés
de l’effigie de Claude de France, qui jouxtait celle de Cléore. L’ourlet de la
robe s’embrasa d’un coup et le feu se communiqua aux étoffes damassées et aux
dentelles roidies, éraillées et empoissées du siècle de François le débauché.
L’amidon, la cire et les matières diverses composites, ainsi que les produits
chimiques subtils et morbides ayant permis l’alchimie du vieillissement
artificiel de la réplique de Daphné de Tourreil de Valpinçon, facilitèrent la
propagation du sinistre qui se communiqua au mannequin de Cléore elle-même. Ce
fut un embrasement de crémation de bûcher indien, le sacrifice d’une Jehanne
d’Arc sombrée dans l’apostasie et la démonologie. En se consumant, les tissus
antiques dégageaient une efflorescence roussie, écrouie, prégnante, qui
asphyxiait les gorges. Les parfums fanés, acidulés, de poudre de riz, mêlés à
ceux des moisissures sèches, finirent en un âcre dégradé consomptif. Le feu
remonta les échines, les bustes, s’en prit aux guimpes, atteignant les têtes.
Les coiffes tuyautées, les coqueluchons, les chevelures, brûlèrent aussi
facilement que s’ils eussent été faits d’étoupe.
Cette immolation
sacrificielle de ces images, de ces reflets en ronde-bosse, par celle que la
comtesse avait longtemps couvée, déconcertait Cléore. Mais l’œuf Adelia était
pourri, couvi. Les figures des deux poupées mourantes, léchées par les flammes,
pleuraient leurs larmes de cire, coulures jaunâtres, expression d’une matière
en fusion en putréfaction liquide apicole, qui s’épreignait en stalactites
toujours plus longues sur le sol, gouttait en solutions aqueuses ardentes,
comme en une combustion spontanée cadavéreuse provoquée par les gaz formant les
feux follets des cimetières. Les masques se défaçonnaient, se défiguraient,
transsudaient de leur propre substance.
Les deux figures, désormais inhumaines, n’étaient plus que des mascarons déformés fondus, partant en couches liquéfiées successives, perdant leurs yeux de verre après que la rétractation des orbites dissoutes eut achevé de leur ôter toute ressemblance avec leurs modèles vivants. Les gaufrures, damassures et crêpures embrasées, comme soulevées par le souffle et l’énergie du feu, s’envolaient en lambeaux fuligineux qui voletaient et se cendraient, puis retombaient en une pulvérulence bouillante sur le parterre beurré de rigoles de cire fondue. Quel poëte oserait composer la complainte digne des funérailles de ces princesses papillons de nuit qui n’eurent qu’un éphémère semblant de vie ? Feu monsieur Jules Laforgue, ou un autre fol ?
Les deux figures, désormais inhumaines, n’étaient plus que des mascarons déformés fondus, partant en couches liquéfiées successives, perdant leurs yeux de verre après que la rétractation des orbites dissoutes eut achevé de leur ôter toute ressemblance avec leurs modèles vivants. Les gaufrures, damassures et crêpures embrasées, comme soulevées par le souffle et l’énergie du feu, s’envolaient en lambeaux fuligineux qui voletaient et se cendraient, puis retombaient en une pulvérulence bouillante sur le parterre beurré de rigoles de cire fondue. Quel poëte oserait composer la complainte digne des funérailles de ces princesses papillons de nuit qui n’eurent qu’un éphémère semblant de vie ? Feu monsieur Jules Laforgue, ou un autre fol ?
« De l’eau ! De l’eau ! s’écriait Cléore, prise d’une panique
incoercible. Adelia ! Sois maudite ! Mes trésors, mes petites filles, ô, mes
aimées ! Ne mourez point ! Pitié ! Adelia ! Pitié ! Sauve mes filles !
- Tu es folle Cléore ! ricana la goule d’Erin.
- Va-t’en, maudite ! Va-t’en ! »
En sa gorge de poitrinaire,
son cri de rejet se métamorphosa en pleurs.
Désormais, Phoebé, puis
Jeanne-Ysoline, et d’autres encore, s’embrasaient à leur tour. C’était un
sinistre horrible, l’anéantissement symbolique, l’holocauste, l’autodafé de ce wax
museum saphique, marqué du sceau du péché de chair, de la Faute, de la
fascination pour la juvénilité. Dieu punissait la comtesse de Cresseville, la
châtiait par les symboles, sans aucun espoir de rédemption. Noyée dans son
chagrin, s’étouffant sous les fumées toxiques dégagées par la consomption des
vêtures des statues périssables, proies faciles des flammes d’un Yahvé de
courroux vengeur, Cléore se recroquevilla sur elle-même, attendant la mort au
milieu des copies de celles qu’elle avait adorées, célébrées, gâtées et suries
de ses penchants. Délia, s’éclipsa, laissant là, en son péril, celle dont elle
ne voulait plus, qui, pourtant, l’avait extirpée du néant et modelée dans
l’argile en Pygmalion femelle. Il était bien étrange que Mademoiselle de
Cresseville n’eût jamais songé à rebaptiser aucune de ses pensionnaires du
prénom évocateur de Galatée. Mais Nikola Tesla avait tout prévu. Il avait
inventé un dispositif inédit, digne de celui avec lequel il s’était querellé,
Thomas Edison ; un dispositif de sécurité qui permettait d’étouffer le feu.
Alors, une douche diluvienne se déclencha en ce cabinet à demi ravagé, trop
tard pour sauver les effigies, les figures aimées de la jeune Dioscure morte et
de Cléore, mais à temps pour que les autres ne terminassent point leur existence
d’œuvres d’art en flaques de cire déliquescente. La bouche de la comtesse but
cette eau salvatrice, la capta, la lapa, s’en gava, comme autrefois celle de
l’orage de la Saint-Jean, du temps où elle et Délia fusionnaient souventefois
en un être unique. La plupart des poupées, leurs atours, velours et étoffes
empesées à peine roussis, leur figures cireuses à peine mollies, l’éclat hyalin
et adamantin de leurs pupilles de verre à peine troublé et terni, s’épargnèrent
les affres d’une agonie d’objets quasi vivants, elles qui, auparavant, avaient
constitué autant de figures de la morbidité et des princesses trépassées. Il
n’avait manqué que les catafalques d’infantes pour en parfaire l’illusion
macabre et ténébriste…
**********
[1] Aurore-Marie de Saint-Aubain était accoutumée
aux séances de dissection publiques, qu’offrait régulièrement à Lyon son
médecin attitré, Frédéric Maubert de Lapparent, spectacle mondain s’il en fut.
Elle-même descendait d’un anatomiste du début du XIXe siècle, Félix Robert
Gabriel de Lacroix-Laval (1755-1823).
[2] Prémonition de la médecine moderne avec
l’imagerie médicale, pour ne point dire de la résonance électromagnétique ou
même de l’échographie. Aurore-Marie de Saint-Aubain savait jouer de son côté
prophétique, anticipateur « vernien ».
[3] Allusion à un passage de Nana consacré
au restaurant de Laure, rue des Martyrs, où l’on se goberge d’une poule
au riz malodorante.
[4] Nom d’un célèbre restaurant louche de la
Restauration.
[5] Nouvelle prémonition étrange d’Aurore-Marie de
Saint-Aubain. Comme dotée de double vue ou de la faculté de se projeter dans
l’avenir, elle semble prédire le personnage de Pierre Laval. Ces visions prophétiques
étaient-elles dues à l’opium dont elle abusait ?
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