samedi 5 novembre 2011

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain : chapitre 14 1ere partie.

Avertissement : le contenu de ce roman décadent et érotique paru en 1890 est strictement réservé à un public majeur.
Chapitre XIV
« Ah, dame, m’sieur ! C’est que…c’que vous me demandez là !

- Vous êtes soumise à ma volonté ! Vous devez obéir à mes ordres.
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- Mais m’sieur…j’ai déjà tout dit à m’sieur le juge, à m’sieur le Curieux. J’ai tué, et pis, après, qu’est c’qu’ça peut vous fiche ?

- C’était votre propre fils.

- Mais, dame, j’ai obéi à une envie irrésistible. Savez bien c’que j’veux dire !

- Avant de le trucider, cependant, vous avez abusé de lui ! C’est indigne d’une mère ! Sachez qu’en tant que patiente de cette séance, je n’émets aucun jugement de valeur à votre encontre. Je me contente, par l’expérience, de vous faire revivre vos actes. Et toute l’assistance ici présente en cet amphithéâtre goûte à ma démonstration comme à un grand cru. Ce sont des sommités de la médecine qui vous font face. Soyez digne de ces personnes.

- Ah, m’sieur, voilà t’y pas qu’ça me reprend ! Vous v’lez que j’mime l’crime ou…l’reste ? J’veux pas ! se récria la patiente inconnue, le regard vide.
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- Messieurs, mes éminents confrères, voyez comme la patiente s’agite. Son esprit malade se remémore son acte ignoble. Regardez-là donc retrousser impudiquement sa chemise et exhiber son corps affreux de rustaude ! C’est une pure sauvage, messieurs mes confrères. C’est un cas générique d’hystérie sexuelle doublée d’un trouble obsessionnel de la juvénilité. Cette folle a commis un inceste contre son propre enfant et l’a occis afin qu’il ne parle pas ! Vous êtes en présence d’une violeuse incestueuse frappée de démence. Une fois de plus, les théories de Monsieur Charcot s’avèrent justes ainsi que sa méthode. »


A ces mots, l’aliénée infanticide, exhibée sous état hypnotique à un docte public au sein de l’amphithéâtre de la Faculté de Médecine, fut prise de trémulations. Vêtue d’une simple chemise ample, tavelée de traces de vomissures, cette femme maigre, aux longs cheveux bruns dénoués, si marquée par sa folie meurtrière et érotique infâme qu’on ne pouvait plus déterminer son âge, parut se dérober, fuir l’assistance dans sa crise, refusant, par pleutrerie, d’affronter la réalité médicale. Comme si elle eût été envoûtée, les tremblements de son corps tourmenté, qu’on eût pu assimiler à de l’épilepsie, s’accompagnèrent d’émissions d’une bave d’enragée. Puis, elle hurla, d’un hurlement fauve, telle une louve. Ce spectacle d’une créature déshéritée, quoique monstrueuse, en ces lieux solennels où des mannequins anatomiques de démonstration, qu’ils fussent en bois et provinssent des collections de Felice Fontana,
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ou qu’ils eussent été modelés dans la cire par Orfila,
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trônaient comme des monarques surnaturels, n’émouvait nullement un public davantage intéressé par l’exposition d’un cas clinique que par le soulagement des souffrances d’une malade. Tous ces médecins titrés et décorés goûtaient au discours de leur confrère, le grand aliéniste Hégésippe Allard, le meilleur spécialiste français des pathologies criminelles sexuelles de notre temps, auteur de traités exhaustifs traduits dans les plus grandes langues, dont la notoriété internationale n’était plus à prouver.


Âgé d’une quarantaine d’années, ce savant renommé arborait des favoris châtains qui grisonnaient. L’acuité de son regard d’azur était tempérée par le port de lorgnons dont le cordon n’était pas sans rappeler celui de l’accessoire de lunetterie du compositeur Jacques Offenbach.
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Il n’avait pas jugé utile de protéger sa jaquette des éventuelles expectorations de la folle par le port d’une blouse blanche et étalait par conséquent, épinglée à son revers gauche, la rosette d’officier de la Légion d’honneur dont s’enorgueillissait ce fervent républicain. La patiente n’avait cure de la communauté médicale fascinée par son cas odieux. Elle avait perdu pudeur et retenue, non seulement sous l’effet de l’hypnose pratiquée par le sieur Allard, mais du fait de son aliénisme même. Elle bavait d’abondance, achevait de souiller sa chemise de pensionnaire de Charenton
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et, telle une convulsionnaire, se contorsionnait pis qu’une danseuse de corde de cirque Barnum en émettant des mugissements sauvages. Elle ne cessait d’exhiber son corps d’hystérique dépravée en relevant l’étoffe salie jusqu’à la poitrine afin qu’elle montrât au public avide et troublé par où elle avait péché. Cette créature, du prénom de Julienne, mais dont l’identité exacte et complète était dissimulée sous un matricule – on murmurait en haut lieu qu’il s’agissait de la fille d’un grand entrepreneur du Comité des Forges – crachait sa haine d’une société qui réprimait son penchant, au milieu des faces mortes, momifiées, cireuses ou veinées en leur buis antique, des mannequins physiologiques naturalistes.


Hégésippe Allard multipliait sur son visage révulsé les passes cabalistiques, se comportant soit comme un illusionniste, soit comme un exorciste auquel eût manqué le crucifix. La trucideuse érotomane, l’infanticide sexuelle, la violeuse de progéniture mâle, exorbitait son regard tandis que, de la commissure de ses lèvres tuméfiées par un soif de pépie, coulait une salive mêlée de vomi. Ses extrémités s’innervèrent davantage alors que sa bouche exhalait une haleine putrescente de pyorrhée à moins que cette exhalaison de mort fût causée par la décomposition de quelque omble ou truite. Elle ne cessait d’hurler :

« J’veux pas ! J’ai pas voulu ! Mon petiot, y s’laissait pas faire ! J’voulais juste l’caresser parce que j’en avais envie ! C’est mignon, les p’tits garçons, surtout l’mien, qu’était blond comme son père, alors que j’suis brune ! Dieu m’est témoin ! Dieu m’est témoin ! »
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Avant le siècle de la Raison, on l’eût qualifiée de possédée du diable et l’on savait que, quelque part en Paris même, des prêtres hérétiques retournés et indignes pratiquaient, comme au temps de la sinistre Voisin, des messes noires où l’on buvait de la semence humaine dans des calices, où l’on dégustait des bouillons de chairs de fœtus avortés, où l’on souillait les hosties d’excréments avant de les consommer en d’affreuses bacchanales scatophiles où tous et toutes s’unissaient en d’hideux accouplements sous le regard d’un Christ renversé sur lequel on avait craché, dégobillé du chyle, uriné, sécrété la liqueur séminale des deux sexes et déféqué d’abondance après qu’Il eût servi de godemiché afin qu’Il fût humilié par cette nouvelle soldatesque romaine et revécût son supplice. Les croix spéciales utilisées pour ce rituel représentaient un Jésus entièrement nu, ithyphallique, dont le membre dressé pourvoyeur d’une anti-vie était démesuré et dont les veines variqueuses et bleuâtres saillissaient jusqu’au prépuce tumescent. Et la rumeur disait que le ministre de l’Intérieur lui-même ne dédaignait pas participer de temps à autre à ce culte démonologique insoutenable.


La gestuelle théâtrale de l’aliéniste magnifique s’avéra efficiente : la criminelle, cette Julienne inconnue, presque anonyme, qui parlait vulgairement comme une catin bouffie d’absinthe et piquée de cocaïne alors qu’on la prétendait fille de quelqu’un, sombra avec promptitude dans les bras d’un Morphée charitable. Elle s’affaissa comme une chiffe, sans qu’un coussin ou un matelas amortissent sa chute. Les traits du professeur Allard demeurèrent impavides comme ceux des écorchés factices de l’amphithéâtre, alors qu’on se fût attendu à ce qu’ils affichassent un minimum de pitié ou d’aménité à l’encontre de cette déshéritée damnée. Il se contenta de conclure, laconique :

« Messieurs, mes éminents confrères, cette séance démonstrative des nouvelles méthodes de la psychiatrie criminelle est terminée. Rendez-vous est lors pris pour une prochaine démonstration, dans un mois. Le cas suivant sera un homme qui a occis six fillettes de sang-froid après avoir abusé d’elles. Je vous conseille, pour vous faire une idée, de lire ou de relire « La petite Roque » de Monsieur Guy de Maupassant, mais la réalité dépasse ici la fiction naturaliste. »


Tandis que les gradins et les travées s’emplissaient du brouhaha habituel des spectateurs prenant congé, alors que quelques docteurs plus âgés, haut-de-forme et canne en main, s’en venaient féliciter leur cher collègue, deux infirmiers firent leur entrée avec une civière et y déposèrent avec précaution la folle désormais inconsciente comme assommée par l’abus de laudanum.


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Hégésippe Allard venait de rejoindre son bureau à l’impressionnante bibliothèque agrémentée çà et là de bocaux où nageaient des cervelles humaines pathologiques formolées altérées par des tumeurs diverses, lorsqu’il fut dérangé par une paire d’hommes en noir. Visiblement, bien qu’ils fussent en civil, il ne s’agissait nullement de savants. Allard, accoutumé à côtoyer ce type de professionnels, identifia deux inspecteurs diligentés par le Quai des Orfèvres. Ils saluèrent l’aliéniste puis, le plus âgé et sans doute le plus gradé des deux attaqua en motivant cette irruption.
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« Professeur Allard, nous sommes envoyés par Monsieur le Préfet de police ne personne. Notre visite doit demeurer secrète.

- Bigre ! A quel sujet Monsieur le Préfet sollicite-t-il mon aide ? Car je le devine, il a besoin de mon expertise dans une affaire d’importance.

- Professeur, lisez-vous la presse quotidienne, et particulièrement, les faits divers criminels ? questionna le second policier.

- Je ne m’intéresse qu’aux affaires impliquant des crimes à caractère sexuel. C’est ma spécialité de soigner les criminels souffrants de ces pathologies, lorsque la justice, impuissante à les condamner à des peines de prison ou à l’échafaud, lorsqu’elle les a reconnus irresponsables du fait de la folie, me les confie.

- Il ne s’agit point là, du moins, nous osons l’espérer, point là encore d’assassinats ou de viols. Mais Le Petit parisien d’hier, si vous l’avez lu, a signalé aux lecteurs un nouvel enlèvement d’enfant dans les quartiers populaires de la capitale.

- Nouvel enlèvement ?

- Il y en a eu toute une série, rien qu’à Paris.

- Cela voudrait-il dire qu’ailleurs ?

- Depuis bientôt dix mois, nous tentons avec nos confrères de province ainsi qu’avec la gendarmerie, de relier plusieurs affaires de rapt, en Normandie, Picardie, Lyonnais, Lorraine, Bretagne, jusqu’à la Salette et Lourdes même.

- Diable !

- Et ce sont exclusivement des petites filles de basse condition qui sont enlevées. Des pauvresses, des mendiantes, des marchandes ambulantes… On ne les retrouve jamais. Pas de cadavre !

- Donc, ce ne sont pas des violeurs assassins qui agiraient, reprit le docteur Allard. Vous dites qu’on ne retrouve aucune victime. De plus, s’il s’agit exclusivement de miséreuses…

- Certaines sont orphelines, d’autres pas.

- Jamais de rançon ?

- Jamais. Pas de revendication non plus.

- Cela signifierait-il…

- Un trafic, un commerce, une traite de petites filles se mettrait en place en France, pour une destination inconnue, précisa le premier inspecteur. Les victimes sont toutes impubères. Elles sont âgées de sept à douze ans à peu près.

- Avez-vous pensé à l’Afrique du Nord, à la Sublime-Porte ? questionna l’aliéniste.

- Nous y avons songé. Nous travaillons à l’élaboration d’une carte des enlèvements et sur les voies possibles du trafic, mais, curieusement, rien ne s’est produit au niveau des ports.

- Donc…

- Le trafic serait destiné à la France ou à l’Europe sauf l’Angleterre.

- Il y a peut-être plusieurs bandes qui se concurrencent et même des Teutons au milieu ! s’écria Allard. Quel est le dernier cas dont Le Petit Parisien a parlé ?

- A Belleville, lors de l’orage d’avant-hier. Un témoin certifie avoir vu un homme porter le corps inanimé d’une fillette jusqu’à un chariot bâché et l’y avoir placé, dit le premier inspecteur.

- Une disparition a-t-elle été rapportée dans ce quartier ?

- Un certain Pierre Fleuriot, un ébéniste au chômage, est venu signaler celle de sa belle-fille Odile Boiron, onze ans.

- Peut-être s’agit-il d’une fugue ? L’homme n’était pas le père, n’est-ce pas ?

- Le sergent Urbain, qui a dressé le procès-verbal, m’a dit que l’homme, parâtre de l’enfant et concubin de la mère, dégageait des remugles d’absinthe insupportables. Il a été cuisiné et a avoué qu’il brutalisait Odile Boiron.

- Donc, c’est une fugue ! réaffirma l’éminent savant.

- La description de l’enfant portée par l’inconnu correspond en gros au signalement d’Odile Boiron. Brune, maigre, vêtue de haillons noirs misérables… Une fillette inconsciente dans les bras d’un quidam, pensez que c’est louche !

- Et il y a plus troublant encore, ajouta l’autre policier. Un second rapt, le même jour, mais le matin.

- Là, je suis ébaudi, messieurs ! s’exclama Allard.

- Vues la localisation géographique du lieu de la première disparition et l’heure signalée de celle-ci, il est vraisemblable, sinon probable, que les criminels ayant procédé à l’enlèvement d’Odile Boiron, si l’hypothèse de l’enlèvement se voit confirmée par les suites de l’enquête, ont à voir avec l’affaire du matin.

- Et où cette disparition numéro un a-t-elle eu lieu ?

- Au village de Sainte-Prunille, dans le Vexin normand.

- Le nom de la victime ?

- Ce sont les parents qui sont allés prévenir les gendarmes. Il s’agit de Bernard et Margote Bougru, de la ferme Gaillard, qui ont signalé que leur fille Marie Bougru, dite la Mariotte, sept ans, avait disparu alors qu’elle gardait des oies. Il y a eu un violent orage puis, elle n’est pas reparue.

- Qu’attendez-vous de moi exactement ?

- Nous soupçonnons une affaire grave. Sachez que Monsieur le Préfet de Police a décidé d’agir de son propre chef, sans que le Ministre de l’Intérieur soit informé de la totalité de l’enquête. Son manque de réaction dans ces affaires multipliées depuis dix mois nous laisse à penser que le cabinet lui-même a intérêt à ce que les criminels demeurent impunis ; comme s’il s’agissait de hautes personnalités, de notables…

- Messieurs, vos assertions sont graves ! s’écria le scientifique. Des notabilités impliquées dans un trafic de petites filles…

- De sept à douze ans, et ce, depuis octobre dernier. Nous avons fait le compte : il y a eu déjà trente enlèvements dans la France entière, ports exceptés.

- Holà ! Que dois-je faire ? Qu’attendez-vous de ma part ?

- Vous recevrez dans les prochains jours une convocation officieuse de Monsieur le Préfet de Police, en toute discrétion, qui vous exposera ce qu’il espère de vos services. Il soupçonne que ces rapts à répétition sont liés à une très spéciale forme de prostitution portée sur les enfants et non avec des meurtres. Il se peut même que des femmes soient compromises là dedans, et pas forcément dans le milieu populaire. Cela pue, tout ce que nous pouvons vous dire. Nous nous méfions du Ministre lui-même, mais que ceci reste entre nous, car il est trop tôt pour divulguer quoi que ce soit. Monsieur le Préfet a lu votre ouvrage traitant de l’attirance sexuelle que certaines personnes de la gent féminine éprouvent envers des enfants. Vous venez d’en faire tout à l’heure une démonstration convaincante » acheva le plus âgé des inspecteurs du Quai.


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Du fait de l’hospitalisation de Jeanne-Ysoline, Cléore avait ordonné à Sarah de changer Odile-Cléophée de chambre. Elle dut par conséquent partager celle de l’innocente et rubiconde Marie-Yvonne, qui, certes, ne la dérangerait point car ne souffrant d’aucun trouble rédhibitoire si ce n’était la manie de ronfler. Odile, qui tentait de digérer l’humiliation et la mortification subies à cause de Jane Noble avec force pleurs, en fut quitte pour une insomnie cette nuit là, puis la suivante, n’étant point encore accoutumée à sa camarade de chambrée qui de plus, était souventefois prise d’accès de somnambulisme et parlait dans son sommeil. L’héroïne de ces aventures hors du commun serait fraîche pour la cérémonie d’attribution des nouveaux grades. Elle ignorait combien de temps la compagnie de cette grasse enfant trop nourrie lui serait imposée, enfant dont les clientes amatrices de rondeurs aimaient à tâter les chairs rebondies. Marie-Yvonne devait généralement se déguiser en porcelet ou en truie et arborer un masque avec un groin et ces dames exigeaient qu’elle ne s’exprimât que par des grognements et des reniflements pour parfaire l’illusion de bestialité. Certaines s’amusaient à la baigner ou plutôt la souiller dans des tubs débordant de lisier et de purin. Stoïque à moins qu’elle fût irrémédiablement stupide, Marie-Yvonne était réputée tout accepter de ces dépravées, jusqu’à l’indicible. Il était fréquent qu’elles barbotassent à deux ou trois dans la même bassine de fange, nues à l’exception de leur chemise, « bain » où elles se livraient sur la fillette à des actes humiliants qu’il vaut mieux taire ici, actes d’amour des bêtes et des pourceaux dont faisait partie le jeu consistant à téter les fausses mamelles du déguisement de la naïve enfant, y compris lorsqu’elles étaient maculées des matières fécales porcines.


L’aube se leva. C’était le matin où Odile devait être promue au club des rubans jonquille et recevoir ses galons. Aucun fait notable ne s’était produit ces deux derniers jours ; aucune cliente n’avait réclamé la petite fille, qui en avait profité chaque fois pour renouveler ses visites à Jeanne-Ysoline, qui allait à peine mieux, après le cours et le dîner, qu’elle prenait chichement.


Potron-jacquet éveilla les fillettes qui ne tardèrent point à vaquer à leur toilette avant leur coutumière collation du matin. La vie quotidienne des pensionnaires reprenait de plus belle, comme si rien n’eût eu lieu. C’était à croire que leur mémoire était bien courte, à moins que les nourritures spécialement accommodées pour leur souper, toutes savoureuses et riches en nutriments qu’elles fussent, ne jouassent un rôle dans leur conditionnement torpide. Cette matinée là, bien qu’annonçant une radieuse journée de gustation de plaisirs nourriciers et autres, il y eut trois retardataires : Ysalis, du fait qu’elle venait de passer la nuit avec la comtesse de Cresseville, sans que l’on pût appréhender ce qui s’était passé entre elles, Marie-Ondine, ce qui n’étonna personne, mais, plus étrange, miss Délia elle-même.


Grommelant dans sa barbe de vieille sorcière, Sarah chargea Abigaïl, douze ans, de la classe des rubans bleu-barbeau, d’apporter à Délia sa collation jusqu’à sa chambre.
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Tandis que l’enfant aux yeux gris et au nez tacheté de son disposait croissants, tartines beurrées, confiture et lait chocolaté – servi chaud – sur un plateau, Sarah ajouta, dans son sabir :

« Abigaïl, mets-en pour deux. L’autre goï, Marie-Ondine, est sûrement demeurée avec miss Adelia comme les nuits précédentes. Son éducation débute à peine. »

Sarah rajusta les boucles cendrées et les nœuds d’Abigaïl avant de la mettre en garde :

« Méfie-toi tout de même. Tu es juive, et Délie nous déteste. Sois prudente. Quel que soit ce que tu verras dans la chambre, même si c’est odieux, tais-toi si tu veux éviter une flagellation ou une comparution devant la Mère. Suis bien mon conseil. »


Et Abigaïl de s’éloigner telle une trotte-menu, peinant sous le poids du plateau chargé pour deux personnes dont une jeune ogresse avide et vicieuse.


Parvenue à l’huis de la chambre de la favorite du harem pour tribades, Abigaïl hésita à frapper. Il lui semblait que des sanglotements juvéniles perçaient l’épaisseur de la porte. Marie-Ondine sans doute. Cette détresse supposée de la benjamine de la Maison contraignit la jeune juive à la compassion. Elle se résolut à pénétrer sans prévenir en la bauge de la huppe. Une fade odeur de sang assaillit ses narines délicates. Des traces rouges sur le parquet et les perses confirmèrent ses soupçons. Elle vit ce qu’il en était et ne put que balbutier :


« Miss Délia, euh…Je suis Abigaïl et Sarah m’a chargée de vous apporter votre déjeuner…

- Pose-le là, sur la table de nuit, et fiche le camp ! » lui jeta sèchement miss O’Flanaghan.

La favorite était jà prête, vêtue de pied en cap. On remarquait sur sa joue gauche une vilaine estafilade. Cette menue blessure n’était rien à côté de celles de la petiote qui gémissait, encore en chemise de nuit, couchée sur un lit malmené et sens dessus dessous. Ce modeste linge était déchiré par endroits et les membres de l’enfant apparaissaient, dévoilés dans toute leur impudicité souffreteuse, meurtris de bleus et de coups. Là n’était pas le pire. Abigaïl n’eut point la berlue de constater qu’en plus des bleuissures, Marie-Ondine arborait sur presque tout son épiderme des traces de pincements sauvages, d’autres occasionnées par des brûlures de cigarettes que la sadique Irlandaise avait dû dérober à Julien. Un rien de reste de fragrance de cendres de tabac, qui achevait de vicier la chambrée, constituait un témoignage olfactif irréfutable de cette torture, tout comme ce cendrier repoussé dans un recoin avec négligence près du vase de nuit débordant d’humeurs infâmes. Mais le pire était ces deux morsures, saignantes encore, et d’abondance, à la joue gauche et à la fesse droite de la petite martyre, comme si Adelia eût happé de ses dents de tigresse un gros morceau de chair. Certes, notre paysanne avait tenté de se défendre contre les assauts barbares de Délia avec ses faibles moyens, d’où la griffure de la joue du jeune monstre, mais ses défenses, dérisoires, avaient promptement succombé. Toute la nuit, le bourreau l’avait tourmentée de ses sévices.


Le spectacle était insoutenable. Faisant fi des conseils de Sarah, Abigaïl se jeta sur Marie afin de s’en saisir et de la protéger. Ce geste provoqua un cri de douleur chez l’enfant. Délia, telle une furie, voulut s’interposer, ayant compris les intentions de cette nouvelle rivale. Elle tira les cheveux d’Abigaïl, lui arrachant un ruban tout en lui lançant :

« Sale juive ![1] Marie-Ondine est à moi, rien qu’à moi ! C’est mon joujou, ma chose ! J’en fais ce que je veux et puis même le casser si ça me chante ! C’est mon esclave ! J’ai sur elle le droit de vie et de mort !

- Tu n’en feras rien ! Je vais te dénoncer sur-le-champ à Cléore qui te bannira !

- Jamais ! Moi vivante, nul ne m’enlèvera ma poupée, mon baby, mon Bébé Bru personnel ! Je vous maudis toi et ta race de pleutres qui ont mis Notre Seigneur sur la croix ! »



Elles culbutèrent au sol et leurs ébats belliqueux, leurs roulades désordonnées, s’en vinrent renverser plusieurs meubles et bibelots, dont une poupée Jumeau dite modèle triste, au doux regard de névrasthénique, qu’on disait inspirée de l’Henri IV enfant de Pourbus.
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La face de l’enfançon de porcelaine se brisa et les bris s’épandirent sur un tapis que Madame de. avait acquis fort cher au stand de la Perse lors de la dernière exposition universelle.

« Tu as cassé ma poupée préférée ! Je vais te métamorphoser en descente de lit ! hurla Délie. Mais, auparavant, je vais arracher tes pantalons de broderie et te pourfendre là où je pense avec ma badine ! Petite salope de youtre ! »

Les deux fillettes, les vêtements en désordre, les rubans défaits, le linge de dessous pantelant, poursuivirent leurs roulements frénétiques jusqu’à ce qu’un second Bébé, un Huret
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cette fois ci, chût en éparpillant ses membres. Ce poupard femelle aux boucles châtaigne et aux grands yeux bruns langoureux en pâte de verre était adonisé d’une robe remarquable ponceau et amarante, toute brodée ; une exubérance de bolducs multicolores parachevait sa mignardise troublante. Puis, ce fut le plateau qui versa avec son contenu, ces tasses, ces croissants, ces tartines beurrées, ce bock de lait chocolaté qui jà refroidissait, ce liquide qui humecta et imprégna le dernier perse encore propre de la pièce à sommeil et, accessoirement, à supplices. L’imprégnation de la laine du tapis produisit une exaspération, un sourdement d’efflorescence de mouillure fadasse, telle la toison d’un mouton sale parsemé de crottes bleues à la semblance des moisissures d’un fromage des Causses ou d’Auvergne, mouton suri par le suint de sa laine qui eût été détrempée par le Déluge lui-même.


Poursuivant ses imprécations vengeresses et ses injures antisémitiques, faisant fi de Marie qui continuait d’émettre ses plaintes, la favorite de Mademoiselle parvint à acculer son ennemie contre un mur tendu d’une tapisserie dont le sujet était Acis et Galatée. Délie s’empara lors d’une cravache appendue près d’une armoire à linge, instrument dont elle cingla plusieurs fois la face d’Abigaïl jusqu’à ce qu’elle en fût jaspée de sang, tentant sciemment de la défigurer avec cet attribut d’amazone qu’aimaient à utiliser maintes anandrynes habituées à se rendre en de fort spéciales maisons de tolérance où le cravachage mutuel des épidermes des créatures faisait partie des rituels sadiques indispensables. En général, les filles, intégralement nues à l’exception du gibus symbolique tout autant qu’emblématique de cavalière au foulard soyeux,
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devaient se cravacher en couples par devant et par derrière, comme de modernes flagellants fanatiques, jusqu’à ce qu’elles ne fussent plus que des plaies sanglantes. Cette pratique, horrible, extirpée d’un Moyen Age moribond, avivait leurs sens et leur démesure érotique, éveillait leur folie échauffée d’excitées en cela que tout s’achevait en câlins affreux où le lèchement félin des plaies pourprées gouttant de toute part, parfois fort intimes, parachevait le rut saphique, qui devait s’accompagner de miaulements feints les plus authentiques possibles afin que leur orgasme fût stimulé. Le sang appelant le sang, ces femelles en devenaient vampires et la morsure, surtout pectorale, finissait par remplacer le cinglement équestre en des jouissances immondes du plus bizarre effet. Ces filles, jamais frigides, dont l’hémoglobine était devenue la nourriture exclusive, mouraient généralement d’athrepsie – ce mal des enfançons meurt-de-faim - ou d’anémie. Diaphanes, translucides et crayeuses, elles finissaient par s’éteindre, telles des lampes d’albâtre chlorotiques privées de leur huile vitale. Dans le milieu, on appelait pudiquement ces bordels clubs d’écuyères. Le marquis de Sade en eût été ravi. Malheureusement, ces clubs n’étaient apparus qu’à l’époque de Lola Montes, la plus célèbre courtisane de ce siècle, lorsque la mode des amazones s’était répandue avec le romantisme.


Une fois Abigaïl bien prise, la langue avide du monstre juvénile, couturée de cratères d’aphtes dus à l’abus de bonnes choses mal rincées, lapa sans hésiter les coulures nutritives écarlates qui perlaient du visage meurtri. Alors, Délia asséna à la figure de son adversaire un discours infernal, qui résonna en sa tête épuisée comme l’aveu de ses turpitudes nocturnes. Son extase fit basculer sa voix dans le zozotement. Les yeux verts brûlants d’une fièvre de véraison, elle dit :

« Zette nuit, z’ai dégusté l’hymen de la petite marie-zalope dont Cléore, mon aimée, ma confiée l’éducazion. Z’était un délize ! Imazine, ma chère, un pétale de roze blanche tout tendre, tout mou, tout transparent, à la diaphanéité perlière, au nacre hyalin et adamantin, à l’âcre efflorescence auzzi, bien corporelle, lentement, très lentement mâzonné… Après, il faut avaler ze bonbon tendre et tout fin, membraneux, d’un coup, hop ! Tu connais les artizauts, ze crois…

- Je…je…

- N’as-tu vraiment rien à me dire, avant ta mize à mort ?

- Ça, ça me fait la langue toute noire lorsqu’il m’arrive d’en manger, je…

- Imazine un hymen trempé dans une onctueuze vinaigrette… mêlé aux gouttelettes de zang cauzées par le prélèvement de la choze… bien que z’aie trouvé que zette gâterie émoustillante manquât quelque peu de zel… Zette membrane, hé bien, elle ressemble aux toutes dernières feuilles de l’artizaut qu’on azève d’effeuiller lorsqu’on le zavoure, zuste avant le cœur…

- Ben, c’est tout duveteux et impropre à la consommation. On peut s’étouffer avec en avalant ces cochonneries et…

- Faux ! Z’est le meilleur ! Z’est comme si on manzait un duvet d’oison ou plutôt, comme zi on ze livrait à un rituel de dévorazion du premier duvet pouzé des zeunes vierges dont on prélèverait le pétale unique, l’unique opercule de la pudeur, zuste au mitan du zexe, avant que le mâle, zet affreux, les dézhonnorât à zamais…

- Tu es folle, Adelia ! »


Abigaïl, malgré la souffrance, prit l’Irlandaise par surprise. Levant la jambe, elle la frappa en l’entrecuisse, exactement, ébranlant la fillette qui chuta lourdement, sans toutefois perdre connaissance. Puis, titubant sous la douleur des meurtrissures, elle parvint à empoigner Marie qui sanglotait et saignait encore.

« Vite, mon enfant ! A la chambre de Mademoiselle de Cresseville ! Il faut la prévenir que la favorite a sombré dans la démence ! »


Marie ne se fit pas prier : elle tint fermement la poigne d’Abigaïl, qui, bien qu’encore étourdie et affaiblie par les coups de cravache, put ouvrir la porte de la chambre et s’éclipser.

« Courons ! Délie n’est pas assommée ! »


Mademoiselle O’Flanaghan récupérait déjà et se relevait en se frottant le bas-ventre. Son visage se déforma. Un rictus de rage l’enlaidit, suivit d’une bouffée de délire bientôt dégénérée en une crise d’épilepsie, comme tantôt après la flagellation du bourreau de Béthune. Ses hurlements emplirent tout l’étage et firent trembler les autres petites filles qui les entendirent.


« Maudite ! Maudite Jude ! Fille de Jézabel ! Tu seras châtiée pour ce que tu m’as fait ! Je demanderai à la Mère ta réclusion à vie dans un in-pace où tu ne pourras ni t’asseoir ni te coucher ! Tu porteras le carcan, comme en Chine ! On te nourrira d’abats de charognes verdâtres ! Tu…tu as ébranlé et fêlé le joyau qui obture mon moi intime ! Il me faudra le faire réparer ! Un joaillier ! Qu’on s’enquière d’un joaillier et d’un orfèvre ! Je ne veux pas mourir ! Cette catin juive m’a déshonorée ! »


*******************


Cependant, la comtesse de Cresseville était fort occupée à coiffer et pomponner Ysalis dont les boucles brunes la fascinaient. Cette opération se prolongeait plus que de raison. C’était à croire que Cléore venait d’instaurer un autre rituel, une sorte de toilettage qu’elle expérimentait sur une nouvelle amie-enfant. Elle goûtait aux délicieux blèsements de satisfaction d’Ysalis et se ravissait aux sonorités subtiles et caressantes de ce babil tandis que son fer à friser modelait avec lenteur les ondulations et arabesques des mèches noires de l’enfant.
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« Sais-tu, mon Ysalis, que je compte faire de toi, un jour, ma nouvelle petite favorite ? Tu es la plus jolie des brunettes…

- Zais tu, ma Cléore, que ze t’aime plus que ma maman ?

- Ne dis jamais ça, Ysalis ! Nous n’avons qu’une mère !

- Et la mienne, elle est au ziel depuis longtemps !

- J’aime à voir ton ravissement, ton innocence aussi, mon enfant, surtout, lorsque, en cette précieuse et non pareille coupe, en ce céladon de l’antique Chine, tu oses, comme voici vingt minutes, extravaser l’eau précieuse et ammoniaquée de ton Toi, la fontaine de Siloé épreinte de ton urine parfumée…

- Z’ai fait que pisser, z’est tout ! Z’est la nature !

- Enfant spontanée, ô, ma petite fille ! Fleur de Marie de la passiflore et de la passerose, massif virginal, jonchée d’ombellules qui se gausse des convenances bourgeoises ! Tu entrouvres avec grâce, pour ma seule extase, la fente d’étoffe fine de tes bloomers si doux et ouatés, si délicieux à humer lorsque le pot-pourri qui les imprègne efflore en cette chambre jusqu’en ta couche…et se déverse lors le déchet liquide de ton toi intérieur, ta citronnade alcaline, exsudée de tes petits reins, qu’en offrande à la Bona Dea, j’appose sur cet autel de travertin et de porphyre dédié à la déesse lare qui protège ce toit. J’effectue une libation propitiatoire de cette urine sacrée de vierge. Et je caresse ce dessous longuement, j’en flaire le moindre fragment d’odeur et de tissu, et mon corps vibre de plaisir ainsi que mes narines en humant tout cela… Vois le Tanagra, le tout petit et tout humble Tanagra de terre cuite étrusco-sicilien
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à l’effigie de la Bonne Déesse, de cette Cybèle si ravissante, ô, mon Dieu, qu’elle instille en moi des transports d’une turbidité rare. Laisse-moi une dernière fois humecter mes lèvres fines du goût exquis de ta lingerie de jeune vierge. Viens, permets-moi de me baisser tandis que je te coiffe et te pare, de retrousser encor ta robe, que je puisse approcher mon humble bouche de tes jolis sous-vêtements d’ouate… quel ravissement !

- Ze comprends pas !

- Tu es trop jeune, mon Ysalis, mais sache que cela signifie que je t’aime, petit lys de la Vierge de l’Annonciation à la lingerie brodée cotonneuse et floconneuse caressante et parfumée, miellée de sucre candi…Et lorsqu’il te prend l’envie de déféquer dans ce beau vase de Delft, tout azuréen, tout céruléen, ô, ma mie…

- Ben, ze fais caca, qu’y a-t-il de mal ? Z’ai envie, z’ai un petit bezoin, et ze le conzie !

- Foin de vulgarité, ma douce enfant ! se révulsa Cléore, élargissant son regard vairon halluciné. J’aime lorsque tu t’accroupis sans façon devant moi, exposant ta vénénosité innocente, que tu te places à croupetons sur le Delft de nuit, toute chemise retroussée, et que de ton orifice anal choient lentement, avec d’harmonieux plop plop bien musicaux, tes sans pareilles fèces parfumées dignes de celles d’un Roy Soleil que n’eût point dédaigné de respirer –parfum de fumier subtil – l’académicien Fabio Brûlart de Sillery
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à l’orée du siècle précédent, lorsque Versailles brûlait de mille feux d’onyx et d’or malgré l’excrément envahissant ses corridors stuqués. Tout à l’heure, j’enterrerai pieusement ces crottes de poupée, dans le jardin aux giroflées et aux thuyas, en bas, déchets nobles, anoblis, ennoblis…Là…laisse-toi faire…encore une bouclette, un autre tire-bouchon d’obsidienne et d’alabandine. Ysalis, lorsque je scrute les escarboucles de tes iris et que tu me souris, je ressens en tes rieuses dents la lactescence laquée et ivoirine d’un Eden recouvré. Je perçois lors les boutons de rose et de néphéline de ton regard joyeux et je me fais laudative avant qu’un accès de névropathie me prenne, que l’émotion ne me terrasse. Prise de spasmes, je n’ai plus qu’à me pâmer à cette joie édénique, Ysalis. Un jour, je placerai sur un piédestal ou un piédouche ta réjouie statue de chérubin aux joues incarnadines, tout à côté du Tanagra de la Bona Dea.

- Ze zuis ravie, ma Cléore…Dois-ze t’appeler maman ?

- Je t’ai déjà dit non ! Laisse-moi encore soupeser ton linge, ton jupon de percale et tes pantalons de coton… Ah, que c’est bon, que mes doigts s’extasient, mon Ysalis… Je vais te poudrer de riz, et, avec cette poire, ce flacon, imprégner tes english curls d’ébène moiré d’un parfum de violette. J’ajouterai une mouche, pour parfaire ton ornementation de poupée brunette. Que cette robe virginale te sied, ma petite mie ! »


Ysalis laissa Cléore exécuter toutes ces opérations qui prirent un temps bien long, comme s’il se fût étiré au sein de l’éther luminifère. Ysalis en était transfigurée alors que Cléore, après l’avoir masquée ainsi que Léonard Marie-Antoinette, parsemait de poudre ces cheveux bruns aussi coruscants que ceux de la Polignac dans un célèbre portrait d’Elisabeth Vigée-Lebrun.
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« Mienne brunette tu es…Tu as la grâce d’un elfe et d’une biche. Sois mienne, tota ! Tu es une fort jolie petite fille.

- Que veux-tu dire ?

- Tu es trop jeune pour tout saisir…tes appas de neuf ans…les transports que tu suscites en moi. Peut-être lorsque tu auras acquis ton duvet d’agave… Poupée de porcelaine noire…Boucles de jais marmoréennes… Pouzzolane et lapillis pompéiens… Désormais, je penche pour les brunes telle que toi ! Ce soir, sois nue pour moi, et, bien que le règlement l’interdise, enfreins-le pour moi ! Je veux contempler, pour mes seuls yeux, ton corps de poupée offert dans toute sa crudité ! Tu seras le modèle, l’odalisque enfantine d’un peintre orientaliste d’un type nouveau. Tu poseras ! Je te photographierai ce soir dans le plus simple appareil et enverrai une copie de l’épreuve à mon ami anglais, le révérend Dodgson. En récompense, tu abandonneras les rubans orange, bien qu’ils te siéent à ravir… Tu passeras à la classe des padous et nœuds émeraude, jade ou smaragdite. Tu auras lors plus de six mois d’avance. »

Elle acheva de la peigner, plaça la mouche sur sa joue gauche puis contempla son œuvre.


« Tu es une merveille, Ysalis ! s’exclama-t-elle. En ton honneur, en souvenir de ton linge longuement caressé, en souvenir des transports tactiles suscités par tous ces dessous brodés enfantins, je vais réciter un poëme… Il s’intitule Puella impudica. Comprends-en ce que pourras. Ce n’est point encor de ton âge, mais le moment de la révélation voluptueuse ultime viendra.


« Tota pulchra es, chanta le madrigal de Bouzignac!
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Cantique des Cantiques qu'avec un soin maniaque,

Je disséquais un soir, nue en mon sérail stuqué,

Odalisque lascive par Lesbos marquée!

Surrection de l'Eros, ô bouche voluptueuse!

Baisant le fruit offert, ton intimité vénéneuse!

Ton linge de poupée caressé par mes doigts, je criai : Amica mea!

Respirant l’exhalaison de ta diaphane peau, douce et angélique,

Plus jolie que tous les trésors d'Amérique,

Je hurlai lors de tout mon extatique corps : Formosa mea!

Tu sentais bon, loin de ces venelles affreusement puantes dignes du Satiricon,

Débaptisées par le pudibond Maximilien de Béthune, telle la rue Poil de con.



Lors s’achèvera le temps de l’innocence,

Le subtil âge d’or de la divine enfance,

Que conta et chanta le Maudit, le Poëte !

A moi tu fus offerte en exhalant ton souffle poupin,

En m’exclamant Columba mea ! , telle l’acheiropoïète

Vénus de Psappha confrontée à mon ovale pourprin,

En ce monde d’airain…


Une main frappa l’huis, comme en un appel de détresse, interrompant la récitation torride par Cléore de cette poësie qu’elle avait eu, en un an, tant de mal à composer et à mener à terme.

C’étaient Abigaïl et Marie…


************


« Mon Dieu, Abigaïl, ton visage est en sang ! Ne regarde pas, Ysalis ! Ce n’est pas un spectacle pour toi. »

Ainsi s’exprima Cléore quand les deux fillettes firent irruption dans la chambre. A la vue des enfants pitoyables, la faconde ornementée et ouvragée de la comtesse de Cresseville avait cédé la place à une componction émotionnelle de mélodrame.


« C’est…c’est Adelia qui nous a mises toutes deux dans cet état… » bredouilla Abigaïl qui fondit à son tour en larmes irrémissibles.

Mademoiselle prit un de ses précieux mouchoirs brodés et brochés de son listel et s’agenouilla, essuyant la face blessée de Marie-Ondine puis tentant d’étancher le sang qui encore s’épanchait de ses morsures insanes.

« Oh, l’odieuse ! Délia n’a plus sa tête ! Ce n’est pas possible ! Ma poupée, ma pauvre petite poupée… reprit Cléore, incrédule. Quelle mouche l’a donc piquée ? J’en rendrai personnellement compte à la Mère qui statuera. »


Durant ces échanges de mots et cette prodigation de soins élémentaires, Marie avait atténué ses sanglots. La vision de la chambre somptueuse de Mademoiselle fit un ténu instant oublier à la petite fille les meurtrissures multiples qui lui causaient tant de tourments et de gémissements –mais cette ténuité, dans l’esprit d’une enfant encor jeune, peut lui sembler des heures tellement sa perception de l’écoulement du temps diffère de celle d’un adulte. La gamine s’en trouva revivifiée.
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Outre les couvertures damassées grenadines, ce fut le ciel du lit de la comtesse qui étonna le plus les yeux de l’enfant toujours propres à s’émerveiller, elle qui avait pour coutume, jusqu’à trois soirs de cela, de coucher sur la paille crottée par les bêtes. Tissé de fils de soie – on l’eût cru patiemment festonné par une fée tisserande et issu du métier même de la légendaire Arachné - d’une nuance mi violine (complémentaire de la grenadine), mi bleu de cobalt (afin que se créât une évocation de la nuit), ce ciel de lit se constellait d’étoiles qui étincelaient de leur éclat d’or, d’argent, de platine, d’orichalque et d’électrum. Les feux de pierres précieuses stellaires engendrés par le textile subtil constituant ce baldaquin, ce dais de reine antiquisant à la semblance de la voûte céleste de Nout l’Egyptienne,
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brûlait les rétines non prévenues de ses mille scintillements gemmés. On ignorait le secret de fabrication qui avait permis d’obtenir cette constellation, cette brillance des fils soyeux formant les motifs étoilés, issus de dizaines de cocons de Bombyx dévidés, comme si Dieu lui-même avait œuvré à la conception du meuble. C’était un exemplaire unique de l’école lorraine dont la notoriété montait en arts décoratifs. De plus, ce lit pouvait se clore par d’extraordinaires tentures de velours brodées et gaufrées d’hélianthes, de delphiniums, de népenthès, de narcisses, de lentisques et de gardénias stylisés comme une verrerie moderne de Monsieur Gallé où le végétal se joint au minéral et à l’animal.


Cependant, laissions-nous sous-entendre, la vision de cette literie de luxe n’apaisa guère longtemps la petite paysanne. Bientôt, Marie extériorisa de nouveau ses souffrances et ses pleurs reprirent de plus belle bien que Cléore fît tout son possible afin qu’ils s’apaisassent. Balayé fut l’émollient onirisme d’un instant engendré par cette douce couche aux draps d’un blanc de lait, véritables draps-draperies semés d’inflorescences de corymbes et de crassules. Sur la table de nuit en mélèze et acajou marquetée de motifs représentant la légende d’Androclès et du lion, un courlis empaillé reposait et observait tout cela, impavide. Une fragrance suave de sainte endormie incorruptible, aux nuances de styrax officinal, parfum où se mêlait la cire, s’exhalait de tous le mobilier précieux de cette chambrée de plaisirs non pas bachiques mais bilitiens. Sans doute Cléore enduisait-elle son fin épiderme de rousse d’un baume de storax à des fins aphrodisiaques tant cette pièce, nous le savons, était vouée à prodiguer des plaisirs interdits et réprouvés, plaisirs saphiques d’une pédérastie féminine qu’elle partageait d’habitude avec Délia. En accueillant Ysalis, qu’elle n’avait cependant pas touchée, se jurant de demeurer chaste, l’admirant et la mirant tout simplement par narcissisme égoïste (était-elle donc son reflet brun juvénile imaginaire, cette mie inventée de toutes pièces par tous les enfants en quête d’affection et de confidence ?), la comtesse de Cresseville venait pour la première fois de rompre le pacte pourtant indéfectible qui la liait à la favorite depuis ce fameux soir de la première consommation.


Abigaïl, incommodée par les écorchures qui jaspaient sa face de traînées sanglantes, se faisait plus vindicative.


« Cléore, ô, Cléore, cela ne peut durer ainsi. Miss Délia doit payer pour ce crime mortifère. Elle peut recommencer. J’ai senti qu’elle me haïssait. Elle a tenté d’abuser de moi ! Elle a…elle a…défloré la petite…

- Qu’est-ce à dire ?

- Délie a avoué…elle a mangé son…son… Ah ! C’est bien trop horrible ! Elle a dégusté sa virginité à la vinaigrette ! Ah, la cannibale !

- Il est plus urgent de vous rendre toutes deux à l’infirmerie… Je ne dispose pas de pansements. Seule Jeanne-Ysoline en possédait et… présentement, elle est elle-même confiée aux infirmières de la Maison, suite à ce que vous savez.

- Cléore, je vous implore, vous qui commandez tout, vous qui êtes la maîtresse de céans ! Agissez ! Réagissez ! Chassez Délia avant qu’elle ne commette d’autres turpitudes ! D’autres…péchés.

- Calme-toi Abigaïl, ta hargne t’emporte… J’aime trop Délia pour…

- Annulez le cours, annulez les promotions prévues ce jour ! Faites fi de votre attachement pour cette grue !

- Ce matin, il était convenu que Cléophée reçût les rubans jonquille et Quitterie devait être promue chamois…

- Repoussez tout, ma Cléore !

- Ma ? Pourquoi donc ce possessif ?

- Parce que je vous adore ! »


Cet aveu d’Abigaïl consterna la comtesse de Cresseville. Son esprit fut assommé par cette sensuelle révélation. Ainsi, une petite juive extirpée du ruisseau pouvait s’enamourer d’elle ! Cependant, la fillette avait parlé d’adoration, comme on dit dévotion… Son attirance, bien qu’elle fût troublante, torpide et lascive, était dévotionnelle, comme un attachement à une déesse ou à une idole, non point charnelle… Penchants inavoués pour l’hérésie, pour l’idolâtrie… Amour abstrait, non point concret. She never told her love for a Goddess… telle aurait pu être légendée la fameuse photographie chez Madame. Alors, Cléore prit sa résolution.


« Venez toutes deux avec moi. Je vous emmène à l’infirmerie. Après, je contacterai personnellement la Mère et je convoquerai Délie pour lui faire mes remontrances.

- Ne vous contentez pas de lui dire : « que je ne vous y reprenne plus ».

- Je vais lui imposer de rester désormais seule la nuit. Jamais plus je ne lui confierai d’enfant ! »
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[1] Nous rappelons l’antisémitisme de l’auteur, Aurore-Marie de Saint-Aubain, reflété par certains personnages de ce roman.

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