
Lorsque le Superviseur général de la
cité leur commanda d’entrer dans la pièce qui lui servait de bureau lorsqu’il
officiait, le peintre Leonardo, un colosse blond à la stature impressionnante
et à la longue barbe bien peignée, et le maître de chapelle Johann Sebastian,
un homme plutôt gras et replet toujours coiffé de sa perruque caractéristique,

pénétrèrent dans la petite salle tout en se jetant mutuellement des regards
furibonds. Aucun des deux artistes n’était prêt à faire amende honorable, à
reconnaître ses torts.
Daniel Lin conserva le silence durant
deux longues et pesantes minutes, puis, estimant que les impétrants avaient
assez mijoté dans leur jus, éleva la voix tout en croisant ses doigts fins et
fuselés de pianiste virtuose.
- Savez-vous pourquoi je vous ai
convoqués tous les deux à cette heure matinale ? La procédure est plutôt
exceptionnelle, j’en conviens. De plus, je n’aime pas passer par-dessus le
Conseil.
- Superviseur, commença le compositeur,
j’ai parfaitement conscience de la gravité de la faute.
- Ah ? Bah ! Moi, je dirais
que c’est le maestro Johannes qui s’est conduit comme un goujat vis-à-vis de ma
personne ! répondit immédiatement da Vinci, la voix toute vibrante de
colère.
- Tous deux, vous vous comportez tels
des enfants capricieux. A cause de vos ego démesurés, jeta Daniel Lin posément,
sans hausser le ton.
Après avoir marqué une nouvelle pause,
le Superviseur reprit.
- Avez-vous réellement à cœur
l’organisation de cette fête ? Souhaitez-vous vraiment sa pleine et
entière réussite ? Je me le demande sincèrement en cet instant.
- Oui, certes ! firent les deux
hommes en chœur.
- Mais qui aura la prérogative de la
décision ? interrogea maître Leonardo.
- Aucun de vous deux séparément, dit
Daniel Lin avec résolution. Il vous faudra accepter un compromis car le Conseil
envisageait une dyarchie.
- Quoi ?souffla le peintre, outré. Va
bene ! Dans ce cas, je me…
- Non, maestro ! Il n’en est pas
question. Vous n’êtes pas autorisé à vous retirer. Ce serait trop facile… de
plus, vous perdriez la face.
- Je m’en moque. Mon concurrent le plus
direct mais néanmoins ami Michelangelo peut parfaitement prendre la relève.

- C’est à vous qu’a échu cet honneur,
insista le Superviseur.
- Je préférerais m’enfermer dans un
monastère cistercien plutôt que de travailler avec cette tête de mule !
marmonna alors Johann. Il est encore pire que cet inverti de Leonardo.
- Pas de propos désobligeants ici,
articula lentement Daniel Lin. Dans la cité de l’Agartha, vous êtes tous deux
égaux. Comme tous les citoyens qui la composent. Il n’est pas question de
passe-droit. Vous devez vous en faire une raison.
Leonardo soupira bruyamment et, après un
temps de réflexion, dit :
- Il est vrai que, jadis, j’ai œuvré
pour les Sforza… Après avoir servi les Médicis…
- Entre autres, maître Leonardo,
compléta Daniel. Quant à vous, Johann Sebastian, seuls votre sérieux, votre
professionnalisme et votre talent de musicien sont à même capables de tempérer
les folies du génie de maestro da Vinci. Si je ne me trompe, vous avez eu
l’heur de plaire au Grand Frédéric, n’est-il pas ?
- Euh… c’est là le strict énoncé de la
vérité, mais… hésita l’Allemand.
- Mais vous n’avez conservé qu’un
souvenir confus de la chose, je le sais.
- Dois-je m’en étonner ?
- Nullement.
- Depuis que nous vivons ici, dans
l’Agartha, toute notre mémoire, toutes nos actions de jadis semblent
s’estomper, souffla Leonardo. Je n’en comprends pas la raison.
- C’est tout à fait exact, approuva
Johann. Que nous est-il donc arrivé ? Comment avons-nous pu nous réveiller
un matin dans la cité ? On m’a raconté que j’ai été gravement malade,
atteint de cécité. Or, aujourd’hui, j’ai retrouvé une santé de jeune homme, une
vue d’aigle et une envie de composer plus forte que jamais.
- Moi itou, insista l’Italien. Mon corps
plus vigoureux qu’autrefois exige de chevaucher chaque matin Azùl mon
destrier. Or, longtemps j’ai cru qu’il avait succombé au poids des ans. Et je
l’ai retrouvé comme par miracle ici… je voudrais comprendre les raisons de tous
ces mystères.
- Ne cherchez pas des explications
logiques. Il n’y en a pas. L’Agartha est en dehors de toute rationalité.
Contentez-vous de savourer pleinement votre présente existence sans vous poser
de questions.
- Toutefois…
- Toutefois, maître Johann
Sebastian ?
- Des bruits plus étranges les uns que
les autres courent. Par exemple, le plus récurrent dit qu’ici, la Cité, c’est
Shangri-La, le Paradis, le jardin d’Eden, le Rot du Dragon…
- Ensuite ?
- Le temps n’y existerait pas… ou du
moins il ne correspondrait pas à celui de l’extérieur.
- Maestro Johannes, vous avez trop
fréquenté Lobsang Jacinto ou encore Raeva…
- Vous semblez me le reprocher…
- Pas vraiment. Maître Leonardo, il y a
peu, vous vous êtes absenté un long mois.
- En effet, Superviseur. J’avais
l’autorisation du Conseil.
- Naturellement. Vous vous êtes rendu
d’abord à Florence. Ensuite à Milan…
- Tout à fait… ces détails figuraient
dans mon rapport… que vous avez lu, je constate.
- Ma fonction m’y oblige, maître. Qui
cherchiez-vous ? murmura Daniel Lin avec douceur tout en scrutant
attentivement le moindre changement de physionomie de Leonardo.
- Dois-je satisfaire votre
curiosité ? Ne seriez-vous pas en train de dépasser les droits et
obligations de votre fonction ? De toute façon, je pense que vous détenez
déjà les réponses.
- Je préférerais entendre les
explications de votre propre bouche…
- Euh… Je voulais rencontrer… Giacomo…
fit le peintre gêné.
- Giacomo ! Tiens donc… Salaï… bigre !
Pourtant, ici, vous ne manquez pas de partenaires…

- Vous ne pouvez comprendre… et bien
sûr, vous n’approuvez pas…
- Un euphémisme… mais… tant que cela
concerne des adultes consentants… que vous gardez une certaine mesure…
- Vous détestez la pédérastie…
- Non … je n’ai pas à vous juger
sur votre sexualité… je ne supporte pas la pédophilie, voilà tout… mais dans
l’Agartha, il n’y a aucun pédophile… j’y ai veillé personnellement…
- Sur ce point-ci, vous avez eu raison
de jouer de votre influence, murmura Johann Sebastian.

- Une influence qui est grande, constata
Leonardo. Mais ce n’est pas tout, n’est-ce pas… Vous me reprochez autre chose…
- Avouez que vous vouliez ramener Salaï…
- L’idée m’a effleuré l’esprit, reconnut le peintre.
- Ah ! Tout de même, dit Daniel Lin
avec satisfaction. Toutefois, ce n’est pas moi qui formule de nouveaux
reproches, c’est le Conseil. J’en suis son dévoué serviteur. Je veille à faire
appliquer ses recommandations.
Durant cet échange entre deux fortes
personnalités, Johann Sebastian était à la torture. Intérieurement, il
fulminait, se tordait les mains. Pour lui, l’Agartha symbolisait tout à la fois
le Paradis et l’Enfer. Il ne fréquentait pas les débauchés de la cité. Il
qualifiait ainsi Leonardo, Michelangelo, quelques comédiens et comédiennes dont
Deanna Shirley de Beaver de Beauregard,

des artistes et poètes tels Victor
Hugo, Alfred de Musset, ou encore Paul Verlaine et Guillaume Apollinaire, des
réalisateurs de cinéma comme Fellini, Pasolini, Jean Cocteau et tant d’autres
créateurs. Travailler aux côtés de Leonardo da Vinci lui coûtait donc beaucoup.
On comprend mieux ses réticences en disant que sa morale luthérienne ne lui
permettait pas de faire preuve de davantage de tolérance.
- Enumérez tout ce dont on m’accuse,
Superviseur.
- Enfin, nous entrons dans le vif du
sujet, fit le daryl androïde ou celui qui passait pour tel. Le Conseil a
constaté ou cru constater que vous avez changé le cours de l’Histoire…
involontairement… Giacomo n’est qu’un… détail.
- Mes carnets… mes notes… que j’ai
oubliées.
- Des carnets spéciaux sur lesquels vous
aviez dessiné des aéronefs, des parachutes, des bicyclettes, des chars
d’assaut, des mitrailleuses, des engrenages, des hélices…
- Hum… J’ai commis une grosse sottise.
- Oui, en effet. Mais j’ai réparé votre
gaffe. Partiellement cependant.
- Comment cela ?
- Désormais, vous passerez pour un génie
précurseur, tout simplement. Pour les historiens de la Renaissance, lorsque
vous viviez en Italie, vous vous seriez adonné à des recherches scientifiques,
voilà tout. Je me suis arrangé à ce que lesdits carnets soient retrouvés et
publiés tardivement.

- Ah ? C’est possible une telle
chose ? Diavolo ! Vous m’avez suivi à la trace ! Je suis
fâché.
- Désolé… Es tut mir leid.
- Superviseur, fit alors Johann Sebastian Bach, vous n’êtes pas qu’un
simple fonctionnaire, aussi haut placé soyez-vous… vous ne vous contentez
pas de tout vérifier afin que tout fonctionne sans anicroche dans la cité.
- Bien vu, maestro. Considérez-moi comme
une sorte d’ange gardien et ne creusez pas davantage.
- Vous obéissez au Conseil, c’est vrai,
poursuivit l’Allemand. Mais il vous arrive également d’outrepasser ses
instructions… sans que vous encouriez la moindre remontrance. Je ne me trompe
pas…
- Oh ! Mais le Conseil sait lorsque
j’abuse, soyez-en persuadé.
- Aucune sanction à votre
encontre ?
- Hum… cela ne vous regarde pas,
maestro… je suis capable de me morigéner moi-même, n’ayez aucun doute
là-dessus. Et je ne suis pas tendre avec moi… Non… pas du tout.
- Je veux vous croire, Superviseur
général…
- Il en va de même pour moi, rajouta
Leonardo.
- Comme votre unanimité fait chanter mon
cœur ! S’exclama Daniel Lin. Mais revenons à notre problème… alors… Quelle
décision avez-vous prise tous les deux ? Dois-je me résoudre à faire appel
à Michel Haydn

et à Michelangelo Buonarroti ?
- Je vais tâcher de faire un effort,
murmura le musicien avec humilité.
Maître Johannes baissa la tête afin de
montrer qu’il avait compris qu’il n’était pas au-dessus des autres citoyens de
la cité et surtout pas au-dessus du Superviseur.
- Maître Leonardo ? Questionna le
daryl androïde.
- Moi de même, acquiesça l’interpellé.
Mais… Quant à Salaï ?
- Giacomo reste là où il est
présentement ! répondit sévèrement Daniel Lin.
- Vous ne pouvez pas intercéder auprès
de Lobsang Jacinto ou de Tenzin Musuweni ? Ou vous ne le voulez pas ?
Osa le peintre.
- Tout à fait ! Maître Leonardo,
cela n’est pas négociable. Giacomo est capable de pervertir toute la cité… mon
jugement est sans appel le concernant.
- Pervertir… Pervertir… Vous allez un
peu fort.
- Il est pourri jusqu’à la moelle. Il
vous a volé, trompé, menti, dépouillé, entraîné dans des affaires louches, il a
abusé de votre honnêteté et de vos sens…
- Superviseur !
- Dois-je donc décrire les affreux
lupanars dans lesquels vous vous perdiez ? Les débauches auxquelles vous
vous livriez ? Non ! Ce serait faire injure à votre talent que vous
gâchiez et aux oreilles chastes de maître Johannes …
- Comment pouvez-vous connaître ma
conduite ?
- Leonardo, je sais tout de vous… hélas…
ce n’est pas cela qui vous a qualifié pour l’Agartha… contentez-vous de mes
propos…
- Donc ?
- Donc… suivez mon conseil. Modérez vos
ardeurs.
- Mais… Si je n’y parviens pas ?
- Vous n’aimeriez pas la sanction qui
suivrait…
- C’est-à-dire ?
- C’est-à-dire… rien… je n’ai rien à
ajouter.
- La sanction… êtes-vous habilité à la
donner ?
- Oui, trois fois oui… hélas…
- Hum… je sens siffler à mes oreilles un
boulet de canon… Il n’est pas passé loin…
- En effet.
- Dans ce cas, je vais tenter de
contrôler mes instincts.
- Vous faites bien.
- Pensez à Raphael, ou à Michelangelo…
cela vous aidera. Pour ne pas sombrer dans le stupre, ils se sont mis à peindre
et à sculpter à tour de bras… Ainsi, toute la cité bénéficie de leur génie.
- Je suivrai votre conseil, fit Leonardo
en s’inclinant humblement.
- Merci, conclut le Superviseur général.
Le peintre se retira le visage troublé
mais dépourvu de rides. Il allait être imité par le Cantor mais un geste
impérieux de Daniel Lin retint celui-ci.
- Maître de chapelle…
- Oui, Superviseur ?
- Tous les propos échangés dans ce
bureau devront être tus.
- Certes. Il n’était pas dans mes
intentions de les divulguer.
- Bien. Je savais pouvoir compter sur
vous.
- Superviseur… je crois avoir compris
que nous vous devons notre présence dans la Cité.
- Je ne vous le dissimulerai pas
davantage. Oui, en effet. Mais j’ai dû batailler ferme pour Leonardo da Vinci…
son talent non mesurable l’a sauvé.
- Qui êtes-vous donc ?
- Je ne puis répondre à cette question,
maestro…
- Ah ? Mon ami Alexandre dit que
vous êtes un daryl androïde… j’ignore ce que c’est…
- Un humain amélioré du futur…
- Hum… dans Shangri-La, nous venons tous
d’époques différentes.
- Exact. Je suis originaire du XXVIe
siècle.
- Leonardo du début du XVIe et moi du
XVIIIe… Comme ces mécréants de Voltaire et de Rousseau…

- Cela vous choque ?
- Un peu… S’ils ont été sélectionnés,
c’est parce que…
- Parce que la cité avait besoin d’eux…
- Vous ne professez pas la foi
chrétienne… et votre morale n’a rien à voir avec le Christ.
- En effet. Ne vous demandez donc pas
pourquoi il n’a pas rejoint l’Agartha… la réponse serait trop compliquée… et
vous n’êtes pas préparé à l’entendre…
- Euh…
- Quant à ma morale personnelle, car
j’en ai bien une, je vous l’assure, elle vous paraît élastique.
- Il ne m’appartient pas de vous juger.
- Seriez-vous donc tenté de me faire la
leçon avec votre rigueur protestante ?
- Je ne m’y hasarderais pas.
- Tant mieux.
- Vous êtes fidèle à la cité, un bon
époux et un bon père. Vos amis, et ils sont nombreux, ne tarissent pas d’éloges
sur vous. Je me contenterai de cela.
- Je déteste que l’on me passe la brosse
à reluire, maître Johannes…
- Oh ! Pardon…
- Laissons cela. En fait, je vous ai
demandé de rester car un problème touchant à l’harmonie me turlupine depuis
hier.
- Dites, fit le Cantor soulagé de voir
qu’on abordait ce qui lui tenait le plus à cœur, la composition musicale.
- Votre septième diminuée dans votre
dernière composition… la mesure 27 précisément. Ce choix vous paraît-il
judicieux ? Moi, j’aurais opté pour une neuvième car…
- Redondance, Superviseur…
- Daniel Lin maintenant, je ne suis plus
en fonction…
Comprenant que la conversation était
partie pour durer, le musicien s’assit et, sortant du papier, se mit à
expliquer à son interlocuteur l’effet qu’il recherchait dans la ligne
harmonique suivie. En cet instant, Dan El vibrait d’un pur bonheur et en oubliait
presque la charge qui lui incombait.
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