samedi 29 mars 2025

Etude en vert et jaune : prologue 1.

 Prologue

Il était encore tôt ce matin-là dans la cité idéale, ignorée du commun des mortels. Tous ses habitants ou presque savouraient les dernières heures d’un sommeil fait de songes doux volés à l’Eternité. 

Toutefois, une équipe de maintenance triée sur le volet s’activait à l’étage de la soufflerie et du recyclage des déchets.

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 En effet, la complexe et imposante machine – à croire qu’en ces lieux, on ne savait pas miniaturiser, ce qui n’était pas du tout le cas – avait connu une panne tout à fait imprévisible la veille et le personnel affecté à ce niveau avait dû faire des heures supplémentaires. Personne n’avait ménagé sa peine afin que tout fonctionnât dans des délais raisonnables. 

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Pour l’heure, le chef d’équipe, un porcinoïde habituellement doux et placide, faisant ainsi démentir les préjugés concernant ses congénères, un dénommé Grronkt, paraissait satisfait du résultat obtenu. Il se permit de sourire dans ses soies toutes dégoulinantes de sueur et de grommeler un remerciement indistinct destiné au Superviseur général de l’Agartha qui, lui aussi, n’avait été avare ni de son temps ni de ses efforts pour réparer la capricieuse machine. La panne provenait d’une distorsion entre les ordres donnés par l’IA à l’appareillage et l’adaptation des tuyaux et des câbles auxdites contraintes. 

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- Eh bien, commandant, merci pour le coup de main. Il a été plus que bienvenu. Avec vous, nous avons gagné au moins douze heures. 

- Oh ! Franchement, ce n’est rien. Je disposais de quelques plages libres dans mon emploi du temps et c’est volontiers que je viens aider des amis.

En disant qu’il avait du temps libre, Daniel Lin Wu arrangeait légèrement la vérité. Cependant, il sourit à Grronkt d’une manière tout à fait naturelle alors que son esprit se demandait encore comment l’IA pu avait se tromper en donnant ses derniers ordres. 

« J’espère que cela ne va pas recommencer comme jadis lors de l’affaire Aurore-Marie, pensait Dan El… non… le problème a été réglé… ». 

Tout en répondant avec aplomb au porcinoïde, l’humain ou considéré comme tel par la majorité des résidents de l’Agartha, regardait son vis-à-vis droit dans les yeux, lui donnant ainsi l’impression d’être franc comme l’or. 

- Je réitère néanmoins mes remerciements, répliqua le technicien. Albriss s’était proposé, bien évidemment… 

- Je sais cela. Mais… 

- Mais je me sens mal en sa présence. Sa manie de tout chronométrer et de montrer son insatisfaction relative face à votre manque d’efficacité… 

- Grronkt, je connais Albriss. Ce défaut est inhérent à sa personnalité, à son espèce… il fait des efforts cependant pour comprendre les autres résidents de la cité… il s’adapte… 

- Pas assez à mon goût, commandant, assena le porcinoïde avec force. Oh ! Pardon, commandant… 

- Je ne puis dire que je vous approuve, Grronkt, mais soyez certain que je vous comprends. Hum… je pense que tout sera finalisé d’ici deux heures au grand maximum, non ? fit Dan El en changeant de sujet. 

- Tout à fait, commandant. 

- Dans ce cas, je vous laisse. J’ai une entrevue inscrite sur mon planning ce matin… avec Leonardo et Johann Sebastian. 

- Ah ? qu’ont donc fait ces deux artistes ? Jeta le porcinoïde tout en pensant un terme assez cru et insultant pour qualifier le peintre et le compositeur. 

- Rien de bien grave, répondit aussitôt Daniel Lin dissimulant son envie de rire. 

Le Superviseur avait « entendu » le terme non proféré par Grronkt. Sans marquer un temps d’arrêt, il poursuivit à voix haute. 

- Leurs caractères sont antinomiques, tout simplement. Ils ne s’accordent pas. Or, le Conseil leur a commandé d’œuvrer justement ensemble pour l’organisation de la prochaine fête… 

- La célébration du jubilé de Jacinto et de Museweni… 

- Précisément. Bon… je me sauve. 

Après une poignée de mains, quittant la soufflerie, Daniel Lin gagna au plus vite les douches, fit sa toilette et rejoignit ses appartements quelques niveaux plus bas. Il n’était pas mieux logé que les autres résidents. Sa famille disposait d’un logement standard composé d’un quatre pièces. La seule différence consistait en la présence d’un grand nombre d’instruments de musique dans le salon et de quelques œuvres d’art appartenant à différents styles. Ainsi, on pouvait admirer un magnifique vase Mille fleurs chinois datant du XVIIIe siècle, un Picasso de sa période bleue, un portrait authentique de Vermeer, La jeune fille en tenue ancienne, et ainsi de suite… 

Porcelaine du règne de Qianlong (1735 - 1796)

Pénétrant silencieusement dans le salon sommairement décrit, le Superviseur se prépara une tasse de thé. Pour une fois, il se contenta d’un Earl Grey et non d’un Lapsang Souchong. Puis, s’asseyant sur un siège confortable ergonomique, il entreprit de consulter son terminal afin de voir s’il n’y avait pas de rendez-vous supplémentaires inscrits sur son planning pour la longue journée qui l’attendait. 

Tout en buvant son thé à petites gorgées, le commandant Wu réfléchissait. L’entrevue avec Leonardo et Johann Sebastian s’annonçait des plus délicates. Il lui faudrait désamorcer prudemment le conflit latent existant entre les deux ego, faire preuve d’une subtile diplomatie et imposer sa volonté aux deux hommes tout en ayant l’air de ne pas insister, alors que, parallèlement, il envisageait d’intervenir une fois encore dans le monde extérieur. 

Déjà, il savait qui l’accompagnerait dans cette expédition non de routine… obtenir l’agrément du Conseil serait un jeu d’enfant… non pas qu’il eût pour habitude de manipuler les esprits de Raeva, Tenzin ou Frédéric… 

Enfin, un minuscule détail le tracassait concernant la chronoligne 1851… avait-il eu raison de laisser les Velkriss libres d’établir leur hégémonie sur trois Galaxies ? 

Certes, il était par-delà le Bien et le Mal… mais tout de même… n’avait-il pas un tant soit peu exagéré ?  

Et ce trois-cent-millième Big Bang ? Quand s’y attellerait-il ? Durerait-il une femto seconde ou davantage ? 

Ah ! Que de responsabilités sur ses épaules ! Il n’avait pas voulu cela… certes non… mais il n’avait pas eu le choix. Cela faisait partie de lui, ce besoin, cette nécessité de créer… créer la vie… 

Bientôt… Oui, bientôt, il devrait se projeter dans les mailles d’un Pan Multivers sans cesse en mouvement, chaos informe et pourtant ordonné, afin d’en inspecter la résistance, d’en tâter la Réalité. 

Devait-il permettre à l’Unicité d’émerger une nouvelle fois ? Ou pouvait-il s’en passer comme il le faisait présentement ? Ce qui sommeillait au plus profond de lui ne risquait-il pas de resurgir inopinément ? Cela ne l’effrayait point, assurément, mais l’inquiétait suffisamment pour le laisser indécis une attoseconde… 

Son autre lui-même crut alors bon de le rassurer. 

- Dan El, moi aussi, j’ai appris… 

- A El, je ne suis pas véritablement inquiet. 

- Dans ce cas, je me retire… Gwenaëlle vient de se réveiller. Elle a senti ta présence. 

- D’ac… Tu as raison. Elle va entrer, les yeux encore embrumés du songe que j’ai tissé pour elle. 

- Veille à ton apparence, mon frère. 

- Oui, A El. 

La deuxième voix se tut à l’instant où la Celte du Chalcolithique, entrebâillant la porte, se frottait les yeux tout en esquissant un sourire. 

- Daniel Lin, mon maître, je constate avec plaisir que tu as fini d’aider Grronkt. 

- Oui, mon amour. Viens donc auprès de moi. 

- Tout de suite. 

- Veux-tu du thé ? Ou alors du lait au miel ? 

- Non… Rien de cela. 

La jeune femme s’approcha de son compagnon, maintenant tout à fait réveillée. Elle huma ostensiblement Daniel Lin. 

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- Mmm… Tu sens le savon, fit-elle avec gourmandise. Tu as pris une douche. 

Tendrement, câline au possible, Gwen embrassa son mari et se mit à lui prodiguer des caresses de plus en plus osées. Daniel Lin dut faire un effort sur lui-même pour ne pas réagir à celles-ci. 

- Gwen, dit-il haletant, je t’en prie… dans cinq minutes, je dois être à mon bureau. J’attends Leonardo et maître Johann Sebastian… 

- Daniel Lin, mon maître… tu en as envie autant que moi… je le sens… 

- Mais je peux me contrôler… réprimer mon désir, cette folie qui gronde en moi, s’empare de tout mon être lorsque tu me touches… 

La Celte fronça ses sourcils blond vénitien et avec une moue charmante murmura. 

- Daniel Lin, tu fais un demi-dieu des plus étranges… en as-tu conscience ? 

- Chut, mon amour… il n’y a que toi ici, dans l’Univers, à savoir à quoi t’en tenir quant à ma véritable nature. 

- Pour tous les citoyens de l’Agartha, tu n’es qu’un Supra Humain, un daryl… androïde… c’est bien cela ? 

- Oui, ma douce… 

- Issu de manipulations… génétiques… un adulte sûr de lui. Mais moi, je te vois tel que tu es. Un jeune héros, très jeune en vérité… hésitant parfois… trop à mon goût, un Ganesh qui tâtonne, cherche ce qu’il y a de meilleur pour les hommes… se cherche… 

- Se cherche surtout… C’est donc ainsi que tu me perçois, Gwen… la nuance est grande, mon amour. Dois-je te rappeler que j’ai pris corps pour toi ? Que je me suis incarné pour satisfaire tous tes désirs ? 

- Pour moi… tu le dis, tu l’affirmes… oui, certes, il y a du vrai dans tes paroles. Mais pour les autres aussi. Ah ! demi-dieu, à mi-chemin entre l’enfance et l’âge adulte… qui oscille sans cesse et toujours entre la raison et la récréation, entre la timidité et l’assurance. Tu t’accomplis auprès de moi. 

- Oui, Gwen, ma chérie… 

- Mais tu nous aimes tous. 

- Je vous aime tous… c’est tout à fait vrai. Vous aimé-je trop ? Autrefois, André Fermat me le reprocha. 

- André Fermat n’existe pas, n’a jamais réellement existé, mon maître. Daniel Lin, Dan El, je ne t’en veux pas pour ta dérobade. Pour tes demi-tromperies. Tu dois garder l’incognito. J’en comprends la raison. Va donc recevoir ceux que tu as convoqués. Mais reviens-moi vite. 

- Le plus tôt que je le pourrais. Serais-tu partante pour la prochaine expédition ? 

- Ah ! Soupira la Celte. Le monde extérieur te manque donc… je me disais aussi. Tu ne peux te passer de moi. 

- Oui, oh oui, Gwen. 

- Y aura-t-il du danger ? 

- Certes… pas plus que d’habitude. Tu n’es pas novice en la matière. 

- Tu peux le détourner, l’éviter, non ? 

- Tout à fait. J’ai besoin de toi, mon amour… je l’avoue humblement. Mais également d’Aure-Elise, de Lorenza… en tout bien tout honneur… de Brelan et de Violetta. 

- Bien… je ne te demande pas pourquoi. Seras-tu le seul homme ? 

- Non… tout de même pas… en fait, pour m’exprimer dans le langage suranné de Louise de Frontignac, je dois recueillir trois malheureuses créatures qui n’ont pas mérité le sort cruel qui est le leur présentement… j’ai laissé aller les choses trop loin en vérité. La curiosité sans nul doute… mon insatiable curiosité d’enfant gâté. Il me faut donc rattraper la donne en douceur, sans bouleverser le schéma général de la chronoligne qui, après tout, n’est pas indigne d’intérêt… 

- Daniel Lin, encore tes mots si mystérieux pour moi… tu veux ton divertissement, ta pause… ne le nieras-tu point ? 

- Non, Gwen… tu me connais trop bien. Il n’y a qu’avec toi que je suis sincère. Quant aux autres présences masculines, j’envisage Benjamin, Symphorien, Gaston… 

- Poursuis… 

- … et trois autres encore. Ah… si Albriss se joint à nous, je saurai le convaincre, je serai le plus heureux des hommes… 

- Pour un instant, pas davantage, Daniel Lin… Ne mens pas… ne te mens pas… 

- Non… Tu vois ma faille… mon éternelle insatisfaction… j’ai trop chèrement payé mes fautes de jadis pour mentir une fois encore… 

Après un baiser passionné, le commandant Wu s’arracha à l’étreinte ensorcelante de sa compagne et remit de l’ordre dans sa tenue. Il se passa ensuite une main dans sa chevelure brun roux puis se hâta de gagner au plus vite son bureau officiel à quinze niveaux de distance. Autrement dit, il se dématérialisa sans coup férir pour réapparaître aussitôt deux kilomètres plus loin dans le lieu désiré. Gwenaëlle avait pris l’habitude de ce tour depuis des temps immémoriaux. Elle ne s’en formalisa donc point et se retira dans sa chambre en soupirant. Elle savait que son prodigieux compagnon n’avait pas eu recours à la technologie de la téléportation pour rejoindre son lieu de travail. Elle seule sentait quand Dan El distordait la Réalité. 


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samedi 8 mars 2025

Prochainement.

 Prochainement, en alternance avec la lente publication du roman La Conjuration de Madame Royale, j'ai le plaisir de vous informer que je commencerai à entrer dans ce blog une nouvelle oeuvre à suivre : 

Etude en vert et jaune.


A bientôt.

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Description de cette image, également commentée ci-après

samedi 22 février 2025

La Conjuration de Madame Royale : chapitre 11 2e partie.

 Milan recelait d’innombrables trésors artistiques ; peu s’en fallait qu’elle eût égalé Rome et Florence en la matière et le Paris de l’an 1801 était bien loin du compte. Cependant, Schulmeister m’avait recommandé la visite, au réfectoire du couvent dominicain de Santa Maria delle Grazie d’une fresque bien dégradée du même Léonard, fresque dite de La Cène. 

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Murat et l’encombrante et capricieuse Caroline souhaitaient ardemment m’accompagner, sous prétexte d’une représentation diplomatique. L’illustre beau-frère de Napoléon – il y en aurait bien d’autres – fit réserver une voiture que l’on désignait sous le terme de phaéton, selon une nomenclature définie par le comte di Fabbrini. Le couple prestigieux s’accommoda de la présence discrète de Schulmeister, dont il supposait qu’il ferait office de garde du corps au cas où quelque Milanais se montrerait hostile aux Français. La route jusqu’à Santa Maria delle Grazie

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 s’avéra peu carrossable, emplie d’ornières et de cahots, mais le nouveau type de suspension ainsi que les bandages de caoutchouc – innovations non négligeables en plus de la locomotion à la vapeur – parvinrent à faire oublier l’inconfort du chemin. Encore s’agissait-il d’un véhicule attelé classique, car nous surprîmes un second phaéton suivant le même itinéraire, phaéton lourd, à traction mécanique, dont la cheminée dégageait une fumée désagréable et dont les pistons et les bielles étaient bruyants – principes de James Watt

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 et emprunts à Trevithick

 Description de cette image, également commentée ci-après

 obligent. Une course s’engagea entre les deux véhicules, et la vapeur vainquit le cheval.

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 Lorsque nous fûmes dépassés, je constatai la présence de trois passagers assis confortablement dans l’habitacle découvert, passagers dont un seul m’était connu. Murat s’exclama : « Voilà Monsieur de Chateaubriand qui passe ! ». Aucune dame de qualité ne l’accompagnait. Seuls deux jeunes hommes voyageaient en sa compagnie et il ne cessait de leur parler, de faire office de guide loquace. Quant à la fumée de ce phaéton-là, elle manqua souiller nos habits – la capote de notre véhicule étant également relevée - tandis que des escarbilles voletaient autour de nous et qu’une senteur nauséabonde faisait tousser Caroline Murat. Lorsque nous parvînmes enfin à destination, Monsieur de Chateaubriand et ses deux invités se trouvaient déjà hors du véhicule, et s’apprêtaient à entrer dans le couvent. L’écrivain-voyageur, dont les convictions politiques me troublaient, nous salua avec déférence, certes, mais non sans une certaine ironie, nous rappelant par son geste sciemment compassé qu’il était d’une plus grande noblesse que le couple Murat, couple selon lui de parvenus.
Les présentations furent faites dès que nous eûmes tous achevé de descendre, la galanterie imposant que Caroline, ombrelle en main, fût aidée lorsque son pied délicat se posa sur le marchepied. Elle avait revêtu une toilette qualifiée de néo-antique, tout en drapés subtils, arachnéens, imitant le péplum supposément arboré par une Julie, une Octavie ou une Actée. Madame Récamier

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, en son fort couru salon, avait lancé cette mode, certes gracieuse, mais quelque peu impudique à cause de la légèreté de la gaze et de la mousseline et de la transparence générale de cette toilette dépourvue de corset. Toutefois, comme nous n’étions qu’en septembre – le soleil d’Italie étant réputé pour ses ardeurs tardives, quoique nous ne nous trouvassions point dans le sud de la Botte où ç’eût été pis – je pardonnai à Caroline cette hardiesse émoustillante, que je me plaisais à imaginer au Palais-Royal. Elle ressemblait à un biscuit lactescent pourvu de boucles brunes délicates. N’était-elle pas la sœur la plus turbulente et passionnée de Napoléon ?
Le jeune Henri Beyle

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 me fut présenté le premier par Murat en tant que sous-lieutenant plein d’espoir, bien que présentement, il eût revêtu une tenue civile. Il servait dans la cavalerie, plus exactement parmi les dragons, et j’appris de la bouche même de Murat que sa garnison créchait à Milan depuis un an, son mentor étant Daru.

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 Je connaissais Daru de réputation : c’était un excellent officier, qui faisait honneur à notre armée et avait manifesté une loyauté sans faille envers le nouveau souverain.
Cependant, le sous-lieutenant Beyle, lorsque je lui parlais de Santa Maria delle Grazie me déclara :
« Ce qu’il y a de meilleur, de plus beau et de plus fastueux à Milan, c’est la Scala, temple de l’art lyrique, magnifiquement conçu. »
Je doutais que Murat aimât l’opéra. De même, le jeune officier me surprit davantage encore lorsqu’il ajouta :
« Je n’envisage nullement une carrière militaire prolongée. Ce que je souhaite le plus ardemment, c’est me vouer à la littérature. Je songe déjà à un roman milanais, où le glorieux roi Napoléon et ses troupes feraient une entrée solennelle à Milan qui pavoiserait pour l’occasion.

 Image illustrative de l’article La Chartreuse de Parme

 Ainsi, de leurs balcons, les belles Milanaises jetteraient des brassées de fleurs aux valeureux soldats. Le plus extraordinaire serait que Napoléon le Grand reprît l’héritage des monarques lombards et coiffât la couronne du royaume d’Italie, recrée grâce à lui, cumulant ainsi deux trônes, comme autrefois Charlemagne. De même, que pensez-vous du récit d’une grande bataille décrite par un observateur extérieur aux combats ? »
Il fourmillait de projets, plus que son aîné Elie Decazes,

 Illustration.

 bien plus circonspect et davantage intéressé par l’étude du droit, ainsi que ce dernier me le confia. Pourtant, je pressentis, à l’échange de mots que j’eus avec le jeune officier, une ambition habilement dissimulée comme si, déjà, il se projetait vingt ans dans l’avenir et se voyait préfet, puis ministre des napoléonides. Peut-être me trompais-je. Si toutefois lesdites ambitions du sous-lieutenant Beyle se bornaient à la littérature, comme les apparences et les mots le laissaient supposer, la reprise des vieilles recettes ne le contenteraient pas. J’avais devant moi un révolutionnaire en puissance, mais de la plume. En ce cas, c’était Elie Decazes qui devait retenir mon attention politique. Inversant mon point de vue, je saisis toute la vénénosité du jeune blanc-bec. Le fait même qu’il se fût trouvé en la compagnie de Monsieur de Chateaubriand trahissait ses préférences : un attachement indéfectible à la cause loyaliste, prudemment inexprimée comme chez son supposé mentor. Si jamais Napoléon perdait le pouvoir ou demeurait sans descendance, place nette serait faite à une restauration des Bourbons pour laquelle il jouerait un rôle éminent. Decazes recevrait une juste récompense politique. Je me promis de lui damer le pion. Le moment venu, par opportunisme, je continuerais de servir l’Etat royal, quelle que serait la dynastie régnante tout en entravant sa carrière. Dès à présent, il me faudrait remettre le jeune homme à sa juste place, si besoin l’humilier… en le poussant pourquoi pas à se mesurer à El Turco !
Le moment advint de franchir la porte du réfectoire.
Nous fîmes notre entrée dans le saint des saints du couvent, ce réfectoire au fond duquel se situait la fresque,

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 considérablement dégradée par les injures du temps et de l’humidité. La solennité du lieu m’étreignit un instant. Toutefois, je ne pouvais m’empêcher de déplorer les erreurs techniques de Léonard. Mes compagnons de circonstance se contentèrent de jeter des regards tantôt ébahis, tantôt contemplatifs. Quant à Caroline Murat, elle roulait des yeux presque concupiscents, fascinée par le physique idéalisé de certains jeunes disciples de Jésus. Du moins fais-je ici preuve d’une pensée torve, équivoque, à l’encontre de cette charmante personne dont je doutais de la fidélité conjugale.
Les aîtres souffraient d’une désolation certaine : la troupe y avait tantôt séjourné, au grand dam des Autrichiens qui, humiliés, avaient dû accepter que le réfectoire servît d’abord d’écurie, puis de réserve de fourrage ! Ces derniers mois, on avait pu régler la question grâce à l’entremise du prince Borghèse, qui avait tapé du poing sur la table sur les conseils du comte di Fabbrini.  
Durant toute la visite, Schulmeister demeura mutique et distant, tel le laquais qu’il prétendait jouer malgré l’hétérodoxie de la livrée.
La Cène de Léonard accusait tout à la fois le poids des ans et des malfaçons. La moisissure avait brouillé la composition, à la manière d’une croûte exécutée par un barbouillon ignare. Quel dommage ! Leonardo da Vinci, semblait-il, avait usé d’un enduit défectueux, l’humidité faisant le reste au point que, dès le XVIe siècle, les témoins avaient jugé l’œuvre irrémédiablement gâtée, et depuis quelques décennies, divers peintres avaient tenté l’impossible : redonner son lustre premier à la fresque. Ainsi, les douze apôtres conjuguaient le brouillage, la dissolution des pigments, la fonte, l’estompage progressif et la coulure de pourriture à l’abus des repeints qui rendaient peu à peu indiscernable le travail originel de Léonard et de ses assistants. La figure du Christ lui-même s’altérait, se floutait.
M. de Chateaubriand s’était agenouillé, priant comme un bigot tandis que le lieutenant Beyle, sortant un carnet, se mit à croquer ladite Cène en attribuant à chaque personnage son identité apostolique.
« Des imbéciles, des hérétiques, prétendent que Léonard aurait placé Marie de Magdala parmi les apôtres ! » me confia-t-il.
Je reconnaissais bien là les ambiguïtés de l’artiste et ingénieur génial, dont la créativité allait de pair avec une inspiration équivoque, faite d’androgynie. Ainsi en était-il de la relation entretenue avec Salai.
Caroline demeura la moins diserte, comme si tout cela finalement l’indifférait : elle ne percevait que l’aspect dégradé de l’œuvre, se moquant de ce qu’elle pouvait encore receler de sublime. Sans doute venait-elle de réaliser que la beauté presque effacée des disciples les plus jeunes, aussi charmants qu’ils lui parussent, dissimulait des trésors de vénénosité. Le jeune Decazes bâillait discrètement : la première exaltation de la découverte passée, il n’y trouva plus d’intérêt. Quant à Murat – peut-être pensait-il à l’instant à la possibilité qu’on décollât la fresque afin de l’apporter à Paris pour enrichir le Louvre ? – il me sembla habité par une forme d’extase, surprenante chez un soldat.
Ses génuflexions achevées, M. de Chateaubriand me confia qu’il projetait d’écrire une somme intitulée Le Génie du Christianisme.  
Nous quittâmes le réfectoire, partagés entre la déception et le ravissement.

A suivre...

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samedi 1 février 2025

Fontamara d'Ignazio Silone : résumé.

 Ignazio Silone. Fontamara. 1933

Par Dominique Jules.

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Page 21 à 32 – Avant-propos d’Ignazio Silone.


I (page 33). C’est un narrateur-personnage, habitant du village, qui s’exprime. L’électricité est coupée à Fontamara, village des Abruzzes dans le Fucino, car les habitants n’ont pas payé leurs factures. Le facteur qui les leur distribue, Innocenzo La Loi, a failli y laisser sa vie, accueilli à coups de fusil. Vient de la ville un étranger qui, très habilement, leur fait signer une feuille blanche sur laquelle, explique-t-il, une pétition sera rédigée à leur profit à eux, les cafoni. Le lecteur devine qu’il s’agit d’un piège, d’une duperie à l’encontre de ces gens rugueux, peu instruits, faciles à berner. Rêve de Michele Zompa, qui correspond à une histoire connue et qu’il raconte en groupe : le Crucifié (autrement dit le Christ) et le Pape, en visite dans le Fucino, jugent déplaisante l’attitude des cafoni et leur envoient « une nuée de poux ».
II (page 49). Une équipe de cantonniers débarque et se livre à des travaux pour détourner le cours d’eau, déjà peu propice à l’irrigation des terres des cafoni, vers les champs d’un riche propriétaire de la région. Ce sont les femmes qui se mobilisent pour aller en délégation au chef-lieu protester contre cet abus. Elles veulent rencontrer le maire, mais il n’y en a plus, il est remplacé par un podesta désigné, qui n’est autre que l’Entrepreneur : genèse de sa prise de pouvoir (économique). On les ballade, on les gruge. Elles se rendent ensuite chez Charles, dit Charlemagne, où elles sont (mal) reçues par son épouse Donna Clorinda (68), qui renvoie avec virulence toute la responsabilité à l’Entrepreneur, qu’elle semble  trouver elle aussi gênant et trop entreprenant. En se rendant chez celui-ci, les Fontamaraises croisent La Zappa (72), chevrier qui a eu lui aussi à subir l’abus de pouvoir de l’Entrepreneur : il s’est accaparé le « tratturo », terrain banal où les chèvres n’ont plus le droit de brouter. Il y a banquet dans sa villa, où les notables festoient. Les femmes exposent leurs doléances.
Don Circostanza (77), prétendument « l’Ami du peuple », calme leur colère en proposant un arrangement qui est en réalité un marché de dupes. Confiantes, mais incapables de comprendre la subtilité de l’accord signé, elles rentrent chez elles.
III (page 87). Narrateur : mari de Magdalena (92). Les travaux continuent, sous la surveillance de gardes armés. Parcours du général Baldissera (89). La chanoine Don Abbacchio (90) vient conseiller aux Fontamarais de ne pas résister à l’Entrepreneur, « homme terrible…, démon ».

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Parcours de vie de Berardo (92 à 101). Les jeunes de Fontamara qui quittaient le village pour aller faire fortune en Amérique ne peuvent plus émigrer à cause d’une nouvelle loi qui les en empêche. Ceux qui s’étaient mariés à la veille du départ, trouvaient parfois à leur retour plusieurs enfants !
Désormais coincés au village, ils survivent pauvrement. Berardo a ainsi été contraint de rester alors que, pour acheter son billet, il avait vendu sa terre à l’avocat Don Circostanza. Il acquiert une nouvelle terre et la sème, mais une trombe d’eau emporte la terre et les pousses. Berardo est un géant au coeur tendre qui commet des actes de violence en riposte aux injustices subies par d’autres. C’est ainsi qu’il propose de résister à la mainmise de l’Entrepreneur sur le cours d’eau. Il n’est pas encore marié, malgré l’amour évident d’Elvira, assuré pourtant d’une « dot rondelette » (105). Mais son orgueil de pauvre le dissuade de l’épouser sans posséder une terre. Sa mère Maria Rosa et la narratrice rendent visite à Elvira, dont le père est paralysé, dans le but de forcer la décision. Berardo n’en démord pas, il veut aller gagner sa vie ailleurs, mais le gouvernement de Mussolini, exerçant un contrôle sur tout, a institué une carte d’autorisation qu’il ne peut obtenir. D’autres mesures surprennent les cafoni, tel cet écriteau apposé dans tout lieu public, même les débits de boisson : « Ici il est interdit de parler de politique ». Innocenzo La Loi l’interprète comme l’interdiction de tout raisonnement, ce qui conforte Berardo, lui qui prône l’action même violente pour obtenir satisfaction de leurs revendications.
IV (121). Lorsqu’un camion est mis gratuitement à disposition des habitants de Fontamara pour les transporter à Avezzano, en cafoni naïfs, ils croient qu’on va leur attribuer des terres arables du Fuciano, la plaine fertile que surplombe leur montagne. Mais on leur fait crier, au milieu des chemises noires, des vivats en faveur du podesta, d’un ministre et autres officiels dont l’Entrepreneur. Nul partage des terres ! Deux individus les abordent successivement, tentant de les manipuler. Il s’agit sans doute d’un provocateur ou mouchard fasciste et d’un militant communiste. Apeurés, les deux Fontamarais s’enfuient. À pieds, car le camion qui les avait amenés est déjà reparti.

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V (139). Narratrice : Magdalena ? La palissade qui ceinture le « tratturo » (terrain communal ouvert à tous), que s’est approprié l’Entrepreneur, est brûlée, ainsi que celle qui la remplace, malgré un surveillant. En l’absence des hommes occupés par leur travail, un cortège de camions emplis de chemises noires (« déguisés en morts » - cf. origine sociale et composition de la milice page 145) envahit Fontamara. La mission officielle est une recherche d’armes éventuelles (qui n’existent pas),
mais le but effectif est de semer la terreur en saccageant les maisons où ils entrent et en violant les femmes.
Un autre narrateur prend le relais. À leur retour, les hommes sont rassemblés dans un carré formé des miliciens armés. On pose à chacun la question : « Vive qui ? » et selon leur réponse, on les qualifie de « réfractaire », « constitutionnel », « anarchiste », « libéral », « perfide », « voyou », « communiste ». Puis les fascistes repartent. Elvira, réfugiée dans le clocher de l’église, s’est évanouie. Berardo l’emporte dans ses bras.
VI (159). On devine que Berardo et Elvira ont passé la nuit ensemble. Il est disposé à l’épouser, mais seulement après avoir acquis une « terre ». L’Entrepreneur accable de plus en plus les cafoni, avec l’aide des fascistes. Il spécule honteusement sur le blé. Don Circostanza profite de même de sa situation d’avocat pour les exploiter, tout comme don Charlemagne et donna Clorinda, tandis que don Abbacchio les enjoint dans ses prêches (Exemple : sermon sur Giuseppe de Copertino, 173/174) de se soumettre à la volonté divine, c’est-à-dire des riches. L’inauguration des travaux d’irrigation et l’officialisation d’un pseudo accord confirme que leur bénéfice va tout entier à l’Entrepreneur et que les cafoni sont grugés sur toute la ligne, et totalement privés d’eau.

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VII (195). Les cultures privées d’arrosage dépérissent. Développement sur le rôle de don Circostanza et des avocats en général, dont les cafoni ne peuvent se passer pour les démarches administratives, mais qui les roulent. La colère monte. Seul Berardo se tient à l’écart, fixé sur son objectif de se renflouer et de se marier. On apprend (vraie ou fausse nouvelle ?) qu’à Sulmona le peuple s’est révolté. Berardo prépare son départ pour Rome, en compagnie du fils du narrateur qu’il accepte d’emmener avec lui. La nuit, mystérieusement, les cloches sonnent.
VIII (199). Narrateur : fils du précédent narrateur, compagnon de route de Berardo. Voyage en train. Pension à l’auberge du Bon larron, d’où ils seront mis à la porte sans ménagement après des journées de quête infructueuse d’un travail, après des errances, ponctuées de longues attentes, de bureau en bureau, où règnent l’incompétence et la rapacité, après des dépenses pour une carte de demandeur d’emploi, une consultation d’avocat inefficace et inutile. Ils rencontrent miraculeusement le jeune homme qui, à Avezzano, avait mis en garde Berardo contre un mouchard. La ville est quadrillée de carabiniers et miliciens, à la recherche de « l’Habituel Inconnu » (217), qui mène à grands renforts de tracts une campagne clandestine contre le fascisme, contre l’ordre tyrannique imposé par le gouvernement de Mussolini (son nom n’est jamais cité dans le livre). Les trois hommes sont arrêtés arbitrairement, jetés en prison sans motif légitime. On comprend que la peur et l’affolement ont gagné le camp du pouvoir. Au terme d’une longue discussion en cellule avec l’Avezzonais, et ayant appris avec désespoir qu’Elvira est morte, Berardo affirme au commissaire qu’il est « l’Habituel Inconnu ».
IX (227). Même narrateur qu’au chapitre précédent. En prison, Berardo est torturé puis assassiné, le meurtre étant maquillé en suicide. En acceptant de confirmer cette version, ses codétenus sont libérés
et renvoyés vers Fontamara.

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X (235). Narrateur : père du garçon qui a accompagné Berardo à Rome. Elvira est morte d’une forte fièvre après avoir offert sa vie à la Vierge pour qu’elle sauve Berardo. Voeu non exaucé ! À Fontamara, le narrateur, Maria Grazia, Baldissera, Scarpone, Losurdo, Michele Zompa préparent le premier journal des cafoni, pour lequel ils choisissent comme titre : « Que faire ? » Il est tiré à cinq cents exemplaires. La réaction est impitoyable. Peu de Fontamarais échappent au massacre qui s’ensuit, perpétré par les fascistes. Quelques rares habitants réussissent à fuir. Le narrateur et sa famille ont eu la chance d’être allés en visite chez des parents dans un village voisin.

samedi 18 janvier 2025

Café littéraire : Fontamara, d'Ignazio Silone.

 Café littéraire : Fontamara, d’Ignazio Silone.

Par Christian Jannone.

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/0/08/Silone.JPG
 

Livre disponible aux éditions Grasset, les Cahiers rouges.

Peu de gens le savent : Fontamara, d’Ignazio Silone ne parut pas à l’origine en langue italienne, mais en allemand, en Suisse, où l’auteur s’était exilé, en 1933 (et non 1934, comme communément indiqué).  Il fallut attendre 1945 et la chute du fascisme pour qu’en fin fût publié le roman dans la langue de Dante tel que nous le connaissons. Cela le rend exactement contemporain du Christ s’est arrêté à Eboli de Carlo Levi. Il s’agissait en 1933 du premier roman de notre auteur.
De même, Ignazio Silone est un nom de plume : notre auteur naquit Secondo Tranquilli, le 1er mai 1900, à Pescina, dans les Abruzzes. Cela sert de décor au roman, avec une transposition fictive car Fontamara est purement un lieu fictionnel. Comme nous dit l’auteur dans l’introduction, aucune carte ne le mentionne. L’intrigue se situe dans la Marsica,

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 près d’Avezzano, dans les Abruzzes. La Marsica est une sous-région à l’intérieur des Abruzzes, dans l’actuelle province de l’Aquila, dont Avezzano est la capitale.  Dès 1859, avec la création du royaume d’Italie, le découpage en provinces fut institué et leur nombre fluctua (la tendance actuelle est à leur réduction, leur fusion et regroupement). Nous nous situons dans l’Italie centrale, une région montagneuse, déshéritée, pauvre en ressource, près des Apennins. Pour l’anecdote, le cardinal Mazarin naquit à Pescina en 1602. Il est donc un « compatriote » d’Ignazio Silone.

Marxiste opposé à Staline dans les années 1930, se qualifiant de « socialiste sans parti » et de « chrétien sans église », Ignazio Silone, qui fut député socialiste après 1945 puis militant du Parti socialiste italien de l'unité prolétarienne, redécouvrit dans les années 50 les racines chrétiennes de sa culture, s’intéressant au pape Célestin V, qui, au nom de la pauvreté, renonça à la fin du XIIIe siècle au trône de Pierre. Le reste de son œuvre, romans, essais et pièces, moins connu que Fontamara, a souvent été réédité en traduction française chez Grasset (liste des œuvres dans l’article de Wikipedia consacré à l’auteur). Paradoxalement, sans convaincre tous ses exégètes, des historiens ont accusé l’écrivain d’avoir été dans les années 1920 un espion au service de la police fasciste ! Ignazio Silone est mort à Genève le 22 août 1978.


Structure. 

Fontamara se subdivise en un avertissement de l’auteur, une introduction et dix chapitres. Il est narré au passé.


Le problème du narrateur.  

C’est la clé de l’œuvre, l’astuce du procédé littéraire opté par Ignazio Silone, afin de ne s’impliquer qu’indirectement (ce qui n’a pas empêché la censure fasciste et la parution en exil en allemand !) Il s’avère que le roman a trois narrateurs différents, dont une femme, ce qui est un procédé original, que l’on a davantage l’habitude de rencontrer dans la littérature policière, avec les points de vue multiples (Charles Dickens en usa avec brio, par exemple dans Bleak House – La Maison d’Âpre-Vent). Vers la fin de l’introduction (p. 29), ces trois narrateurs entrent en scène : deux hommes et une femme, censés être des personnages de fiction, mais en lesquels l’écrivain qui s’exprime reconnaît des cafoni. Ils sont parents : le vieux et sa femme, et le fils. Leur apparition semble fantomatique. Ils entrent chez l’écrivain lui raconter leur histoire. Ils parlent leur dialecte, non pas l’italien qui est le toscan, qu’on étudie à l’école, et lorsqu’ils s’expriment, leurs voix sont transposées dans la langue de Dante.  Elles vont sans cesse alterner, comme en un choral à la fois polyphonique et monodique.
Le roman débute par le premier narrateur, le vieux, sur le ton de la fable tragique, du conte noir, du rappel historique, en un processus feuilletonnesque digne à la fois d’Alexandre Dumas et de la littérature vériste – le naturalisme italien - de la fin du XIXe siècle. Il s’exprime a posteriori, à la fois comme historien et comme témoin. On songerait à l’écrivain lui-même, transpositeur des paroles du vieux après avoir noté le récit sous sa dictée, qui n’agirait pas comme narrateur distancié mais mêlé aux événements puis exilé. Changeant, mouvant au gré des péripéties et des points de vue, le narrateur se fait aussi narratrice, car le rôle des femmes n’est pas à négliger. Elles dominent le chapitre II, et nous apprenons que celle qui raconte l’ébullition populaire suite au détournement de l’eau s’appelle Magdalena (p. 53). Aucune n’est anonyme (Elvira, Maria Grazia, Lisabetta Limona, la Ciammagura, Filomena, la Quaterna etc.). Elles font penser aux femmes des journées révolutionnaires françaises, qui jouèrent un rôle central, par exemple les 5-6 octobre 1789. Les hommes étant aux champs (nous sommes en juin), ce sont elles qui agissent. Leur aspect contraste avec celui de l’épouse de l’Entrepreneur, Rosalia, « habillée comme une dame de la ville » et son portrait apparaît peu engageant (comparaison avec l’oiseau de proie p. 64). Elles semblent elles-aussi ignorantes de la nouvelle réalité politique car elles sont venues au préalable manifester devant la mairie de la municipalité, commune ou chef-lieu dont dépend Fontamara, ancien centre du pouvoir.

Dès le chapitre III, nous basculons dans le discours du narrateur « fabuliste tragique », « je », « moi », qui est soit le premier, le vieux, soit le troisième, le jeune, le fils, les compagnons d’infortune (ou accompagnateurs ?) de tous les cafoni et de Berardo Viola, dont ils suivent la vie jusqu’au dénouement. Peut-être retrouvons-nous là la grande tradition littéraire des chroniqueurs témoins des événements de leur temps, ici rescapés du massacre fasciste final. Peut-être aussi, en historien pionnier, voire en ethnologue, l’écrivain enregistre une fois encore le récit des autres et le transpose, le translate en toscan passant de l’oralité à l’écrit. Nous sommes aux prémices de la nouvelle histoire et de l’ethnologie moderne, celle de Claude Lévi-Strauss. Ce n’est pas la voix de l’élite, c’est celle du peuple des campagnes, des misérables, qui se fait entendre. Nous savons cependant la part d’infidélité, le danger de broderie, que recèlent les récits oraux transmis et remis en forme pour une publication écrite accessible au grand public. Tablons sur l’honnêteté et l’objectivité du transmetteur, sachant qu’ici, tout est fiction, mais une fiction au service d’un message politique dénonciateur de l’injustice et de la dictature ! N’écrit-il pas p. 29 : « (…) je crains de m’être endormi, sans toutefois, phénomène en vérité singulier, perdre le fil de son discours, comme si cette voix fût sortie du plus profond de moi-même. » ?


Corps du texte. 

Je n’hésite pas à qualifier Fontamara de tragédie contemporaine antifasciste, tant les protagonistes sont frappés par le destin, par la fatalité. Le roman allie la survivance de la littérature vériste et naturaliste de la fin du XIXe siècle à la modernité politique contemporaine du XXe siècle. Un livre hybride donc, à cheval entre deux époques de la littérature italienne. C’est un roman foisonnant, touffu, dont on découvre sans cesse de nouveaux éléments à chaque relecture, comme un panorama exhaustif de ce que fut le fascisme dans les campagnes au début des années trente, et dont l’auteur nous dit que la version italienne définitive est une réécriture, qui a enrichi certains éléments, mis davantage l’accent sur des personnages en réduisant le rôle d’autres.
La version italienne de l’article de Wikipedia consacré à Fontamara situe l’action en 1929, sans que la date soit explicitée dans le texte du roman, si ce n’est que l’action débute un 1er juin, « de l’année passée », par la perte de la lumière électrique. Les mois ont passé, sans que l’électricité ait été rétablie. Depuis 1924, la dictature fasciste s’est totalement installée. Les protagonistes sont appelés cafoni, terme péjoratif qualifiant les paysans analphabètes, le mot italien courant pour désigner les paysans étant contadini. Disons que nous avons affaire à des « culs-terreux » ou des « bouseux », des gens de rien, un prolétariat campagnard ignare méprisé par le pouvoir en place. Aucun n’a assez de fortune pour posséder sa maison, être propriétaire. Ils n’ont que leurs hardes, parfois un âne ou un mulet (encore ceux-là sont considérés comme des privilégiés !). C’est comme si la condition paysanne de l’Ancien Régime français persistait (ne pas oublier que, parallèlement à Mussolini, il y avait le monarque de la maison de Savoie, Victor-Emmanuel III, régnant depuis 1900). Certains pourraient taxer Ignazio Silone de misérabilisme, notamment dans son introduction. De fait, il dénonce les clichés du folklore ayant cours au sujet de l’Italie méridionale.
Les cafoni sont les victimes de la politique fasciste, en cela que le gouvernement les escroque et les spolie : certes, ils sont fatalistes, mais les voilà privés d’électricité et bientôt d’eau. Toute une galerie pittoresque de personnages aux sobriquets parfois cocasses (par exemple Vendredi Saint et Innocenzo La Loi, qui fait office de commissionnaire de la municipalité) est dépeinte magistralement par Ignazio Silone, des figures hautes en couleur et touchantes de naïveté auxquelles échappent les tenants et aboutissants de la politique du Duce. Fontamara est si pauvre qu’il n’y a même pas de curé titulaire, malgré Don Abbachio, et l’église n’est ouverte que pour les grandes occasions. Il faut payer ce curé pour qu’il consente à venir dire la messe. Dix lires à lui verser représentent pour ces miséreux une fortune.
Ainsi, ils reçoivent un beau jour la visite d’un « étranger venu à bicyclette », ce qui est un signe extérieur de richesse citadine, « un petit jeune homme élégant » (autre signe de richesse par l’habit), qui supposément, « était venu nous annoncer un nouvel impôt ». L’on retrouve là encore un thème propre à la paysannerie de l’Ancien Régime français, accablée par la fiscalité, taille et autres. L’étranger a posé des feuilles sur la table, et a demandé aux Fontamarais de signer : or, nous le savons, pour eux, analphabètes, l’italien est une langue étrangère, certes apprise par certains à l’école, mais la situation des cafoni n’est pas sans rappeler celle des campagnes françaises d’avant l’école obligatoire, avec ses multiples langues régionales et ses patois. On ne pouvait donc signer que d’une croix, sans que l’on sache ce que contenait le document (l’instauration d’un nouvel impôt qu’il leur faut consentir ?). L’étranger, c’est le cavaliere ou chevalier Pelino, fonctionnaire du gouvernement fasciste, dont le titre, quelque peu pompeux, trahit l’appartenance à la milice fasciste. Le plus cocasse et tragique de l’histoire (osons cet oxymore), c’est que, mise à part la formule lue par Pelino (« les soussignés approuvant » etc.), les feuilles à signer sont strictement blanches ! L’argument ou ruse du fonctionnaire, c’est que les nouvelles Autorités ont un grand respect des cafoni et veulent connaître leur opinion et qu’elles leur font l’honneur d’envoyer un de leurs représentants pour cela. Aussitôt, les naïfs signent après que le savetier, le général Baldissera, un des personnages les plus attachants du roman, le plus misérable de tous les Fontamarais, accepte d’être le premier à apposer son paraphe. Son sobriquet est expliqué dès la page 30 : il s’agit de la chanson que notre cordonnier a coutume de chanter, chanson se référant au général Antonio Baldissera (1838-1917),

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 figure de la guerre italo-éthiopienne de 1895-96, lorsque le Négus Ménélik II

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 vainquit les Italiens à Adoua. Baldissera réorganisa l’armée coloniale vaincue et démoralisée.
De fait, les cafoni sont tombés dans le piège, leur signature valant approbation du détournement de l’eau irrigant leurs champs, au bénéfice de ceux d’un partisan du régime mussolinien appelé L’Impresario en italien (l’Entrepreneur en français), un notable qui a obtenu la charge de podestat, titre remplaçant sous le fascisme, celui de maire démocratiquement élu. Il a racheté les terres de l’ancien notable Don Charlemagne (calembour forgé à partir de Don Charles mange) et doit les irriguer. On ignore son vrai nom, et son implantation est toute récente (trois ans). Il a bénéficié du soutien financier d’une banque pour les travaux de détournement de l’eau. Les cantonniers, que croisent nos paysans, se mettent à la tâche. Une fois le fait accompli, les cafoni, en particulier les femmes, dont la cabaretière Marietta, ne vont avoir de cesse d’obtenir réparation. Etrange veuve de guerre que Marietta, qui multiplie les amants et grossesses et refuse tout remariage afin de ne pas perdre sa pension de veuve de héros. Nous sommes un 2 juin. La fontaine se tarit.

Les cafoni essaient de négocier avec l’Entrepreneur, via la médiation de Don Circostanza, avocat et ancien notable de référence de Fontamara, surnommé l’Ami du Peuple (ce qui rappelle Marat et son journal), soutien de toujours, ambigu et honni à la fin (il sera qualifié de charogne). Le compromis boiteux et absurde ne peut aucunement les satisfaire, jouant sur leur ignorance des fractions, répartissant en trois « trois-quarts » l’eau ! De fait, Don Circostanza obtient que l’usufruit de l’eau dont bénéficie le Podestat soit « réduit » de cinquante ans à dix lustres, jouant encore sur le manque d’instruction des cafoni : aucun paysan ne sait ce que le mot lustre désigne, et la durée d’un lustre. Pour qui sait qu’il s’agissait d’une période de cinq ans, le total est vite fait : ils sont escroqués et c’est, à cause de la sécheresse consécutive, condamner le village à la famine (chapitre VI et début du chapitre VII). L’Entrepreneur pousse l’outrecuidance des puissants jusqu’à s’approprier gratuitement une terre commune à tout le monde, le tratturo, qu’il clôt d’une palissade. Cette clôture rappelle celle des communaux de la France d’Ancien Régime, lorsque le libéralisme économique commença de se répandre chez les agronomes et physiocrates, dont Turgot. Pour résister, les cafoni l’incendient deux fois (chapitre V). L’Entrepreneur spécule aussi sur le blé, l’achetant dès le mois de mai, alors qu’il est encore vert, avant que le prix du marché soit connu (chapitre VI). Il empoche tous les bénéfices du labeur des cafoni : c’est de l’esclavage et du vol. Cela évoque les pratiques d’Ancien Régime en France, combattues sous la Révolution, avec les accapareurs qui profitaient de la période de soudure entre deux récoltes mais aussi le système féodal. De plus, on apprend que le salaire des ouvriers agricoles, ici les cafoni de Fontamara, sera désormais réduit de 40%, de même, les travaux « extraordinaires » destinés à combattre le chômage auront une réduction supplémentaire de 25% ! Don Circostanza participe à son bénéfice à cette escroquerie d’exploiteur. Ainsi, pour douze jours de travail, Berardo Viola, après cette double réduction inique, ne touchera que 38 lires (p. 165-168). Sur cette misère, il perd encore quatre lires au profit de l’avocat.
Le chevalier Pelino provoque une descente des squadristi,

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 les sinistres chemises noires,

 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/it/2/29/Squadristi_veneti.jpg

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 sur Fontamara, où ils commettent des exactions et violent une femme, Maria Grazia (p. 147). Ils veulent obliger les habitants à crier « Vive le Duce » - Evviva il Duce ! – en leur posant la question « Vive qui ? » Peu instruits en politique, nos cafoni fournissent des réponses fantaisistes, hautes en couleur (par exemple, « Vive la reine Marguerite ! », la reine Marguerite de Savoie, veuve d’Humbert 1er, morte en 1926), et chacun se retrouve classé, catalogué politiquement dans des catégories infamantes et rebelles. (Chapitre V, p. 151 à 156).
C’est alors que s’affirme davantage encore la personnalité de Berardo Viola, devenu le personnage principal du roman, l’homme le plus robuste de Fontamara qui n’hésite pas à jouer des poings, lui qui avait vainement cherché fortune ailleurs, à Cammarese. L’expatrié est revenu maintes fois au bercail, sa condition de « cafone », véritable déterminisme social – et ici politique – l’excluant de toute ascension professionnelle et dépourvu de la carte sésame donnant le droit de travailler. Ne disait-on pas qu’à l’époque fasciste, la carte du parti faisait office de carte de travail, de carte du pain ? (récit de Berardo, de retour p. 110-112). C’est aux pages 102-106 que nous avons été informés, par la mère de Berardo, Maria Rosa, de la tragédie qui touche sa famille depuis trois générations. Le grand-père s’est pendu. Le père avait émigré au Brésil, où il est mort. Une jeune femme, Elvira, la plus belle fille de Fontamara, passe pour la promise de Berardo, sans qu’une relation amoureuse puisse aboutir : Berardo est maudit par le destin, il est sans terre. Il évite Elvira. Nous retrouvons là encore la tonalité tragique d’une certaine tradition vériste, avec une touche marxiste (le prolétaire qui ne possède que sa force, que ses bras à louer à qui veut s’en servir). J’ai relevé p. 205-206 un clin d’œil aux Misérables de Victor Hugo lorsque, comme Jean Valjean, Berardo soulève et soutient un fourgon militaire qui s’était renversé.

Au chapitre VIII, après que Teofilo le sacristain du curé Don Abbachio s’est suicidé au clocher par pendaison (Scarpone en informe Berardo à la gare de Fossa), Berardo Viola, muni d’une recommandation de Don Circostanza à son père, accompagné d’un des narrateurs, le jeune, part pour Rome afin d’y chercher en vain du travail. Cela évoque bien sûr ces migrations des miséreux et nécessiteux du sud vers le nord industriel. Ils sont l’objet de railleries et de refus en série, s’étonnant de l’importance des banques et de l’attitude des fonctionnaires à leur égard. La bureaucratie fasciste du bureau de placement ne cesse de leur réclamer la carte du parti, nécessaire à l’obtention du travail. Résignés, au bout de cinq jours de vaines démarches, ils entament le voyage de retour. A l’auberge du Bon Larron, où ils logent, ils ont fait la rencontre du cavaliere Don Achille Pazienza, avocat dans les Abruzzes, qui promet de les ravitailler (ils n’ont presque plus d’argent) et les gruge en leur demandant le peu qu’ils ont pour ses services. Etrange fiction qui fait croire à Pazienza que le père de Berardo, toujours vivant, est « une charogne » tardant à envoyer l’aide demandée ! Le chef du bureau de placement des syndicats a reçu un « certificat de bonnes mœurs » nécessaire à l’obtention du travail, or, ce qui y est mentionné par le podestat douche tous les espoirs de Berardo et son compère. « Très mauvaise conduite du point de vue national » y est-il écrit. Enfin, on les somme de partir de leur chambre, celle-ci étant louée. Tous deux souffrent de la faim. A la gare, les carabiniers et miliciens squadristi sont sur les dents, à la recherche d’un activiste notoire. Un paquet de journaux et de tracts clandestins antifascistes est découverts dans une crèmerie où le trio se retrouve : catalogués comme des opposants dangereux, le héros, un jeune homme qui se dit d’Avezzano, rencontré fortuitement près de la gare, et son compagnon jeune narrateur d’infortune sont arrêtés et emprisonnés. Le jeune homme, dit l’Avezzanese, rappelle à Berardo qu’il l’a déjà rencontré et mis en garde car, lorsqu’il séjourna dans cette ville (chapitre IV), quand les habitants de la Marsica avaient été convoqués à Avezzano afin de prendre connaissance des décisions du gouvernement fasciste sur la question du Fucino, il y avait un mouchard, un homme moustachu et roux qui l’avait conduit au restaurant (p. 135-137). Sans doute s’agissait-il d’un agent de la police politique secrète, l’OVRA.  Les fascistes sont à pied d’œuvre pour démasquer une figure de la résistance appelée L’Inconnu ou Habituel Inconnu (Il Solito Sconosciuto). Ce partisan révolutionnaire, hissé au rang de redresseur de tort mythique, s’avère impalpable et insaisissable, à la manière des justiciers légendaires comme Robin des Bois ou masqués comme Zorro. A la limite, il s’agirait d’un Fantômas polymorphe

 Couverture du premier volume de la série Fantômas coécrite par Pierre Souvestre et Marcel Allain, éditions Arthème Fayard, 1911.Artiste anonyme ; les illustrations de couverture des volumes suivants seront l'œuvre de Gino Starace[n 1],[n 2],[3].

 au service du camp du Bien ! On pourrait presque croire qu’il a été forgé de toutes pièces par le gouvernement lui-même, afin de justifier toutes les répressions arbitraires, sous le chef d’accusation d’appartenance à la cause dudit personnage.

En prison, Berardo converse avec cet opposant, l'Avezzanese, connu dans les Abruzzes, qui l’éclaire sur la dictature, l’idée de révolution et les cafoni. Se condamnant, Berardo endosse la responsabilité des actions antifascistes et affirme être L’Habituel Inconnu. Interrogé par le commissaire (un journal clandestin porte ouvertement la mention Vive Berardo Viola et il pourrait s’agir d’un faux fabriqué par les fascistes, en une anticipation de celui que vont créer les cafoni grâce à l’aide de l’Inconnu), torturé (p. 228), il meurt. En apparence, comme Teofilo, de désespoir, il choisit de se pendre, à la fenêtre de sa cellule, du moins si l’on en croit le récit officiel construit par l’autorité fasciste, ici le commissaire. En l’absence de procès-verbal, le doute est permis.
Le jeune et le vieux narrateur, de même les cafoni, pas dupes, qualifient sa mort d’assassinat. Le régime est coutumier de l’élimination physique de ses opposants (p.162-163 avec le rappel de la pratique de la bastonnade, seule manque à l’appel la purge d’huile de ricin). Pour résister, ils optent pour l’arme du journal, et discutent de la pertinence de son titre, avant d’opter pour « Que Faire ? » (Che fare ?), feuille élaborée grâce à l’aide de L’Inconnu (p ; 237-241) P. 236, nous apprenons la mort d’Elvira, qui, fiévreuse, pria la Sainte Vierge d’intercéder pour le salut de Berardo.

Après la distribution du journal, la répression sanglante du régime s’abat sur Fontamara, impitoyable. C’est ce me semble le vieux qui raconte. Nombreux sont les protagonistes qui périssent (Scarpone, Vendredi Saint, Baldissera…) et peu parviennent à fuir mais on perd leur trace, comme Pasquale Cipolla. La potion est amère et les rescapés – parmi eux, le narrateur - s’interrogent avec mélancolie et impuissance. Le livre se conclut sur la question lancinante « Que faire ? » (Che fare ?), phrase d’anthologie qui mérite de rester dans la mémoire et la nomenclature des formules choc conclusives en littérature, car les mots achevant un roman importent autant que leur incipit (par exemple, le mot temps concluant la Recherche de Marcel Proust, ou la formule proverbiale de Florian et Diderot - à la fin du Neveu de Rameau - Rira bien qui rira le dernier - ou encore Chicago sera à nous achevant le superbe roman d’Upton Sinclair La Jungle). Que faire ? titre du journal clandestin des Fontamarais, devient le symbole de la résistance du prolétariat paysan de la contrée avant que s’abattent les représailles.


Les Torlonia. 

 Image illustrative de l’article Famille Torlonia

Il est fait régulièrement mention dès l’introduction d’une famille aristocratique authentique, les princes Torlonia, francisés en Torlogne, qui jouent un rôle équivalent à celui des latifundiaires du Mezzogiorno. Cette aristocratie traditionnelle – de fait ici récente – a adhéré au fascisme, qui l’a secondée en participant en 1920 à la répression des mouvements paysans révolutionnaires. Ils sont qualifiés de soi-disant princes (p. 26), d’origine française, « descendus à Rome au début du siècle dernier à la suite d’un régiment français ». Nous remontons donc à la période de la Révolution et de l’Empire. En 2024, le musée du Louvre a consacré une exposition aux chefs-d’œuvre de la collection Torlonia. Dans la réalité, la famille Torlonia a des racines auvergnates, et l’ancêtre, né Marin Tourlonias (1725-1785), devint un richissime banquier romain. Son fils Giovanni Torlonia fut administrateur des finances du Vatican et créé duc de Bracciano et comte de Pisciarelli par le pape Pie VI.

 Image illustrative de l’article Pie VI

 Dès 1803, l’ascension des Torlonia fut parachevée par Pie VII lorsque Giovanni reçut le titre de marquis de Romavecchia e Turrita et prince de Civitella Cesi. « Il devint en outre patricien romain en 1809, dignité confirmée par le pape le 19 janvier 1813, et duc de Poli e Guadagnolo en 1820 » (extrait de l’article de Wikipedia). Les Torlonia contemporains du roman sont Marino Torlonia (1861-1933) et son fils Alessandro Torlonia (1911-1986), qui épousa l’infante Béatrice d’Espagne, fille d’Alphonse XIII (qui avait abdiqué en 1931) en 1935. 

Illustration.


Christian Jannone



mardi 17 décembre 2024

Compte rendu du café littéraire du 4 décembre 2024 seconde partie.

 « Le Bastion des larmes » d’Abdellah Taïa – Ed. Julliard

Description de cette image, également commentée ci-après
L’auteur y décrit comment les lois et la société, dans leur symbiose oppressive, empêchent les histoires d’amour entre hommes de s’épanouir au grand jour, créant une atmosphère étouffante pour ceux qui ne se conforment pas aux normes sexuelles dominantes. Ce roman dépasse la simple narration : il reflète un contexte marocain politique et social complexe, particulièrement pour les populations vulnérabilisées.
À la mort de sa mère, Youssef, un professeur marocain exilé en France depuis un quart de siècle, revient à Salé, sa ville natale, pour liquider l’héritage familial. En lui, c’est tout un passé qui ressurgit, où se mêlent inextricablement souffrances et bonheur de vivre. À travers lui, les voix du passé résonnent et l’interpellent, dont celle de Najib, son ami et amant de jeunesse au destin tragique.
« Le Bastion des larmes » d’Abdellah Taïa, est en résonnance avec « 2084 : la fin du monde » de Boualem Sansal -  paru en 2017.  

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Nous avons parlé de Boualem Sansal au dernier Café Littéraire, et nous avons  pensé que lire ou relire ses ouvrages était un soutien à cet écrivain, arrêté à l’aéroport d’Alger le 25 novembre 2024, en rentrant d’un salon du livre en France  et emprisonné par le régime algérien ; certainement victime des différends politiques entre la France et l’Algérie.
« 2084 » de Boualem Sansal

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En 2015, Boualem Sansal publie «  2084 : la fin du monde », un roman dystopique inspiré de 1984 de George Orwell. Ce livre, qui décrit un régime totalitaire islamiste, reçoit le Grand Prix du roman de l'Académie française.

L’Abistan, immense empire, tire son nom du prophète Abi, «délégué» de Yölah sur terre. Son système est fondé sur l’amnésie et la soumission au dieu unique. Toute pensée personnelle est bannie, un système de surveillance omniprésent permet de connaître les idées et les actes déviants. Le peuple unanime vit dans le bonheur de la foi sans questions. Mais un homme, Ati, met en doute les certitudes imposées. Il se lance dans une enquête sur un peuple de renégats qui vit dans des ghettos, sans le recours de la religion.
Au fil d’un récit plein d’inventions cocasses ou inquiétantes, Boualem Sansal s’inscrit dans la filiation d’Orwell pour brocarder les dérives et l’hypocrisie du radicalisme religieux.
 
Il publie « Le Village de l'Allemand ou le journal des frères Schiller »  en 2008,  que nous avons lu au Café Littéraire, un roman qui aborde les thèmes de la mémoire et de l'identité à travers l'histoire de deux frères découvrant le passé nazi de leur père. Ce livre a été récompensé par le Grand Prix RTL-Lire et le Grand Prix de la francophonie de l'Académie Française.

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A été proposé, en dehors de la liste des romans, un beau livre de photographies :
« Le photographe, Alexis Vettoretti, auteur de la série « Paysannes », primée, est parti depuis 2013 à la rencontre des femmes françaises, filles et femmes de paysans nées dans l'entre-deux-guerres, témoins d'une époque révolue et dans laquelle, pourtant, elles vivent toujours
« Paysannes » d’Alexis Vettoretti : « Ce fut un choc de découvrir qu’une réalité sociale d’hier était là, sous mes yeux, vivante »  Guillaume Delacroix

Le photographe ardéchois Alexis Vettoretti expose sa série "Paysannes" à  Paris - France Bleu

 La romancière Marie-Hélène Lafon signe les textes : « Je les reconnais ». 

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« Des visages creusés de sillons, une posture fière, le regard profond. À partir de 2013, le photographe a parcouru les campagnes à la rencontre de femmes nées dans la première moitié du XXᵉ siècle. Ses photos racontent des vies subies, passées entre la ferme et la cuisine, faites de labeur et d’acceptation. »
 


« Bonne lecture à toutes et tous »
Michel Antoni et Michèle Pouget

vendredi 13 décembre 2024

Compte rendu du café littéraire du 4 décembre 2024 première partie.

 Compte-rendu du Café Littéraire exceptionnel qui a eu lieu
le mercredi 4 décembre

 

Et au cours duquel, chacun avait choisi son livre préféré de la rentrée littéraire de septembre 2024.


« Les présences imparfaites » de Youness Bousenna – Editions Rivages -  1er Roman

Youness Bousenna - Babelio
Marc Pépin, 58 ans, est grand reporter au Figaro et écrivain. À l’automne de sa vie, il décide de coucher sur le papier une confession douce-amère, récit autobiographique sans concession qui est aussi un tableau générationnel des années 1990-2000, qu’il ne destine pas à la publication. Il y revient sur son enfance dans la classe moyenne à Thiais, sa carrière de journaliste et d’écrivain, ne s’épargnant pas dans l’aveu de ses faiblesses et de ses lâchetés, fruits d’un égoïsme existentiel. Se croyant protégé par le destin, pensant que les événements glissent sur lui, cette sorte d’homme sans qualités de la fin du XXe siècle sera rattrapé par les épreuves de la séparation, du deuil, de la maladie, et, surtout, de sa propre vieillesse. Sans que l’on sache si cela le transforme ou le terrasse.


« Houris » de Kamel Daoud – Prix Goncourt 2024

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17 centimètres. C’est la taille de la cicatrice que possède Aube, le personnage principal de ce roman, victime de la guerre alors qu’elle avait 5 ans. Une métaphore évidente du silence, qui se couple à une langue très symbolique de la part de l’auteur, qu’il met au service de cette histoire poignante.


« Le monologue de la louve » de Gilles Leroy – Ed. Lattès

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Hécube, la reine de Troie, voit sa cité détruite, ses enfants massacrés. Faite captive après la guerre, elle est condamnée à devenir l’esclave de son ennemi Ulysse. Une légende dit que, pour échapper à l’humiliation, elle se change en louve. Ce Monologue puissant, incantatoire, raconte sa métamorphose.


« Le rêve du jaguar » de Miguel Bonnefoy – Ed. Rivages

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Quand une mendiante muette de Maracaibo, au Venezuela, recueille un nouveau-né sur les marches d’une église, elle ne se doute pas du destin hors du commun qui attend l’orphelin. Élevé dans la misère, Antonio sera tour à tour vendeur de cigarettes, porteur sur les quais, domestique dans une maison close avant de devenir, grâce à son énergie bouillonnante, un des plus illustres chirurgiens de son pays.


« Le harem du roi » de DjaÏli Amadou – Ed. Emmanuel Colas

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Quand l’ambition et la tradition tuent l’amour…
Boussoura et Seini forment un couple moderne qui vit à Yaoundé. Il est médecin, elle est professeure de littérature. Une famille épanouie jusqu’au jour où tout bascule quand Seini est rattrapé par son passé. Fils de roi, il est appelé à prendre la succession. Malgré les réserves de son épouse, l’attrait du pouvoir est le plus fort. Devenu lamido, commandeur des croyants et garant des traditions et de la religion, il se transforme en roi tout-puissant.
Après Les Impatientes et Cœur du Sahel, Djaïli Amadou Amal nous livre une histoire d’amour bouleversante et romanesque d’une cruelle actualité. Dans Le Harem du roi, elle brise à nouveau les tabous sur le mariage forcé et la polygamie, en dénonçant la servitude en Afrique et en donnant une voix à celles et ceux dont on ne connaît pas l’existence.


« Lumière vacillante » de Nino Haratischwili – Ed. Gallimard

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Elles sont quatre : il y a Nene la romantique, Ira la cérébrale, Dina l'idéaliste et Keto l'observatrice. Voisines depuis l'enfance, elles grandissent ensemble à Tbilissi, en Géorgie, au moment où l'Union soviétique s'effrondre et où se pose la question de l'avenir de leur pays. Chacune à leur manière, les quatre amies vont faire l'expérience de l'amour, de l'espoir, de la déception, de la trahison, et être confrontées aux conséquences, dans leur vie privée, de ces événements politiques et historiques qui feront bifurquer à jamais leurs existences.


« Théodoros » de Mircea Cartarescù

Illustration.
À 68 ans, Mircea Cărtărescu

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 s’est depuis longtemps imposé comme l’un des maîtres de la littérature du XXIe siècle, de sa grande trilogie Orbitor (1996) au chef-d’œuvre Solénoïde (2015). Avec Théodoros, l’écrivain roumain franchit peut-être un nouveau cap : celui de maître du Verbe. Cette histoire fantasmée de l’empereur Téwodros II d’Éthiopie, qui régna au XIXe siècle, emprunte à l’onirisme et au fantastique dont Cărtărescu aime peupler sa création, comme dans Le Levant (1990) où il narrait l’épopée d’un jeune révolté. Mélangeant habilement le vrai et l’imaginaire, rendant possible l’impossible, l’écrivain roumain Mircea Cărtărescu rembobine à sa façon l’existence de ce personnage historique réel en lui faisant faire quelques tours de plus.


« Cabane » d’Abel Quentin » Ed. de L'Observatoire.

Abel Quentin (auteur de Le voyant d'Étampes) - Babelio
C'est le troisième roman d'Abel Quentin. Au cœur de ce livre, un rapport scientifique qui a été publié au début des années 1970 et qui nous alertait déjà sur les limites et les dangers de la croissance pour la planète. À partir de là, Abel Quentin invente la vie des quatre chercheurs qui ont établi ce constat alarmant : un couple d'Américains qui a tenté d'alerter sans être entendu, un Français surtout motivé par l'appât du gain, et un mathématicien norvégien qui disparaît mystérieusement. La moitié du roman est consacrée à l'enquête d'un jeune journaliste sur ce mathématicien. C'est une fresque du début des années 1970 à aujourd'hui sur l'inaction climatique et les destins qu'elle dessine.

« Jacaranda » de Gaël  Faye Ed. Grasset

Description de cette image, également commentée ci-après
En arrivant au Rwanda, Milan ignore tout de l'histoire nationale. Le tabou autour de la situation politique et du génocide est immense. L'apprentissage de Milan se fait alors au fil des brèches laissées ouvertes par son entourage, autant de témoignages qui constituent une fresque intime et bouleversante. Jacaranda, dont l'intrigue s'étend sur vingt-six ans, est un tâtonnement vers la compréhension d'un récit familial qui dévoile, en filigrane, la terrible histoire du pays. Sans jamais négliger la fiction, G aël Faye offre ainsi un livre d'une grande pédagogie autour d'événements souvent méconnus en France. L'auteur explore les racines coloniales du génocide des Tutsis, remonte l'histoire politique, religieuse, et s'intéresse aux lendemains, aux traumatismes de la population. Publié à l'occasion de la commémoration du trentième anniversaire du génocide du Rwanda, Jacaranda est un livre important, à ne pas manquer.


« Tous tes enfants dispersés » de Béata Umubyeyi Ed. Maresse

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Peut-on réparer l'irréparable, rassembler ceux que l'histoire a dispersés ? Blanche, rwandaise, vit à Bordeaux après avoir fui le génocide des Tutsi de 1994. Elle a construit sa vie en France, avec son mari et son enfant métis Stokely. Mais après des années d'exil, quand Blanche rend visite à sa mère Immaculata, la mémoire douloureuse refait surface. Celle qui est restée et celle qui est partie pourront-elles se parler, se pardonner, s'aimer de nouveau ?

« Les jardins de Torcello » de Claudie Gallay

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Jess vit à Venise où elle est guide touristique. Alors que son propriétaire lui demande de quitter son appartement actuel, il lui recommande de prendre contact avec Maxence, un avocat très réputé de la région, qui vit sur l'île de Torcello dans la baie vénitienne.
A la suite de cette rencontre s'égrainent les mois et l'errance de la jeune femme, qui fait les allers-retours entre l'île et la ville. De ces errances advient une réflexion sur grandir, sur l'épanouissement amoureux, sur les sentiments partagés ou bien encore des constats écologiques.
Jess nous fait découvrir ou plutôt redécouvrir Venise au gré de ses pérégrinations dans la ville. Elle se perd dans les rues de la ville avec le lecteur. On prend plaisir à suivre la narratrice dans ses pensées aux détours des rues. Puis, il y a l'île de Torcello, moins connue que ses sœurs Murano et Burano mais plus sauvage, comme la narratrice. Petit à petit, on découvre une île mais aussi les personnages qui la peuplent : Maxence, son jeune amant Colin, et leur homme à tout faire Elio.
Les Jardins de Torcello a des accents de dolce Vita, où l'on peut se surprendre à paraisser sous un arbre sous la chaleur étouffante de l'été italien.
« Un livre qui vous hante après l’avoir fermée. » nous dit Anne qui a présenté l’ouvrage.


« Le sentiment des crépuscules », de Clémence Boulouque – Ed Robert Laffont :

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La romancière met en scène une (vraie) rencontre entre Sigmund Freud, Salvador Dalí et Stefan Zweig qui s'est déroulée chez le célèbre psychanalyste un après-midi de juillet 1938, alors que Freud est en exil à Londres et Zweig a fui l'Autriche. La performance tient dans cet art de narrer la conversation entre trois monstres sacrés comme si Clémence Boulouque faisait partie des convives. On y est totalement. Ce faisant, elle donne à cette rencontre une tournure sacrément romanesque et savoureuse, grâce aux dialogues et aux portraits qu'elle brosse de chacun par esquisses.
« De belles pages sur « l’exilé. On y entend la montée des populismes ».

A suivre...