Une prégnance obituaire proliférante
cariait tout Pierrefonds d’une malvenue putrescence lugubre. Les cours se
retrouvaient abandonnées, chancies,
pruinées, par un empoussièrement invasif, les écuries closes on ne savait sur
quels chevaux devenus hectiques, les parterres affichaient leur blettissure.
Dans les bassins désormais secs, les jets d’eau, naguère épanouis, bruyants et
brillants, s’étaient arrêtés d’eux-mêmes, comme si une main invisible
désincarnée leur en eût intimé l’ordre.
Le long des chemins
empoussiérés et caillouteux, aux entours du castel, dont la lugubre silhouette
campaniforme dominait le paysage, quelques graves personnages s’allaient sur
des mules grotesques ou sur des bidets de ferme à peine mieux lotis. C’étaient
les voisins de campagne, les curés et les baillis des terres limitrophes
partant à l’hallali.
Tout ce monde notable n’osait
pénétrer la demeure autrement qu’en silence. L’on remettait sa monture, sa
haridelle, à un palefrenier mutique, à la face inexpressive, avant que tous se
dirigeassent, conduits par un chasseur en livrée de ténèbres, vers la grand’salle,
où, sur le seuil, Mousqueton recevait les arrivants.
Le fidèle valet du Titan,
du sublime Stentor, se trouvait frappé par une détumescence dont la célérité
n’avait d’égale que la soudaineté. Il avait tant maigri depuis deux jours, que
ses habits remuaient sur lui, flottaient sur son organisme décharné consomptif,
tels ces fourreaux de cuir cordouans trop larges, trop ridulés par des années
de frottements et d’équipées, fourreaux dans lesquels dansent les fers
damasquinés des flamberges. Sa figure couperosée de rouge et de blanc, à la
semblance turbide de celle de la Madone de Van Dyck, se trouvait lors sillonnée
par deux ruisseaux argentés qui nivelaient ses joues, les ravinaient avec
promptitude, y creusaient leur lit morbide, joues aussi pleines jadis qu’elles
étaient flasques, hectiques, depuis son deuil. Et la cause de ce dépérissement
célérifère s’expliquait aisément par le choc qu’avait représenté la soudaine
disparition du Maître de céans. L’étisie menaçait Mousqueton.
À chaque nouvelle visite,
Mousqueton trouvait de nouvelles larmes s’épreignant de ses yeux irrités
menacés de chassie, et c’était grand’pitié de le voir étreindre son gosier par
sa grosse main aux chairs fondues pour ne pas éclater en sanglots.
Toutes ces visites
intéressées, aimantées par l’empyreume et par l’ichor cadavérique de feu le
mousquetaire du Roy, avaient pour but la lecture du testament de Porthos,
annoncée pour ce jourd’hui, lecture obligée, cultuelle, indigète, à laquelle
voulaient assister toutes les convoitises ou toutes les amitiés du mort, tous
les rapaces, rapiats et charognards venus assister au partage des dépouilles de
celui qui ne laissait aucun hoir après lui. A mesure qu’ils arrivaient, les
assistants s’allaient en leur place assignée et l’on venait de fermer la grand’salle
quand l’horloge rustique sonna l’heure de midi, du noon d’Albion, heure fixée pour la lecture.
Le procureur de Porthos, il
s’agissait naturellement du successeur de maître Coquenard, commença par éployer
lentement le vaste parchemin, d’une finesse filigranée de vélin, quoiqu’il fût,
çà, là, veiné par une flavescence évocatrice d’une apostume crevée dégouttant
sa sanie, pergamen sur lequel la puissante main du Sire de Bracieux de
Pierrefonds, ainsi qu’il aimait à ce qu’on le dénommât, avait tracé ses
volontés suprêmes.
Le cachet de cire
érubescente rompu, les besicles mises, les expectorations de prélude et d’us
ayant retenti, chacun tendit l’oreille. Mousqueton s’était blotti dans un coin
pour mieux pleurer, pour moins entendre, quasi recroquevillé, telles ces momies
antiques incaïques de nos musées d’ethnographie se targuant de science.
Avec une brusquerie
inattendue, la porte à deux battants de la grand’salle, qui avait été refermée,
s’ouvrit comme par un prodige, et une figure mâle apparut sur le seuil, iridescente,
comme rosacée, resplendissant dans la plus vive lumière du soleil.
C’était là une épiphanie
de d’Artagnan, arrivé seul jusqu’à cette porte. Ne trouvant personne pour lui
tenir l’étrier, il avait attaché son cheval au heurtoir, et s’annonçait ainsi
lui-même.
L’éclat du jour envahissait
la salle ; le murmure des assistants, et, davantage cela, l’instinct du
chien fidèle, du compagnon de vénerie aux abois coruscants, arrachèrent
Mousqueton à sa songerie torpide, à son nonchaloir languide annonciateur de
mort. Il releva le cap, reconnut le vieil ami du Maître, et, hurlant de
douleur, vint lui baiser les genoux en arrosant les dalles de ses larmes salées.
D’Artagnan le releva,
l’embrassa comme un frère, et ayant salué avec panache l’assemblée charognarde, qui
s’inclinait tout entière en chuchotant son nom illustre, il s’alla asseoir à l’extrémité
de la grand’salle de rouvre sculpté, bossuée de bas-reliefs rustiques, en tenant
toujours la main de Mousqueton dont les exsufflations suffocatoires
emplissaient les aîtres d’épeurement, puis s’assit sans façon, avec humilité,
sur le marchepied.
Alors le procureur, qui
était ému comme les autres, commença la lecture. En sa bouche énonçant,
énumérant le contenu des dernières volontés, rédigées dans un style dépourvu
d’atticisme, transsudaient les retombées, les inflexions des tabellions
antiques, des scabins d’olim, c’était-à-dire
autrefois, lorsque la connaissance du
droit romain, du ius d’oc, stipulait
que cette auctoritas se marquât par
un recours obligé à l’écrit, tandis qu’au nord de la Loire, la coutume orale
immémoriale suffisait à agréger les héritages.
Porthos, après une
profession de foi des plus chrétiennes, demandait pardon à ses ennemis du tort
qu’il avait pu leur causer.
À ce paragraphe, un rayon
d’inexprimable orgueil glissa des yeux de d’Artagnan. Il se rappelait le vieux
soldat, sa bravoure, ses multiples exploits, l’épopée du condisciple. Tous ces
ennemis de Porthos, terrassés par sa main vaillante, par la puissance
nonpareille de sa brette, il en supputait le nombre, considérable, et se disait
que Porthos avait fait sagement de ne pas détailler ses ennemis ou les torts
causés à ceux-ci, d’en refuser toute exhaustivité énumérative ; sans quoi, la
besogne eût été trop rude pour le lecteur et la superfétation s’y fût alliée à
la redondance tant avaient été répétitives les péripéties partagées à quatre. Leur sanglant sillon
mémorable tracé par la flamberge du bon géant persisterait encor maints
siècles.
Venait lors l’énumération
suivante :
Je
possède à l’heure qu’il est, par la grâce de Dieu :
1°
Le domaine de Pierrefonds, terres, bois, prés, eaux, forêts, entourés de bons
murs ;
2°
Le domaine de Bracieux, château, forêts, terres labourables, formant trois
fermes ;
3°
La petite terre du Vallon, ainsi nommée, parce qu’elle est dans le vallon…
Brave Porthos !
4°
Cinquante métairies dans la Touraine, d’une contenance de cinq cents arpents ;
5°
Trois moulins sur le Cher, d’un rapport de six cents livres chacun ;
6°
Trois étangs dans le Berri, d’un rapport de deux cents livres chacun.
Quant
aux biens mobiliers, ainsi nommés, parce qu’ils ne peuvent se mouvoir, comme
l’explique si bien mon savant ami l’évêque de Vannes…
D’Artagnan frissonna à
l’énonciation de ce nom, à son souvenir lugubre.
Le procureur continua
imperturbablement :
…
Ils consistent :
1°
En des meubles que je ne saurais détailler ici faute d’espace, et qui
garnissent tous mes châteaux ou maisons, mais dont la liste est dressée par mon
intendant…
Chacun tourna les yeux
vers Mousqueton, qui s’abîma dans sa douleur.
2°
En vingt chevaux de main et de trait que j’ai particulièrement dans mon château
de Pierrefonds et qui s’appellent : Bayard, Roland, Charlemagne, Pépin, Dunois,
La Hire, Ogier, Samson, Milon, Nemrod, Urgande, Armide, Falstrade, Dalila,
Rebecca, Yolande, Finette, Grisette, Lisette et Musette.
3°
En soixante chiens, formant six équipages, répartis comme il suit : le premier,
pour le cerf ; le second, pour le loup ; le troisième, pour le sanglier ; le
quatrième, pour le lièvre, et les deux autres, pour l’arrêt ou la garde ;
4°
En armes de guerre et de chasse renfermées dans ma galerie d’armes ;
5°
Mes vins d’Anjou, choisis pour Athos, qui les aimait autrefois ; mes vins de
Bourgogne, de Champagne, de Bordeaux et d’Espagne, garnissant huit celliers et
douze caves en mes diverses maisons ;
6°
Mes tableaux et statues qu’on prétend être d’une grande valeur, et qui sont
assez nombreux pour fatiguer la vue.
7°
Ma bibliothèque, composée de six mille volumes tout neufs, et qu’on n’a jamais
ouverts ;
8°
Ma vaisselle d’argent, qui s’est peut-être un peu usée, mais qui doit peser de
mille à douze cents livres, car je pouvais à grand-peine soulever le coffre qui
la renferme, et ne faisais que six fois le tour de ma chambre en le portant.
9°
Tous ces objets, plus le linge de table et de service, sont répartis dans les
maisons que j’aimais le mieux… »
Ici, le lecteur s’arrêta afin
qu’il reprît haleine. Chacun soupira, toussa et redoubla d’attention. Le
procureur reprit :
«
J’ai vécu sans avoir d’enfants, et il est probable que je n’en aurai pas, ce
qui m’est une cuisante douleur. Je me trompe cependant, car j’ai un fils en
commun avec mes autres amis : c’est M. Raoul Auguste-Jules de Bragelonne,
véritable fils de M. le comte de La Fère. Ce jeune seigneur m’a paru digne de
succéder aux trois vaillants gentilshommes dont je suis l’ami et le très-humble
serviteur. »
Ici, un bruit aigu se fit
entendre, un tintement dont on eût attendu que des fulgurances en sortissent.
C’était l’épée de d’Artagnan, qui, glissant du baudrier, d’un mouvement
subreptice qu’on ne pouvait prévenir, était tombée sur la planche sonore.
Chacun tourna conséquemment les yeux de ce côté, et l’on vit qu’une grande
larme avait coulé des cils épais de d’Artagnan sur son nez aquilin, dont
l’arête lumineuse brillait ainsi qu’un croissant enflammé au soleil.
«
C’est pourquoi, continua le procureur, j’ai laissé tous mes biens, meubles et
immeubles, compris dans l’énumération ci-dessus faite, à M. le vicomte
Raoul-Auguste-Jules de La Fère, pour le consoler du chagrin qu’il paraît avoir,
et le mettre en état de porter glorieusement son nom… »
Un long murmure courut
dans l’auditoire. C’était un bruissement d’insectes, une sourde clameur, un
étonnement épeuré, une surprise inappréhendable.
Le procureur continua
malgré tout, car soutenu par l’œil flamboyant de d’Artagnan, qui, tel un ange
vengeur, parcourant cette assemblée d’édiles médiocres et vampiriques, rétablit
le silence interrompu.
«
À la charge, par M. le vicomte de Bragelonne, de donner à M. le chevalier
d’Artagnan, capitaine des mousquetaires du roi, ce que ledit chevalier
d’Artagnan lui demandera de mes biens.
«
À la charge, par M. le vicomte de Bragelonne, de faire tenir une bonne pension
à M. le chevalier d’Herblay, mon ami, s’il avait besoin de vivre en exil.
«
À la charge, par M. le vicomte de Bragelonne, d’entretenir ceux de mes
serviteurs qui ont fait dix ans de service chez moi, et de donner cinq cents
livres à chacun des autres.
«
Je laisse à mon intendant Mousqueton tous mes habits de ville, de guerre et de
chasse, au nombre de quarante-sept, dans l’assurance qu’il les portera jusqu’à
les user pour l’amour et par souvenir de moi.
«
De plus, je lègue à M. le vicomte de Bragelonne mon vieux serviteur et fidèle
ami Mousqueton, déjà nommé, à la charge par ledit vicomte de Bragelonne d’agir
en sorte que Mousqueton déclare en mourant qu’il n’a jamais cessé d’être
heureux. »
En entendant ces mots,
Mousqueton salua, pâle et tremblant ; ses larges épaules frissonnaient
convulsivement ; il était saisi de trémulations irrépressibles, pris de
frémissements palpébraux ; son visage, empreint d’une effrayante douleur,
sortit de ses mains glacées, et les assistants le virent trébucher, hésiter,
comme si, voulant quitter la salle, il cherchait une direction, une sortie qui
lors se dérobait à lui.
— Mousqueton, dit
d’Artagnan, mon bon ami, sortez d’ici ; allez faire vos préparatifs. Je vous
emmène chez Athos, où je m’en vais en quittant Pierrefonds.
Mousqueton demeura coi, à
quia. Il respirait à peine, comme si tout, dans cette salle, lui devait être
désormais étranger. Il ouvrit la porte et disparut lentement, d’une démarche de
déjà spectre.
Le procureur acheva sa
lecture, après laquelle s’évanouirent déçus, mais pleins de respect, déférents
malgré tout, la plupart de ceux qui étaient venus entendre les dernières
volontés de Porthos.
Quant à d’Artagnan,
demeuré seul après avoir reçu la révérence cérémonieuse que lui avait faite le
procureur, il méditait, admirant cette sagesse profonde du testateur qui venait
de distribuer avec justesse et justice son bien au plus digne, au plus
nécessiteux, au plus humble et besogneux, avec des délicatesses que nul, parmi
les plus fins courtisans et les plus nobles cœurs, parmi tous les honnêtes
hommes dont se targuait ce siècle terrible, n’eût pu rencontrer empreintes de
telles perfections.
En effet, Porthos
enjoignait à Raoul de Bragelonne de donner à d’Artagnan tout ce que celui-ci
demanderait. Il savait bien, ce digne Porthos, que d’Artagnan ne demanderait
rien car il se contentait de rien ; et, au cas où il eût demandé quelque chose,
fait improbable, nul, excepté lui-même, ne lui faisait sa part. L’immodestie,
la rapacité, l’avidité, lui étaient autant de mots étrangers.
Porthos laissait une
pension à Aramis, lequel, s’il eût eu l’envie de demander trop, était arrêté
par l’exemple de d’Artagnan ; et ce terme d’exil,
jeté par le testateur sans intention apparente, bien qu’il apparût d’une
incontestable turpidité, n’était-il de
facto la plus douce, la plus exquise critique de cette conduite d’Aramis
qui avait causé la mort de Porthos ?
A la parfin, le testament
du mort ne faisait nulle mention d’Athos. Celui-ci, en effet, pouvait-il
supposer que le fils n’offrirait pas la meilleure part au père ? L’esprit rude
et sensé de Porthos avait jugé toutes ces causes, saisi toutes ces nuances,
mieux que la loi, mieux que l’usage, mieux que le goût.
« Porthos était un cœur »,
se dit d’Artagnan avec un soupir.
Et il lui sembla entendre
un gémissement au plafond. Il pensa tout de suite à ce pauvre Mousqueton, qu’il
fallait distraire de sa douleur.
À cet effet, d’Artagnan
quitta la salle avec empressement pour aller chercher le digne intendant,
puisque celui-ci ne revenait pas.
Il monta l’escalier qui
conduisait au premier étage, et aperçut dans la chambre de Porthos un amas
d’habits de toutes teintes, de toutes consistances, ouatées ou rêches, et de
toutes étoffes, ternies ou encore irisées de bariolures, vêtements magistraux,
seigneuriaux, chambre et garde-robe d’un Sire considérable et bon, d’un homme
de qualité, amoncellements hétéroclites sur lesquels Mousqueton s’était couché
après les avoir entassés lui-même en leur entièreté, n’omettant point le
moindre haut-de-chausse, même le plus élimé, le plus outrepassé de chancissures.
Il se comportait à la manière des antiques chambriers, des camériers des grands
d’Espagne, titulaires de leur office aulique conféré lors des grâces
henriciennes au quatorzième siècle après que le Transtamare eut triomphé de Dom
Pedro le cruel.
C’était là le lot dévolu
à ce fidèle ami. Ces habits lui appartenaient bien ; ils lui avaient été bien
donnés. On voyait la main de Mousqueton s’étendre sur ces reliques passées, jà
fanées, sur toutes ces étoffes envieillies, aux effluences suries, patriarcales,
qu’il baisait de toutes ses lèvres, de tout son visage, qu’il couvrait de tout
son corps en des accès troublants, comme s’il se fût agi de fétiches
immémoriaux tels qu’en usent les peuples des antipodes. C’était là une forme d’idolâtrie
qui eût pu déranger les bonnes mœurs.
D’Artagnan s’empressa de
s’approcher afin qu’il consolât le pauvre garçon.
— Mon Dieu, s’exclama-t-il,
il ne bouge plus ; il est évanoui !
D’Artagnan se trompait :
Mousqueton était mort. Mort, comme le chien qui, ayant perdu son maître,
revient mourir sur son habit. Il s’était ennoyé au sein de cet entassement de
panaches, d’orfrois, de passements, de passepoils, de faveurs, de padoues, de
linge, de rhingraves, de cordons, de pourpoints, d’engrêlures, de cols rabattus
de dentelles du Puy, de Malines et de Bruges, de cette théorie brodée, brochée,
gaufrée, de soubrevestes.
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