Durant les quelques jours où
Aurore-Marie demeura chez nous, Victoria et moi fûmes bouleversées par un
extraordinaire morceau romantique que la chétive fillette entreprit de nous
interpréter sur les touches de vieil ivoire de notre piano droit, au clavier
duquel ma sœur aimait à jouer quelques airs de Wagner ou Berlioz. Elle avait
insisté, et nous dûmes nous plier à son envie irrépressible de nous démontrer
une autre facette de son talent de jeune musicienne. En première impression, il
s'agissait d'une œuvre de Frédéric Chopin
ou de l'un de ses émules. Mais
quelque chose sentait le pasticcio.
Nous questionnâmes Aurore-Marie, avides de connaître l'identité du compositeur,
doutant que cela fût elle-même, car des études de piano n'impliquaient point
chez une aussi jeune personne, à moins qu'elle n'eût eu le précoce génie d'un
Mozart, une science de la composition aussi élevée... Certes, son
interprétation s’était avérée assez talentueuse, émouvante même, bien qu’elle
nous eût avoué n’avoir bénéficié d’aucun enseignement au conservatoire de Lyon,
mais seulement de leçons privées qu’un maître venait lui prodiguer à demeure, à
Lacroix-Laval, depuis l’âge de sept ans. Elle balbutia une explication qui, à défaut de
cohérence, révéla en elle un profond mal-être, un spleen, mais aussi une
certaine réticence, voire de l’irritation à dévoiler ainsi un secret intime. Sa
maladive pudeur virginale, semblable à celle d’une vestale effarouchée de ses
poèmes précieux, me fit comprendre qu'un dépit amoureux se dissimulait derrière
ce touchant opus pianistique « anonyme ». Ce qui m'effraya dans ce
qu'elle accepta de nous dire, fut sa propension à éprouver de troubles
sentiments envers une jeune fille semblable à elle, qu'elle qualifiait de
sosie, qu'elle nommait Lisa ou Lina, dont elle ressentait la présence éthérée,
impalpable, chaque fois qu'elle jouait ce morceau.
« Le bois de houx aime le
piano ! nous dit-elle. A travers le miroir du temps, ma sœur jumelle affirme sa
passion pour celui qui a composé cette merveille. Elle est ma semblable, mon
ombre blonde et frêle. Lisa...non, Deanna ! Elle est très jolie. Je vois
défiler sa vie, de l'enfance à la mort, tragique. L'homme qu'elle aime ne la
reconnaît pas... Lisa, toute blonde, toute menue, pleine de grâce... Deanna qui
joue Lisa...
- Le nom du compositeur, s'il
vous plaît, ma jeune demoiselle ? insista Victoria.
- Les mains qui jouent
n'appartiennent pas au visage que j'aime, que mon double aime... La main qui écrit
sur la partition est celle d'un Autre... »
Sans le savoir, Aurore-Marie
reprenait le délire de ce poëte adolescent qui avait figuré dans un des
tableaux de portraits collectifs d'Henri : Arthur Rimbaud, natif de Charleville
et jeune amant (ô, l'horreur !) de Verlaine : « Je est un autre ! »
Ces déclarations renforçaient mes soupçons à l’égard de notre jeune hôte,
tourmentée par une pathologie aiguë d’ordre sentimental, un saphisme refoulé,
inavouable en public. Cela conférait à une hystérie rentrée, qui attendait la
première occasion de s’exprimer, voire de s’extravaguer.
Nous demandâmes à la fillette de
rejouer cette romance pour Henri. Passionné de musique, partisan de Berlioz
comme de Wagner, Henri s'était rendu à Bayreuth l'an passé. Nous connaissions
bien les relations de Wagner avec le roi de Bavière Louis II, avec Liszt et sa
fille Cosima, devenue sa conjointe, mais aussi son antisémitisme agaçant. Nous
ignorions bien sûr que les derniers instants du grand virtuose et compositeur
hongrois auraient neuf années plus tard pour témoin privilégiée une de ses
élèves qui s'appelait justement Lina. Était-ce elle, la « double »
d'Aurore-Marie, me demandais-je bien des années plus tard, lorsque j'appris les
circonstances du décès de Liszt ? L'œuvre produisit un tel choc sur mon
beau-frère qu'il décida de faire venir un musicien professionnel afin que
celui-ci notât le morceau sur une partition. Le jeune comte Vincent d'Indy
arriva le surlendemain, fier jeune homme à la moustache seigneuriale.
« La jolie enfant ! s'exclama-t-il.
Comme elle a l'air triste !
- Mademoiselle Aurore-Marie, ne
faites point la timide ! dit Henri.
Les joues rouges, Aurore-Marie
répliqua :
- Monsieur le comte, sachez qu'à
la mort de Père, j'aurai droit au titre de baronne.
- Voilà un air grave qui ne sied
point à une fillette. La pauvrette est bien maigre ! reprit le musicien. Elle
semble bien lasse et languide ! L'avez-vous pourvue en joujoux propres à son
jeune âge ? Elle a un grand besoin d’affection, mais aussi de poupées, dînettes
et boîtes à ouvrage.
- Je...je suis grande, monsieur
le comte ! toussota-elle, pathétique. J'ai quatorze ans accomplis et ce, depuis
le mois de mai ! Les poupées ne sont plus de mon âge, je le crains.
- Vous devriez prendre soin de sa
poitrine. Les conseils que je vous prodigue sont ceux d'un médecin, certes, et
je ne le suis aucunement, mais mademoiselle a en elle la beauté sublimée que
procure la phtisie. Voyez ces joues de porcelaine constamment empourprées.
- C'est là mon incarnat naturel
de blonde soutenue, fit Aurore-Marie piquée.
- Vous êtes là avant tout pour
que mademoiselle vous joue ce fameux morceau, et non pour vous extasier
ambigument devant un délicat bibelot féminin, rappela Victoria. Avez-vous de
quoi écrire ?
Exhibant des feuilles de papier à
musique et un crayon, d'Indy répondit :
- Tout ce qu'il faut, madame
Fantin-Latour ! »
La dictée musicale commença. Au
clavier, Aurore-Marie perdait toutes ses inhibitions et extériorisait ses
sentiments.
« Diable, que d'arabesques
et de fioritures! Cela sent son épigone de Chopin ! » s’étonna d'Indy.
La fillette se couchait presque
sur le clavier en jouant et murmurait et chantonnait les notes. On eût dit
qu'elle miaulait. L'œuvre n'avait pas de fin claire. La petite termina
brusquement, sur un accent douloureux, qui semblait presque l'adieu d'un
fantôme de jeune fille à l'être aimé qui l'avait reconnue trop tard, par delà
la mort. Elle se leva du tabouret, s'agenouilla près du bord droit du clavier,
les mains sur les joues, ronronna, appuya son merveilleux visage elfique sur la
volute de bois sculpté et prit un stupéfiant sourire séducteur, un sourire de
jeune femme adulte d'une grâce extraordinaire, consciente de sa beauté superbe.
Ses grands yeux noisette clairs et orangés s'agrandirent de bonheur. Hélas, son
corps malingre n'y put plus : il céda sous l'effort et l'émotion. Elle se pâma.
Nous dûmes la ranimer avec des
sels. Mademoiselle de Lacroix-Laval, prise d'une sorte de délire enfiévré,
prononça des phrases d'une incohérence passionnée. Son cas relevait assurément
d'une institution pour malades mentaux.
« Lisa ! Deanna ! Si belle
avec ta jupe noire, ton corsage blanc et ton petit chapeau! Trop pauvre pour
t'offrir un manteau, tu portes fichu ou pèlerine assortie à ta jupe! Joli petit
mannequin viennois conduit par ton aimé à la fête foraine ! Il t'offre des
fleurs et une pomme d'amour ! Mignonne grisette blondine aux jolies boucles !
Tu t'exaltes à ce que Stefan, ou plutôt Daniele, joue pour toi. Jamais tu ne
fus aussi belle qu'en ces instants furtifs. Je pleure de joie avec toi, Deanna !
Max t'a sublimée comme jamais plus on ne le fera ! L'une des plus belles
petites femmes du siècle prochain. Ce plan extraordinaire ! Combien de prises ?
Combien de fois Max te l'a-t-il fait recommencer ? Images mouvantes ! Magie du
noir, magie du blanc ! Tu es lumineuse ! Comme tu as de beaux yeux noisette et
un joli teint. C'est le visage qui compte. Il rachète ta poitrine menue bien
qu'on t'ait rembourrée. Lisa ! Deanna ! Daniele ! Stefan ! Amphithéâtre ! »
La frêle enfant perdit de nouveau
conscience.
« Cette malheureuse est
folle ! dis-je. La pauvre enfant !
- L'œuvre que j'ai notée est
proprement inconcevable, déclara Vincent d'Indy. On dirait un pastiche, mais il
rassemble des influences cosmopolites dignes de la Vienne impériale. Celui qui
a commis cette pièce -car il ne s'agit pas d'un concerto complet – est un
apatride russe ou italien, un métèque heimatlos
interlope qui conçoit ses œuvres autant pour être entendues que vues ! La
petite s'est trahie : il se nomme Daniele, prénom italien ou Stefan, prénom
plus ou moins austro-hongrois. On croirait une réduction pour piano d'un
morceau orchestré par ailleurs, où l'expression de la passion romantique se
fait maniérée, exacerbée jusqu'à la caricature. Si ce musicien n'est pas juif,
assurément, son commanditaire - car il s'agit d'une œuvre de commande - l'est.
- Point de remarques
antisémitiques, monsieur d'Indy. Cela n'est pas le moment ! Cette enfant a
besoin d'un docteur ! lui jeta Henri.
- Permettez que je conserve le
papier à musique.
- Pauvre fillette, dis-je, les
larmes aux yeux. Elle aime à la fois un homme et une femme imaginaires.
- Une vulgaire cousette ! Un
trottin à la limite de la prostitution ! répliqua le comte musicien.
- Elle fait pitié ! Elle est si
chétive ! ajouta Victoria. Consolons-la.
- Elle parlait d'images
mouvantes, de noir et blanc, comme en photographie, de plan, de
prises...étrange vocabulaire, observai-je.
- Savez-vous que certains savants
étudient le moyen de reproduire le mouvement par une succession d'images
photographiques ? Un certain Eadweard Muybridge s'intéresserait actuellement à
l'analyse du galop du cheval... déclara Henri. Je vous rappelle aussi ce
nouveau jouet optique en cours de commercialisation : le praxinoscope. »
Aurore-Marie revint à elle :
« Père vient de m'en offrir
un, murmura-t-elle en un souffle.
- Reposez-vous, ma jeune
demoiselle ! Au lit ! Demain, nous vous aérerons ! Que diriez-vous d'une
promenade de santé au jardin du Luxembourg?
- Oh, merci, mademoiselle Charlotte
! »
Avant de prendre congé, Vincent
d'Indy se permit de remarquer :
« Si la jeune courtisane ou
modiste blonde ou je ne sais trop quoi décrite par cette malheureuse enfant
existe un jour, au prochain siècle semble-t-il, elle sera d'une beauté diaphane
à vous couper le souffle, mon cher Henri ! »
A suivre.
*********
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire