Avertissement : ce roman décadent paru en 1890 est réservé à un public majeur.
Chapitre XIX
Ce fut au commencement du mois de février 18** que Nikola Tesla
obtint les premiers résultats concrets des recherches dont l’avait chargé la comtesse de Cresseville. Les travaux d’aménagements programmés en vue des projets de Cléore purent lors être entrepris : serre, Mère, double transfuseur etc. Madame la vicomtesse de**, prévenue, put lors activer ses réseaux Outre-Rhin : il fallait que Daphné et Phoebé fussent pourvues en ravitaillement nourrissant. Dès la fin février, tout fut en place et fonctionnel. Monsieur Tesla se proposa donc à des démonstrations, tout en sous-entendant qu’il avait ajouté à ses réalisations une petite surprise de son cru, destinée à enchanter toutes les pensionnaires.
C’était un automate, une poupée merveilleuse, digne héritière de la joueuse de tympanon de Marie-Antoinette. Apparemment, l’on avait affaire à un Bébé Jumeau mécanique,
tel qu’on pouvait en acheter parmi les joujoux de luxe de Paris. Il s’agissait d’une pianiste capable d’exécuter divers extraits des Années de pèlerinage de Franz Liszt, en particulier ceux consacrés à la Suisse : Au lac de Wallenstadt, Pastorale, Au bord d’une source, mais également les Jeux d’eau à la villa d’Este, italiens et plus tardifs, tirés de la Troisième Année. La belle enfant blondine artificielle aux joues rosées avait le tiers de la taille d’une fillette réelle de dix ans. Ainsi en était-il de son instrument, qui respectait l’échelle. Tesla présenta cette création d’exception en la bibliothèque.
Confrontée à cette délicate poupée virtuose, à tant de beauté liliale et pure, Cléore ne parvint pas à réprimer un soupir d’extase. Nikola Tesla avait percé à jour le goût immodéré de son hôtesse pour les jolies choses, sa passion fervente pour les fétiches enfantins. Mademoiselle ne put se retenir : d’habitude, en public, elle prenait soin de feindre, de demeurer précautionneuse. Ses instincts devaient être ignorés, rester ineffables, inéprouvés auprès du Monde tandis que dans l’intimité…
« Oh, la petite merveille ! Comme elle joue divinement ! »
L’enfant exécutait les Jeux d’eau à la villa d’Este, cristalline pièce s’il en était. Cléore souhaitait ardemment que l’inventeur lui dévoilât tous les secrets de la conception de l’automate.
« Quel lys ! Quel biscuit lactescent ! Oh, ce parfum de jasmin ! Ce visage angélique ! Un Fra Angelico revisité par Le Pérugin ! Comment…comment avez-vous fait, Monsieur ?
- C’est mon secrret… répondit l’ingénieur en arrêtant le jeu de la poupée par une manœuvre furtive que Cléore, les sens troublés, ne remarqua pas.
- Ah Monsieur, je ne puis me retenir davantage ! Je dois toucher cette beauté ! Oh, vous venez de l’immobiliser…
- Sage prrrrécaution, crrroyez-m’en. »
Les doigts de la comtesse de Cresseville ne cessèrent lors de parcourir de caresses les tissus, les cheveux de lin torsadés, le débordement de nœuds, la tournure, la figure blanche, le cou et la gorge de notre pianiste mécanique. Ses lèvres fruitées laissaient échapper des pulchra mea, pulchra mea, tandis que l’albâtre de ses mains soupesait les étoffes et que ses narines humaient tous les parfums du doux jouet sensuel.
« Oh, je me trouble… Veuillez m’excuser, Monsieur Tesla… Ces velours, cet orfroi… De la soie, de la tarlatane aussi… Là, du brocart… Cramoisi, vieil or, bleu de roi, sinople…jupons blancs, gaufrés, tuyautés… une profusion de jupons de mousseline…
- Le trousseau de la belle est complet, je vous le garrrantis.
- Ah, ce biscuit opalescent… Une florentine beauté au lin blond vénitien…
Contradictoire, certes… Monsieur, pourriez-vous me dire si toutes les étoffes de cet automate, de cette prime beauté synthétique, de cet androïde, de cette nouvelle Francine, ont été teintes par un recours à l’alun de Tolfa, ainsi qu’il en fut d’usage durant la Renaissance, chez les Médicis ?
- Je ne sais, Madame la comtesse, je ne suis ni couturrrrier ni spécialiste des procédés tinctorrriaux… »
Le parcours tactile caressant de Cléore s’attardait à la gorge du bébé pianiste, lissait le camée de calcédoine dont le profil, hellénistique, lui sembla représenter soit Ptolémée Epiphane, soit Mithridate, roi du Pont.
« Ô, préraphaélite poëme que mes indignes lèvres s’apprêtent à murmurer afin de célébrer cette onirique joliesse…
- Ne vous pâmez point, Madame… »
La comtesse tentait de soulever les jupes de la fillette factice assise à son tabouret grenadin, bien droite, presque compassée, devant son clavier qui appartenait à un piano droit, réplique miniature exacte d’un Pleyel de 1860. Ses yeux se révulsaient, s’injectaient de sang au risque de la syncope, alors que ses doigts se complaisaient aux détails attouchés, effleurés, des bottines de la virtuose, à leur boutonnage, à leurs guêtrons, au chevreau, à la basane et au cuir fragrants qui en constituaient la matière noble et luxueuse. Elle s’enivrait de cette poupée ; elle se grisait de tout ce qu’elle avait, de tout ce qu’elle était, de son parfum, de ses étoffes, de ses dessous, de son épiderme de biscuit, de ses cheveux blondins aussi, qu’ils fussent faux ou vrais, supposément naturels au toucher de leur texture insigne, car prélevés peut-être sur le cadavre d’une enfant misérable morte de consomption ou de la faim des rues. Elle sentait que cette mécanique sexuée prenait possession de son âme. Elle l’eût voulue à elle, pour elle, en elle, ici, à l’instant, à même sur ce petit piano…tota… L’ingénieur-inventeur repoussa Mademoiselle de Cresseville le plus doucement qu’il put alors qu’elle marmottait :
« Plus de mille francs, cette beauté évanescente vaut plus de mille francs… Elle arbore même des pantaloons ouatinés… A-t-elle aussi un sexe, une toison naissante hyaline ou blonde, ô formosa mea… ?
- Ne vous égarez point, Madame… L’objet est forrrt fragile… Je vais vous en dévoiler l’intérrrieur, puisque vous y tenez.
- Ah, eût-elle coiffé un hennin, porté un bliaut et joué du psaltérion que je l’eusse adorée tout de même ! Ah, que l’eussé-je vue vive ! Las, elle ne respire point. Fétiche de mon cœur ! Bel objet fin-de-siècle ! » soupira Cléore.
C’était en sa petite bouche pourprine un sospiro lisztien d’une énamourée romantique victime de ses vapeurs. Elle se pâmait à la caresse des dessous du Bébé automate. Une senteur de peau d’Espagne et de frangipane s’exprimait, émanait de ce linge en réduction. C’était une lingerie aromatique, presque gummifère, de jeune lady raffinée et décadente. On se fût attendu à ce qu’elle dégageât quelque capiteuse coulée d’eau de rose ou de sève d’une sainte imputrescible réincarnée en liliacée. Son exhalaison accentuait le malaise de Cléore, qui, d’une manière dilatoire, tentait de repousser l’échéance de l’instant d’abandon, de séparation d’avec un si précieux jouet instrumental. Tesla intervint, de crainte que Cléore ne déréglât le mécanisme. Elle renifla une dernière fois les jupons de l’androïde, puis ses propres doigts, afin de savoir si leur odeur y subsistait, essayant d’imprégner sa mémoire des traces embaumantes de ce parfum de petite coquette, empesée comme une adulte miniature, sorte de ménine qui eût possédé les traits d’une infante de Velasquez. Puis, jà rongée par son mal du siècle, Cléore de Cresseville effectua, à regret, quelques pas en arrière, détachant ses mains de ce biscuit aimé, s’arrachant à ses transports, ses yeux scrutant toujours l’Absolue Beauté idéale et sublime incarnée par la petite joueuse de piano. Tesla souleva l’arrière de la robe et la chemise de lingerie, révélant une portière dorsale qu’il ouvrit sur de complexes rouages d’une miniature extrême. C’était une merveille de précision, où l’on remarquait de minuscules rouleaux de cartes perforées de métier Jacquard et d’orgue de Barbarie. Chacun programmait un air à exécuter. L’ingénieur serbe choisit la Pastorale suisse des Années de pèlerinage. La poupée joua lors. Son toucher était humain, troublant de réalisme, comme s’il se fût agi d’une véritable fillette prodige, comme si sa petite tête de biscuit eût renfermé un vrai cerveau humain greffé. Détail plus turbide encore : ses yeux de verre de myosotis bougeaient, s’animaient aussi, vous regardaient. On l’eût pensée vivante, vraie, de chair et de sang. Seule lui manquait la parole.
« Oh, Monsieur…la jolie enfant…jolie…jolie…tota pulchra, puella mea… »
Alors que Cléore risqua s’évanouir, par trop émotionnée, Tesla arrêta le jouet au milieu d’une arabesque.
« Passons à la Mèrre… Il vous faut vous ressaisir, Madame de Cresseville. »
Elle se soumit, languide comme une chiffe et toussotante.
**********
La démonstration de la Mère devait s’effectuer sous le sceau du secret. Nul, à part Cléore, le créateur de la chose et quelques adultes mis en confidence (dont Madame la vicomtesse) ne devait connaître la nature exacte de ce singulier personnage. Ce fut pourquoi Nikola Tesla conduisit la comtesse jusqu’à une remise isolée dont il avait emprunté les clefs, local obscur qu’il dut éclairer avec un lumignon médiocre, là où reposait l’être.
Une vision d’une scélératesse et d’une épouvante insigne fit frissonner et raviva la maladive jeune femme. Le contraste s’avérait total vis-à-vis de l’aimée musicienne. Afin d’empreindre de plus de solennité cette démonstration dont il fallait préserver le caractère secret, confidentiel, Nikola Tesla multiplia auprès de Cléore les assauts de politesse, de prévenance, de galanterie. La verve slave du scientifique l’envoûta.
« Ci présente vous avez celle que nous baptisons la Mèrrre.
- Ah, la laide chose ! » s’exclama Mademoiselle de Cresseville.
Elle se fût attendue à une épure, à une représentation symbolique, réduite à des signifiants essentiels de ce que devait incarner et évoquer, dans les mentalités collectives, la mère supérieure d’un monastère. En lieu et place, le regard de Cléore se trouva confronté à une religieuse baroque, à l’espagnole, presque à la semblance d’une de ces statues processionnelles bariolées et surchargée de dorures, mais scélérate, parce que son visage, vitriolé, vérolé, horrible, n’était plus qu’une tête de mort au stade ultime de la lèpre ou de la syphilis, à moins qu’elle souffrît d’érésipèle ou de ce que l’on nommait lupus érythémateux. C’était Alphonse Rabbe,
l’homme de lettre défiguré – qui fort beau fut – fait femme ; c’était une momie pharaonique vivante aussi, à moins que Tesla se fût inspiré des bonzes japonais auto-momifiés du sectateur Kukaï
dont les dépouilles, séchées, mitrées, couvertes de leurs habits sacerdotaux damassés et moisis par les affres du temps, étaient des objets d’adoration turbides. Ces momies bouddhiques, qui dégageaient une odeur à la fois suave et rance de pourriture passée, pullulaient semblait-il au Thibet. Elles étaient légions dans des excavations creusées de niches, grottes peinturlurées de fresques de Bodhisattvas, et autres divinités infernales du Bardo Thödol, que les lamas disaient communiquer avec l’antre souterrain du Roi du Monde ou Agartha. Ces nécropoles se réclamaient d’un disciple dissident de Kukaï ayant vécu au XVe siècle : Tsampang Randong Lama. Moi, Faustine, je sais cela ; je l’affirme sous serment, parce qu’un témoin irréfutable, que j’ai rencontré à Venise, me l’a expliqué[1].
« Pour l’effrrrroyable visage de la Mère, pérora l’inventeur, je me suis inspiré d’une dépouille pharaonique célèbre d’une putridité évocatrrrrice… Connaissez-vous l’Egypte et l’affaire de la cache des momies rrroyales de Deir el-Bahari, découverrte par Emile Brugsch bey en 1881 ? Certes, les Français l’avaient signalée d’aborrrrd mais…
- J’avoue, Monsieur, mon ignorance… Ce Brugsch n’est-il pas allemand ?
- Cette cache servait de dépôt secrrret à toutes les momies des pharaons du Nouvel Empirre, du moins, à prresque toutes. Il y en avait quarante en tout. Afin qu’elles fussent exclues de l’avidité et de la convoitise des pillards d’hypogées, les prrrêtres leur avaient aménagé cet abrrri secrret.
- Quel est donc le lien avec l’aspect épouvantable de la Mère ?
- Sa face défigurée et morbide reproduit les traits décomposés de la plus mal conservée de toutes ces momies désorrrmais cairotes : le dernier pharaon de la dix-septième dynastie Sekenenré Taâ,
qui pérrrit au combat, lors de la victoire présumée qui chassa les Hyksos du pays de Kemi. On l’embauma à la hâte alors que la putrrrréfaction faisait jà son œuvrrrre. Il fut primitivement inhumé en la nécrrrropole de Dra Abou el-Naga, avant que les prrrêtres ne le déplaçassent comme les autrrres…
- Ne serait-ce pas plutôt le nom d’une créature de foire, l’homme momie-vivante, que le comte Galeazzo di Fabbrini exhiba de village en village dans l’Italie profonde des années 1860 ?
- Cerrtes oui, aussi… Mes ouvrriers et moi-même, nous nous inspirrâmes des souvenirrs de l’aventurirrrier Frrédéric Tellier, l’adversaire le plus corriace du comte di Fabbrini. »
La momie de Sekenenré Taâ était réputée pour son fumet, son musc pesteux. Julien, avec son franc-parler populaire, aurait dit que cette dépouille était tombée dans la mistoufle. Cléore eût rectifié : dans la déliquescence.
Tesla procéda à la mise en route de l’androïde sous les yeux d’une Cléore fascinée par tout ce qui touchait à l’altérité, à la monstruosité. Inerte et ballante, cette Coppélia, adonisée en symbole de la raideur fanatique du Siècle d’Or espagnol, s’érigea d’un seul coup, ce qui suscita des frissons de surprise et de crainte en l’épiderme laiteux de la comtesse de Cresseville. La seule vue de cette mère fouettarde à la face de fins dernières, de vanité baroque, suffirait à dissuader les fillettes de se complaire en leur abjection de pécheresses juvéniles. Nikola Tesla avait élucubré une horreur géniale.
Avec sa face de mort tavelée, marquée de taches violâtres d’une nuance d’orseille, évocatrice d’une momie décomposée, sans bandelettes, plusieurs fois millénaire, la Mère incarnait un chef-d’œuvre de terreur pure. S’il eût existé un concours des objets les plus laids et effroyables au monde, cet automate l’aurait emporté haut la main et on l’aurait hissé sur un piédestal en marbre du Pentélique comme une idole putride.
Cléore de Cresseville fut prise d’un prurit de répulsion. Son organisme rongé par une étisie sourde, sournoise, qui progressait en elle tel un squirre subtil, eut d’incontrôlables secousses de peur, des trémulations irrépressibles d’angoisse. Son esprit tentait vainement de détourner sa conscience de cette vision de cauchemar par l’évocation d’images furtives à forte teneur érotique, dont le sujet presque exclusif était la beauté des fillettes de Moesta et Errabunda. Cléore essaya de concentrer sa pensée sur la peau pellucide de Daphné et Phoebé, mais la moniale squelette prenait toujours l’avantage. Lors, un accès de phlegmasie, une inflammation infernale traduisit sa réaction épidermique à cette atroce représentation du devenir post-mortem de tous les corps humains. Qu’en serait-il chez les petites filles ? Comme pour se moquer d’elle, l’ingénieur serbe se lança dans d’hyperboliques louanges de son invention diabolique.
« La Mère est le plus perrrrfectionné des andrrroïdes jamais conçus par l’homme ! Plus abouti que Frrrancine, que les œuvrres d’Hérrron d’Alexandrrie, que les automates d’Albert le Grand, de Salomon de Caus ou de l’Emperrreur chinois Souei Yen-ti, au sixième siècle de notrrre èrre… Seul l’inquisiteurr Dom Sepulveda de Guadalajara m’aurrait égalé, lui qui crréa la légion des frères dominicains mécaniques empaleurrrs à la burrre-rostrre qui écumèrent les geôles de l’Inquisition espagnole sous les règnes de Philippe II, Philippe III et Philippe IV ! Voyez, et admirrez ! »
Cléore crut que Tesla était fou. Il releva la robe de la Mère, pareille à celle d’Angélique Arnauld
peinte par Philippe de Champaigne. Le dos et la poitrine de la monstruosité artificielle étaient bardés de bobines électriques, de dynamos miniatures, de piles voltaïques, de rubans de cartes perforées de métier Jacquard, de rouages et d’engrenages, bien sûr, et d’une série de cylindres Edison en réduction, d’un perfectionnisme du futur. Mademoiselle de Cresseville comprit que l’homme était un visionnaire, un homme jà du XXe siècle, qui travaillait pour l’avenir.
« La Mère est prrrogrammée… elle est inforrrmation purre…Elle peut, en un langage aléatoirre déterminé sur les quatrre langues occidentales principales, combiner toute une sérrie de messages verrbaux en rréponse aux parroles que les gamines pourront lui adresser dans le fameux confessionnal que, d’un commun accorrd, vous et moi avons décidé d’installer et où elle demeurera…
- Mais, hésita Cléore, s’il y avait nécessité que la Mère fût à l’extérieur ?
- Remplacez-la parrr une comédienne de génie prrrête à assurrer ce rôle…
- Je ne vois guère que Madame la vicomtesse de**, ma mie mondaine, qui accepterait de se grimer ainsi pour interpréter ce, cette… elle est fort cabotine et…
- Vous ferrrez comme bon vous semblerrra. »
**********
La démonstration de l’androïde s’avéra convaincante. Cléore joua le rôle d’une enfant prise en faute qui aurait abusé d’une petite plus jeune. La Mère, programmée sur le français, lui répondit :
« Douze chours d’astreinte au port du sarrau de bombasin et huit coups de knout…Che fais en rendre compte à Mademoiselle Cléore. La sentence sera exécutoire tout à l’heure. Miss O’Flanaghan officiera. »
Tesla expliqua :
« Le principe repose surrr des éléments algébriques combinatoirres, sur les prrrobabilités, les travaux mathématiques de Babbage et Merritt et surr mes prrropres recherches dans les domaines de l’électrrricité et de l’électromagnétisme… Il y a combinaison de rrrréponses toutes faites adaptées à tous les cas possibles, et grraduation des peines à l’ampleurrr et à la grravité des fautes confessées, en fonction du code de bonne conduite que vous avez élaborré et que vous m’avez soumis.
- Mais pourquoi cet accent chuintant, désagréable… fantomatique ?
- A cause, d’une parrrrt, de la médiocrité du rrendu des voix par la technique actuelle issue de l’invention de Thomas Alva Edison et, d’autrre part, par ma volonté de recherrrcher un effet spectral, terrrorisant, trraumatisant, d’une voix d’outrre-tombe, parmi ces fillettes à l’esprit juvénile facilement malléable et impressionnable. Je ne désesperre pas des perfectionnements futurrs des techniques d’enrregistrrement, d’autant plus que je suis arrivé à concevoir, fait nouveau, une voix entièrrrement synthétique. Ceci étant dit, passons à la serre.
- Soit, monsieur Tesla. Avec vous, je puis m’attendre à tout. »
Ces seuls mots, passons à la serre, suffirent à la transmutation de l’humeur fantasque de Cléore, qui passa de la terreur à l’émerveillement par anticipation. Elle avait saisi l’exceptionnalité de Nikola Tesla, l’essence de son génie réprouvé et tourmenté. Sa personnalité, sa psychologie d’incompris de son siècle, lui apparurent foncièrement proches de la sienne…comme s’il eût été son jumeau.
Notre ingénieur inventif entraîna la comtesse à l’air libre, sans même qu’elle eût posé un fichu sur ses épaules maigres, malgré le froid qui demeurait vif en ce milieu d’hiver 18**. Les pas foulèrent les herbes sèches, brûlées par les gelées répétées, jusqu’à cette serre nouvelle, tout en verre, d’un hyale opalescent. Le ciel était limpide, pur, et le soleil aux ténus rayons, d’une sphéricité idéale, parvenait à peine à caresser les carreaux du bâtiment mais aussi la toiture, constituée d’une étrange matière alvéolée, gaufrée, compartimentée, divisée en de multiples cellules translucides hexagonales d’une brillance irréelle, en une colonie corallienne diamantée d’un type nouveau qui resplendissait sous l’azur pâle et rappelait la structure d’une ruche.
« Cette serrrre, expliqua Tesla, toujours de son ton docte et démonstratif, fonctionne en toute saison grâce à une énerrrrgie inépuisable, à une électrricité produite par une colonie de cellules captant les rrrrayons solairres… C’est l’énerrgie absolue, celle des mirrroirs d’Archimède…jamais tarrrie… Sous les trrropiques, le rrrrendement énerrgétique de cette installation serrrait optimal, pourrr ne point dirre farrrramineux.
- L’énergie de Phébus en personne ! Celle que seule sut l’utiliser l’Atlantide ! Génie, ô, génie ! se réjouit Cléore.
- Entrons, et constatons… Prenez garde au contraste. La tempérrature qui rrrègne en ce lieu clos est la même qu’aux Carrraïbes ou qu’au Congo. »
Du fait de la froidure, afin qu’elles ne se gerçassent point, Cléore avait gainé ses mains fragiles de mitaines en pou-de-soie. Dès le seuil de la serre franchi, une moiteur pluviale forestière semper virens la fouetta en plein visage et humecta ses paumes. Son cerveau de décadente névrosée ne cessa de ressasser les impressions d’enivrement que cette serre lui prodigua. Ce fut un ébahissement, tel celui qu’elle avait ressenti chez Elémir.
« Je réitère ma mise en garrrde, Mademoiselle. Il fait en cette serrrre plus de trente degrrrés Celsius. »
L’atmosphère était saturée d’eau, chargée de condiments, d’efflorescences troubles. Un entrelacement serpentiforme inextricable d’aspidistras et de fougères arborescentes entourait des fucus et des prunus, cernait rosiers, hortensias et sycomores. Les lierres, les ronciers et lauriers-roses entouraient et étouffaient des troncs de palafittes gorgés d’humidité et de moisissures moirées. Au-dessus, les yeux distinguaient des plates-formes branlantes de teck ou de brésil, envahies de lancéoles vénéneuses, d’urticacées, de glycines pendantes, par-dessus des amas de palétuviers aux troncatures comme sciées par l’outil d’un bûcheron géant. On se fût attendu, que, de chaque fouillis à demi pourri, émergeassent des multitudes de scolopendres, de mille-pattes centripètes et tortus en leur convexité, de fabuleux ophidiens et crocodiliens rampants, bariolés, étincelants de feux gemmés thalasséens ou fluviatiles, vaquant à leurs activités prédatrices. Cette nuée de prédateurs, constellés de venin et de fragments pourris d’ajonc, aurait quêté sa proie, humaine ou autre. Les poivriers, girofliers et camphriers exhalaient un effluve de poison, une humeur aphrodisiaque gouttant de chaque molécule chlorophyllienne, de chacun des pores. Les philodendrons se rongeaient d’une parasitose caustique, se mouchetaient d’une vie destructrice, pullulant de pucerons et d’acariens vampires intumescents de la sève saccharinée sans que nulles coccinelles ne s’en repussent. Les thuyas, figuiers de barbarie et myrtes, les géraniums et orchidées multicolores et multiformes, alternaient avec des décors grotesques orfévrés de masques tragiques grecs tavelés d’un squirre calcaire et moussu, cancer lapidaire sur lequel avaient proliféré des roses du Sahara et des cristaux de quartz et de silice à la croissance anarchique et polyédrique, vestiges antiques des jardins d’un Cécrops, d’un Pirithoos ou d’un Akhelóös – si toutefois ils eussent eu la vocation de Sémiramis - , souvenirs babyloniens improbables d’un Néhémie ou d’un Esdras hypnotisés par l’exotisme, jardins nippons miniatures suspendus à des fontaines de marbre de Paros par des rubans sessiles constitués de pampre, de jacarandas, de jaborandis et de bougainvillées. Au milieu de mares croupies et glauques, comme en confirmation de cette puissante inspiration extrême-orientale, on apercevait un minuscule pont japonais gainé d’arcatures équatoriales
d’ombellules, pont dont les arches et les attaches de bois et de bambou, rendues quasi non distinguables par la surabondance des floraisons enivrantes qui l’envahissaient tout entier, enjambaient des nymphéas géants, parcourus de libellules, de demoiselles et de cousins, nénuphars colossaux dignes de Kew Gardens, herculéens, presque dissous et confondus en une coulure sinople aquarellée d’écarlate, d’opale, de citrine et d’aigue-marine. Les épiaires, crosnes et crapaudines avaient trouvé en ces lieux un terreau aqueux putride et stagnant à leur convenance. A distance, on avait même implanté, acclimaté, un boqueteau d’yeuses et d’hévéas miniatures dont les troncs exsudaient une extravasation séreuse d’une sève quelque peu bitumée, élastique, quoique claire, jaunâtre, qui n’eût permis de fabriquer, de façonner, qu’un succédané de caoutchouc de qualité médiocre. Ne manquait à ce décor, à cette nouvelle création d’un dieu d’extravagance, d’un baroquisme exacerbé, que la gésine d’homoncules poussant en symbiose au sein des cœurs des fleurs des tropiques, d’une nouvelle structure vitelline nourricière de monstres inédits. L’humidité topique ne cessait d’engendrer un grouillement de fleurs épigynes et inférovariées. Les oreilles percevaient un clapotement angoissant, un goutte à goutte d’un jus d’eau de maremme d’une putridité conséquente, jeux d’humections qui permettaient d’entretenir continûment ce milieu touffu proliférant, cet enfer vert en réduction. Les dimensions en paraissaient trompeuses, propres à faire accroire que les visiteurs se trouvaient transportés au sein d’une jungle où triomphait le seul règne végétal, pis qu’un jeu de salle des miroirs d’une infinitude mettant tout cet univers confiné en abyme. Ornement pour l’ornement, eût écrit le poëte du Parnasse, Monsieur Leconte de l’Isle.
C’était une matrice végétale, un thalle de champignon immense prisonnier de la môle, de la mûre cellulaire de la serre, un poumon de verdure primordiale carbonifère en développement où l’on eût pu concevoir un Eliacin destiné à devenir l’Empereur du Monde. Au mitan, parmi une futaie d’arbres à pain, de palmiers à huile nains et d’hydrangées pourprines, trônait l’Ara Pacis Augustae
ou du moins sa réplique revue et corrigée, réinterprétée, telle qu’en l’Eternité profonde on l’eût pérennisée. Au niveau médian, rinceaux, palmettes, bucranes, alternaient avec une insinuation de lierre grimpant. Les faces internes de cet autel s’ornaient de guirlandes d’acanthes dégradées. Les bas-reliefs de lumachelle, enchâssés d’ammonites triasiques, se mixaient avec des vanités macabres, des crânes ricanant, de joyeuses têtes de mort d’ossuaires bretons ou mexicains aux tibias entrecroisés qui se moquaient des fins dernières comme de colin-tampon, parmi les effigies fissurées et lépreuses des Julio-claudiens marquées d’une pruine morbide.
On reconnaissait à grand’peine un Mécène au cap quasi effacé, un Octave et un Tibère mutilés et grêlés de crevasses constituant quelques calligrammes de la putréfaction, une Octavie décrépite, un Lépide rongé par un cancer crayeux et cendré millénaire, un Claude enfant devenu indéchiffrable de par son estompage presque accompli. Agrippa lui-même se boursouflait de concrétions calcaires ; Livie et les flamines majeurs, veinés de moisissures verdâtres, semblaient se déliter, s’émietter, se déboîter du marbre. Drusus, les Princes de la Jeunesse Caius et Lucius César, d’autres membres éminents de la Gens Augusta, d’autres acteurs mineurs ou obscurs des Res Gestae drapés dans leur toge diaprée d’une pourriture noire, s’effaçaient par places, victimes d’un brouillage progressif, encrassés jusqu’au sein même de la matière marbrée, qui souffrait d’une porosité pathologique et s’imprégnait de croupissures diverses à l’aspect de guano.
Tesla et Cléore, les commanditaires de ce chef-d’œuvre fol, l’avaient voulu ainsi, usant de ce décorum comme d’un défi jeté au Vieillard Temps. Bégonias, paulownias, hibiscus, cyclamens, dahlias, crocus, iris et chrysanthèmes semblaient danser une saltarelle autour de cette reproduction ruinée d’une œuvre qui quémandait sa restauration comme un pauvreteux son quignon quotidien. Cet agrégat sans pareil du végétal et de la pierre impressionnait par sa virtuosité imaginative et sa démence. C’était zolesque[2] ; c’était maniériste. Sur une des faces de ce monument fou et réinterprété, on identifiait la représentation d’un sacrifice antique, un suovetaurile, où bœuf, mouton et porc atteignaient des proportions colossales, anormales, surnaturelles. Asclépiades, arbustes d’éphédras et rhododendrons constituaient des colonies anarchiques, giboyeuses d’insectes de toutes sortes, de proies rêvées pour les crapauds. Ils s’insinuaient dans l’anatomie des bêtes sacrificielles, dans le détail de leur musculature, dans le modelé de leurs formes, amalgame rêvé, idéalisé, d’une alchimie au service de l’art pour l’art.
Le sculpteur fou – un Anglais ami de Burne-Jones et de William Morris – avait ajouté le long de l’autel augustéen des demi-colonnes, de manière à ce que le monument apparût dans toute sa splendeur périptère. Il en avait surmonté les chapiteaux composites d’épistyles, d’architraves chargées de symboles. Une imitation de l’art hellénique se superposait en frise à l’ultime niveau, en miscellanées d’arabesques et d’entrelacs où, une fois de plus, le végétal réel triomphait de la pierre non acheiropoïète. C’était une grecque entrelacée de mélampyres sous laquelle l’artiste adepte de l’Aesthetic movement avait respecté les règles canoniques de l’alternance dorique entre métopes et triglyphes polychromés. Mais il y avait mis là encore sa touche personnelle, sa fantaisie, son bon plaisir : appliqué ou semé tel une vulnéraire au creux même des métopes, du vulpin poussait ; de la valériane s’entremêlait çà et là aux bucranes ou aux triglyphes polychromatiques rouges-bleus auxquels s’additionnait la parasitose supplémentaire et vaine des millepertuis. Une surcharge de protomés de griffons orientalisants, becqués de bronze, telles des gargouilles des temps anciens et païens,
se retrouvait prise dans un treillis d’azalées.[3] Des arbousiers souillaient le tout de la chute de leurs fruitions mûris, rancis et blettis trop tôt par la chaleur dantesque du lieu clos. Cléore, quoiqu’elle fût émerveillée, ne put émettre que des paroles prosaïques :
« Ah, comme il fait chaud ! Comme j’ai grand chaud ! Je sue, Monsieur Tesla ! Cela est inconvenant ! C’est là lieu de géhenne, de tourment à moitir toute ! (elle s’épongea le front luisant de diaphorèse)
- Il faudrrait que vos petites pensionnaires usassent en ces lieux de tenues plus légèrres, plus en adéquation avec la températurrre, répliqua l’ingénieur serbe.
- Quel fallacieux prétexte pour qu’elles s’y vautrent nues ! Je n’y consentirai jamais, monsieur ! Je serais le moindrement étonnée qu’elles n’en profitassent pas pour se livrer à des actes concupiscents ignobles…
- Ne vous affolez pas ! Je suggérais des étoffes légères, une sorrrrte de lingerrrie qui serait porrtée comme vêturre de dessus.
- Et fort évocatrice, suggestive et tentante, n’est-ce pas ? Nous en reparlerons plus tard. Sortons d’ici avant que je ne me pâme. »
Tesla dut se soumettre à la volonté de Cléore ; mais le temps était venu de lui dévoiler l’invention suprême conçue pour soigner les jumelles adorées.
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Afin d’installer le laboratoire de transfusion, il avait fallu aménager une annexe à l’infirmerie, presque clandestine, dont l’accès, fortement restreint, n’était réservé qu’à Cléore, aux deux nurses, aux jumelles et à leur victime. Il était évident que nul ne serait volontaire pour la périlleuse opération du don du sang – qu’il fût gratuit ou gratifié – destiné aux baronnes lamies. Ce fut pourquoi la vicomtesse de** dut activer ses réseaux spéciaux en Allemagne, réseaux d’habitude spécialisés dans le noyautage de la Wilhelmstrasse et dont le but, ainsi détourné, avait été originellement de rendre possible la Revanche. On extrapolait sur le type de personnes dont le sang conviendrait le mieux à Phoebé et Daphné. On subodorait que ce vin de veines purpurin devait provenir de filles saines, grasses et blondes, de jeunes vaches humaines aux insignes mamelles, de walkyries et de Brunehilde plantureuses à la coiffure de blé tressée, nattée, couronnée ou en macarons, capables d’allaiter deux rejetons du Kaiser à la fois après qu’elles eussent tué un lapin pour leur en-cas, leur frichti de rustaudes (bien qu’il manquât sur leur tête le casque à la Sigurd), rejetons que le Reich destinait à l’enrichissement belliqueux des effectifs de la soldatesque teutonne destinée à combattre la France en cas de conflit armé. Moins il y aurait de nourrices germaines aux poitrines généreuses, rendues exsangues par l’appareil de Nikola Tesla, moins l’ennemi pourrait aligner de sinistres casques à pointe en cuir bouilli et de uhlans sanguinaires et cruels en face de nos pioupious au pantalon garance. Ainsi, Cléore de Cresseville contribuerait au triomphe du Drapeau, de la Bannière, du Gonfalon, de l’Etendard français, quoiqu’elle l’eût préféré blanc au lieu de tricolore.
La salle dans laquelle Nikola Tesla avait implanté son appareillage et son installation végétait depuis un siècle. Peut-être avait-elle servi autrefois à un chantre, du fait qu’une chapelle convertie en salle de bal avait préexisté bien avant l’infirmerie voisine. C’était pourquoi la présence incongrue d’un lutrin, d’un antiphonaire et d’un orgue positif, avec une tablature, surprenait les regards qui prenaient la peine d’examiner les aîtres. Le principe de parcimonie, l’esprit économe, avaient presque entièrement dépourvu cet endroit de mobilier et de décorations, à l’exception du lutrin, de quelques chaises et d’une table, contrairement à d’autres pièces de ce pavillon. Pénétrer en cette salle, en ce sanctuaire de l’étrangeté, constitua pour Cléore une expérience inédite, certes non pas traumatisante. Elle s’immergea toute dans cette antichambre marquée par la naissance d’une forme nouvelle de l’horreur, plus technique, plus scientifique, telle que Mary Shelley en avait eu la prescience, la prémonition. Le transfuseur était là, et l’on devinait, l’on pressentait en lui l’invention du vampirisme suprême, qui se targuerait des oripeaux du Génie inventif de l’Homme afin qu’il assouvît ses instincts les plus cruels et les plus vils. Car, quoi de plus cruel et d’immoral dans l’esprit d’un Tesla d’avoir conceptualisé, fabriqué, en toute connaissance de cause, cet engin destiné à tuer en rendant exsangue le cobaye qu’on y lierait, tout cela pour prolonger deux autres vies. Une existence sacrifiée afin d’en sauver deux autres…et, comme cela ne suffirait pas, il y aurait encore d’autres donneuses forcées – à quelle cadence d’enfer, à quelle fréquence ? Une mensuelle, deux, davantage ? Combien de temps Phoebé et Daphné parviendraient-elles à se satisfaire de ce partage, moitié-moitié, du liquide vital d’innocentes teutonnes ?
C’était une couchette de géhenne, inquisitoriale mais hautement sophistiquée, munie de tuyaux flexibles, d’aiguilles, de poches en vessie de porc, d’un réservoir d’éther anesthésique, pour l’endormissement, le sommeil éternel de celle qu’on y attacherait. Il y avait des perfusions pour les veines, mais aussi une pompe, des ballons de respiration, une dynamo, une espèce de cercle multicolore spiralé tournant servant à l’hypnose et à l’assurance de la passivité de la transfuseuse forcée. Nikola Tesla devenait ainsi un criminel d’un type nouveau, dévoyant la science au service d’une chimère, d’une lubie obsessionnelle : pour que vivent Daphné et Phoebé de Tourreil de Valpinçon, ces gentils aubépins blonds. Afin que demeurassent et continuassent à exister deux monstres de treize ans … La philosophie du double transfuseur se résumait à cet aphorisme épouvantable que n’eussent dédaigné ni Oscar Wilde, ni Des Esseintes : je tue Une pour que Deux soient sauvées. Cynisme de Décadent ou déshumanisation ? C’était la fin du Siècle des Lumières, une fin porteuse d’avenir…
« Comme vous pouvez le voirrr, Mademoiselle la comtesse, mon double transfuseurrr applique les dernièrres découverrtes en matièrre d’ingénierie électrrrique… »
Cléore n’écouta pas les propos abstrus du savant fou. Elle avait saisi le prix humain à payer. Jusqu’à présent, seule Délia avait assassiné, à sa demande… Le reste n’avait été jusque là que dévoiement des mœurs féminines, satisfaction des caprices anandryns. Avec Nikola Tesla aux commandes, Moesta et Errabunda entrait de plain pied dans une nouvelle dimension. Le Meurtre industriel venait de s’extirper de la gésine, encore coiffé d’un placenta sanguinolent et fragrant de liquide amniotique aux miasmes d’infamie. Il faudrait lors s’enquérir de fosses pour les corps vidés de toutes ces malheureuses Allemandes… Moesta et Errabunda se muerait en cimetière spécial, le premier d’une série inédite, qui prendrait son essor, Cléore le pressentait, au cours du prochain siècle. Et les régisseurs, Michel et Julien, inscriraient tout cela sur leurs livres de comptes. L’amour des jumelles étant le plus fort, dès les jours suivants, le processus menant au premier enlèvement fut lancé. Les rabatteurs de la vicomtesse partirent en chasse dans les campagnes de Prusse ou de Saxe.
La première victime venait de loin : il avait fallu la dénicher jusqu’en Prusse orientale. Elle s’appelait Gretchen Grüber. Elle avait dix-sept ans. Le cosmopolitisme culturel et anthropologique tentait fort Daphné et Phoebé ; aussi ne s’offusquèrent-elles point qu’un sang étranger, aryen, leur fût offert. Elles se complurent dans la chosification de cette offrande inespérée, de ce jouet humain, de cet objet hébété et passif, sans doute drogué afin qu’il se laissât faire. Elles s’en amusèrent en chattes qu’elles étaient.
Daphné et Phoebé se targuaient de quelques connaissances élémentaires dans la langue de Goethe, quoiqu’elles sussent mieux l’anglais, grâce au voisinage de miss Délie. Cela se résumait chez elles à un vocabulaire restreint, disparate, à quelques phrases et citations toutes faites que le lecteur germaniste indulgent acceptera qu’on les lui énonce et énumère : mehr Licht (plus de lumière), Ich bin ein Berliner (je suis berlinois), Ich liebe dich (je t’aime), nicht (ne pas), komm zurück (reviens), Angst (peur), Trauer (tristesse), Achtung (attention), meine Liebe (mon amour), Frölich (joyeux) Was ist das ? (qu’est-ce que c’est ?), Ach so (idiotisme germanique intraduisible)… Elles avaient aussi appris à dire Schön, doch, Bruder, Bauer, Arbeit, Streike, Führer (mot anhistorique, sans intérêt ni valeur contemporaine, dont elles n’avaient conséquemment aucune utilité d’usage), Freunde, Jude, Sohn, Affe, Hund, Schwein, Bratsche, Warum, Hilfe, Donnerwetter, Heimat et Vaterland. Certains termes fleuraient le nationalisme allemand, mais elles s’en gaussaient bien.
Le niveau d’allemand de Phoebé, comme celui de Daphné, était donc affligeant, et leur capacité à communiquer avec Gretchen et à comprendre son baragouin à peu près nulle, comme si elles eussent nûment étudié cette langue dans un guide Baedeker imprimé à Berlin, nuitamment, en cachette, à la sauvette, en dilettantes, à la lueur d’une mauvaise bougie, entre deux ébats sororaux scabreux... Elles disaient Frau pour Fräulein, Mann Herr pour mein Herr, bibite (pluriel italien du mot boisson) pour bitte, étaient incapables de compter au-delà de fünf (cinq), mélangeaient les quatre cas de déclinaisons que ce langage avait conservés et confondaient allègrement dans leur petite bouche vicieuse les das, die et der.
Elles ne surent comment elles parvinrent à persuader leur victime de se mettre torse nu, de dévoiler à leur concupiscence ses appas épanouis.
Ce fut pour elles un ravissement semblable à la contemplation lubrique de ce tableau de Monsieur Renoir représentant une impudique jeune fille blonde et grasse, les seins plantureux exposés au soleil. Ayant grand’faim, elles se précipitèrent sur cette manne rose qu’elles tétèrent et mordillèrent cruellement. Les bouches goulues et insatiables de nos Romulus et Remus femelles, accrochées comme des ventouses aux extrémités mamelues hypertrophiées de la Teutonne, de cette louve humaine de Vulca de Véies, s’empiffrèrent et s’abreuvèrent d’une hémoglobine lactée à l’arrière-goût de sucrin concentré tandis que l’entrefesson de leurs pantalons de lingerie s’humectait de plaisir. Notre Vénus paysanne du Reich n’était plus vêtue que de son seul jupon écru et, en bonnes connaisseuses des mœurs vestimentaires de la campagne profonde, Daphné et Phoebé savaient pertinemment que les bouseuses étaient rétives aux bloomers, pantaloons et autres pantalettes. Excitées par cette blonde enfant épanouie aux chairs tentantes et fraîches, nos jumelles la voulurent tota, essayant d’abaisser par la force ce linge ultime et admirable de candeur prude et de rusticité, voulant ardemment que se dévoilassent la touffe d’or, la conque de supposée vierge et les protubérances fessues de la croupe de cette callipyge beauté. Encore embrumée et ahurie par l’éther et le chloroforme de l’enlèvement, Gretchen Grüber ne pouvait que répéter : « Was ist das ? Was ist das ? Warum ? »
L’intervention d’une des deux nurses, Béroult, préposée à l’installation des trois protagonistes au transfuseur, sauva temporairement la jeune Germaine de la curée des deux empuses. Elle exigea que Daphné et Phoebé ménageassent la patiente, ce qu’elles firent en maugréant, abandonnant comme à regret leurs prétentions et leur propension à se repaître de ce corps tout en courbes harmonieuses ingresques fortement sexuées. Il eût été préférable qu’elles s’enfermassent dans un goguenot et y lussent (peu importait l’ouvrage) jusqu’à ce que fût venue l’heure de se torcher. Las, il s’agissait bien de transfuser le sang de Gretchen au bénéfice des deux petites gaupes. Aussi vint l’instant où il fallut bien brancher le trio à l’appareil monstrueux et vampirique.
L’infirmière fit allonger chacune sur sa couchette respective, Gretchen au milieu, Daphné à sa gauche et Phoebé à sa droite. Son intellect assommé, la paysanne prussienne continua de demeurer passive ; elle laissa l’anandryne nurse lui brancher aiguilles et tubes, sans même qu’elle geignît.
« A la carotide directement, Cléore l’exige ! ordonnèrent impériales, les deux lamies. Ainsi, la pourpre de vie de cette gourde parviendra mieux en nos artères ! »
Bientôt, Gretchen ressembla à une créature de Victor Frankenstein galvanique et mesmérienne, reliée par plusieurs connexions du cou à l’appareil inhumain de l’ingénieur serbe et aux bras des empuses. Elle paraissait à la fois pédonculée et caronculée d’appendices flexibles démoniaques, Eve future vouée à un supplice inquisitorial inédit, sorcière-martyre moderne sur laquelle se fussent exercés Torquemada ou Dèce s’ils avaient disposés des moyens techniques adéquats. Il ne resta plus à la tribade médicale qu’à enclencher le générateur électromagnétique, cette dynamo de Zénobe Gramme mâtinée de James Clerk Maxwell avec la monstrueuse pompe à fluide vital y-afférente. Afin que Fräulein Grüber ne se rendît point compte que nos juvéniles épigones de la comtesse Bathory allaient ainsi la tuer, la métamorphoser en enveloppe de chair vide et sèche, l’infirmière l’anesthésia en appliquant sur ses lèvres pulpeuses un masque imbibé d’une solution d’éther et de chloroforme qui acheva de l’abrutir. La démoniaque machine débuta sa tâche en un ronronnement de félin des champs Phlégréens. L’opération se prolongea de bien longues minutes, transfusion ou plutôt transmigration d’une vie par tuyaux interposés, par le liquide nutritif écarlate, au sein du réseau sanguin infernal des pécheresses gémellaires. Plus revinrent les couleurs de Phoebé et Daphné, davantage s’étiola la grasse fleur de Gretchen Grüber, toujours plus blanchâtre et cireuse au fur et à mesure que son fluide transmigrait et transsudait hors d’elle, de son organisme condamné. Enfin, pourrions-nous prosaïquement écrire, le roman gothique s’acheva. Les Vampyres étaient revivifiées, ravivées, tandis que le convolvulus prussien, l’anadyomène et callipyge Vénus des tourbières sises près de Königsberg, venait de se faner pour l’éternité.
La nurse Béroult les délia toutes, ôtant les attaches avec une lenteur exaspérante, comme pour faire durer l’extase dans laquelle étaient plongées les deux goules. Puis, elle examina la dépouille de la Germaine, afin de vérifier son trépas accompli.
« Qu’allons-nous faire de ce cadavre ? questionna Phoebé en émettant des clappements gourmands obscènes. Nous n’allons point le laisser pourrir là ! Il va tout infester ! »
L’infirmière dut bien répondre à la cruelle enfant :
« Nous l’enterrerons à la sauvette, près de la tombe de Sophonisbe.
- Pourquoi ne pas jeter cette dépouille en pâture aux chiens ? Ou alors la brûler ? Cela ne serait-il pas plus expéditif ?
- Non, miss Phoebé. Cette jeune fille s’est sacrifiée pour vous deux. Elle a fait don de sa vie à la science moderne afin que vous continuiez à exister. Elle a donc droit à un minimum de respect.
- Puisque vous l’entendez ainsi. »
Dans l’état de dessiccation où l’opération salvatrice avait laissé le cadavre, il eût peut-être mieux valu qu’il fût mis en caisse et expédié au musée d’ethnographie du Trocadéro, où l’on eût fait accroire à l’authenticité de cette momie précolombienne. Nos jumelles étaient des carnassières nées. Il eût suffi d’un ordre, d’une injonction de leur bien-aimée Cléore pour qu’elles se livrassent sur la dépouille lors racornie à un rituel anthropophagique de dévoration sanitaire, en charognardes accomplies, et qu’elles se régalassent en une orgie caravagesque des fressures et abats dévitalisés et séchés, du pemmican humain de ce qui fut Gretchen Grüber. En lieu et place, à titre de compensation, elles s’avitaillèrent avec gourmandise d’une pâtisserie croustillante à souhait, que l’on nommait oreilles de Prussien, sorte d’exutoire, de douceur manducatoire de revanche, baptisée en souvenir de la funeste guerre de 1870. Avec un tel mets, il n’y avait aucun risque qu’elles tombassent d’inanition. Afin que, la fois suivante, elles conservassent un reliquat de sang pour d’autres usages, leur deuxième victime, Hanna Kleist, seize ans, venue de Souabe, n’eut pas à subir un transvasement intégral directement dans les veines de nos mignonnes lamies hédonistes. Environ vingt jours après la première transfusion, Daphné et Phoebé purent lors utiliser cette hémoglobine restante pour les ablutions que l’on sait. Leurs yeux vicieux plus brillants que s’ils eussent été en niobium, elles se délectèrent d’un long bain dans cette vomissure pourprée[4]. Cléore s’était définitivement fourvoyée.
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[1] Aurore-Marie de Saint-Aubain fait allusion à sa rencontre non officielle en 1888 à Venise avec celui qu’elle nomme Daniel, sans autre détail sur son identité, dans son poème Le voyage magique. Ce mystérieux personnage, dont aucune trace historique ne subsiste à cette époque, lui aurait démontré l’inanité de ses desseins boulangistes et le caractère vain et infondé théologiquement de la secte qu’elle dirigeait, les Tétra-épiphanes.
[2] Aurore-Marie de Saint-Aubain, dans ce passage descriptif d’un baroquisme exagéré et exubérant, rend hommage à celui qu’elle déteste, Emile Zola, dont elle a en tête les descriptions foisonnantes parsemant des romans comme « La Curée », « Le Ventre de Paris » ou « La Faute de l’abbé Mouret ».
[3] Aurore-Marie de Saint-Aubain reprend sur le mode de la prose son délire symboliste du Tropaire végétal, poème hermétique composé en 1885.
[4] Cette scène, qu’on qualifierait actuellement de gore ou de trash, vous a été contée avec force détails baroques au précédent chapitre.
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COMMENT J'AI GUÉRIS DU VIRUS DE L'HERPÈS.
Bonjour à tous, je suis ici pour donner mon témoignage sur un herboriste appelé Dr Imoloa. j'ai été infecté par le virus de l'herpès simplex 2 en 2013, je suis allé dans de nombreux hôpitaux pour y guérir, mais il n'y avait pas de solution, alors je réfléchissais à la façon de trouver une solution pour que mon corps se porte bien. un jour, j'étais au bord de la piscine, je cherchais et je pensais où trouver une solution. Je passe par de nombreux sites Web où j'ai vu tant de témoignages sur le Dr Imoloa sur la façon dont il les a guéris. je n'y ai pas cru mais j'ai décidé de lui donner un essai, je l'ai contacté et il m'a préparé l'herpès que j'ai reçu par le service de messagerie DHL. je l'ai pris pendant deux semaines après, puis il m'a demandé d'aller vérifier, après le test, on m'a confirmé l'herpès négatif. suis tellement libre et heureux. donc, si vous avez un problème ou si vous êtes infecté par une maladie, veuillez le contacter par e-mail drimolaherbalmademedicine@gmail.com. ou / whatssapp - + 2347081986098.
Ce témoignage exprime ma gratitude. il a aussi
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