Par Christian Jannone
A la mémoire de Jackson Pollock et de Raphael Marcello, qui furent de vrais artistes.
La première fois que j’ai entendu parler d’Henri Queuille, c’était dans L’Histoire de France en bandes dessinées en septembre 1978.
C’était au dernier numéro, le numéro 24, qui couvrait les années 1942-1974.
La couverture représentait Marianne coiffée de son bonnet phrygien. Chaque numéro de L’Histoire de France en BD comportait quarante-huit pages et se subdivisait en deux chapitres ou parties de vingt-quatre pages, dessinées et scénarisées par des auteurs différents. Cette revue m’avait ouvert de nouveaux horizons, en cela qu’elle m’avait permis de découvrir les fleurons des BD d’avant-garde ibérique et italienne ainsi que plusieurs auteurs réputés ayant œuvré dans Vaillant puis dans Pif Gadget : les scénaristes Roger Lecureux
et Jean Ollivier et les dessinateurs Coelho, Poïvet et Marcello, qui signait à l’époque Raphael. J’aimais beaucoup Coelho à cause de ses Vikings, en apparence historiquement faux
mais géniaux parce que reflétant l’idée et l’image que je me faisais d’eux avec leurs boucliers ronds, leurs barbes blondes fournies, leurs cottes de mailles et leur aspect barbare, paillard et transgressif, surtout Rollon et son côté farceur. Je me remémorais également ce bref épisode belliqueux évoqué dans le chapitre sur Guillaume Le Conquérant : il s’agissait de la bataille entre Harold le Saxon et le jarl Tosti. Une case tout autant morbide que fascinante de Coelho m’avait longtemps obsédé avec ses amoncellements de Vikings vaincus et morts, livides, avec leurs barbes raidies et leurs broignes de mailles déchirées. La légende du dessin portait, comme en une épitaphe pleine de pathos : Des milliers de Vikings jonchaient le champ de bataille. Ce dessin de Coelho demeura longtemps mon préféré de l’auteur tellement j’adorais les guerres du Haut Moyen Age, l’évolution des armures, Charlemagne et tutti quanti.
Dans une autre case remarquable, en gros plan, ce dessinateur génial avait retrouvé un souffle épique éminemment hollywoodien, celui des films à grand spectacle des années cinquante-soixante en technicolor et cinémascope, mais également proche du grand cinéma soviétique. C’était la séquence où, avant d’engager le combat contre les housecarls saxons, Guillaume, revêtu de pied en cap de son haubert et coiffé du heaume conique à nasal, haranguait sa troupe et prononçait un speech superbe, galvanisant ses hommes :
« Ce que je gagnerai, vous le gagnerez ! Si je conquiers, vous conquerrez ! Si je prends la terre, vous l’aurez ! Qui fuira sera mort ! Qui se battra bien sera sauvé ! »
Le Guillaume de Coelho était sublime, visiblement inspiré par Eisenstein et son mythique « Alexandre Nevski ». Vraiment la parution du numéro 4 de L’Histoire de France en BD, en janvier 1977, avait représenté pour moi un événement considérable, inoubliable…
N’allez cependant pas croire que j’appréciais seulement les bédés réalistes historiques. Hors de toute exclusive, j’adorais aussi l’humour. Je me souviens d’une bonne série napoléonienne comique du Journal de Sparrow dessinée par Caudron et scénarisée par Gauvain : Gradasse et Gogaille, qui contait les aventures inénarrables d’un dragon du Premier Empire. L’un des 44 planches, paru en 1979-1980, s’intitulait « Madame Sans Gêne » et mettait Gogaille (Gradasse étant le fidèle cheval pommelé de notre dragon) aux prises avec la Maréchale Lefebvre – ex lingère d’une vulgarité de corps de garde – que Fouché lui avait chargé d’escorter jusqu’en Espagne en cette année 1808 où ça bardait ferme dans la péninsule ibérique, cela va sans dire.
Chose curieuse : alors qu’on se serait attendu à ce que le dessinateur Caudron prêtât à la Maréchale les traits de la célèbre et corpulente actrice de théâtre de boulevard Yveline Vaillant – qui excellait dans le rôle titre de la pièce de Victorien Sardou – notre graphiste belge ( à cause peut-être de la censure de la loi du 16 juillet 1949 œuvre du PCF interdisant de donner aux femmes des formes plantureuses) avait croqué une héroïne blondasse et sloughi aux curieux macarons de sainte-nitouche qui n’était pas sans rappeler la délurée star hollywoodienne des années quarante Deanna Shirley De Beaver de Beauregard. A moins qu’elle ne fût une évocation de la méconnue comédienne humoristique des années trente Una Merkel, surnommée la Lilian Gish comique.
En fait, Caudron et Gauvain avaient accompli l’exploit –rare – d’effectivement réussir une caricature napoléonienne exacte de DS De B de B et de la montrer sous son vrai jour de pouffiasse sybaritique et de poissarde exubérante que peu de gens connaissaient !
Mon père, pas dupe, avait décelé la ressemblance entre miss Lefebvre et l’actrice squelettique de Soupçons et Rebecca – cela, malgré les quenottes de lapine de notre Maréchale de papier l’éloignant quelque peu de son inspiratrice sur pellicule - alors que j’avais pour ma part été choqué par la façon dont Fouché était croqué. Par conséquent – pour m’exprimer comme un Voltaire acerbe et cinglant dans Candide s’apprêtant à vitupérer contre la Providence et le tremblement de terre de Lisbonne – j’envoyai à Sparrow une missive bien sentie, sous prétexte d’analyser le numéro 2166 contenant les quatre premières planches du coupable petit Miquet. Ah, ça ! Je n’avais rien à redire contre la superbe robe verte Empire de l’héroïne seyant admirablement à son corps de sylphide ayant abusé de la lecture des mags féminin de l’été avec leurs régimes minceur permettant d’entrer dans votre monokini pour draguer tous les mecs à La Grande Motte. C’était ma mode ancienne préférée, et celle qui allait d’ailleurs le mieux à la comédienne précitée au contraire de son aînée persécutrice portée sur les crinolines. Par contre, je jetais :
« Je ne voyais pas Fouché comme ça ! »
Cependant, je m’étais bien amusé avec le Napoléon de Caudron : le crayon du dessinateur l’avait métamorphosé en Naboléon.
Marcello, pour en venir à lui, avait produit les vingt-quatre dernières pages de l’ultime numéro de mon mensuel favori, mettant en scène la quatrième et la cinquième Républiques, de 1945 à 1974. Une vignette m’avait particulièrement intéressé : on y voyait un des nombreux présidents du Conseil des années 1950, un vieux moustachu à l’aspect un peu campagnard et débonnaire, bien que cravaté, en train de penser. Il était question dans cette case de l’instabilité ministérielle de la quatrième République. Le texte encadré disait : Pour Queuille : et le vieux bonhomme nous faisait part de ses réflexions que je reproduis de mémoire :
« Lorsqu’on interroge les passants dans la rue et qu’on leur demande Quel est actuellement votre président du Conseil ? Ils répondent généralement Je ne sais pas. »
Le tout était donc dessiné par Marcello qui faisait ses personnages historiques très ressemblants. Pour moi, il dessinait comme un dieu, et j’avais pu goûter à quelques récits complets de Taranis et de Doc Justice signés de sa plume digne d’un peintre du Rinascimento dans des numéros de Pif qui traînaient dans la salle d’attente de la dentiste où je me rendais régulièrement à l’époque. Moi qui lisais Sparrow depuis l’âge de huit ans, qui adorais Bafton de Fradin, Bulle et Balle de Rabot et les Spoumfs de Payot, j’avais l’impression, chaque fois que je goûtais à Pif, de commettre une infraction et de m’aventurer dans un territoire interdit.
Surtout, l’ultime partie de L’Histoire de France en BD aggrava en moi cette fascination que j’éprouvais désormais pour les années cinquante, née de mes lectures des épisodes classiques de Sparrow et Lorenzo de Fradin, obsession surtout focalisée à l’époque sur les bagnoles, DS, 203, 4 CV et autres, et qui, avec le docteur Queuille, prit un autre détour : l’Histoire contemporaine récente, la période du passé précédant immédiatement ma naissance, qu’il avait suffi d’un cheveu pour que je ne l’aie pas vécue ! Et, au fil des années, cette fascination pour le milieu du XXe siècle allait s’élargissant, passant des autos à l’histoire politique, puis à la mode, aux actrices américaines et aux beaux-arts.
Ainsi, au cours de mes années de lycée, je ne cessai de me rendre au CDI où je dégustais à mes heures perdues, à chaque creux de mon emploi du temps, l’édition de poche de la « IVe République » de Jacques Fauvet, dont la couverture comportait l’ensemble des photos des présidents du Conseil de ce régime, si souvent galvaudé et décrié, avec les dates de leurs différents gouvernements. Le bon docteur Queuille y figurait en bonne place.
De par mes lectures enfantines des « Sparrow » de Fradin, je savais que la mode masculine de ce temps là se caractérisait par le port de complets vestons croisés. Or, immanquablement, tous les chefs de gouvernement de la IVe arboraient ce type de tenue, qu’il s’agisse de Queuille, de PMF, de Bidault, de Laniel et d’autres encore. Pour moi, la veste croisée –dont le règne, si l’on peut dire, avait pris fin avec JFK aux Etats-Unis – était la tenue emblématique d’un de mes personnages préféré de Fradin et Grog : le savant fou, gaffeur et fantaisiste UV, vedette d’un célèbre cycle de deux aventures parues en 1959-1960 : « UV comme Urraca Verde » et « L’ombre de l’UV » que j’avais assimilées à de purs chefs-d’œuvre dès leur première lecture en 1974.
UV était l’inventeur d’une onde qui transformait en esclaves ceux qu’elle frappait par le biais d’une sorte d’arme laser : l’UV onde. Ceux qu’elle soumettait à la volonté du scientifique mégalomane devenaient des UV men qui parlaient un langage inversé qui respectait cependant l’ordre grammatical des phrases : l’UV langue. Les UV men constituaient des sortes de légions d’hommes robotisés, à l’uniforme obsédant quoiqu’assez sportif d’aspect.
Outre les UV men, UV avait à son actif la conception de machines volantes très design, à la limite de la science-fiction : l’UVoptère et l’UVmobile.
En cette orée des années 1980, UV devint ma drogue, mon obsession première. J’écrivis un nouveau courrier au magasine Sparrow, dans lequel je réclamais son retour. Mais le journal avait d’autres chats à fouetter, du fait qu’il se débattait dans les querelles de succession et de reprise de sa série-titre, après que le dessinateur breton Créac’h, qui avait succédé à Fradin en 1970, eut été brusquement évincé à cause d’une sombre histoire de militantisme écolo. C’était l’époque de la dispute entre les partisans de Ric Bronca – que je soutenais – et ceux du tandem Titi et ‘Ros Minet, qui devait l’emporter.
Comme écrire à Sparrow ne me suffisait pas, je commis carrément une œuvre littéraire, que dis-je, dramaturgique ! Mes copains de classe venaient de monter une adaptation des « Bâtisseurs d’Empire » de Boris Vian. Au cours de la représentation, trois choses m’y frappèrent :
- le personnage du Schmürtz avec ses pansements sanguinolents et les coups qui pleuvaient sur lui en tant que symbole du prolétariat opprimé ;
- la jeune fille à la vénéneuse tenue de gamine attardée, Zénobie (elle arborait une robe violette à manches ballons et à smocks, des chaussures vernies et un nœud-nœud assorti dans les cheveux) ;
- le troisième acte, sorte de monologue de fendu de la caboche interprété par mon copain principal de l’époque qui avait pris la voix de Salvador Dali, brandissait avec constance une canne dans le style de ce peintre tout en roulant et stridulant les r et boxait le Schmürtz tête de turc à qui mieux mieux.
Laissant pour l’instant de côté les fantasmes de morbidité et la pseudo fillette, je me concentrai sur l’élément numéro trois : je commis moi-même un monologue théâtral ouvertement inspiré de Vian, mettant en scène UV et un UV man souffre-douleur. Ce texte, à portée surréaliste, comprenait entre autres la phrase suivante :
« Je suis un kangourou qui a la panse vide, qui se met à genoux et saute comme une chaussette à clous qui aurait avalé un hibou. » dans laquelle on décelait un clin-d’œil pastiche à un tube du chanteur Mastic Bernard.
Or, mon monologue comportait une gradation vers le nonsense, en cela qu’il débutait comme les discours classiques fascisants de l’UV de Grog et Fradin pour s’achever dans l’absurdité la plus totale. Par exemple, UV interpellait une colonne de fourmis rouges qui venait de dévorer le moteur d’un Cessna™ ! Je voulus qu’il soit illustré et je l’envoyai à Sparrow, en défiant ses deux auteurs les plus scandaleux et iconoclastes, Melville et Dan, qui avaient commis maintes aventures rétros olé-olé, d’en faire une BD. Je n’eus jamais de réponse de ces malotrus provocateurs.
Je tentai alors de monter ma pièce. Il me fallait également promouvoir mon talent littéraire. Ce fut pourquoi un autre de mes amis, Billetdoux, accepta de me publier au préalable dans le journal du lycée, qu’il avait baptisé Le canard décharné.
Mon programme prévisionnel de parution dans ce périodique amateur pour potaches était le suivant :
- un article sur E.P. Jacobs et son œuvre bédéphilique ;
- une nouvelle parodique de mélodrame 1900 dans le style feuilletoniste de l’époque où mon obsession numéro deux se révélerait : l’histoire devait se dérouler dans un pensionnat pour jeunes filles avec deux héroïnes de 12-14 ans : une orpheline blonde poitrinaire soi-disant persécutée par la directrice de l’institution et sa copine brune et boiteuse. Après maintes péripéties à faire pleurer Margot, la blonde de porcelaine mourait à la fin de l’histoire et on découvrait qu’il s’agissait d’une adulte déguisée en fillette. Je projetais que les deux principales protagonistes, Johanna (la blonde) et Bertha (la brune), ressembleraient respectivement à Mary Pickford avec la coiffure en english curls y afférente et à Lilian Gish,
que je venais toutes deux de remarquer dans une fameuse série documentaire sur l’histoire du cinéma muet américain ;
- la publication en feuilleton de mon opus théâtral avant la représentation en fin d’année, bien entendu.
Les répétitions débutèrent. Je ne risquais pas de buter sur le problème du costume de l’UV man du fait que j’en avais discuté avec une amie dans le train corail qui me conduisait à Toulouse lors de mes précédentes vacances d’été et qu’un illustre dessinateur de BD avait été le témoin de notre conversation : Jack De Groos en personne, l’auteur de «Surdoué Roland » et d’« Aventures extraterrestres ». J’expliquais doctement ce que j’entendais par costume de l’UV man alors que j’avais en mains le premier tome du « Secret de l’Espadon » d’EP Jacobs !
« C’est fastoche à fabriquer, ce costume ! On prend des baskets blanches, un sous-pull noir…
- Il faut aussi un sweat-shirt gris aux manches coupées, un pantalon de survêt rouge, un « UV » en papier crépon collé au milieu de la poitrine, renchérit ma collègue.
- Le plus dur, ce sera le ceinturon avec l’étui et l’arme, l’UV onde ! Et c’est Freddy que j’envisage pour le rôle ! »
De Groos, mine de rien, ne perdait pas un mot de notre dialogue. Pourtant, il n’osa pas se mêler à notre échange. Dommage ! J’aurais pu lui dire que j’avais déjà rencontré des auteurs de bédés, trois ans auparavant, lors d’une mémorable séance de dédicaces à Marseille, au centre bourse. Boris m’avait aimablement dessiné la tête de « Loco Luke » en page de garde de l’album « En remontant le Missouri », aventure contemporaine d’ « UV comme Urraca Verde » puisque parue dans Sparrow la même année 1959, histoire dont l’un des principaux personnages était le pistolero à gages Pistol Pété ! Pourtant, je portais De Groos aux nues ! Il s’était illustré dans diverses « cartes blanches » de SF dans les années 1974-1975, BD gageures en cela qu’elles consistaient en deux planches inédites, sans lien aucun avec une série vedette de Sparrow, que des dessinateurs professionnels ou amateurs devaient soumettre au jugement des lecteurs. De Groos y avait magistralement réussi et avait instillé en moi le goût immodéré pour les voyages dans le temps et les paradoxes einsteiniens, choses qui par la suite, allaient revêtir une importance primordiale dans ma quête obsessionnelle des années cinquante ! Ainsi, il avait introduit le concept de « boucle de néant » dans un récit fantastique moyenâgeux tandis que ses extraterrestres, qui ressemblaient à des sortes de poulets déplumés avec des yeux d’insectes, avaient, entre autre, été confrontés à des hommes préhistoriques qui les avaient vaincus avec de simples javelots de bois, bien qu’ils eussent été dotés des armes les plus sophistiquées.
Dans une autre histoire complète, les héros de De Groos, à la recherche d’une source d’énergie fissile pour ravitailler en carburant leur vaisseau spatial, terminaient au cœur de l’explosion d’Hiroshima ! Quant au premier dessinateur amateur qui s’était risqué à l’exercice de style de la carte blanche, il se nommait Inigo Ibañez Sanchez et signait ses planches du pseudonyme Castros. Il faut croire que c’est la place de lanterne rouge qu’il obtint au concours de cartes blanches de Sparrow qui le poussa à la célébrissime et sinistre carrière que tout le monde connaît…
En ce printemps, donc, les répétitions de la pièce suivaient leur cours et mon premier article au Canard décharné venait de paraître lorsque le proviseur nous poignarda dans le dos : il censura le périodique pour potaches sous prétexte qu’on y avait publié un article sur la contraception et interdit « La salade d’UV », titre provisoire attribué à mon œuvre. En mettant ainsi un terme à mes ambitions de dramaturge (j’aurais d’ailleurs été accusé de plagiat par Fradin et Grog et par les héritiers de Boris Vian), le proto me poussa à réorienter mes ambitions. Je passais mon bac, l’obtenais haut la main et m’inscrivais en fac de lettres, spécialité archéologie et histoire de l’art, sachant que c’est l’art moderne et l’analyse de l’image qui m’intéressaient et que ce que je voulais surtout y étudier, c’était l’abstraction américaine des années quarante-cinquante, l’action painting, Pollock, Gorky, Rothko, Motherwell, De Kooning and co,
sans omettre les Européens, l’abstraction lyrique, Hartung, Mathieu et Soulage, dont les œuvres évoquaient la calligraphie chinoise que j’appréciais tant. J’en avais donc rien à foutre d’Andy Warhol et du pop’art, dont Tillioux s’était fichu dans ses scénarii de Bart Labutte et son voisin dessinés par Régis Leblanc. Dommage que la fac ne prodiguait pas de cours d’histoire de la mode, vu que désormais, j’en savais un wagon sur Dior, Fath, Givenchy et d’autres, tout en me pâmant aux réalisations des costumiers hollywoodiens, notamment dans « Fenêtre sur cour » qui ressortit en salle à l’époque, avec les toilettes géniales que Grace Kelly y portait,
quintessence de la mode fifties selon moi.
L’université me permit de faire la connaissance de deux personnages farfelus, extravagants, qui allaient compter de manière décisive.
D’abord, il y eut Paul Kovak, le prof d’histoire de la photo et de l’image contemporaine du XXe siècle. C’était un gars génial, bien qu’il fût trotsko bon teint et quelque peu anar. Il arrivait à moitié saoul dans la salle de cours, sous prétexte qu’il se débattait dans les affres du divorce. Pour obtenir son UV de Deug, on devait tous créer un diaporama en pros pour la fin de l’année. Kovak nous enseigna comment on truquait idéologiquement les images : recadrer, retrancher, colorer, rajouter, rogner, flouter, déformer, enchaîner autrement (c’est l’effet Koulechov au ciné), modifier le commentaire off ou écrit etc. Il nous passa un excellent petit doc de son cru –entre deux réalisés par le grand historien contemporanéiste spécialiste de l’image Max Perrot – où le PCF (appartenance perso à la IVe Internationale oblige) en prenait pour son grade, ainsi que le PCUS d’ailleurs ! Par exemple, sur fond sonore propagandiste d’un discours de l’ami Maurice Thorez (préparé par Fried, l’œil de Moscou ou par son nègre Fréville, véritable auteur de l’autobiographie « Fils du peuple »)
avec la phrase déclamatoire tonitruante au mode exclamatif Un million d’adhérents, le spectateur estudiantin des années quatre-vingts assistait médusé à la déconfiture et à la disgrâce des exclus du parti qui étaient escamotés un par un des clichés officiels. Voyant ce qui intéressait au plus haut point le prof, avec mes deux copains d’alors, Henri et Miguel, je commis un diaporama sur les caricatures des présidents de la Ve République de 1959 à nos jours sur fond de concerto pour violon d’Igor Stravinski – mon compositeur préféré – interprété par le sublime Isaac Stern ! Certes, à cause de plusieurs pépins techniques, je n’ai pas obtenu une note faramineuse et j’ai dû subir la critique du prof, mais l’essentiel a été accompli puisque nous obtînmes l’UV tant convoitée !
Le second excentrique…je ne l’ai pas contacté directement, mais par le truchement d’une autre connaissance – plus sentimentale celle-là - que je fis au cours d’histoire des beaux–arts des XIXe et XXe siècles de Monsieur Boussu, qui se donnait dans un grand amphi dont la taille favorisait davantage la massification et l’anonymat que la camaraderie. De plus, on était priés de se munir d’une lampe de poche pour la prise de notes, du fait que les cours exclusivement magistraux du sieur Boussu étaient constitués de fastidieux diaporamas exhaustifs et ce, deux heures durant à raison de deux fois par semaine.
Cette UV avait la prétention et l’ambition d’embrasser tous les mouvements d’arts plastiques et d’architecture occidentaux du néo-classicisme à l’art contemporain, de 1785 à nos jours ! Il ne fallait pas s’attendre à ce que Monsieur Boussu abordât hic et nunc les abstraits étasuniens chers à mon cœur. Je devais me farcir tout, de Jacques-Louis David à Gregor Karlowitz, de Percier et Fontaine à Oscar Niemeyer, de Canova à César ! Je pris donc ce cours pour ce qu’il était : un simple adjuvant, un fourre-tout, un pensum chiant, qui n’aurait même pas d’effet astringent sur mon psychisme d’obsédé des fifties !
Cependant, il y eut un avantage décisif : c’est là que je rencontrai l’âme sœur, celle qui allait me permettre de trouver le bonhomme qui résoudrait mes problèmes et réaliserait mes rêves les plus dingues ! Elle était américaine et s’appelait Hettie Hoover, comme les aspirateurs ! Elle ressemblait à un mélange détonnant d’Ann Harding – encore un nom de président américain ! – et d’Hayley Mills, la jeune vedette des films Disney des sixties !
Pour m’exprimer en langage plus précieux, plus châtié, plus littéraire, enfin, je dirais qu’Hettie incarnait la blonde de porcelaine anglo-saxonne type, au look cependant moderne, avec des jeans de coupe rétro, serrés, bien qu’elle fût dotée d’une taille de guêpe naturelle telle qu’en eussent rêvé les midinettes de la Belle-Epoque. Surtout, ses yeux étaient les plus magnifiques que je puisse admirer : grands, mélancoliques, bleu-vert enfin ! Et elle ne faisait même pas le mètre soixante, contrairement aux idées reçues affirmant que les Américaines sont toutes élancées et dégingandées. Et Bette Davis, DS de B De B, Mary Pickford, Ann Harding, Bessie Love combien mesuraient-elles ? Ce n’étaient ni des perches ni des girafes !
Hettie souffrait de sa peau de vraie blonde, en cela qu’au moindre rayon de soleil, les rougeurs se multipliaient sur ses joues et ses bras. Lorsque nous liâmes connaissance, elle tenait bien en évidence, à portée de main, « Le vicomte de Bragelonne » en français. Elle avait besoin de lunettes pour lire, ce qui en rajoutait à sa personnalité adorable d’intello éclairée, loin des mâchouilleurs de chewing-gum habituels d’outre-Atlantique.
Sur le campus, nos conversations se déroulaient sur le mode estudiantin, causant de nos buts professionnels respectifs tandis que j’admirais à loisir ses iris de turquoise qui se brouillaient parfois d’un trouble opalin lorsque la lumière du jour de notre ciel du Midi les agressait. Non, notre amitié n’était pas celle d’un Belmondo et d’une Jean Seberg dans le film de Godard. Primo, Hettie avait les cheveux longs. Secundo, c’est dans le « Jeanne d’Arc » de Preminger que je préférais Jean. Générique génial dû à Saul Bass, musique géniale, Richard Widmark génial aussi en Charles VII infantile, caractériel, aussi givré qu’un Caligula à la sauce psychopathe.
Pour le côté charnel, nous verrions plus tard. Nous avions le temps : quarante ans à nous deux.
Hettie venait de Nouvelle Angleterre, de Boston. Son accent était donc moins américain que l’idée commune se rattachant à l’accent des Etats-Unis. Voyez Bette Davis, Betsy Blair et tous ces comédiens britanniques auxquels ont refilait des rôles de sudistes dans les films sur la Guerre de Sécession : Daisy Belle de Beauregard,
Leslie Howard, Vivien Leigh etc.
Hettie et moi, nous discutions donc le bout de gras et étalions nos hobbies principaux sur notre place publique personnelle, entre deux cours chiants. Avec elle, j’avais à peine besoin de retravailler mon anglais, de potasser mon prétérit ou mes verbes irréguliers, tellement elle préférait s’exprimer dans l’idiome de Molière plutôt que de susurrer dans celui de Faulkner – ou plutôt d’Henry James. Elle était charming, absolutely charming. Et gorgeous aussi. Elle ressemblait noir sur blanc – ou plutôt blond sur bleu-vert – à ma Johanna imaginaire et avortée du Canard décharné.
« J’adore Dumas, Zévaco, Paul Féval, les romans de cape et d’épée que je préfère les lire en français plutôt que dans les traductions. Par contre, je dévore dans notre langue nos auteurs nationaux de SF, qui sont pour moi les classiques de demain : Asimov, Bradbury, Simak, Van Vogt… Et toi ? Commença miss Hoover, la bouche carminée palpitante de gourmandise intellectuelle.
- En SF, c’est Poul Anderson mon favori, à cause des problèmes de temps et d’histoires parallèles (en français, on dit « uchronies ») : j’apprécie à nulle autre pareille La patrouille du temps. Tu dois avoir entendu parler des nouvelles – je ne peux que t’en donner les titres en version française, hélas ! – Delenda est, L’homme qui était arrivé trop tôt… Mon dada, ce sont les paradoxes temporels. Einstein, Langevin et consort…plus bien sûr, mon amour des fifties, de la mode de l’époque, de l’art moderne abstrait, d’Hollywood, du premier rock n’roll.
- Tu dois te régaler avec Happy Days et American graffiti.
- Question reconstitution rétro, c’est New York New York mon film favori. J’ai pas manqué non plus la sortie de Ragging Bull mais ma quête d’authenticité me porte à préférer les œuvres d’époque comme Gentleman Jim.
- J’ose pas te dire…
- Hé bien ?
- J’ai un frère aîné, Ron…
- Comme Ron Howard ?
- Ouais, il est blond comme lui, comme moi… et il est assistant en physique à Orsay ! Il a vingt-sept ans et il travaille sur le problème de l’espace-temps.
- Génial, Hettie ! Faut que tu me le présentes un de ces quatre ! »
Et voilà ! Je venais de mettre le pied dans l’engrenage…fatal.
Hettie et moi, nous partageâmes les tuyaux d’exams, le MacDo’, les sorties ciné mais pas encore le lit : nous n’étions pas chauds pour les relations sexuelles hors mariage et son milieu religieux assez puritain ne voyait pas ça d’un bon œil. De toute manière, je savais que je ne perdrais pas ma copine : elle avait pour objectif de passer sa licence en France puis de poursuivre une maîtrise sur le tournant et le déclin de Paris dans l’art moderne après 45, lorsque New York l’avait supplantée. J’avoue avoir quelque peu délaissé les amis masculins au profit de ma jolie vraie blonde. Et puis, ma volonté de lier connaissance avec son frérot savant n’a cessé de me turlupiner. Une idée folle s’est mise à enfler dans ma caboche : je rêvais de voyager dans le temps, d’enfin voir ces années cinquante en vrai, pas qu’en films, photos, BD, peintures et chansons ! Collectionner les modèles réduits de belles américaines ou de voitures françaises (Peugeot 203, 403, Dyna Panhard, deuche, DS 19 , 4CV, Dauphine, Simca Aronde etc.) qui commençaient à sortir en masse chez les maquettistes de ce milieu des années quatre-vingts ne suffisait plus à assouvir ma passion, à étancher ma soif d’amoureux d’une époque juste antérieure à ma naissance, alors que je ne pouvais pas blairer la période pop, hippie, Woodstock, Easy Rider qui avait suivi, et que le Stones, les Beatles et tous les autres, me laissaient de marbre !
Selon moi, la contre-culture des années soixante-soixante-dix était semblable au mouvement décadent de la fin du XIXe siècle. En BD, le personnage emblématique de cette époque était Abba Pope, le méchant de l’aventure de Sparrow « L’auront, l’auront pas », scénarisée et dessinée par Créac’h en 1974, marquée malheureusement par la dernière apparition officielle d’UV. Abba Pope, dont le nom était une allusion au groupe Abba, n’était autre que Zorenlo, le cousin crapuleux de Lorenzo, éternel compère de Sparrow dans ses aventures. Dans « L’auront, l’auront pas », il arborait un look de Jésus Christ superstar sous un déguisement de pope grec.
Tenter de goûter à la culture pop, de m’y acoquiner, de m’y encanailler, aurait représenté pour moi une perversion pareille à celle de tous ces détraqués fin de siècle, ces Charles Cros, Jean Lorrain, Huysmans, Catulle Mendès et autres que mes manuels de français de lycée assimilaient presque à des écrivaillons de dernier ordre, très à la marge, alors qu’ils étaient adulés par certaines chapelles. Pour parler comme l’un de ces auteurs imbuvables, c’eût été composer une bien particulière décoction d’éthéromane, un mélange subtil de laudanum et d’absinthe, un julep conçu pour la jouissance égotiste d’un nouveau Dorian Gray, nouveau monstre sessile des temps modernes broyés par le machinisme et le positivisme omnipotents.
Ce fut pourquoi j’optais pour les années cinquante, plus rationnelles et raisonnables, guerre froide ou pas, peur irraisonnée des Martiens ou pas, parce qu’on y croyait encore en l’avenir et au progrès, social et humain, rouge ou atlantiste, malgré les horreurs nazies. Et je voulais y vivre, intensément, dans la peau d’un jeune privilégié américain de préférence. Ron Hoover devait me conduire à l’accomplissement de mon utopie quel que puisse en être le prix à payer.
Dans les années que nous traversions alors, une réaction se dessinait, nettement, du fait de la crise économique et des remises en causes de la société keynésienne, issue de la crise de 29 et de l’après-guerre, remises en cause dues à cette sacrée contre-culture. Les années quatre-vingts, préparées, comme une dictée des nouvelles pratiques pédagogiques, par la révolte jeuniste, libertaire et individualiste des sixties, véritable cheval de Troie des revanchards de 1929, voire d’avant, avait permis à cette même réaction de débuter son insidieux travail de sape contre tout ce que l’homme avait conquis de haute lutte en bien-être depuis le XIXe siècle. Et les leaders de cette réaction se nommaient Thaddeus Von Kalmann (économiste), Jonathan Samuel (économiste), Thomas Tampico Taylor (président des Etats-Unis), Meg Winter (première ministre britannique), Abderrahmane Mourad (chef d’Etat africain) et Abdullah Husseini (mollah iranien). Il était clair que deux camps réactifs se dessinaient et se destinaient à l’affrontement : les ultralibéraux d’une part, et les fondamentalistes musulmans de l’autre. L’URSS semblant fichue d’avance (elle chuterait peut-être avant l’an 2000), les deux forces restantes tenteraient le partage des dépouilles avant de se combattre. Ce serait alors, pour de vrai, la troisième guerre mondiale.
Dans une telle perspective, si Ron était assez fort, non seulement je pourrais me rendre dans les années cinquante pour rencontrer mes idoles, Pollock, Fradin, Rothko et d’autres, mais aussi, afin de prévenir les gens de cette époque des dangers que l’avenir allait réserver à l’humanité. Cassandre ? Prophète de malheur ? Illuminé ? Millénariste ? On verrait bien.
Hettie et moi obtînmes notre DEUG. Nous nous inscrivîmes en licence. Ce fut en cet été 84 qu’elle m’apprit la nouvelle : Ron allait passer ses vacances avec nous, dans la région parisienne puis en Provence. C’était le moment de lui faire part de mes projets de fou, en les enrobant toutefois. Le but devait en un premier temps se limiter aux beaux-arts. Lorsque je serais endurci, entraîné, je passerais au reste.
Ma première entrevue avec Ron eut lieu sur le campus d’Orsay, une belle fin d’après-midi de début d’août, alors que « Le Monde » venait de publier une planche humoristique sensationnelle de Tulpan, son caricaturiste attitré. Ces dessins officialisaient le virage politique de notre Président au profit du jeunisme et de ce que l’on appelle communément en verlan la chébrantude. Accompagné de son nouveau Premier Ministre, Pictor, nommé quinze jours auparavant après l’éviction du ch’ti Perroy, notre Président – qui, comme on le sait, avait succédé à l’Elysée à Gérard de Gaysintisca dit GDG – arborait un look de hip-hopper d’enfer et effectuait des cabrioles que n’auraient pas reniées les plus grands smurfers américains. Tout cela actait une nouvelle politique culturelle : Pictor lâchait officiellement la bride au populisme individualiste et branché, au détriment de tout ce qui avait compté dans les luttes collectives pour les conquêtes sociales depuis au moins le mouvement des Communes sous Louis VI Le Gros ! Il brûlait ainsi solennellement la vulgate des historiens marxistes – Porchneff notamment – sur les révoltes et les mouvements populaires d’Ancien Régime au profit de la mise en valeur d’une nouvelle doxa historiographique d’essence ultralibérale : la glorification des résistances et des particularismes seigneuriaux et locaux opposés à l’unification du Royaume de France. Vivent les Guise, la Sainte-Ligue, Chalais, Marillac, les seigneurs ligueurs de 1315, les Girondins (ces fouteurs de guerre esclavagistes et pascaliens de 1792 instrumentalisés par une politique du pire d’un Louis XVI aux abois) et le sire de Coucy ! Mort à Philippe Auguste, Henri IV, Richelieu, Robespierre et Napoléon !
Lâcher la bride…surtout celle de Gérard Chartres, PDG de « Une française » qui ouvrit des brèches où s’engouffrèrent les pires programmes télévisés de bas étage destinés à flatter les bas instincts. A la rentrée, Chartres instaura le Peep show de Crétin show, qui ferait exploser l’audimat de sa chaîne avec ses nanas à poils ! Cette émission puait le crypto fascisme puisqu’elle était tenue par des gugusses de klaf’klon’s – pour parler le langage pourri du klu-klux-klan. Il fallait à tout prix que Ron mette au point la machine qui permettrait de changer tout ça.
Ce qui frappait d’emblée ceux qui rencontraient Ron Hoover pour la première fois, c’était sa bonne bouille de teenager américain attardé. Joufflu et blondinet, comme beaucoup de ses compatriotes WASP qui abusent au breakfast de corn flakes, de sirop d’érable et de tartines au beurre de cacahuète. Cependant, il portait de grosses lunettes de fort en thème, en cela qu’il était rétif aux lentilles. Ce détail lui conférait une légère ressemblance avec un grand astrophysicien britannique, théoricien des trous noirs – dont il avait d’ailleurs suivi les cours – connu pour souffrir de la maladie de Charcot qui l’obligeait à se mouvoir en fauteuil roulant électrique. Mais ce lourd handicap n’empêchait aucunement Steve Hawking d’être un génie. Ce n’était pas pour rien qu’il avait hérité depuis quelques années de la chaire de Newton à Cambridge. Ron avait eu pour autres profs Steven Weinberg – l’auteur du formidable «Les trois premières minutes de l’Univers », publié en 1977 -
et Murray Gell-Mann le prix Nobel de physique 1969 des quarks,
terme farfelu en fait inventé par James Joyce dans son réputé illisible «Finnegans Wake ». Ceci pour les Anglo-Saxons, puisqu’en France, Ron avait également bénéficié des enseignements prodigués par Pierre-Gilles de Gennes et par l’astrophysicien Jean-Claude Pecker.
Notre première entrevue fut plus que cordiale, je dirais même chaleureuse et sympa, en cet août pas trop chaud où se profilait la triomphale réélection du président républicain Thomas Tampico Taylor. Je fus surpris par l’entregent de mon interlocuteur et par la rapidité avec laquelle il opta pour une familiarité de copains se fréquentant depuis la communale !
Bien qu’en cette prime rencontre en chair et en os, je sois resté plus qu’allusif sur mon utopie personnelle, Ron se jeta spontanément dans l’arène sans que je le lui aie demandé. Il m’exposa sans vergogne, comme s’il avait eu affaire à un parterre d’étudiants néophytes se pressant dans un amphi pour assister au premier cours professé par la grande vedette de la fac, sa théorie hétérodoxe du voyage dans le temps, théorie qui était loin de faire l’unanimité dans les cénacles. Faute de tableau noir ou de rétroprojecteur avec ses transparents, il effectua sa démonstration sur un grand bloc spirale monté sur une espèce de pupitre avec divers feutres de couleurs.
Son symposium fut des plus explicites : pour un jeune savant, il ne s’embarrassait pas de ces formules abstruses qui constituent l’apanage des matheux et qui vous font vulgairement chier. Ron Hoover savait se mettre à la portée de son public. Il ne prétendait ni à la médaille Fields, ni au prix Nobel de physique comme Penzias, Wilson, Alvarez ou Chandrasekhar. Il adorait sa sœur cadette, et leur affection était réciproque. Non pas une de ces réciprocités susceptible d’attiser les soupçons incestueux, ainsi qu’il en avait été pour les sœurs Gish du temps du cinéma muet.
Deux oies blanches s’aimaient d’amour tendre comme l’avait écrit une poétesse saphique et décadente de la fin du XIXe siècle, Aurore-Marie de Saint-Aubain,
dans son recueil "Pages arrachées au pergamen de Sodome". J’ignorais à ce moment là que mes pérégrinations d’hurluberlu temporel à la Barjavel me conduiraient à rencontrer fortuitement cette timbrée.
Ron commença comme il se doit par la théorie de la relativité d’Einstein, par des histoires de flèche du temps, de paradoxe des jumeaux de Langevin et autres élucubrations et fantasmagories dignes des romans du merveilleux scientifique de la fin de l’autre siècle. Puis, il jeta :
« Le fondement de ma théorie repose sur la persistance de l’empreinte corpusculaire et sur les tachyons. C’est un peu une photo quadridimensionnelle, mais à l’échelle des quanta. Elle pourrait même expliquer la légende des fantômes. »
Par égard pour moi, Ron discourait en français. Il était vrai que je n’avais plus potassé mon anglo-américain depuis trois ans. Je bus religieusement ses paroles, comme si j’avais eu en face de moi le prophète de la nouvelle physique. Je serrais tendrement Hettie à la taille, dans une ambiance recueillie, tous deux accoudés près d’une table où reposaient de prosaïques bouteilles de Coca à moitié vides avec des verres en carton jugés plus écologiques que ceux en plastique et des assiettes de cacahuètes et de chips. Le tout sur un fond sonore crépusculaire de grillons d’été bruissants, avec un dernier chant d’oiseau au loin.
Je jugeais les propos de Ron en rupture avec la nouvelle doxologie officielle. Il paraissait davantage attiré par l’univers stationnaire de Fred Hoyle
que par le Big Bang, terme pourtant forgé par dérision par le même savant. En fait, je me trouvais confronté à un vulgarisateur né, capable de vous convaincre même en ayant tout faux. Pourtant, je l’interrompis :
« Tu ressors (d’emblée, j’avais choisi le tutoiement) un peu brutalement une vieille théorie qui s’apparente aux travaux de William Crookes
et Camille Flammarion sur les esprits, non ? Et tu mâtines celle-ci d’un fumeux exposé sur de prétendus états à la fois successifs et simultanés de la matière, qui glisserait d’un espace-temps à un autre, par simple translation quantique. Peux-tu m’éclairer là-dessus ? Ce que tu exposes ne correspond à rien de démontré.
- Tu veux jouer les sceptiques avec moi ? Soit. Je ne vais pas reprendre la théorie d’H.G. Wells de « La machine à explorer le temps », mais si j’insiste sur l’idée stationnaire de Fred Hoyle, c’est parce qu’Einstein lui-même ne croyait pas à l’univers en expansion de Hubble. En réalité, la théorie est bonne à condition de sous-entendre que tout est à la fois, potentiel et réel, car contenu dans un univers virtuel en même temps déjà et non encore né : c’est pour ça qu’il est stationnaire et permanent tout en donnant l’impression de bouger et de s’étendre !
- Tu veux dire que, en fait, nous existerions dans un monde non éclos, où tout ne serait que virtualité, possibilité, où tout serait probable simultanément sans qu’on en ait conscience ! Tu imiterais pas Copernic par hasard ? Comme lorsqu’il a remis en question ce que tout le monde croyait voir, observer, depuis des millénaires, c’est-à-dire le géocentrisme, avec le Soleil tournant autour de la Terre, alors qu’en fait, c’est l’inverse.
- Nous pensons tous être prisonniers d’un espace-temps linéaire, d’un axe unique, d’une flèche alors qu’en vérité, tout est à la fois.
- Dis-le, vas-y, dis-le !
- Le temps n’existe pas. Du moins, pas dans le sens où nous l’entendons. Il n’y a pas un temps, mais une multitude, tous différents et tous contenus dans le même pré-univers qui teste toutes ses virtualités, tous ses possibles. Nous serions tous des chats de Schrödinger, morts et vifs, nés et non nés, virtuels et concrets !
- Absurde !
- Aucunement ! Je peux le prouver par les tachyons, Einstein et la mécanique quantique. Je suis proche de la découverte de la théorie du Grand Tout.
- Arrête, Ron, t’es dingue ! De qui as-tu piqué ces idées ? Pas que de Fred Hoyle !
- Tu n’as jamais entendu parler d’Antonio Della Chiesa, le Vaucanson italien.
- Qu’es aco ?
- Mon frère est toujours aussi éblouissant ! Se contenta d’observer ma girl friend.
- Antonio Della Chiesa a vécu au XVIIIe siècle. C’était un savant napolitain constructeur d’automates, d’androïdes, comme Vaucanson ou le Von Kempelen
du vieux film « Le joueur d’échecs ». Il a été le premier à formuler la théorie de l’univers multiple. Il a été un précurseur d’Andreï Linde et des univers bulles. Je te sors là un état très récent de la recherche. Pour Della Chiesa, tous les moments de l’Histoire, tous les événements, étaient simultanés et contemporains ! L’univers était donc statique et multiple. Pour cette hérésie, digne de celle de Giordano Bruno qui soutint l’existence des extraterrestres, on l’assassina en 1763 dans une église. Une escouade de sicaires, de spadassins en costumes de la Commedia dell’arte le trucidèrent, le pourfendirent de leurs fleurets jusqu’au pied de l’autel.
- Ils étaient stipendiés ! Payés par l’Inquisition !
- Della Chiesa venait trop tôt, et il le paya. Cependant, ses idées, mal formulées, devaient aboutir à la conceptualisation du multivers. A partir de là, il faudrait unifier toutes les forces fondamentales de la physique pour permettre de se translater – que dis-je, de se téléporter - d’une bulle de temps à l’autre, d’un moment de temps à un autre, en cassant la linéarité apparente de la flèche, en utilisant ce que j’appelle l’écho fossile ou résiduel des particules élémentaires d’un lieu, d’une personne et d’une époque donnés.
- Ben, on l’a, cet écho fossile ! C’est celui du Big Bang !
- Je ne raisonne pas à l’échelle de l’infiniment grand quoique, si l’univers originel –en fait permanent – est en réalité contenu dans une échelle subatomique induisant le principe d’incertitude de Werner Heisenberg…
- Stop ! Je t’arrête tout de suite ! Ron, on ne peut pas casser le mur de Planck, remonter en-deçà du fameux 10-43 secondes après le Big Bang.
- Tu es bien renseigné.
- Deux cerveaux d’exception qui s’affrontent ! Cool ! S’exclama Hettie. Darling, c’est Poul Anderson
et la SF qui t’ont donné cette culture scientiste (elle disait scientiste et pas scientifique, comme les Anglo-Saxons).
- Mes recherches, reprit Ron, nullement démonté, déstabilisé par mon interruption, consistent à découvrir comment détecter l’écho fossile des particules passées afin qu’elles permettent la translation, la téléportation dans le temps.
- Autrement dit, on ne peut pas se rendre dans le futur.
- Exact ! Non pas parce que le principe d’incertitude induit que les particules fantômes persistantes sont forcément passées, mais du fait même qu’étant tous prisonniers d’une chronoligne fléchée apparente, nous n’avons accès qu’aux objets, artefacts susceptibles d’en conserver l’empreinte, déjà engendrés dans notre cours du temps au détriment de ceux encore à constituer, à fabriquer, à venir. Mais dans la réalité quantique, toutes les particules constituant la matière sont potentielles, mais on ne sait pas encore à quoi elles vont servir. On ignore leur destinée. On ne peut voyager dans le temps que dans un sens, par exemple, à partir d’une veste de ton père vers le moment où il l’a achetée ou lorsqu’elle a été tissée. On ne peut pas aller vers le futur par le biais d’un autre de ses vestons qu’on n’a pas encore usiné !
- Ouais ! Je peux rencontrer Fradin en 1960 grâce à son écho fossile quantique ou fantomatique contenu dans une de ses planches originales de cette année là, mais niet pour le Fradin du futur, de 1990, puisque ses planches de bédé de 1990 sont encore incréées !
- Gasp ! Génial ! Bravo chéri ! »
Fort des encouragements de ma blonde adorée, je voulus poursuivre sans me douter que je venais, par mes dernières paroles, de me livrer à Ron qui ferait de moi son sujet, son cobaye, son Guinea pig consentant. Je me contentais d’assener :
« J’suis toujours comme saint Thomas. Il me faut des preuves. Je n’aime pas l’univers stationnaire de Hoyle et le temps multiple ou le multivers.
- Parce que la théorie de Fred Hoyle n’a des chances de fonctionner que si la matière se constitue en permanence ! Elle n’est pas concentrée dans sa totalité au sein du pré-monde potentiel puisqu’elle n’est pas encore, en fait, puisqu’elle peut aller dans des sens, des directions historiques, des destinées multiples ! Il y a des milliards de milliards d’univers possibles, de destinées possibles de la matière !
- Ouais, les quarks font ce qu’ils veulent, quand ils veulent, où ils veulent !
- Si tu veux. Mais je vois qu’il est tard. Hettie bâille à fendre l’âme. »
Après cette soirée et cette conversation mémorables, je n’étais toujours pas convaincu. Je promis à Ron de le revoir.
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