Julien Carette et Jean Gabin n'en revinrent pas de ce spectacle.
« Mais qu'est-ce qu'elle fout ici, celle-là, en pleines halles Baltard?
Qu'est-ce qu'elle a à goualer comme une Fleur de Marie? Et son accent! L'est pas prévue par Daniel! Il a jamais été question d'se la trimbaler avec nous! Dégoisa Julien.
- Tu la connais? Répondit l'autre vedette de « La grande illusion. »
- C'est miss Daisy Belle, qui la connaît bien. Elles ont fréquenté Hollywood, mais quand? C'est une sauvageonne intello, une coco de première, qui adore jouer les timbrées et les crève-la-faim! L'est très fortiche sur les planches, aussi!
- Alors, c'est qui qui l'a faite venir?
- T'occupe! J'vais causer l'bout d'gras avec c'te môme Piaf de bastringue amerloque! »
La jeune chanteuse miséreuse poursuivait sa complainte, une ballade irlandaise nostalgique, tout en tendant la main aux passants. Malgré ses oripeaux, son fichu sale, elle paraissait d'une beauté singulière, propre à emballer des cœurs non endurcis par l'égoïsme. On l'eût pensée droit sortie d'un de ces mélodrames misérabilistes à la Octave Feuillet, ou d'un poème à la gloire des gueux, qu'aurait composé en vers médiocres un Jean Richepin ou un François Coppée, que l'Académie française avait élu voilà tantôt quatre ans. Et ce parnassien populiste, futur antidreyfusard notoire, avait ses entrées chez la baronne de Lacroix-Laval.
« C'est y pas possible! Cracha notre anar de droite. C'est elle tout craché, la fameuse Lison de m'ame de Saint-Aubain! Pincez-moi, j'rêve, j'pionce! Et l'poème s'ra écrit qu'en 1891! Si belle dans ta misère noire! Elles se sont, ou vont se rencontrer. »
La malingre jeune femme resserra contre sa poitrine le châle crasseux et déteint, devenu grisâtre, qui la couvrait toute l'année. Elle arborait de splendides cheveux châtain clair, plantureux à souhait, qui soutenaient la comparaison avec ceux de notre poétesse ampoulée, pleins de ces reflets dorés à même de séduire quelqu'un porté sur les belles maigres intelligentes et un œil bleu d'aliénée, aux expressions troubles, un peu aussi comme chez Aurore-Marie quoiqu'elle eût les prunelles ambrées, ce qui lui avait valu le fameux rôle d'Esther dans « La fosse aux serpents », dans l'univers alternatif d'où elle venait. La hâve jeune femme venait de terminer sa chanson. Notre miséreuse partageait un autre point commun avec la souffreteuse baronne : un long nez qui faisait beaucoup pour son charme hors normes. Nonobstant sa parure capillaire, la jeunesse de la belle la différenciait indubitablement de la Marie-Madeleine pénitente de Donatello, célèbre statue à l'expressionnisme trivial qui ne cachait rien des dégradations viles, des cicatrices prodiguées par une vie de débauche, dont une réplique appartenait aux collections de la duchesse d'Uzès. Notre chanteuse prolétarienne s'exprimait dans un français atroce, tellement son accent américain dont on ne savait plus s'il était sudiste aristo ou bostonien ressortait :
« A vot'bon cœur, m'sieurs dames! Quelques sous pour la pauv' Betsy O'Fallain, qui s'est exilée de la verte Irlande pour pas mourir de faim! Notre Seigneur vous l'rendra! »
Julien empoigna un peu trop fortement la frêle mendiante, qui en lâcha sa sébile. Quelques menues piécettes roulèrent sur les pavés des Halles parsemés de crottin et de déchets des quatre saisons.
« Arrêtez, m'sieur, vous m'faites mal!
- T'es qui, toi? On t'a reconnue! T'es actrice comme DS de B de B, mon copain Jean et moi-même, et t'es pas d'l'expédition! Tu t'appelles bien Betsy, mais Blair, et si tu continues à surjouer les pauvresses on va finir en effet par plus t'blairer! Alors, dégoise : qui te commande? Barbenzingue? Un traître de l'Agartha qui cherche l'emmerde? Allez!
Comme si elle répétait une leçon, la superbe jeune femme de romans de quat'sous répliqua :
- Je m'appelle Betsy O'Fallain, et je suis une cousine irlandaise pauvre de Madame de Saint-Aubain. Je suis là pour revendiquer ma part d'héritage, et c'est Madame Yolande de La Hire, la fameuse publiciste féministe qui m'aide et qui pourvoit à mon écot et ma pitance quotidienne!
- Faut prévenir Michel, Erich et Frédéric Tellier, c'est grave : y a un troisième larron qui veut nous contrecarrer! Jeta Julien à l'adresse de Gabin.
- Et pourquoi pas Daniel directement?
- Tu sais très bien qu'on a contrevenu à ses instructions en venant par ici!
- Arrête de pinailler!
- Encore un néologisme, comme ils disent! »
Les paroles de Betsy Blair confirmaient qu'elle profitait d'une petite communauté de caractères physiques partagés avec Aurore-Marie, qui eussent pu effectivement la faire passer pour une plausible parente éloignée des Lacroix-Laval ou plutôt, de la mère d'Aurore-Marie, Louise-Anne de Boscombe O'Meara (1837-1876), qui avait pour ascendant direct un jacobite irlandais, grâce à ces traits dépendant de quelques gènes récessifs chers à frère Gregor Mendel : nez, cheveux et maigreur – à moins qu'elle jouât aussi le jeu de l'inanition et de l'anorexie- ce qui eût eu pour conséquence qu'un éminent anthropologue se penchât sur le cas des deux intéressées et, ajoutant le troisième larron, à savoir Deanna Shirley, eût conclu : « Aurore-Marie de Saint-Aubain, c'est 75% de Deanna Shirley De Beaver de Beauregard et 25% de Betsy Blair », et un agitateur aurait ajouté en huant le scientifique : « Hou! Hou! Montrez-moi cette jolie laide, allez! Prouvez ce que vous avancez, charlatan! » Vu son talent digne de l'actor's studio, Betsy Blair excellerait dans le rôle de la cousine pauvre lésée...
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