samedi 29 mars 2025

Etude en vert et jaune : prologue 1.

 Prologue

Il était encore tôt ce matin-là dans la cité idéale, ignorée du commun des mortels. Tous ses habitants ou presque savouraient les dernières heures d’un sommeil fait de songes doux volés à l’Eternité. 

Toutefois, une équipe de maintenance triée sur le volet s’activait à l’étage de la soufflerie et du recyclage des déchets.

 undefined

 En effet, la complexe et imposante machine – à croire qu’en ces lieux, on ne savait pas miniaturiser, ce qui n’était pas du tout le cas – avait connu une panne tout à fait imprévisible la veille et le personnel affecté à ce niveau avait dû faire des heures supplémentaires. Personne n’avait ménagé sa peine afin que tout fonctionnât dans des délais raisonnables. 

 undefined

Pour l’heure, le chef d’équipe, un porcinoïde habituellement doux et placide, faisant ainsi démentir les préjugés concernant ses congénères, un dénommé Grronkt, paraissait satisfait du résultat obtenu. Il se permit de sourire dans ses soies toutes dégoulinantes de sueur et de grommeler un remerciement indistinct destiné au Superviseur général de l’Agartha qui, lui aussi, n’avait été avare ni de son temps ni de ses efforts pour réparer la capricieuse machine. La panne provenait d’une distorsion entre les ordres donnés par l’IA à l’appareillage et l’adaptation des tuyaux et des câbles auxdites contraintes. 

 undefined

- Eh bien, commandant, merci pour le coup de main. Il a été plus que bienvenu. Avec vous, nous avons gagné au moins douze heures. 

- Oh ! Franchement, ce n’est rien. Je disposais de quelques plages libres dans mon emploi du temps et c’est volontiers que je viens aider des amis.

En disant qu’il avait du temps libre, Daniel Lin Wu arrangeait légèrement la vérité. Cependant, il sourit à Grronkt d’une manière tout à fait naturelle alors que son esprit se demandait encore comment l’IA pu avait se tromper en donnant ses derniers ordres. 

« J’espère que cela ne va pas recommencer comme jadis lors de l’affaire Aurore-Marie, pensait Dan El… non… le problème a été réglé… ». 

Tout en répondant avec aplomb au porcinoïde, l’humain ou considéré comme tel par la majorité des résidents de l’Agartha, regardait son vis-à-vis droit dans les yeux, lui donnant ainsi l’impression d’être franc comme l’or. 

- Je réitère néanmoins mes remerciements, répliqua le technicien. Albriss s’était proposé, bien évidemment… 

- Je sais cela. Mais… 

- Mais je me sens mal en sa présence. Sa manie de tout chronométrer et de montrer son insatisfaction relative face à votre manque d’efficacité… 

- Grronkt, je connais Albriss. Ce défaut est inhérent à sa personnalité, à son espèce… il fait des efforts cependant pour comprendre les autres résidents de la cité… il s’adapte… 

- Pas assez à mon goût, commandant, assena le porcinoïde avec force. Oh ! Pardon, commandant… 

- Je ne puis dire que je vous approuve, Grronkt, mais soyez certain que je vous comprends. Hum… je pense que tout sera finalisé d’ici deux heures au grand maximum, non ? fit Dan El en changeant de sujet. 

- Tout à fait, commandant. 

- Dans ce cas, je vous laisse. J’ai une entrevue inscrite sur mon planning ce matin… avec Leonardo et Johann Sebastian. 

- Ah ? qu’ont donc fait ces deux artistes ? Jeta le porcinoïde tout en pensant un terme assez cru et insultant pour qualifier le peintre et le compositeur. 

- Rien de bien grave, répondit aussitôt Daniel Lin dissimulant son envie de rire. 

Le Superviseur avait « entendu » le terme non proféré par Grronkt. Sans marquer un temps d’arrêt, il poursuivit à voix haute. 

- Leurs caractères sont antinomiques, tout simplement. Ils ne s’accordent pas. Or, le Conseil leur a commandé d’œuvrer justement ensemble pour l’organisation de la prochaine fête… 

- La célébration du jubilé de Jacinto et de Museweni… 

- Précisément. Bon… je me sauve. 

Après une poignée de mains, quittant la soufflerie, Daniel Lin gagna au plus vite les douches, fit sa toilette et rejoignit ses appartements quelques niveaux plus bas. Il n’était pas mieux logé que les autres résidents. Sa famille disposait d’un logement standard composé d’un quatre pièces. La seule différence consistait en la présence d’un grand nombre d’instruments de musique dans le salon et de quelques œuvres d’art appartenant à différents styles. Ainsi, on pouvait admirer un magnifique vase Mille fleurs chinois datant du XVIIIe siècle, un Picasso de sa période bleue, un portrait authentique de Vermeer, La jeune fille en tenue ancienne, et ainsi de suite… 

Porcelaine du règne de Qianlong (1735 - 1796)

Pénétrant silencieusement dans le salon sommairement décrit, le Superviseur se prépara une tasse de thé. Pour une fois, il se contenta d’un Earl Grey et non d’un Lapsang Souchong. Puis, s’asseyant sur un siège confortable ergonomique, il entreprit de consulter son terminal afin de voir s’il n’y avait pas de rendez-vous supplémentaires inscrits sur son planning pour la longue journée qui l’attendait. 

Tout en buvant son thé à petites gorgées, le commandant Wu réfléchissait. L’entrevue avec Leonardo et Johann Sebastian s’annonçait des plus délicates. Il lui faudrait désamorcer prudemment le conflit latent existant entre les deux ego, faire preuve d’une subtile diplomatie et imposer sa volonté aux deux hommes tout en ayant l’air de ne pas insister, alors que, parallèlement, il envisageait d’intervenir une fois encore dans le monde extérieur. 

Déjà, il savait qui l’accompagnerait dans cette expédition non de routine… obtenir l’agrément du Conseil serait un jeu d’enfant… non pas qu’il eût pour habitude de manipuler les esprits de Raeva, Tenzin ou Frédéric… 

Enfin, un minuscule détail le tracassait concernant la chronoligne 1851… avait-il eu raison de laisser les Velkriss libres d’établir leur hégémonie sur trois Galaxies ? 

Certes, il était par-delà le Bien et le Mal… mais tout de même… n’avait-il pas un tant soit peu exagéré ?  

Et ce trois-cent-millième Big Bang ? Quand s’y attellerait-il ? Durerait-il une femto seconde ou davantage ? 

Ah ! Que de responsabilités sur ses épaules ! Il n’avait pas voulu cela… certes non… mais il n’avait pas eu le choix. Cela faisait partie de lui, ce besoin, cette nécessité de créer… créer la vie… 

Bientôt… Oui, bientôt, il devrait se projeter dans les mailles d’un Pan Multivers sans cesse en mouvement, chaos informe et pourtant ordonné, afin d’en inspecter la résistance, d’en tâter la Réalité. 

Devait-il permettre à l’Unicité d’émerger une nouvelle fois ? Ou pouvait-il s’en passer comme il le faisait présentement ? Ce qui sommeillait au plus profond de lui ne risquait-il pas de resurgir inopinément ? Cela ne l’effrayait point, assurément, mais l’inquiétait suffisamment pour le laisser indécis une attoseconde… 

Son autre lui-même crut alors bon de le rassurer. 

- Dan El, moi aussi, j’ai appris… 

- A El, je ne suis pas véritablement inquiet. 

- Dans ce cas, je me retire… Gwenaëlle vient de se réveiller. Elle a senti ta présence. 

- D’ac… Tu as raison. Elle va entrer, les yeux encore embrumés du songe que j’ai tissé pour elle. 

- Veille à ton apparence, mon frère. 

- Oui, A El. 

La deuxième voix se tut à l’instant où la Celte du Chalcolithique, entrebâillant la porte, se frottait les yeux tout en esquissant un sourire. 

- Daniel Lin, mon maître, je constate avec plaisir que tu as fini d’aider Grronkt. 

- Oui, mon amour. Viens donc auprès de moi. 

- Tout de suite. 

- Veux-tu du thé ? Ou alors du lait au miel ? 

- Non… Rien de cela. 

La jeune femme s’approcha de son compagnon, maintenant tout à fait réveillée. Elle huma ostensiblement Daniel Lin. 

 undefined

- Mmm… Tu sens le savon, fit-elle avec gourmandise. Tu as pris une douche. 

Tendrement, câline au possible, Gwen embrassa son mari et se mit à lui prodiguer des caresses de plus en plus osées. Daniel Lin dut faire un effort sur lui-même pour ne pas réagir à celles-ci. 

- Gwen, dit-il haletant, je t’en prie… dans cinq minutes, je dois être à mon bureau. J’attends Leonardo et maître Johann Sebastian… 

- Daniel Lin, mon maître… tu en as envie autant que moi… je le sens… 

- Mais je peux me contrôler… réprimer mon désir, cette folie qui gronde en moi, s’empare de tout mon être lorsque tu me touches… 

La Celte fronça ses sourcils blond vénitien et avec une moue charmante murmura. 

- Daniel Lin, tu fais un demi-dieu des plus étranges… en as-tu conscience ? 

- Chut, mon amour… il n’y a que toi ici, dans l’Univers, à savoir à quoi t’en tenir quant à ma véritable nature. 

- Pour tous les citoyens de l’Agartha, tu n’es qu’un Supra Humain, un daryl… androïde… c’est bien cela ? 

- Oui, ma douce… 

- Issu de manipulations… génétiques… un adulte sûr de lui. Mais moi, je te vois tel que tu es. Un jeune héros, très jeune en vérité… hésitant parfois… trop à mon goût, un Ganesh qui tâtonne, cherche ce qu’il y a de meilleur pour les hommes… se cherche… 

- Se cherche surtout… C’est donc ainsi que tu me perçois, Gwen… la nuance est grande, mon amour. Dois-je te rappeler que j’ai pris corps pour toi ? Que je me suis incarné pour satisfaire tous tes désirs ? 

- Pour moi… tu le dis, tu l’affirmes… oui, certes, il y a du vrai dans tes paroles. Mais pour les autres aussi. Ah ! demi-dieu, à mi-chemin entre l’enfance et l’âge adulte… qui oscille sans cesse et toujours entre la raison et la récréation, entre la timidité et l’assurance. Tu t’accomplis auprès de moi. 

- Oui, Gwen, ma chérie… 

- Mais tu nous aimes tous. 

- Je vous aime tous… c’est tout à fait vrai. Vous aimé-je trop ? Autrefois, André Fermat me le reprocha. 

- André Fermat n’existe pas, n’a jamais réellement existé, mon maître. Daniel Lin, Dan El, je ne t’en veux pas pour ta dérobade. Pour tes demi-tromperies. Tu dois garder l’incognito. J’en comprends la raison. Va donc recevoir ceux que tu as convoqués. Mais reviens-moi vite. 

- Le plus tôt que je le pourrais. Serais-tu partante pour la prochaine expédition ? 

- Ah ! Soupira la Celte. Le monde extérieur te manque donc… je me disais aussi. Tu ne peux te passer de moi. 

- Oui, oh oui, Gwen. 

- Y aura-t-il du danger ? 

- Certes… pas plus que d’habitude. Tu n’es pas novice en la matière. 

- Tu peux le détourner, l’éviter, non ? 

- Tout à fait. J’ai besoin de toi, mon amour… je l’avoue humblement. Mais également d’Aure-Elise, de Lorenza… en tout bien tout honneur… de Brelan et de Violetta. 

- Bien… je ne te demande pas pourquoi. Seras-tu le seul homme ? 

- Non… tout de même pas… en fait, pour m’exprimer dans le langage suranné de Louise de Frontignac, je dois recueillir trois malheureuses créatures qui n’ont pas mérité le sort cruel qui est le leur présentement… j’ai laissé aller les choses trop loin en vérité. La curiosité sans nul doute… mon insatiable curiosité d’enfant gâté. Il me faut donc rattraper la donne en douceur, sans bouleverser le schéma général de la chronoligne qui, après tout, n’est pas indigne d’intérêt… 

- Daniel Lin, encore tes mots si mystérieux pour moi… tu veux ton divertissement, ta pause… ne le nieras-tu point ? 

- Non, Gwen… tu me connais trop bien. Il n’y a qu’avec toi que je suis sincère. Quant aux autres présences masculines, j’envisage Benjamin, Symphorien, Gaston… 

- Poursuis… 

- … et trois autres encore. Ah… si Albriss se joint à nous, je saurai le convaincre, je serai le plus heureux des hommes… 

- Pour un instant, pas davantage, Daniel Lin… Ne mens pas… ne te mens pas… 

- Non… Tu vois ma faille… mon éternelle insatisfaction… j’ai trop chèrement payé mes fautes de jadis pour mentir une fois encore… 

Après un baiser passionné, le commandant Wu s’arracha à l’étreinte ensorcelante de sa compagne et remit de l’ordre dans sa tenue. Il se passa ensuite une main dans sa chevelure brun roux puis se hâta de gagner au plus vite son bureau officiel à quinze niveaux de distance. Autrement dit, il se dématérialisa sans coup férir pour réapparaître aussitôt deux kilomètres plus loin dans le lieu désiré. Gwenaëlle avait pris l’habitude de ce tour depuis des temps immémoriaux. Elle ne s’en formalisa donc point et se retira dans sa chambre en soupirant. Elle savait que son prodigieux compagnon n’avait pas eu recours à la technologie de la téléportation pour rejoindre son lieu de travail. Elle seule sentait quand Dan El distordait la Réalité. 


******


Aucun commentaire: