Café littéraire : Fontamara, d’Ignazio Silone.
Par Christian Jannone.
Livre disponible aux éditions Grasset, les Cahiers rouges.
Peu de gens le savent : Fontamara, d’Ignazio Silone ne parut pas à l’origine en langue italienne, mais en allemand, en Suisse, où l’auteur s’était exilé, en 1933 (et non 1934, comme communément indiqué). Il fallut attendre 1945 et la chute du fascisme pour qu’en fin fût publié le roman dans la langue de Dante tel que nous le connaissons. Cela le rend exactement contemporain du Christ s’est arrêté à Eboli de Carlo Levi. Il s’agissait en 1933 du premier roman de notre auteur.
De même, Ignazio Silone est un nom de plume : notre auteur naquit Secondo Tranquilli, le 1er mai 1900, à Pescina, dans les Abruzzes. Cela sert de décor au roman, avec une transposition fictive car Fontamara est purement un lieu fictionnel. Comme nous dit l’auteur dans l’introduction, aucune carte ne le mentionne. L’intrigue se situe dans la Marsica,
près d’Avezzano, dans les Abruzzes. La Marsica est une sous-région à l’intérieur des Abruzzes, dans l’actuelle province de l’Aquila, dont Avezzano est la capitale. Dès 1859, avec la création du royaume d’Italie, le découpage en provinces fut institué et leur nombre fluctua (la tendance actuelle est à leur réduction, leur fusion et regroupement). Nous nous situons dans l’Italie centrale, une région montagneuse, déshéritée, pauvre en ressource, près des Apennins. Pour l’anecdote, le cardinal Mazarin naquit à Pescina en 1602. Il est donc un « compatriote » d’Ignazio Silone.
Marxiste opposé à Staline dans les années 1930, se qualifiant de « socialiste sans parti » et de « chrétien sans église », Ignazio Silone, qui fut député socialiste après 1945 puis militant du Parti socialiste italien de l'unité prolétarienne, redécouvrit dans les années 50 les racines chrétiennes de sa culture, s’intéressant au pape Célestin V, qui, au nom de la pauvreté, renonça à la fin du XIIIe siècle au trône de Pierre. Le reste de son œuvre, romans, essais et pièces, moins connu que Fontamara, a souvent été réédité en traduction française chez Grasset (liste des œuvres dans l’article de Wikipedia consacré à l’auteur). Paradoxalement, sans convaincre tous ses exégètes, des historiens ont accusé l’écrivain d’avoir été dans les années 1920 un espion au service de la police fasciste ! Ignazio Silone est mort à Genève le 22 août 1978.
Structure.
Fontamara se subdivise en un avertissement de l’auteur, une introduction et dix chapitres. Il est narré au passé.
Le problème du narrateur.
C’est la clé de l’œuvre, l’astuce du procédé littéraire opté par Ignazio Silone, afin de ne s’impliquer qu’indirectement (ce qui n’a pas empêché la censure fasciste et la parution en exil en allemand !) Il s’avère que le roman a trois narrateurs différents, dont une femme, ce qui est un procédé original, que l’on a davantage l’habitude de rencontrer dans la littérature policière, avec les points de vue multiples (Charles Dickens en usa avec brio, par exemple dans Bleak House – La Maison d’Âpre-Vent). Vers la fin de l’introduction (p. 29), ces trois narrateurs entrent en scène : deux hommes et une femme, censés être des personnages de fiction, mais en lesquels l’écrivain qui s’exprime reconnaît des cafoni. Ils sont parents : le vieux et sa femme, et le fils. Leur apparition semble fantomatique. Ils entrent chez l’écrivain lui raconter leur histoire. Ils parlent leur dialecte, non pas l’italien qui est le toscan, qu’on étudie à l’école, et lorsqu’ils s’expriment, leurs voix sont transposées dans la langue de Dante. Elles vont sans cesse alterner, comme en un choral à la fois polyphonique et monodique.
Le roman débute par le premier narrateur, le vieux, sur le ton de la fable tragique, du conte noir, du rappel historique, en un processus feuilletonnesque digne à la fois d’Alexandre Dumas et de la littérature vériste – le naturalisme italien - de la fin du XIXe siècle. Il s’exprime a posteriori, à la fois comme historien et comme témoin. On songerait à l’écrivain lui-même, transpositeur des paroles du vieux après avoir noté le récit sous sa dictée, qui n’agirait pas comme narrateur distancié mais mêlé aux événements puis exilé. Changeant, mouvant au gré des péripéties et des points de vue, le narrateur se fait aussi narratrice, car le rôle des femmes n’est pas à négliger. Elles dominent le chapitre II, et nous apprenons que celle qui raconte l’ébullition populaire suite au détournement de l’eau s’appelle Magdalena (p. 53). Aucune n’est anonyme (Elvira, Maria Grazia, Lisabetta Limona, la Ciammagura, Filomena, la Quaterna etc.). Elles font penser aux femmes des journées révolutionnaires françaises, qui jouèrent un rôle central, par exemple les 5-6 octobre 1789. Les hommes étant aux champs (nous sommes en juin), ce sont elles qui agissent. Leur aspect contraste avec celui de l’épouse de l’Entrepreneur, Rosalia, « habillée comme une dame de la ville » et son portrait apparaît peu engageant (comparaison avec l’oiseau de proie p. 64). Elles semblent elles-aussi ignorantes de la nouvelle réalité politique car elles sont venues au préalable manifester devant la mairie de la municipalité, commune ou chef-lieu dont dépend Fontamara, ancien centre du pouvoir.
Dès le chapitre III, nous basculons dans le discours du narrateur « fabuliste tragique », « je », « moi », qui est soit le premier, le vieux, soit le troisième, le jeune, le fils, les compagnons d’infortune (ou accompagnateurs ?) de tous les cafoni et de Berardo Viola, dont ils suivent la vie jusqu’au dénouement. Peut-être retrouvons-nous là la grande tradition littéraire des chroniqueurs témoins des événements de leur temps, ici rescapés du massacre fasciste final. Peut-être aussi, en historien pionnier, voire en ethnologue, l’écrivain enregistre une fois encore le récit des autres et le transpose, le translate en toscan passant de l’oralité à l’écrit. Nous sommes aux prémices de la nouvelle histoire et de l’ethnologie moderne, celle de Claude Lévi-Strauss. Ce n’est pas la voix de l’élite, c’est celle du peuple des campagnes, des misérables, qui se fait entendre. Nous savons cependant la part d’infidélité, le danger de broderie, que recèlent les récits oraux transmis et remis en forme pour une publication écrite accessible au grand public. Tablons sur l’honnêteté et l’objectivité du transmetteur, sachant qu’ici, tout est fiction, mais une fiction au service d’un message politique dénonciateur de l’injustice et de la dictature ! N’écrit-il pas p. 29 : « (…) je crains de m’être endormi, sans toutefois, phénomène en vérité singulier, perdre le fil de son discours, comme si cette voix fût sortie du plus profond de moi-même. » ?
Corps du texte.
Je n’hésite pas à qualifier Fontamara de tragédie contemporaine antifasciste, tant les protagonistes sont frappés par le destin, par la fatalité. Le roman allie la survivance de la littérature vériste et naturaliste de la fin du XIXe siècle à la modernité politique contemporaine du XXe siècle. Un livre hybride donc, à cheval entre deux époques de la littérature italienne. C’est un roman foisonnant, touffu, dont on découvre sans cesse de nouveaux éléments à chaque relecture, comme un panorama exhaustif de ce que fut le fascisme dans les campagnes au début des années trente, et dont l’auteur nous dit que la version italienne définitive est une réécriture, qui a enrichi certains éléments, mis davantage l’accent sur des personnages en réduisant le rôle d’autres.
La version italienne de l’article de Wikipedia consacré à Fontamara situe l’action en 1929, sans que la date soit explicitée dans le texte du roman, si ce n’est que l’action débute un 1er juin, « de l’année passée », par la perte de la lumière électrique. Les mois ont passé, sans que l’électricité ait été rétablie. Depuis 1924, la dictature fasciste s’est totalement installée. Les protagonistes sont appelés cafoni, terme péjoratif qualifiant les paysans analphabètes, le mot italien courant pour désigner les paysans étant contadini. Disons que nous avons affaire à des « culs-terreux » ou des « bouseux », des gens de rien, un prolétariat campagnard ignare méprisé par le pouvoir en place. Aucun n’a assez de fortune pour posséder sa maison, être propriétaire. Ils n’ont que leurs hardes, parfois un âne ou un mulet (encore ceux-là sont considérés comme des privilégiés !). C’est comme si la condition paysanne de l’Ancien Régime français persistait (ne pas oublier que, parallèlement à Mussolini, il y avait le monarque de la maison de Savoie, Victor-Emmanuel III, régnant depuis 1900). Certains pourraient taxer Ignazio Silone de misérabilisme, notamment dans son introduction. De fait, il dénonce les clichés du folklore ayant cours au sujet de l’Italie méridionale.
Les cafoni sont les victimes de la politique fasciste, en cela que le gouvernement les escroque et les spolie : certes, ils sont fatalistes, mais les voilà privés d’électricité et bientôt d’eau. Toute une galerie pittoresque de personnages aux sobriquets parfois cocasses (par exemple Vendredi Saint et Innocenzo La Loi, qui fait office de commissionnaire de la municipalité) est dépeinte magistralement par Ignazio Silone, des figures hautes en couleur et touchantes de naïveté auxquelles échappent les tenants et aboutissants de la politique du Duce. Fontamara est si pauvre qu’il n’y a même pas de curé titulaire, malgré Don Abbachio, et l’église n’est ouverte que pour les grandes occasions. Il faut payer ce curé pour qu’il consente à venir dire la messe. Dix lires à lui verser représentent pour ces miséreux une fortune.
Ainsi, ils reçoivent un beau jour la visite d’un « étranger venu à bicyclette », ce qui est un signe extérieur de richesse citadine, « un petit jeune homme élégant » (autre signe de richesse par l’habit), qui supposément, « était venu nous annoncer un nouvel impôt ». L’on retrouve là encore un thème propre à la paysannerie de l’Ancien Régime français, accablée par la fiscalité, taille et autres. L’étranger a posé des feuilles sur la table, et a demandé aux Fontamarais de signer : or, nous le savons, pour eux, analphabètes, l’italien est une langue étrangère, certes apprise par certains à l’école, mais la situation des cafoni n’est pas sans rappeler celle des campagnes françaises d’avant l’école obligatoire, avec ses multiples langues régionales et ses patois. On ne pouvait donc signer que d’une croix, sans que l’on sache ce que contenait le document (l’instauration d’un nouvel impôt qu’il leur faut consentir ?). L’étranger, c’est le cavaliere ou chevalier Pelino, fonctionnaire du gouvernement fasciste, dont le titre, quelque peu pompeux, trahit l’appartenance à la milice fasciste. Le plus cocasse et tragique de l’histoire (osons cet oxymore), c’est que, mise à part la formule lue par Pelino (« les soussignés approuvant » etc.), les feuilles à signer sont strictement blanches ! L’argument ou ruse du fonctionnaire, c’est que les nouvelles Autorités ont un grand respect des cafoni et veulent connaître leur opinion et qu’elles leur font l’honneur d’envoyer un de leurs représentants pour cela. Aussitôt, les naïfs signent après que le savetier, le général Baldissera, un des personnages les plus attachants du roman, le plus misérable de tous les Fontamarais, accepte d’être le premier à apposer son paraphe. Son sobriquet est expliqué dès la page 30 : il s’agit de la chanson que notre cordonnier a coutume de chanter, chanson se référant au général Antonio Baldissera (1838-1917),
figure de la guerre italo-éthiopienne de 1895-96, lorsque le Négus Ménélik II
vainquit les Italiens à Adoua. Baldissera réorganisa l’armée coloniale vaincue et démoralisée.
De fait, les cafoni sont tombés dans le piège, leur signature valant approbation du détournement de l’eau irrigant leurs champs, au bénéfice de ceux d’un partisan du régime mussolinien appelé L’Impresario en italien (l’Entrepreneur en français), un notable qui a obtenu la charge de podestat, titre remplaçant sous le fascisme, celui de maire démocratiquement élu. Il a racheté les terres de l’ancien notable Don Charlemagne (calembour forgé à partir de Don Charles mange) et doit les irriguer. On ignore son vrai nom, et son implantation est toute récente (trois ans). Il a bénéficié du soutien financier d’une banque pour les travaux de détournement de l’eau. Les cantonniers, que croisent nos paysans, se mettent à la tâche. Une fois le fait accompli, les cafoni, en particulier les femmes, dont la cabaretière Marietta, ne vont avoir de cesse d’obtenir réparation. Etrange veuve de guerre que Marietta, qui multiplie les amants et grossesses et refuse tout remariage afin de ne pas perdre sa pension de veuve de héros. Nous sommes un 2 juin. La fontaine se tarit.
Les cafoni essaient de négocier avec l’Entrepreneur, via la médiation de Don Circostanza, avocat et ancien notable de référence de Fontamara, surnommé l’Ami du Peuple (ce qui rappelle Marat et son journal), soutien de toujours, ambigu et honni à la fin (il sera qualifié de charogne). Le compromis boiteux et absurde ne peut aucunement les satisfaire, jouant sur leur ignorance des fractions, répartissant en trois « trois-quarts » l’eau ! De fait, Don Circostanza obtient que l’usufruit de l’eau dont bénéficie le Podestat soit « réduit » de cinquante ans à dix lustres, jouant encore sur le manque d’instruction des cafoni : aucun paysan ne sait ce que le mot lustre désigne, et la durée d’un lustre. Pour qui sait qu’il s’agissait d’une période de cinq ans, le total est vite fait : ils sont escroqués et c’est, à cause de la sécheresse consécutive, condamner le village à la famine (chapitre VI et début du chapitre VII). L’Entrepreneur pousse l’outrecuidance des puissants jusqu’à s’approprier gratuitement une terre commune à tout le monde, le tratturo, qu’il clôt d’une palissade. Cette clôture rappelle celle des communaux de la France d’Ancien Régime, lorsque le libéralisme économique commença de se répandre chez les agronomes et physiocrates, dont Turgot. Pour résister, les cafoni l’incendient deux fois (chapitre V). L’Entrepreneur spécule aussi sur le blé, l’achetant dès le mois de mai, alors qu’il est encore vert, avant que le prix du marché soit connu (chapitre VI). Il empoche tous les bénéfices du labeur des cafoni : c’est de l’esclavage et du vol. Cela évoque les pratiques d’Ancien Régime en France, combattues sous la Révolution, avec les accapareurs qui profitaient de la période de soudure entre deux récoltes mais aussi le système féodal. De plus, on apprend que le salaire des ouvriers agricoles, ici les cafoni de Fontamara, sera désormais réduit de 40%, de même, les travaux « extraordinaires » destinés à combattre le chômage auront une réduction supplémentaire de 25% ! Don Circostanza participe à son bénéfice à cette escroquerie d’exploiteur. Ainsi, pour douze jours de travail, Berardo Viola, après cette double réduction inique, ne touchera que 38 lires (p. 165-168). Sur cette misère, il perd encore quatre lires au profit de l’avocat.
Le chevalier Pelino provoque une descente des squadristi,
les sinistres chemises noires,
sur Fontamara, où ils commettent des exactions et violent une femme, Maria Grazia (p. 147). Ils veulent obliger les habitants à crier « Vive le Duce » - Evviva il Duce ! – en leur posant la question « Vive qui ? » Peu instruits en politique, nos cafoni fournissent des réponses fantaisistes, hautes en couleur (par exemple, « Vive la reine Marguerite ! », la reine Marguerite de Savoie, veuve d’Humbert 1er, morte en 1926), et chacun se retrouve classé, catalogué politiquement dans des catégories infamantes et rebelles. (Chapitre V, p. 151 à 156).
C’est alors que s’affirme davantage encore la personnalité de Berardo Viola, devenu le personnage principal du roman, l’homme le plus robuste de Fontamara qui n’hésite pas à jouer des poings, lui qui avait vainement cherché fortune ailleurs, à Cammarese. L’expatrié est revenu maintes fois au bercail, sa condition de « cafone », véritable déterminisme social – et ici politique – l’excluant de toute ascension professionnelle et dépourvu de la carte sésame donnant le droit de travailler. Ne disait-on pas qu’à l’époque fasciste, la carte du parti faisait office de carte de travail, de carte du pain ? (récit de Berardo, de retour p. 110-112). C’est aux pages 102-106 que nous avons été informés, par la mère de Berardo, Maria Rosa, de la tragédie qui touche sa famille depuis trois générations. Le grand-père s’est pendu. Le père avait émigré au Brésil, où il est mort. Une jeune femme, Elvira, la plus belle fille de Fontamara, passe pour la promise de Berardo, sans qu’une relation amoureuse puisse aboutir : Berardo est maudit par le destin, il est sans terre. Il évite Elvira. Nous retrouvons là encore la tonalité tragique d’une certaine tradition vériste, avec une touche marxiste (le prolétaire qui ne possède que sa force, que ses bras à louer à qui veut s’en servir). J’ai relevé p. 205-206 un clin d’œil aux Misérables de Victor Hugo lorsque, comme Jean Valjean, Berardo soulève et soutient un fourgon militaire qui s’était renversé.
Au chapitre VIII, après que Teofilo le sacristain du curé Don Abbachio s’est suicidé au clocher par pendaison (Scarpone en informe Berardo à la gare de Fossa), Berardo Viola, muni d’une recommandation de Don Circostanza à son père, accompagné d’un des narrateurs, le jeune, part pour Rome afin d’y chercher en vain du travail. Cela évoque bien sûr ces migrations des miséreux et nécessiteux du sud vers le nord industriel. Ils sont l’objet de railleries et de refus en série, s’étonnant de l’importance des banques et de l’attitude des fonctionnaires à leur égard. La bureaucratie fasciste du bureau de placement ne cesse de leur réclamer la carte du parti, nécessaire à l’obtention du travail. Résignés, au bout de cinq jours de vaines démarches, ils entament le voyage de retour. A l’auberge du Bon Larron, où ils logent, ils ont fait la rencontre du cavaliere Don Achille Pazienza, avocat dans les Abruzzes, qui promet de les ravitailler (ils n’ont presque plus d’argent) et les gruge en leur demandant le peu qu’ils ont pour ses services. Etrange fiction qui fait croire à Pazienza que le père de Berardo, toujours vivant, est « une charogne » tardant à envoyer l’aide demandée ! Le chef du bureau de placement des syndicats a reçu un « certificat de bonnes mœurs » nécessaire à l’obtention du travail, or, ce qui y est mentionné par le podestat douche tous les espoirs de Berardo et son compère. « Très mauvaise conduite du point de vue national » y est-il écrit. Enfin, on les somme de partir de leur chambre, celle-ci étant louée. Tous deux souffrent de la faim. A la gare, les carabiniers et miliciens squadristi sont sur les dents, à la recherche d’un activiste notoire. Un paquet de journaux et de tracts clandestins antifascistes est découverts dans une crèmerie où le trio se retrouve : catalogués comme des opposants dangereux, le héros, un jeune homme qui se dit d’Avezzano, rencontré fortuitement près de la gare, et son compagnon jeune narrateur d’infortune sont arrêtés et emprisonnés. Le jeune homme, dit l’Avezzanese, rappelle à Berardo qu’il l’a déjà rencontré et mis en garde car, lorsqu’il séjourna dans cette ville (chapitre IV), quand les habitants de la Marsica avaient été convoqués à Avezzano afin de prendre connaissance des décisions du gouvernement fasciste sur la question du Fucino, il y avait un mouchard, un homme moustachu et roux qui l’avait conduit au restaurant (p. 135-137). Sans doute s’agissait-il d’un agent de la police politique secrète, l’OVRA. Les fascistes sont à pied d’œuvre pour démasquer une figure de la résistance appelée L’Inconnu ou Habituel Inconnu (Il Solito Sconosciuto). Ce partisan révolutionnaire, hissé au rang de redresseur de tort mythique, s’avère impalpable et insaisissable, à la manière des justiciers légendaires comme Robin des Bois ou masqués comme Zorro. A la limite, il s’agirait d’un Fantômas polymorphe
au service du camp du Bien ! On pourrait presque croire qu’il a été forgé de toutes pièces par le gouvernement lui-même, afin de justifier toutes les répressions arbitraires, sous le chef d’accusation d’appartenance à la cause dudit personnage.
En prison, Berardo converse avec cet opposant, l'Avezzanese, connu dans les Abruzzes, qui l’éclaire sur la dictature, l’idée de révolution et les cafoni. Se condamnant, Berardo endosse la responsabilité des actions antifascistes et affirme être L’Habituel Inconnu. Interrogé par le commissaire (un journal clandestin porte ouvertement la mention Vive Berardo Viola et il pourrait s’agir d’un faux fabriqué par les fascistes, en une anticipation de celui que vont créer les cafoni grâce à l’aide de l’Inconnu), torturé (p. 228), il meurt. En apparence, comme Teofilo, de désespoir, il choisit de se pendre, à la fenêtre de sa cellule, du moins si l’on en croit le récit officiel construit par l’autorité fasciste, ici le commissaire. En l’absence de procès-verbal, le doute est permis.
Le jeune et le vieux narrateur, de même les cafoni, pas dupes, qualifient sa mort d’assassinat. Le régime est coutumier de l’élimination physique de ses opposants (p.162-163 avec le rappel de la pratique de la bastonnade, seule manque à l’appel la purge d’huile de ricin). Pour résister, ils optent pour l’arme du journal, et discutent de la pertinence de son titre, avant d’opter pour « Que Faire ? » (Che fare ?), feuille élaborée grâce à l’aide de L’Inconnu (p ; 237-241) P. 236, nous apprenons la mort d’Elvira, qui, fiévreuse, pria la Sainte Vierge d’intercéder pour le salut de Berardo.
Après la distribution du journal, la répression sanglante du régime s’abat sur Fontamara, impitoyable. C’est ce me semble le vieux qui raconte. Nombreux sont les protagonistes qui périssent (Scarpone, Vendredi Saint, Baldissera…) et peu parviennent à fuir mais on perd leur trace, comme Pasquale Cipolla. La potion est amère et les rescapés – parmi eux, le narrateur - s’interrogent avec mélancolie et impuissance. Le livre se conclut sur la question lancinante « Que faire ? » (Che fare ?), phrase d’anthologie qui mérite de rester dans la mémoire et la nomenclature des formules choc conclusives en littérature, car les mots achevant un roman importent autant que leur incipit (par exemple, le mot temps concluant la Recherche de Marcel Proust, ou la formule proverbiale de Florian et Diderot - à la fin du Neveu de Rameau - Rira bien qui rira le dernier - ou encore Chicago sera à nous achevant le superbe roman d’Upton Sinclair La Jungle). Que faire ? titre du journal clandestin des Fontamarais, devient le symbole de la résistance du prolétariat paysan de la contrée avant que s’abattent les représailles.
Les Torlonia.
Il est fait régulièrement mention dès l’introduction d’une famille aristocratique authentique, les princes Torlonia, francisés en Torlogne, qui jouent un rôle équivalent à celui des latifundiaires du Mezzogiorno. Cette aristocratie traditionnelle – de fait ici récente – a adhéré au fascisme, qui l’a secondée en participant en 1920 à la répression des mouvements paysans révolutionnaires. Ils sont qualifiés de soi-disant princes (p. 26), d’origine française, « descendus à Rome au début du siècle dernier à la suite d’un régiment français ». Nous remontons donc à la période de la Révolution et de l’Empire. En 2024, le musée du Louvre a consacré une exposition aux chefs-d’œuvre de la collection Torlonia. Dans la réalité, la famille Torlonia a des racines auvergnates, et l’ancêtre, né Marin Tourlonias (1725-1785), devint un richissime banquier romain. Son fils Giovanni Torlonia fut administrateur des finances du Vatican et créé duc de Bracciano et comte de Pisciarelli par le pape Pie VI.
Dès 1803, l’ascension des Torlonia fut parachevée par Pie VII lorsque Giovanni reçut le titre de marquis de Romavecchia e Turrita et prince de Civitella Cesi. « Il devint en outre patricien romain en 1809, dignité confirmée par le pape le 19 janvier 1813, et duc de Poli e Guadagnolo en 1820 » (extrait de l’article de Wikipedia). Les Torlonia contemporains du roman sont Marino Torlonia (1861-1933) et son fils Alessandro Torlonia (1911-1986), qui épousa l’infante Béatrice d’Espagne, fille d’Alphonse XIII (qui avait abdiqué en 1931) en 1935.
Christian Jannone
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