samedi 27 août 2022

La Conjuration de Madame Royale : chapitre 10 2e partie.

 

Suite du récit de Georges Cuvier.

 Description de cette image, également commentée ci-après

Nous progressions sur les sentes d’une nature hostile, dans la direction du Nord-Ouest, ignorant la tragédie que Katmandou venait de connaître. Notre petite colonne s’étirait le long d’un chemin pentu, aux escarpements périlleux, semé de pierrailles et d’éboulis, à une altitude s’élevant sans cesse, occasionnant aux moins aguerris d’entre nous les souffrances indicibles du mal des montagnes. Bien qu’ils fussent accoutumés à cet environnement, nos yacks aux lourdes charges renâclaient,

Description de cette image, également commentée ci-après

 non point à cause du terrain lui-même, mais parce que leur instinct les prévenait de l’imminence d’un danger qui dépassait notre raison. Le jeune Schopenhauer était parmi ceux qui supportaient le moins ce périple ascendant et ses indispositions nauséeuses nous obligeaient à de fréquentes haltes.

Un vent piquant agressait notre épiderme ; un souffle d’un froid desséchant brûlait nos oreilles et nos narines desquelles une sécrétion inconvenante ne cessait de perler, et les pelisses et laines dont nous nous enveloppions suffisaient à peine à nous couvrir tant cet air glacé nous transperçait. Le sherpa,

 

qui se nommait Muljing (du moins fut-ce ce que je compris de son nom), les Gurkhas et Balmat, bien plus accoutumés que nous, les savants, se trouvaient quant à eux en terrain familier. Le vainqueur du Mont-Blanc examinait chaque aspérité, chaque combe, chaque névé, scrutait si nous nous exposions au bon flanc du massif, le plus praticable, ou si, au contraire, notre route avait pris le mauvais itinéraire, celui de l’ubac plutôt que le réconfortant adret. De temps à autre, Jacques Balmat pointait son alpenstock en direction d’un sérac, le désignant, et, par gestes, ne sachant pas le Népali, questionnait Muljing sur le degré de difficulté que représentait le passage, assavoir l’utilité que nous nous encordassions pour le franchir. Muljing répondait selon le même langage visuel, rassurant ou non Balmat qui lors, demandait si un autre itinéraire existait, au risque de nous retarder.

Ainsi, cahin-caha, nous devenions des émules d’Hannibal

 Hannibal Barca

 ou de Charlemagne, lorsque ses troupes aux lourdes cuirasses plaquées de fer ou de cuir bouilli avaient franchi le Mont-Cenis

Vue sur le chaînon central dont la pointe de Bellecombe et le mont Giusalet.

ou les Pyrénées il y avait plus de mille ans. Notre épopée traversa plusieurs cols et vals, un torrent, quelques langues glaciaires, puis une moraine, sans que nous perdissions un seul homme ou animal alors que nous avions longé plusieurs abîmes impressionnants. Bientôt, le Lo s’offrit à nous, et nous nous arrêtâmes en un misérable village constitué de huttes de bouse séchée et de pisé, où, soit qu’ils nous craignissent, soit qu’ils eussent reconnu en Muljing un compatriote, soit enfin qu’ils obéissent à l’autorité des Gurkhas, les indigènes nous accueillirent avec chaleur, pourvoyant à notre repos et à notre ravitaillement. Nous montâmes un bivouac et nous nous sustentâmes avec les denrées locales, peu raffinées pour nos palais, mais qui suffirent cependant à combler nos estomacs. Je ne recommande aucunement la consommation du lait fermenté dont usent et abusent ces natifs primitifs !

La matriarche du village, dont nous ne sûmes le nom, vint s’entretenir avec Muljing, nous le présentant avec force mimiques comme natif du Lo occidental, alors que les yacks, soulagés qu’on les eût pour la nuit débarrassés de leurs charges, paissaient et meuglaient, exprimant une satisfaction primitive. Leurs sonnailles ne cessaient de tinter, ajoutant à la sonorité cristalline des grelots surmontant les casques pointus des Gurkhas montant la garde ou mangeant, coiffes étranges aussi hautes qu’un chörten miniature.

 

La vieille dame était vêtue de bric et de broc, d’oripeaux haillonneux autant que lanifères, superposés en couches anarchiques inextricables. Elle paraissait souffrir de nanisme tant elle était ratatinée, et les rides de son visage abondaient tellement qu’on eût cru avoir pour interlocutrice quelque momie naturelle préservée par le gel.


 Sa bouche crachotait lorsqu’elle s’exprimait en sa langue triviale ; ne demeurait de sa mâchoire qu’une dent unique, jaunâtre, une incisive qui saillait fièrement au mitan de son maxillaire inférieur.

Muljing nous rapporta l’essentiel de la conversation, que Rajiv et même Arthur s’efforcèrent de traduire en une langue plus accessible.

Description de cette image, également commentée ci-après

 La contrée que nous nous apprêtions à traverser était le royaume de la Mort, peuplé d’esprits, car en ses parois vertigineuses, elle recelait une immense nécropole troglodytique, organisée en réseaux chthoniens, formés d’innombrables niches, abris ou tombeaux natifs – ce qui signifiait que les vivants n’avaient pas eu besoin de creuser la montagne tant les grottes, combes, abris sous roche et anfractuosités naturelles pullulaient, servant de dernière demeure aux ancêtres du peuple actuel sans que cependant nul or, nul butin, n’attirassent la convoitise des pillards, car ce peuple sobre méprisait les richesses. Nul n’était besoin d’amadouer les divinités de l’au-delà avec des colifichets brillants et artificieux. J’ouïs le mot « Mustang », étrange synonyme de ce que je croyais être, selon ce que Monsieur de Chateaubriand en avait rapporté, quelque race de chevaux sauvages des territoires indiens de l’Amérique, encore peu explorés. Il nous fut dit que les tombeaux étaient protégés par des créatures légendaires, bienveillantes ou pas, humaines ou animales, des tulpas, des dragons, des démons issus de l’outre-monde, qui s’incarnaient en ours, en harfang, en bovidé voire en singe géant. Il arrivait de temps à autre qu’ils fissent trembler la terre : c’était là le signe du déroulement d’un combat colossal entre les dieux et les monstres.

Laplace et Fourier frémirent à ce récit, ayant la souvenance de ces dépouilles simiesques suppliciées découvertes tantôt. Peut-être s’agissait-il de sacrifices prophylactiques, protégeant le Népal du courroux des esprits ?  Les mots usités par la matriarche étaient barmanou ou migou.

 

Ce conte corroborait ce que di Fabbrini nous avait confié au sujet d’êtres point tout à fait humains mais plus tout à fait singes, hybrides intermédiaires, des reliques vivantes de primitifs antédiluviens ou plutôt pré-adamiques. Il existait aussi une déesse de l’au-delà, de la Mort, parée de colliers de crânes, qu’il fallait redouter par-dessus tout car elle dévorait ceux qui avaient failli au cours de leur existence. Seuls les oracles savaient dialoguer avec Elle, après qu’ils eurent absorbé quelque drogue facilitant leur transe hypnotique. Nous apprîmes qu’au royaume interdit du plateau du Thibet, le Dalaï-Lama ou « roi-prêtre » recourait de temps à autre à la consultation divinatoire dudit oracle lorsque se présentait un péril imminent. Rajiv nous expliqua en quoi la réincarnation bouddhique différait de l’hindoue.

Le repos nous fut propice ; le lendemain, Fourier escomptait effectuer des travaux d’arpentage, des relevés de terrain au théodolite, avant que nous pussions reprendre notre route. Comme le petit Poucet de Monsieur Charles Perrault,


il était indispensable que subsistât le tracé de notre itinéraire, afin que nous parvinssions à rapporter en Inde puis en France la dépouille fabuleuse que Napoléon convoitait tant. D’elle dépendrait le succès de nos troupes contre les loyalistes et les Anglais. Je m’endormis avec cette pensée profonde autant que prosaïque : « Demain est un autre jour : la nuit nous portera conseil. »

A suivre...

 

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