vendredi 2 avril 2021

La Conjuration de Madame Royale : chapitre 8 3e partie.

 

Six jours avaient passé.

Le plan de Manon Roland avait été exécuté à la perfection, sans qu’aucun obstacle ne vînt l’entraver. C’était à croire que police et gendarmerie avaient relâché leur étreinte, trop occupées par le sort demeuré incertain des fugitifs responsables de l’attentat de la rue Saint-Nicaise. Agathon, ne faisant pas partie du groupe de Madame Royale en fuite, intéressa moins Fouché, malgré son évasion déconcertante.

La malle-poste traversa sans encombre la barrière blanche située près la rue Saint-Lazare et la prison du même nom. 





Elle prit la direction du Vexin français puis du Vexin normand, suivant les méandres de la Seine. Parvenu à destination, le trio se sépara, non sans que Manon Phlipon eût donné de nouvelles instructions à notre muscadin. Il devait impérativement se rendre à l’aître Saint-Maclou la nuit du tant, où le contacteraient Jean-Pierre Duval et son groupe. Quelque peu excentré par rapport à la cathédrale Notre-Dame de Rouen,







 localisé à peu de distances de l’abbatiale Saint-Ouen (nous dirions approximativement que le lieu était équidistant des deux édifices religieux), proche cependant de l’église Saint-Maclou, joyau de l’art gothique flamboyant bâti en quatre-vingts années entre 1437 et 1517, notre charnier, survivant du XVIe siècle, constituait un exemple vénérable d’un type de cimetière en voie d’éradication.

En bon exécutant des ordres de Marie-Jeanne Roland, ne sachant pas quelle serait la destinée de celle-ci et de Cécile Renault, toujours déguisé, le sieur Jolifleur marchait d’un pas incertain sous la pluie fine dans un quartier enténébré témoin de la proximité ancienne entre les morts et les vivants. Toutefois, redoutant une embûche, une trahison ou un malentendu, il avait pris la précaution de se munir d’une paire de pistolets. La lune disparaissait sous les nuages, et un croassement de corneille, oiseau de mauvais augure, le fit trembler comme un pleutre. Il s’aperçut que les lieux, malgré l’heure (les complies avaient sonné depuis longtemps) n’étaient pas aussi déserts qu’il l’eût pensé.

Une procession s’avançait droit vers lui, sortant d’une sentine enténébrée, du moins si l’on pouvait qualifier de procession un groupe limité à trois personnes.

Il s’agissait de trois femmes, si l’on en croyait leurs oripeaux de suie fuligineuse, trois femmes dont la surnature ne faisait aucun doute, telles les sorcières de Macbeth de ce Guillaume Shakespeare



 fort en vogue outre-Manche à moins que les sens de notre homme le trompassent. Elles irradiaient de nuit ; elles tendaient, droit devant elles, des lanternes sourdes ou des lampes marocaines ajourées, qui, au lieu d’émettre une lueur fugace fort peu iridescente, projetaient un cône d’ombre, comme si une lumière noire s’extirpait du luminaire. Agathon songea aussitôt aux vierges folles de l’Evangile de Matthieu, mais celles-ci n’étaient-elles point cinq ? Les trois femmes titubaient, tâtonnaient comme des aveugles et, lorsqu’elles furent proches, en un froufrou de robes et de capes haillonneuses anthracites, Jolifleur constata avec effroi que leurs yeux n’existaient pas. Les orbites de la première étaient crevées ; la deuxième avait des oculaires cousus ; les organes de la vue de la dernière se trouvaient operculés par de déconcertants bouchons de cire brunâtre. S’agissait-il de spectres ou d’âmes damnées ? Elles passèrent à proximité du muscadin en bruissant de leurs friselis picaresques de souquenilles de sorcières. Agathon haleta de peur. Celle du milieu sans crier gare trébucha sur quelque aspérité, une irrégularité du pavé qui saillait, à moins que ce fût quelque détritus organique pétrifié par le temps et inimaginable. Prévenues par le bruit, les deux autres la relevèrent, puis toutes trois reprirent leur marche. Enfin, elles s’éloignèrent, cheminant en trotte-menu, coiffées comme de mantilles cendreuses par-dessus leurs épaules de jais, brandissant toujours leurs lampes inutiles, semblables à l’arcane majeur de l’ermite des tarots. Cela non sans laisser un sillage malodorant, fétide même, un fumet apparenté à quelques étoffes fort anciennes, terreuses, moisies ; c’était à croire que le trio sortait d’une fosse… là-bas, quelque part en l’en-delà même. Agathon dut se boucher le nez.

Ce fut alors qu’il remarqua à quelques toises une lanterne des morts, haut érigée, monument funeste informant que l’aître Saint-Maclou s’offrait enfin à lui.

Jolifleur avait entendu parler de cela ; c’était bel et bien là une lanterne des morts dans toute sa magnificence obituaire, un phare, un sémaphore de pierre dure, brute de tout ornement, tertre destiné à signaler qu’en ce lieu reposaient en principe d’innombrables défunts aux os épars, pêle-mêle, dont la dislocation des squelettes témoignait non seulement de l’ancienneté des inhumations, mais aussi d’une forme posthume d’égalitarisme, voire de communisme.

Autrement dit, ce monument, cette sorte de cippe, érigé ainsi qu’un campanile funèbre, tenait lieu de borne, de repère à la manière des cairns celtiques, dolmens et pierres dressées de la limitrophe Bretagne. Cependant, au mitan d’une niche aménagée, creusée tout en haut, flamboyait un fanal inextinguible. Faut-il l’écrire ? Depuis 1781, cette lanterne ne veillait plus sur rien !

Le cri d’une chouette effraie surprit le muscadin. Il prit peur, vraiment peur. Il craignait que l’aître servît de lieu de culte à quelque croyance interdite. Il connaissait l’existence de sectes particulières, de religions non reconnues, non admises, hérétiques : par exemple les cultes sataniques, ou encore la théophilanthropie fondée par La Révellière-Lépeaux… Bien sûr, Jolifleur n’avait jamais entendu parler des gnostiques tétra-épiphanes et du rôle que Talleyrand, ce ministre éminent, y jouait. Là, présentement, il s’agissait de tout autre chose.

Les bâtiments de l’aître Saint-Maclou se présentaient en un quadrilatère de corps à colombages, d’allure tout autant normande que médiévale.



 Or, nous venons de l’affirmer : plus aucune dépouille ne reposait ici. Remontant au XVIe siècle, succédant à un ancien cimetière constitué lors de la peste noire, cet ossuaire avait été fermé au début des années 1780, après que la nouvelle politique royale eut décidé du transfert des cimetières hors les murs. Il en demeurait, épargné par la démolition au contraire du cimetière des Innocents et bien qu’il eût été vidé de tous ses restes humains minéralisés, le témoignage architectonique de quatre galeries fermées de cloisons en pans de bois maçonnés, dont trois en pans reposant sur un soubassement de pierre, galeries aux solives et poutres sculptées de bas-reliefs macabres, de figures naïves de crânes, d’ossements en leur imperfection anatomique plébéienne, d’instruments liturgiques, de pioches de fossoyeurs et de cercueils, comme autant de vanités destinées à conjurer l’inéluctable. Toutes ces sculptures, tous ces volumes grossiers morbides se vêtaient d’une fonction apotropaïque, à moins qu’elle fût palingénésique. La Mort était un passage à un stade supérieur et l’âme se transfigurait par l’abandon du corps corruptible dont ne demeurait plus à terme qu’une carcasse démantibulée aux chairs dissoutes. Subsistaient, subtiles, des traces de fragrances suries témoignant qu’autrefois, des cadavres avaient pourri en ces lieux. Les signes de l’abandon dégradaient peu à peu l’ancienne nécropole. Des lierres cariaient le bois des fûts et des piliers en s’y insinuant, en y serpentant. Les sculptures, les ornements, s’estompaient. Des arbrisseaux hectiques dressaient le réticulé de leur ramure encore dénudée par la fin de l’hiver, sans que le climat fût propice à leur floraison.

Les plantes se nourrissent des morts ; ceux-ci, en échange, fertilisent la terre. Ils se transmutent en nutriment. Mais la source s’étant tarie par le dépeuplement, l’aître, en son délaissement, ne pouvait que partir à vau-l’eau. Plus rien de nouveau ne parvenait ici à raciner depuis près de vingt ans. L’aître à son tour se mourait !  

Agathon se positionna au centre de la place, scrutant chacun des quatre bâtiments, n’osant pénétrer en l’un d’eux. La pluie crachina davantage, les ténèbres s’accentuant malgré le feu de la lanterne du fait d’une lune invisible. Alors, le ululement de l’effraie stridula une seconde fois, présence incongrue en pleine ville d’un rapace nocturne.

De la galerie de gauche, une première silhouette d’effroi surgit et Agathon serra aux fontes les crosses de ses pistolets. S’il n’eût été ganté, il aurait empoicré celles-ci de sa sueur d’angoisse. L’être qui s’approcha de lui était un épouvantail incarné. Cette créature au costume de paille,



 ce scarecrow comme disent les Anglais, incarnait une allégorie vivante de la Fin à la faulx. C’était comme un Ankou transporté de sa province en Rouen même. Sa tête, cagoulée de toile bise tissée de motifs mortuaires, se coiffait d’un de ces chapeaux d’Armor élimé et délavé par la pluie. Une vareuse vestigiale aux boutons ternis recouvrait ce corps de paille. Du tréfonds de la caverne de la bouche d’ombre surgit une voix assourdie :

« Noz vat[1] ! »  

Un rire inapproprié secoua la monstruosité. Puis, elle porta les doigts de sa main droite à ses lèvres masquées, et émit un sifflement strident. Aussitôt, quatre autres croque-mitaines surgirent des différentes galeries. Toute cette bande sinistre évoquait un carnaval, une danse macabre agreste se moquant de la mort elle-même. L’une de ces créatures était incontestablement une femme aux formes généreuses que le corsage mal lacé avait peine à contenir. Elle dissimulait ses traits derrière une face de porcelaine poupine peinturlurée, aux joues pourprées, à l’incarnat rosi, emperruquée de nattes d’un jaune queue-de-vache, équivoque évocation des prostituées médiévales que les clercs obligeaient à se coiffer de ces chevelures artificielles criardes afin que tous identifiassent leur profession. A sa ceinture, deux couteaux de boucher et un hachoir au tranchant impressionnant la désignaient comme l’écorcheuse de la bande. Il était impossible à Agathon de savoir si elle était jeune ou décatie. Les trois autres comparses de l’épouvantail, coiffés du même chapeau breton effrangé, portaient des dominos emboîtant toute leur tête, dominos horribles constituant des crânes sardoniques de squelettes à la mâchoire articulée protégeant leur menton et leur cou tel un gorgerin d’armure, le tout se prolongeant par une bavière et un busc d’acier. Ils étaient armés de colts et de poignard. La faux de leur chef eût suffi à dissuader les agresseurs éventuels.

« Vous êtes les valets de la Mort ! » s’écria, tout tremblant, le sieur Jolifleur.



Dans d’autres circonstance, cela eût paru une offense, mais l’homme de paille le prit avec humour.

« Nos déguisements sont nécessaires à l’épouvantement des pleutres et des superstitieux. Mon nom est Jean-Pierre Duval, émissaire des opposants à Buonaparte de Normandie et de Bretagne. J’ai l’insigne honneur de vous présenter mes acolytes. Je vous crois supposément être celui que Madame Roland m’a chargé de conduire hors de cette France hostile. Je crois en votre bonne foi, en votre honnêteté. »

D’un ample geste de la main droite, après qu’il eut déposé la faux devenue inutile, Jean-Pierre Duval déclina les identités de ses comparses d’outre-lieu tout en les désignant. Sa voix parvenait déformée par la cagoule macabre, quelque peu atténuée par la toile bisée. Chacun de ses complices salua au fur et à mesure.

« Ici est Loussouarn, notre voltigeur. Son agilité proverbiale et sa promptitude prennent l’adversaire par surprise. Loussouarn vous égorge son homme sans qu’il ait même le temps de réaliser qu’on l’attaque. Là est Jean Chouan. Son sobriquet est celui d’un brave, d’un hardi et imparable tireur d’élite. Il sait manier les armes à feu anciennes comme modernes et les recharge plus vite que l’éclair. Chassagne, dit le Titan, quant à lui semble Hercule réincarné. Gare à qui se trouve entre ses bras d’acier. Quant à Lucie la Charcutière, équipée de ses surins divers, elle vous métamorphose son ennemi en salaison en moins de deux… Elle sait aussi jouer de la volupté de ses appas mais ses amants de passage ne sont plus là pour témoigner des plaisirs mortels qu’elle leur a prodigués. Ainsi, chacun complète l’autre et constitue une équipe indissociable. »

Le muscadin ne put qu’acquiescer. Il posa une question :

« Ce surnom de chouan, est-ce là quelque forme provinciale pour désigner le chat-huant ?

- Oui-da, répondit Duval. Les cris de chouette que vous perçûtes tantôt étaient émis par Jean Chouan. Son don d’imitation nous est fort utile. »

Cependant, une peur persistante expliquait davantage que le froid la trémulation incoercible du corps du fugitif.

« Je constate, monsieur, votre indisposition à la froidure de ce sinistre lieu. Je vous l’assure, nous n’y demeurerons point davantage. Allons nous réchauffer. »

Le ton persuasif du chef cagoulé acheva de convaincre Agathon qu’il se trouvait désormais en de bonnes mains prêtes à lui accorder leur protection indéfectible. Il suivit le groupe hors de l’aître. Ce fut alors qu’il remarqua la présence de deux cadavres, l’un vêtu d’anthracite, au visage jà livide et grimaçant de surprise, le front percé d’une balle, l’autre bien trop mutilé et écharpé pour qu’on l’identifiât. C’était là l’œuvre de ses nouveaux gardes du corps. Les deux drôles, espions ou indicateurs à la solde de Fouché, avaient eu leur sort réglé assurément par Jean Chouan et Lucie la Charcutière.



« Monsieur, conclut Duval, passant à côté des dépouilles en leur jetant un regard de mépris, ce ne sont là que mouches mortes. Ces vils insectes, cette lie, pullule par trop depuis quelques temps, mais nous savons nous en débarrasser. »

 A suivre... 

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[1] « Bonsoir » ou « Bonne nuit » en breton.

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