Six jours avaient passé.
Le plan de Manon Roland avait été exécuté
à la perfection, sans qu’aucun obstacle ne vînt l’entraver. C’était à croire
que police et gendarmerie avaient relâché leur étreinte, trop occupées par le
sort demeuré incertain des fugitifs responsables de l’attentat de la rue
Saint-Nicaise. Agathon, ne faisant pas partie du groupe de Madame Royale en
fuite, intéressa moins Fouché, malgré son évasion déconcertante.
La malle-poste traversa sans encombre la barrière blanche située près la rue Saint-Lazare et la prison du même nom.
Elle prit la direction du Vexin français puis du Vexin normand, suivant les méandres de la Seine. Parvenu à destination, le trio se sépara, non sans que Manon Phlipon eût donné de nouvelles instructions à notre muscadin. Il devait impérativement se rendre à l’aître Saint-Maclou la nuit du tant, où le contacteraient Jean-Pierre Duval et son groupe. Quelque peu excentré par rapport à la cathédrale Notre-Dame de Rouen,
localisé à peu de distances de
l’abbatiale Saint-Ouen (nous dirions approximativement que le lieu était
équidistant des deux édifices religieux), proche cependant de l’église
Saint-Maclou, joyau de l’art gothique flamboyant bâti en quatre-vingts années
entre 1437 et 1517, notre charnier, survivant du XVIe siècle, constituait un
exemple vénérable d’un type de cimetière en voie d’éradication.
En bon exécutant des ordres de
Marie-Jeanne Roland, ne sachant pas quelle serait la destinée de celle-ci et de
Cécile Renault, toujours déguisé, le sieur Jolifleur marchait d’un pas
incertain sous la pluie fine dans un quartier enténébré témoin de la proximité
ancienne entre les morts et les vivants. Toutefois, redoutant une embûche, une
trahison ou un malentendu, il avait pris la précaution de se munir d’une paire
de pistolets. La lune disparaissait sous les nuages, et un croassement de
corneille, oiseau de mauvais augure, le fit trembler comme un pleutre. Il
s’aperçut que les lieux, malgré l’heure (les complies avaient sonné depuis
longtemps) n’étaient pas aussi déserts qu’il l’eût pensé.
Une procession s’avançait droit vers lui,
sortant d’une sentine enténébrée, du moins si l’on pouvait qualifier de
procession un groupe limité à trois personnes.
Il s’agissait de trois femmes, si l’on en croyait leurs oripeaux de suie fuligineuse, trois femmes dont la surnature ne faisait aucun doute, telles les sorcières de Macbeth de ce Guillaume Shakespeare
fort en vogue outre-Manche à moins que les sens de notre homme le
trompassent. Elles irradiaient de nuit ; elles tendaient, droit devant
elles, des lanternes sourdes ou des lampes marocaines ajourées, qui, au lieu
d’émettre une lueur fugace fort peu iridescente, projetaient un cône d’ombre,
comme si une lumière noire s’extirpait du luminaire. Agathon songea aussitôt
aux vierges folles de l’Evangile de Matthieu, mais celles-ci n’étaient-elles
point cinq ? Les trois femmes titubaient, tâtonnaient comme des aveugles
et, lorsqu’elles furent proches, en un froufrou de robes et de capes
haillonneuses anthracites, Jolifleur constata avec effroi que leurs yeux
n’existaient pas. Les orbites de la première étaient crevées ; la deuxième
avait des oculaires cousus ; les organes de la vue de la dernière se
trouvaient operculés par de déconcertants bouchons de cire brunâtre.
S’agissait-il de spectres ou d’âmes damnées ? Elles passèrent à proximité
du muscadin en bruissant de leurs friselis picaresques de souquenilles de
sorcières. Agathon haleta de peur. Celle du milieu sans crier gare trébucha sur
quelque aspérité, une irrégularité du pavé qui saillait, à moins que ce fût
quelque détritus organique pétrifié par le temps et inimaginable. Prévenues par
le bruit, les deux autres la relevèrent, puis toutes trois reprirent leur
marche. Enfin, elles s’éloignèrent, cheminant en trotte-menu, coiffées comme de
mantilles cendreuses par-dessus leurs épaules de jais, brandissant toujours
leurs lampes inutiles, semblables à l’arcane majeur de l’ermite des tarots.
Cela non sans laisser un sillage malodorant, fétide même, un fumet apparenté à
quelques étoffes fort anciennes, terreuses, moisies ; c’était à croire que
le trio sortait d’une fosse… là-bas, quelque part en l’en-delà même. Agathon
dut se boucher le nez.
Ce fut alors qu’il remarqua à quelques
toises une lanterne des morts, haut érigée, monument funeste informant que
l’aître Saint-Maclou s’offrait enfin à lui.
Jolifleur avait entendu parler de
cela ; c’était bel et bien là une lanterne des morts dans toute sa
magnificence obituaire, un phare, un sémaphore de pierre dure, brute de tout
ornement, tertre destiné à signaler qu’en ce lieu reposaient en principe
d’innombrables défunts aux os épars, pêle-mêle, dont la dislocation des
squelettes témoignait non seulement de l’ancienneté des inhumations, mais aussi
d’une forme posthume d’égalitarisme, voire de communisme.
Autrement dit, ce monument, cette sorte de
cippe, érigé ainsi qu’un campanile funèbre, tenait lieu de borne, de repère à
la manière des cairns celtiques, dolmens et pierres dressées de la limitrophe
Bretagne. Cependant, au mitan d’une niche aménagée, creusée tout en haut,
flamboyait un fanal inextinguible. Faut-il l’écrire ? Depuis 1781, cette
lanterne ne veillait plus sur rien !
Le cri d’une chouette effraie surprit le
muscadin. Il prit peur, vraiment peur. Il craignait que l’aître servît de lieu
de culte à quelque croyance interdite. Il connaissait l’existence de sectes
particulières, de religions non reconnues, non admises, hérétiques : par
exemple les cultes sataniques, ou encore la théophilanthropie fondée par La
Révellière-Lépeaux… Bien sûr, Jolifleur n’avait jamais entendu parler des
gnostiques tétra-épiphanes et du rôle que Talleyrand, ce ministre éminent, y
jouait. Là, présentement, il s’agissait de tout autre chose.
Les bâtiments de l’aître Saint-Maclou se présentaient en un quadrilatère de corps à colombages, d’allure tout autant normande que médiévale.
Or, nous venons de l’affirmer : plus aucune
dépouille ne reposait ici. Remontant au XVIe siècle, succédant à un ancien
cimetière constitué lors de la peste noire, cet ossuaire avait été fermé au
début des années 1780, après que la nouvelle politique royale eut décidé du
transfert des cimetières hors les murs. Il en demeurait, épargné par la
démolition au contraire du cimetière des Innocents et bien qu’il eût été vidé
de tous ses restes humains minéralisés, le témoignage architectonique de quatre
galeries fermées de cloisons en pans de bois maçonnés, dont trois en pans reposant
sur un soubassement de pierre, galeries aux solives et poutres sculptées de
bas-reliefs macabres, de figures naïves de crânes, d’ossements en leur
imperfection anatomique plébéienne, d’instruments liturgiques, de pioches de
fossoyeurs et de cercueils, comme autant de vanités destinées à conjurer
l’inéluctable. Toutes ces sculptures, tous ces volumes grossiers morbides se
vêtaient d’une fonction apotropaïque, à moins qu’elle fût palingénésique. La
Mort était un passage à un stade supérieur et l’âme se transfigurait par
l’abandon du corps corruptible dont ne demeurait plus à terme qu’une carcasse
démantibulée aux chairs dissoutes. Subsistaient, subtiles, des traces de
fragrances suries témoignant qu’autrefois, des cadavres avaient pourri en ces
lieux. Les signes de l’abandon dégradaient peu à peu l’ancienne nécropole. Des
lierres cariaient le bois des fûts et des piliers en s’y insinuant, en y
serpentant. Les sculptures, les ornements, s’estompaient. Des arbrisseaux
hectiques dressaient le réticulé de leur ramure encore dénudée par la fin de
l’hiver, sans que le climat fût propice à leur floraison.
Les plantes se nourrissent des
morts ; ceux-ci, en échange, fertilisent la terre. Ils se transmutent en
nutriment. Mais la source s’étant tarie par le dépeuplement, l’aître, en son
délaissement, ne pouvait que partir à vau-l’eau. Plus rien de nouveau ne parvenait
ici à
raciner depuis près de vingt ans. L’aître à son tour se mourait !
Agathon se positionna au centre de la
place, scrutant chacun des quatre bâtiments, n’osant pénétrer en l’un d’eux. La
pluie crachina davantage, les ténèbres s’accentuant malgré le feu de la
lanterne du fait d’une lune invisible. Alors, le ululement de l’effraie
stridula une seconde fois, présence incongrue en pleine ville d’un rapace
nocturne.
De la galerie de gauche, une première silhouette d’effroi surgit et Agathon serra aux fontes les crosses de ses pistolets. S’il n’eût été ganté, il aurait empoicré celles-ci de sa sueur d’angoisse. L’être qui s’approcha de lui était un épouvantail incarné. Cette créature au costume de paille,
ce scarecrow
comme disent les Anglais, incarnait une allégorie vivante de la Fin à la
faulx. C’était comme un Ankou transporté de sa province en Rouen même. Sa tête,
cagoulée de toile bise tissée de motifs mortuaires, se coiffait d’un de ces
chapeaux d’Armor élimé et délavé par la pluie. Une vareuse vestigiale aux
boutons ternis recouvrait ce corps de paille. Du tréfonds de la caverne de la
bouche d’ombre surgit une voix assourdie :
« Noz
vat[1] ! »
Un rire inapproprié secoua la
monstruosité. Puis, elle porta les doigts de sa main droite à ses lèvres
masquées, et émit un sifflement strident. Aussitôt, quatre autres
croque-mitaines surgirent des différentes galeries. Toute cette bande sinistre
évoquait un carnaval, une danse macabre agreste se moquant de la mort
elle-même. L’une de ces créatures était incontestablement une femme aux formes
généreuses que le corsage mal lacé avait peine à contenir. Elle dissimulait ses
traits derrière une face de porcelaine poupine peinturlurée, aux joues
pourprées, à l’incarnat rosi, emperruquée de nattes d’un jaune queue-de-vache,
équivoque évocation des prostituées médiévales que les clercs obligeaient à se
coiffer de ces chevelures artificielles criardes afin que tous identifiassent
leur profession. A sa ceinture, deux couteaux de boucher et un hachoir au
tranchant impressionnant la désignaient comme l’écorcheuse de la bande. Il
était impossible à Agathon de savoir si elle était jeune ou décatie. Les trois
autres comparses de l’épouvantail, coiffés du même chapeau breton effrangé, portaient
des dominos emboîtant toute leur tête, dominos horribles constituant des crânes
sardoniques de squelettes à la mâchoire articulée protégeant leur menton et
leur cou tel un gorgerin d’armure, le tout se prolongeant par une bavière et un
busc d’acier. Ils étaient armés de colts et de poignard. La faux de leur chef
eût suffi à dissuader les agresseurs éventuels.
« Vous êtes les valets de la
Mort ! » s’écria, tout tremblant, le sieur Jolifleur.
Dans d’autres circonstance, cela eût paru
une offense, mais l’homme de paille le prit avec humour.
« Nos déguisements sont nécessaires à
l’épouvantement des pleutres et des superstitieux. Mon nom est Jean-Pierre
Duval, émissaire des opposants à Buonaparte de Normandie et de Bretagne. J’ai
l’insigne honneur de vous présenter mes acolytes. Je vous crois supposément
être celui que Madame Roland m’a chargé de conduire hors de cette France
hostile. Je crois en votre bonne foi, en votre honnêteté. »
D’un ample geste de la main droite, après
qu’il eut déposé la faux devenue inutile, Jean-Pierre Duval déclina les
identités de ses comparses d’outre-lieu tout en les désignant. Sa voix
parvenait déformée par la cagoule macabre, quelque peu atténuée par la toile
bisée. Chacun de ses complices salua au fur et à mesure.
« Ici est Loussouarn, notre
voltigeur. Son agilité proverbiale et sa promptitude prennent l’adversaire par
surprise. Loussouarn vous égorge son homme sans qu’il ait même le temps de
réaliser qu’on l’attaque. Là est Jean Chouan. Son sobriquet est celui d’un
brave, d’un hardi et imparable tireur d’élite. Il sait manier les armes à feu
anciennes comme modernes et les recharge plus vite que l’éclair. Chassagne, dit
le Titan, quant à lui semble Hercule réincarné. Gare à qui se trouve entre ses
bras d’acier. Quant à Lucie la Charcutière, équipée de ses surins divers, elle
vous métamorphose son ennemi en salaison en moins de deux… Elle sait aussi
jouer de la volupté de ses appas mais ses amants de passage ne sont plus là
pour témoigner des plaisirs mortels qu’elle leur a prodigués. Ainsi, chacun
complète l’autre et constitue une équipe indissociable. »
Le muscadin ne put qu’acquiescer. Il posa
une question :
« Ce surnom de chouan, est-ce là
quelque forme provinciale pour désigner le chat-huant ?
- Oui-da, répondit Duval. Les cris de
chouette que vous perçûtes tantôt étaient émis par Jean Chouan. Son don
d’imitation nous est fort utile. »
Cependant, une peur persistante expliquait
davantage
que le froid la trémulation incoercible du corps du fugitif.
« Je constate, monsieur, votre
indisposition à la froidure de ce sinistre lieu. Je vous l’assure, nous n’y
demeurerons point davantage. Allons nous réchauffer. »
Le ton persuasif du chef cagoulé acheva de
convaincre Agathon qu’il se trouvait désormais en de bonnes mains prêtes à lui
accorder leur protection indéfectible. Il suivit le groupe hors de l’aître. Ce
fut alors qu’il remarqua la présence de deux cadavres, l’un vêtu d’anthracite,
au visage jà livide et grimaçant de surprise, le front percé d’une balle,
l’autre bien trop mutilé et écharpé pour qu’on l’identifiât. C’était là l’œuvre
de ses nouveaux gardes du corps. Les deux drôles, espions ou indicateurs à la
solde de Fouché, avaient eu leur sort réglé assurément par Jean Chouan et Lucie
la Charcutière.
« Monsieur, conclut Duval, passant à
côté des dépouilles en leur jetant un regard de mépris, ce ne sont là que
mouches mortes. Ces vils insectes, cette lie, pullule par trop depuis quelques
temps, mais nous savons nous en débarrasser. »
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