Café
littéraire : au-delà d’Évariste de François-Henri Désérable.
Par Christian Jannone.
Un collègue du précédent
café littéraire me faisait judicieusement remarquer que la démarche de
François-Henri Désérable se rapproche de celle de Pierre Michon,
dont nous avons débattu voici quelques années autour de ses Vies minuscules. Évariste Galois étant appelé le « Rimbaud des mathématiques », il est logique que notre romancier s’y réfère en citant en ouverture Rimbaud le fils du même Pierre Michon, ouvrage paru dans la défunte et fameuse collection L’Un et l’Autre, toujours chez Gallimard, arrêtée par l’éditeur après la mort en 2013 de celui qui la dirigeait, Jean-Bertrand Pontalis.
Ce qui rapproche Michon et Désérable, c’est ce goût pour la relecture et la réécriture de l’Histoire. Je citai en réponse un autre roman remarquable de Pierre Michon, Les Onze, malheureusement non abordé dans notre café, qui tournait autour d’un portrait collectif fictif des membres du Comité de Salut public. Je m’aperçois ô combien la démarche de François-Henri Désérable se rapproche des souhaits et de la ligne de Jean-Bertrand Pontalis, irremplaçable et jamais remplacé, car Évariste eût aisément trouvé sa place dans L’Un et l’Autre. En troisième page de couverture de chacun des volumes bleu-outremer figurait le texte de présentation suivant :
dont nous avons débattu voici quelques années autour de ses Vies minuscules. Évariste Galois étant appelé le « Rimbaud des mathématiques », il est logique que notre romancier s’y réfère en citant en ouverture Rimbaud le fils du même Pierre Michon, ouvrage paru dans la défunte et fameuse collection L’Un et l’Autre, toujours chez Gallimard, arrêtée par l’éditeur après la mort en 2013 de celui qui la dirigeait, Jean-Bertrand Pontalis.
Ce qui rapproche Michon et Désérable, c’est ce goût pour la relecture et la réécriture de l’Histoire. Je citai en réponse un autre roman remarquable de Pierre Michon, Les Onze, malheureusement non abordé dans notre café, qui tournait autour d’un portrait collectif fictif des membres du Comité de Salut public. Je m’aperçois ô combien la démarche de François-Henri Désérable se rapproche des souhaits et de la ligne de Jean-Bertrand Pontalis, irremplaçable et jamais remplacé, car Évariste eût aisément trouvé sa place dans L’Un et l’Autre. En troisième page de couverture de chacun des volumes bleu-outremer figurait le texte de présentation suivant :
« Des vies, mais
telle que la mémoire les invente, que notre imagination les recrée, qu’une
passion les anime. Des récits subjectifs, à mille lieues de la biographie
traditionnelle.
L’un et l’autre :
l’auteur et son héros secret, le peintre et son modèle. Entre le portrait d’un
autre et l’autoportrait, où placer la frontière ?
Les uns et les autres : aussi bien ceux
qui ont occupé avec éclat le devant de la scène que ceux qui ne sont présents
que sur notre scène intérieure, personnes ou lieux, visages oubliés, noms
effacés, profils perdus. »
Ce troisième paragraphe
est à rapprocher des Vies minuscules mais
l’ensemble du texte s’applique magnifiquement aussi à Évariste.
Vingt chapitres, vingt
ans… C’est omettre le prélude des pages 13 à 15 (édition de poche) où Dieu,
sous son aspect iconique barbu traditionnel, appelé familièrement le Vieux,
décide des destinées historiques… comme les Parques païennes.
La question du physique
du personnage est abordée au chapitre XII p. 100 à 102 : d’abord, le
signalement du registre d’écrou de la Conciergerie dressé par un certain Affroy puis les deux portraits : celui
représentant Galois adolescent reproduit
dans l’article de Wikipédia et en couverture de l’édition de poche, bien que,
curieusement, le visage d’Évariste ne soit pas orienté dans la même direction,
et celui établi de mémoire par son frère en 1848. S’ensuit une digression au
sujet des portraits du Fayoum. Ni Affroy, ni les deux dessins, ne satisfont
notre écrivain dont la critique se fait acerbe.
François-Henri Désérable
s’intéresse à chacune des facettes d’Évariste Galois : le
républicain engagé qui, comme l’on sait, connut la prison et croisa Alexandre
Dumas, et le mathématicien qui nous légua un testament scientifique, reconnu
post-mortem. Galois ne s’imposa qu’après sa mort, chose hélas commune parmi les
génies du XIXe siècle (à l’exception de quelques noms notables cependant :
Hugo, Dumas, Delacroix ne furent pas ignorés du tout, et la légende de
l’artiste maudit ne peut être généralisée). La poisse, pour parler avec
familiarité, mais aussi les pesanteurs universitaires du mandarinat établi ont joué.
La mort en duel à vingt ans de l’intéressé a contribué à édifier définitivement
sa légende. L’article de Wikipédia (dont je ne connais pas les auteurs) évoque
ainsi le processus de reconnaissance posthume de Galois :
Mort
à la suite d'un duel galant à l'âge de vingt ans, il laisse un manuscrit
élaboré trois ans plus tôt, dans lequel il établit qu'une équation algébrique
est résoluble par radicaux si et seulement si le groupe de permutations de ses
racines a une certaine structure, qu'on appellera plus tard résoluble. Ce
Mémoire sur les conditions de résolubilité des équations par radicaux, publié
par Joseph Liouville quatorze ans après sa mort, ainsi qu'un article Sur la
théorie des nombres paru alors qu'il avait dix-neuf ans, ont été considérés par
ses successeurs, en particulier Sophus Lie, comme le déclencheur du point de
vue structural et méthodologique des mathématiques modernes.
Sans commentaire. Notre
romancier, cependant, insiste sur la précocité scientifique et politique
d’Évariste. Dès le lycée Louis-le-Grand, il a assimilé les travaux des grands
mathématiciens du XVIIIe siècle et du début du XIXe (p. 41). Dès
Louis-le-Grand, il acquiert une conscience politique avancée, du fait du
contexte réactionnaire du règne de Charles X
(faut-il rappeler la domination du gouvernement ultra et le ministère Polignac en place à la veille des Trois Glorieuses ?). La précocité est un gage de postérité : le nom de Galois survit, tandis que bien des mathématiciens de son temps sont oubliés. L’on prétend d’ailleurs qu’en mathématiques, l’on n’innove plus après quarante ans. C’est pour cela que la médaille Fields (où brillent les Français) récompense des mathématiciens de moins de quarante ans.
(faut-il rappeler la domination du gouvernement ultra et le ministère Polignac en place à la veille des Trois Glorieuses ?). La précocité est un gage de postérité : le nom de Galois survit, tandis que bien des mathématiciens de son temps sont oubliés. L’on prétend d’ailleurs qu’en mathématiques, l’on n’innove plus après quarante ans. C’est pour cela que la médaille Fields (où brillent les Français) récompense des mathématiciens de moins de quarante ans.
Le portrait du père
lui-même, Gabriel Galois, aux idées libérales et républicaines, le suicide de
ce même père, l’échec à Polytechnique et le repli sur ce qui n’est pas encore,
avant 1830, l’Ecole normale… Aléas, péripéties, parallèle imaginaire
hypothétique (je dirais même uchronique) avec Rimbaud, acidité du discours
lorsqu’il s’agit de dépeindre Cauchy, le scientifique réactionnaire officiel…
jusqu’à supposer, imaginer, ce qu’aurait pu être un film biographique
d’Évariste (p. 52-53). Le roman fourmille de menus détails, d’anecdotes qui le
baroquisent, de références multiples et parallèles (dont celle avec Abel,
l’autre grand mathématicien romantique surdoué), de télescopages entre la
grande et la petite Histoire. Nous suivons parfaitement le cheminement linéaire
du récit, sa contextualisation (pages extraordinaires sur les Trois glorieuses
s’ouvrant par un incipit du chapitre IX résumant avec pertinence l’événement p.
71 : « Le 27 juillet 1830 tombait un mardi. Le 28 un mercredi. Le 29
un roi ». Cette citation mérite de passer à la postérité littéraire, au
même titre que l’observation de Talleyrand sur les mêmes faits, lorsqu’il
demanda qu’on notât qu’à telle heure, tel jour, la branche aînée des Bourbons
avait cessé de régner sur la France).
Cauchy et Fourier, ces
sommités (Fourier mourut au moment où Désérable relate cette aventure),
sont nommément accusés – ainsi que Lacroix et Poisson que l’auteur disculpe de manière comique - d’avoir égaré le mémoire d’Évariste Galois sur les conditions de résolubilité des équations par radicaux pour lequel il concourut au grand prix de mathématiques de l’Académie des sciences. Sans doute a-t-il été incompris puisque sa méthode mathématique s’éloignait des canons. Or, Cauchy en personne l’avait encouragé à présenter sa candidature. Abel à titre posthume et Jacobi recevront le prix le 28 juin 1830.
sont nommément accusés – ainsi que Lacroix et Poisson que l’auteur disculpe de manière comique - d’avoir égaré le mémoire d’Évariste Galois sur les conditions de résolubilité des équations par radicaux pour lequel il concourut au grand prix de mathématiques de l’Académie des sciences. Sans doute a-t-il été incompris puisque sa méthode mathématique s’éloignait des canons. Or, Cauchy en personne l’avait encouragé à présenter sa candidature. Abel à titre posthume et Jacobi recevront le prix le 28 juin 1830.
L’exclusion de Normale,
la politique répressive de Casimir Périer contre les républicains et les canuts
(rappelez-vous Victor Hugo dans Les
Misérables), les séjours en prison, les amours déçues jusqu’au duel fatal…
Rien ne manque, comme le fameux banquet républicain où il croisa Alexandre
Dumas.
Mention spéciale pour
Sainte-Pélagie, prison politique par excellence, où Galois séjourna à deux
reprises fort rapprochées, arrêté la seconde fois à la suite de la manifestation
républicaine du 14 juillet 1831 au cours de laquelle il avait revêtu l’uniforme
des artilleurs de la Garde nationale, ce qui permet à Désérable une évocation
de Nerval qu’il y vit avec Raspail (p.
120 : « Cet homme, mademoiselle, cet homme est le Verbe comme
Évariste est le Nombre ; »). Après Nerval et la prison, le choléra,
ce qui permet au romancier d’évoquer les morts illustres d’Hegel, de
Champollion et Casimir Périer. Cependant, Désérable extrapole, prend des
libertés (il affirme qu’Hegel et Champollion furent bien victimes du choléra)
puisque d’autres hypothèses que la célèbre épidémie cholérique sont avancées
sur les causes réelles des décès du philosophe et de l’égyptologue.
Je voudrais évoquer cette
séquence de travestissement masculin du chapitre XVI (pp. 129 et suivantes),
qui débouche sur l’érotisme, séquence dans laquelle le vous prédomine comme chez Butor, et où (androgynie, ambiguïté,
transsexualité ? : nous sommes ici proches de Michel Foucault quand
il s’intéressa à l’hermaphrodite Herculine Barbin) mademoiselle se mue en Évariste. C’est le passage crucial du béguin
amoureux avec une certaine Stéphanie D.. Là se trouve l’origine du duel au
pistolet fatal à Galois. Suivront les hypothèses sur les événements exacts de
la rue de l’Ourcine, la dernière nuit et le testament scientifique de Galois,
le duel fatal et la découverte du blessé moribond… par un paysan anonyme. Sans
omettre la redécouverte posthume de l’œuvre mathématique d’Évariste.
Il est amusant de
constater que la rue de l’Ourcine, ainsi orthographiée avec l’apostrophe, est
le nom actuel d’un restaurant, l’Ourcine, rue Broca, Paris 13e. Là,
l’on pense irrésistiblement à deux œuvres littéraires : d’une part, les Contes de la rue Broca, de Pierre
Gripari (1967),
et d’autre part, la comédie d’Eugène Labiche – sans apostrophe cette fois – L’Affaire de la rue de Lourcine, fausse intrigue criminelle. Cette même rue de l’ancien 12e arrondissement d’avant 1860, du quartier Saint-Michel et de l’Observatoire, a justement cédé sa place à la rue Broca… La rue de Lourcine reliait la rue Mouffetard (rappelez-vous la sorcière des contes de Gripari…) à la rue de la Santé, bien avant que la prison fût construite (sous Napoléon III). Les lieux sont donc géographiquement et littérairement très connotés. Le duel au pistolet à l’aube du 30 mai eut lieu à l’étang de la Glacière. De fait, Galois mourut d’une péritonite occasionnée par la blessure par balle à l’abdomen, à l’hôpital Cochin où le paysan inconnu l’avait transporté, le lendemain du duel et l’on discute encore, tout comme Désérable, sur l’identité de l’adversaire, Pescheux ou Duchâtelet. Désérable tranche en faveur du premier (p. 166), faisant siennes les assertions d’Alexandre Dumas dans ses Mémoires, rappelant l’affaire du banquet républicain et du toast (p.167). Dieu, dit Le Vieux, a décidé de la mort d’Évariste, en ce geste du pouce renversé des Empereurs romains lorsque le
gladiateur à terre leur avait déplu.
et d’autre part, la comédie d’Eugène Labiche – sans apostrophe cette fois – L’Affaire de la rue de Lourcine, fausse intrigue criminelle. Cette même rue de l’ancien 12e arrondissement d’avant 1860, du quartier Saint-Michel et de l’Observatoire, a justement cédé sa place à la rue Broca… La rue de Lourcine reliait la rue Mouffetard (rappelez-vous la sorcière des contes de Gripari…) à la rue de la Santé, bien avant que la prison fût construite (sous Napoléon III). Les lieux sont donc géographiquement et littérairement très connotés. Le duel au pistolet à l’aube du 30 mai eut lieu à l’étang de la Glacière. De fait, Galois mourut d’une péritonite occasionnée par la blessure par balle à l’abdomen, à l’hôpital Cochin où le paysan inconnu l’avait transporté, le lendemain du duel et l’on discute encore, tout comme Désérable, sur l’identité de l’adversaire, Pescheux ou Duchâtelet. Désérable tranche en faveur du premier (p. 166), faisant siennes les assertions d’Alexandre Dumas dans ses Mémoires, rappelant l’affaire du banquet républicain et du toast (p.167). Dieu, dit Le Vieux, a décidé de la mort d’Évariste, en ce geste du pouce renversé des Empereurs romains lorsque le
gladiateur à terre leur avait déplu.
Au-delà d’Évariste
Galois, nous nous interrogeons sur une époque historique faite d’instabilité,
d’institutions politiques qui se cherchent, d’apprentissage du parlementarisme,
de révolutions et de restaurations, de retour du mouvement populaire parisien
en 1830, car le peuple de Paris n’avait plus bougé depuis 1795. Nous sommes
dans un pays qui tente de synthétiser l’héritage des principes de 1789, de la
démocratie, l’idéal révolutionnaire et la légende napoléonienne qui commence
(elle subit une récupération politique partielle en 1840 par la Monarchie de
Juillet avec le retour des cendres…). La France de 1830 a du mal à assumer
l’héritage de 89 et plus encore celui de 92, la République, qui devra attendre
février 1848
puis septembre 1870 pour ressurgir. La démocratie parlementaire est niée par le suffrage censitaire de 1814, comme elle fut niée par ce que l’on nomma le césarisme, bien que le suffrage napoléonien, très indirect et pyramidal (tel que l’institua la constitution de l’An VIII) se prétendît universel. Le pays est déchiré entre bourgeoisie, aristocratie et peuple, entre tentation du retour à l’absolutisme, réaction sociale ou politique et progrès. Évariste Galois apparaît tout à la fois à l’avant-garde politique et scientifique de son temps, comme Dumas puis Hugo, quant à l’avant-garde littéraire… il s’agit d’un autre problème, car n’oublions pas que Victor Hugo venait de la droite et évolua à gauche, tandis que Galois demeura fidèle aux idéaux avancés de son père (il les sublima même) et exécra toujours, en sa brève vie, tous les conservatismes. Évariste Galois s’inscrit aisément dans le martyrologe républicain, comme plus tard Armand Carrel (tué lui aussi dans un duel, en 1836, contre Emile de Girardin) ou Victor Noir (assassiné en 1870 par le prince Pierre Bonaparte). Il faudrait ajouter à la liste l’ensemble des victimes de juin 1832, fameuse insurrection républicaine dépeinte par Victor Hugo dans Les Misérables. Quand la littérature réécrit l’Histoire pour notre plus grand plaisir tout en suscitant la réflexion.
puis septembre 1870 pour ressurgir. La démocratie parlementaire est niée par le suffrage censitaire de 1814, comme elle fut niée par ce que l’on nomma le césarisme, bien que le suffrage napoléonien, très indirect et pyramidal (tel que l’institua la constitution de l’An VIII) se prétendît universel. Le pays est déchiré entre bourgeoisie, aristocratie et peuple, entre tentation du retour à l’absolutisme, réaction sociale ou politique et progrès. Évariste Galois apparaît tout à la fois à l’avant-garde politique et scientifique de son temps, comme Dumas puis Hugo, quant à l’avant-garde littéraire… il s’agit d’un autre problème, car n’oublions pas que Victor Hugo venait de la droite et évolua à gauche, tandis que Galois demeura fidèle aux idéaux avancés de son père (il les sublima même) et exécra toujours, en sa brève vie, tous les conservatismes. Évariste Galois s’inscrit aisément dans le martyrologe républicain, comme plus tard Armand Carrel (tué lui aussi dans un duel, en 1836, contre Emile de Girardin) ou Victor Noir (assassiné en 1870 par le prince Pierre Bonaparte). Il faudrait ajouter à la liste l’ensemble des victimes de juin 1832, fameuse insurrection républicaine dépeinte par Victor Hugo dans Les Misérables. Quand la littérature réécrit l’Histoire pour notre plus grand plaisir tout en suscitant la réflexion.
Christian Jannone
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