5 mars.
Le prêtre est parti à l'aube. Il
reviendra encore... Tu vis toujours, ma poupée! A dix heures, nouvelles
suffocations, nouvelles bouffées délirantes, nouvelle hémoptysie... Un autre
œdème, à la jambe droite cette fois. La fidèle Alphonsine, accompagnée de
Madame Langlois, ne parvenait pas à te calmer, à t'administrer le ballon
d'oxygène. Je dus intervenir moi-même, maladroitement.
Nouvel appel à Maubert,
d'urgence, nouvelle saignée...maudite lancette...cuvette de sang immonde...
Ponction des plaies, du pus de tes escarres en ton dos meurtri! Piqûre de
gaïacol...Retour au calme, encore une fois, mais tu n'as rien absorbé depuis un
jour...
Vers dix-neuf heures, tu ressens
un mal des ardents en tes entrailles utérines... Tu cries ta peur du Vieillard
Temps. Tu délires, racontant un rêve où tu retrouvais, qui t'attendaient aux
champs égyptiens d'Ialou, Père, Mère, ton petit frère Louis, mort du croup,
Marguerite, Georges, et la petite Ballanès, dont je tairai les raisons de la
présence dans ton songe, mais qui t'a pardonné, selon ton délire, ce que tu lui
as fait. Puis, tu es tombée dans un état d'hébétude. Remords! Ô ton remords!
Expiation! Fins dernières!
6 mars.
Je ne crois plus en la médecine.
Norbert, à ma demande, a rameuté une sorte de charlatan, de rebouteux plus ou
moins bohémien, qui t'a fait boire un émétique de sa composition, une espèce de
décoction de simples et d'herbes sauvages dont je n'ouïs point les noms et que
tes connaissances botaniques auraient permis d'identifier à coup sûr. Il y eut
un miracle temporaire après que tu eus vomi une sorte de fiel verdâtre
malodorant... Foin de médicaments : ton état parut meilleur deux jours
durant...
7 mars.
Vive le rebouteux! Tu as réussi à
te tenir assise dans ton lit, à manger -oh, pas grand chose – un peu de viande
hachée (tu as perdu de nombreuses dents) et une solide soupe paysanne pleine de
lard! Pourvu que cela dure!
Tu m'as parlé longuement de tes
anciennes fréquentations, évoquant Kulm et la mémoire d'un de ses ennemis, un
certain Arbois ou Darboy, dont il t'avait conté les « exploits »...
Puis, tu as recommencé à t'égarer... Tu as décrit un Darboy pourchassant Kulm
quelque part en Espagne, avec des sortes de brigades de plusieurs nationalités,
une guerre civile atroce, un tsar autocrate dit « rouge » qui aurait fait
éliminer les amis de Darboy qualifiés de « poumistes » (je n'ai
nullement saisi de quoi il en référait exactement mais il s'agissait d'
Espagnols, peut-être des carlistes), des bombes venues du ciel, un massacre du
côté de Badajoz ou du Pays Basque, dans une bourgade dénommée Guernica,
dans un futur improbable, un Kulm en uniforme vert-de-gris, avec des insignes à tête de mort ou en forme de double S ornant casque, casquette et col, qui servait les plans d'un chancelier allemand pis que Bismarck... Kulm officiait dans une sorte de camp de prisonniers de guerre avec des baraquements affreux, rudoyant des hommes squelettiques quasi nus, vêtus d'une espèce de tenue rayée de bagnards. Il y avait des fours et cela puait, puait la chair humaine brûlée...
dans un futur improbable, un Kulm en uniforme vert-de-gris, avec des insignes à tête de mort ou en forme de double S ornant casque, casquette et col, qui servait les plans d'un chancelier allemand pis que Bismarck... Kulm officiait dans une sorte de camp de prisonniers de guerre avec des baraquements affreux, rudoyant des hommes squelettiques quasi nus, vêtus d'une espèce de tenue rayée de bagnards. Il y avait des fours et cela puait, puait la chair humaine brûlée...
Cet enfer dantesque, tu me le
contas, possédait une variante : des fosses dans lesquelles s'entassaient des
milliers de cadavres de femmes, d'hommes et d'enfants fusillés en masse. Tu
prononças plusieurs termes en des langues étrangères : certains étaient en allemand
– tu sais, je connais la langue de Goethe- et signifiaient « solution
finale », mais je ne pus saisir de quoi. Une autre expression débutait par
un mot obscur, que je notai maladroitement, approximativement : chaud, non
« cho-a » ou « chauhat » complété par les termes « par
balles ».
« Darboy » combattit
même plus tard en Amérique Latine, sous les ordres d'un chef révolutionnaire
charismatique que tu appelas « Le Chai » ou « Le
Tchai »...une de ces engeances adeptes de la voyoucratie.
Puis, tu me dis que Kulm avait le
grade de colonel et que sa bouche, en fait, avait à l'origine une particularité
anatomique le rendant monstrueux. Cette bouche était à la semblance d'un bec de
calmar... Kulm avait de nombreux ennemis : un Chinois -que tu affrontas toi-même
à Paris en 1888-, un père jésuite dont tu me révélas le lien avec notre
regrettée Lise : ils étaient nés en même temps, une ou plusieurs
actrices, amies du Chinois etc. Hélas pour toi, l'objet de tes fantasmes, ta
Deanna Shirley, appartenait à la coterie de cet Asiatique étrange, aux pouvoirs
surnaturels, appelé Daniel, tout comme sa propre sœur, qu'elle détestait
pourtant, et qui se nommerait Daisy-Belle. Ce Daniel aurait été la pierre
d'achoppement de tes plans, de ton grand dessein nécessaire à la revanche de
1870, car il aurait battu cet imbécile de général Boulanger lors d'une
mémorable équipée africaine...
Je n'en sus pas davantage sur les
raisons de cet échec auquel tu fis maintes fois allusion ces dernières années,
sans que je pusse jamais appréhender le sens exact de tes paroles. Tes pensées
étaient des plus désordonnées, et tu déliras derechef lorsque, revenant au
baron Kulm, tu affirmas qu'il était de tout temps et de tout lieu, sur Terre et
ailleurs, combattant « Darboy » partout où il le pouvait, à Sumer, à
Uruk, à Ur, à Lagash, où il complota contre le prince Gudea, avant que Darboy,
sous le nom de Bokadu, déjouât cette conspiration... En Égypte, Kulm eut encore
fort à faire contre Sésis Théis-Darboy, scribe du pharaon Aménophis III. En Chine,
par contre, Darboy, omniprésent dans tes hallucinations que je préfère
attribuer à ton abus de l'opium, ne put empêcher la chute des Souei, fomentée
par notre baron, dynastie remplacée par les Tang... Délire, billevesées, délire
que tout cela! Le génie, mon ouistiti adoré, est décidément fort proche de la
folie!
Je compris : un démon t’habitait!
Je rappelai le père Mathieu : pour t'administrer, il eût d'abord fallu
t'exorciser...Or, Mathieu avait la qualité d'exorciste.
8 mars.
Le prêtre se devait d'extirper
tous les démons de la Tétra-épiphanie qui tentaient leur ultime attaque depuis
hier. Tu fus prise d'une arythmie cardiaque et pulmonaire, à la fois chaotique
et régulière, se répétant cycliquement de cinquante en cinquante minutes, ainsi
que put le constater Madame Langlois.
Le père Mathieu s'obstina : il me
déclara qu'un démon multiplié en quatre pseudos hypostases te possédait, un
démon d'un certain culte hérésiarque se prétendant père, fils, jumeau femelle,
concomitant mâle, qu'il me dit avoir identifié avec un ministre de notre
religion, dévoyé par la « science » de Darwin. En mon for intérieur,
je tentai de relier cette personne à celui qui naquit prétendument au même
instant que notre pauvre petite fille, du moins s'il eût fallu que je crusse à
la lettre les assertions démentielles de mon aimée.
Le démon avait pour nom Panlogos.
Ça ressemblait à Pangloss, ô ironie, mais je t'avais déjà entendue prononcer ce
nom ridicule à consonance grecque!
Ce fut alors que je compris tout
depuis le début, depuis février 1880... D'aucuns te nommaient avec déférence,
voire avec vénération la Grande Prêtresse... Kulm t'avait endoctrinée,
convertie lors de ton adolescence. Il revint à ma souvenance quelques remarques
allusives sur des événements que tu avais vécus, subi, en septembre 1877 à
Paris, après la mort de Monsieur Thiers. Mes cogitations furent interrompues
par un accès de rire de démente, suivi d'un discours furieux, d'une force
anormale car ce n'était plus toi qui parlais... Où était ta petite voix de serin?
Quelle était donc cette langue de sauvage que je notais fébrilement sur quelque
papelard traînassant sur la crédence? « Ogo! Ogo kimbubu! N'fradesele! Tetramele epif' N'kono! Pan! Tri
pan! » On eût dit une langue de peuplade d'Afrique...
Vers dix-sept heures trente, le
père Mathieu gagna le combat : Panlogos et ses archidémons, ses succubes et
incubes Panphusis, Panchronos ou Pankronos et Panzoon, créatures de la nuit
païenne, partirent à jamais... Tu pouvais mourir en paix, mais tu t'obstinais.
Tu appelas :
« Delphine! Delphine! Faites
venir Delphine! Deanna! Deanna! Viens aussi à moi, ma jumelle! »
Puis, cette quinte horrible, ce
gargouillement, cette hématémèse. Je te crus morte mais tu revins à toi. Le
père me rejeta de la chambre en disant :
« Les démons sont chassés.
Son âme est à Dieu... Je dois lui administrer l'extrême-onction. »
Aurore-Marie continua à délirer,
tousser et cracher toute la nuit, au point qu'à l'aube, on la pensa exsangue et
sur le point de passer...
9 mars.
La mort de mon aimée n'est plus
qu'une question d'heures. Le prêtre ne la quitte plus. Il récite sans cesse les
prières aux agonisants et ma pauvre petite chérie l'accompagne, poupée diaphane
et minuscule aux miasmes morbides, aux longs cheveux épars, à laquelle nous ne parvenons
plus à administrer la moindre injection, le moindre ballon d'oxygène. J'ai
envoyé Huberte au bureau des télégraphes prévenir la famille de mademoiselle
Ibañez y León, la fameuse Delphine que ma mie ne cesse de réclamer entre deux
étouffements. Pensant son devoir accompli, le prêtre a sollicité son congé, une
fois de plus.
« Votre épouse peut mourir
en paix. » s'est-il contenté de me déclarer.
Aurore-Marie sombre dans une
demi-inconscience, où elle demeure, comme prostrée, absente, parfois jusqu'à une
à deux heures d’affilée, dont elle n'émerge que par intermittences pour gémir
et suffoquer. Elle geint, se plaint de brûlures, pis que celles d'un fer rouge,
de douloureux et lancinants élancements au niveau des ovaires. Ses
expectorations se font plus espacées. Mais elle est prise de palpitations
cardiaques, qui m'inquiètent au plus haut point : ce pouls irrégulier,
chaotique, imprévisible, que dis-je, imprédictible, n'est-il pas le signe avant-coureur de la fin?
Je ne dormirai pas cette nuit.
10 mars.
Maubert est arrivé à minuit
trente en pensant que le trépas d'Aurore-Marie était imminent. Il a fallu lui
administrer quatre ballons d'oxygène. Comment l'aimée est-elle parvenue à
absorber ce brusque afflux gazeux? Elle en parut conséquemment ivre, avant de
se calmer une nouvelle fois.
Puis, elle a dormi jusqu'à neuf
heures. Épuisé, je sommeillais moi-même à son chevet. Lorsqu'elle s'est
réveillée, elle a balbutié d'une voix faible, plus familière :
« Le prêtre...qu'il
revienne...je peux trépasser aujourd'hui, je le sens... Et Deanna, où est-elle?
Delphine viendra-t-elle? Je vivrai jusqu'à ce que tu sois là, ma
Delphine... »
A midi, Norbert m'a rapporté un
pneumatique : mademoiselle Ibañez y León, du fait de ses obligations scolaires
et familiales, ne serait là que le lendemain matin. Aurore-Marie, je t'en
supplie! Tiens, tiens encore! Un jour, ne serait-ce qu'un jour!
Mon adorée a recommencé à
délirer, à déblatérer, débagouler, comme on disait en l'ancien temps. Elle
parlait de Deanna...de ce qui s'était passé avec elle en 1888 à Paris, puis à
Venise avec un certain Tellier que je ne connaissais nullement, n'ayant jamais
ouï ce nom avant cette sombre journée... Mon aimée s'accusa d'un nouveau
meurtre, d'un assassinat vénitien... De même, elle regretta d'avoir occis en
duel, au pistolet, la publiciste Yolande de La Hire... Toutes ses turpitudes
continuaient de la hanter...
Comment une poitrinaire au
dernier degré de la consomption parvenait-elle à parler aussi longtemps sans
succomber? Quelle énergie t’habitait-elle encore, mon petit ouistiti adoré? Ta
capacité de résistance m'étonnera toujours dans cet organisme, ce corps si
fluet. L'espoir fait vivre et tu vivras en moi pour les siècles des siècles,
comme la poignante et pathétique Lison de ton poëme, « Si belle dans ta
richesse blanche ».
A quinze heures, nouveau
pneumatique, qui m'intrigua et m’ébaudit :
« Arriverai demain à
quatorze heures. Signé Deanna Shirley de Bièvres de Beauregard. »
Je lus le pneumatique à
Aurore-Marie qui en pleura de joie...cette nouvelle la réconforta au plus haut
point et la prolongea encore, encore... Je murmurai la fin de ton fameux vers :
« (...) N’attends pas le
tombeau. »
Je verrai enfin Deanna le
lendemain après midi... Savoir si elle te ressemble autant que ce que tu m'en
as conté.
A dix-sept heures, le père
Mathieu est revenu.
« Aurore-Marie est encore
parmi nous... lui dis-je. Entendez-la chantonner, babiller, les poëmes qu'elle
composa lorsqu'elle était fillette. »
Un gazouillement traversait la
porte de la chambre :
« L'oiseau réclame sa
pitance,
Le passereau joli, ô ma joie,
mon enfance! (bis)
Le passereau mignon à mon bon
souvenir
Bat des ailes pour saluer le
beau temps à venir... »
C'était comme si elle eût été
atteinte d'une régression infantile, de ce que les Italiens appellent
« rimbambita ».
« Chante, chante oiseau
merveilleux!
Chante à jamais, au ciel bleu
lumineux! »
Je fondis en larmes à l'écoute de
ces vers si bucoliques et si agrestes. Pourquoi, mon ouistiti, pourquoi as-tu
abandonné ton premier style? Oui, pourquoi? Pourquoi ces affreux okéanides, ces
références mythologiques? Je te maudis, Parnasse!
« Rose! Rose de pourpre,
fraise des bois!
Saluez Dame Nature et la bonne
confiture!
La confiture que mère-grand
autrefois prépara
Pour la splendide enfant qui
au bois s'égara! »
Cette prosodie oubliée, ces
poëmes reniés, revenus du néant, de l'au-delà de son songe... Résurrection!
« Monsieur du Soleil et
Dame la Lune
Sentez donc le printemps
embaumant et le joli été
Où s'affaire l'abeille lorsque
tombe la brune,
Le cornouiller joli, la
giroflée amie, ô ma beauté!
Le cerf de Saint-Hubert
sortant de la ramée!
Ô saison des amours en la
belle ramure
Profite de ces jours, ma fille
bien nommée
Écoute encor le brame, ô ma
mie, ma très pure! »
Mais la toux te reprit. La
rechute, la rechute, hélas! Crainte, redoutée et fatale... j'entrai tout de
même dans la chambre, désirant jusqu'à l'ultime instant tenir ta petite main,
ma pauvre petite poupée... Je compris qu'on oublierait ton nom, postérité
cruelle, du fait du reniement de ton style originel. Simple! Il eût fallu que
tu composasses, que tu écrivisses des vers simples! Il fallait rester simple,
frais, spontané. Tu aurais été alors l'égale de Marceline Desbordes-Valmore! Il
n'en sera hélas rien.
Aube du 11 mars 1894.
Je ne sais comment nous pûmes
dormir. Je m'éveillai vers les six heures, me surprenant à caresser ta jolie
petite main érubescente. Tu n'étais déjà plus qu'une ombre évanescente mais tu
vivais encore. Le prêtre, à genoux, psalmodiait ses prières. J'eus la vision
suprême de ce lit bientôt vide. Cette prescience m'ôta tout espoir illusoire.
Je me souvins d'un vers de Dante Alighieri, dont la « Divine
comédie » avait inspiré Franz Liszt :
« Voi chi entrate,
lasciate ogni speranza! »
Il s'agissait de l'inscription
qui, tel un frontispice, marquait le linteau de la porte des Enfers. Une pensée en entraînant une autre, mon
cerveau en vint à évoquer l'épigraphie latine, particulièrement celle à
caractère funéraire, que l'on retrouvait sur maintes stèles de la Rome
républicaine ou impériale, science qu'illustraient les études de ce célèbre
historien allemand, monsieur Mommsen. Inévitablement, ce fut un autre des
poëmes de l'aimée qui s'imposa à mon esprit : les « Fragments d'un
grammatiste antique » et ce vers en particulier :
« Cippe, tertre,
mausolée, cénotaphe, chef-d'œuvre de l'épigraphe ».
Certaines éditions,
particulièrement celles circulant dans les pays anglo-saxons, s'avéraient
fautives, en cela qu'elles rajoutaient la stèle, intercalée entre le
tertre et le mausolée. Cela donnait conséquemment le résultat suivant :
« Cippe, tertre, stèle,
mausolée, cénotaphe, chef-d'œuvre de l'épigraphe... »
Qu'importaient désormais à mon
cœur ces miasmes de mort, ton haleine fétide, ces escarres où la gangrène se
mettait, les spasmes de ta respiration, les filets de sang s'épanchant de-ci,
de-là, qui sortaient soit de ton nez, soit de ta bouche pâle. J'entendis un ora
pro nobis. Tu t'éveillas, du moins, je le pensai, car, chez toi, le
sommeil ne voulait plus rien dire. Tes cheveux, tes beaux cheveux magdaléniens
de blondine, de sylphide luminifère, ton regard d'ambre, la triangularité de
ton ovale que je n'oublierai jamais, ma mie, ma petite poupée, mon ouistiti
chéri... à jamais....
Tu marmottas : « La pendule...
Je ne veux plus la voir... Elle m'annonce la mort... Mon temps terrestre
s'achève... »
Et le père de répliquer :
« Le Ciel, songez au Ciel...
- J'ai peur des enfers, des
enfers antiques aux âmes errantes... Les lémures, les morts d'Ulysse et
d'Orphée... Non! Pas Cerbère! Pas l’Amenti! »
Tu étouffas et haletas, ta
poitrine atteinte de secousses spasmodiques. Je ne songeais même plus aux
ballons d'oxygène, qu'il eût fallu d'une plus grande capacité. Toutefois,
Madame Langlois entra faire son office, te changer, te nettoyer, te piquer. Je
t'entendis gémir!
« Oh! Oh! Pitié! Non!
Non! »
Tu souffrais trop car je savais
que le squirre avait atteint, comme pour ta maman adorée, la membrane utérine.
De quelle hémorragie seras-tu atteinte à la fin? Qu'est-ce qui cèdera en
premier? Le ventre ou les poumons? Messieurs les Diafoirus, les Purgon, je vous
hais tous et vous maudis pour l'éternité! J'abhorre la Faculté!
Il était huit heures : Madame
Langlois m'a prié d'aller me reposer ailleurs, de faire un brin de toilette, de
me raser. Elle demanda au prêtre de faire de même, de sortir de la chambre, car
elle devait tenter de laver la patiente. Elle avait transporté une bassine
d'eau bouillante et d'affreux gants de crin. Tu hurlas lorsqu'elle te toucha.
Je me suis exécuté. Je revins, rasé de frais, habillé comme déjà pour un
enterrement, vers dix heures moins le quart...
Madame Langlois sortit de la
chambre, rouge...
« La médecine ne peut plus
rien faire pour Madame. Je suis impuissante. Elle ne passera pas la journée.
C'est à vous, mon père, à vous, l'époux, monsieur de Saint-Aubain, qu'il
incombe de veiller à ses derniers instants. »
J'ai pensé à ta phrase, à ton
cri, lorsque, après ta confession immonde, tu t'étais refusée à moi, à ton
« Non, je ne veux pas! », à cette horrible « Hamadryade
indienne » au caractère choquant, fille de Gomorrhe pornographique!
C'était il y a deux ans! Mais je chassai ces mauvaises pensées.
Madame Langlois continua :
« J'ai pansé Madame de
Saint-Aubain comme j'ai pu ; j'ai désinfecté son dos ; j'ai renouvelé les
bandages... Mais ce dos, la pauvre petite! Ce dos n'est plus que purulence,
gangrène et plaies ouvertes et ses entrailles ne doivent guère valoir mieux. Ne
lui dites pas qu'elle va passer, ne le lui dites toujours pas! Elle est parfaitement
lucide! Elle ne doit pas savoir. La pauvre n'a même plus la force d'aller au
vase de nuit... »
L'infirmière dévouée, magnifique,
robuste, partit, croisant Norbert qui annonça :
« Mademoiselle Delphine
Ibañez y León!
- Introduisez-la, Norbert... »
J'annonçai la nouvelle à l'aimée
moribonde qui esquissa un sourire entre deux halètements. Elle me désigna la
commode.
« Le
second...tiroir...murmura t-elle...les deux enveloppes avec les rapports des
sœurs infirmières sont là... Laisse-moi t'avouer enfin une chose... Je vais te
révéler de qui était le dernier enfant que je perdis en novembre... »
Elle me dit à l'oreille :
« Claude... Claude Debussy,
le musicien... Pardon, mon Albin, oui, pardon... »
Norbert introduisit Mademoiselle
Delphine et nous dûmes nous mettre en scène devant la fillette! Quel dérisoire
vaudeville mortifère nous lui jouâmes alors! Il était onze heures passé de
douze minutes en cette fin de matinée du 11 mars 1894. Le temps s'était adouci
et le printemps tentait d'esquisser son entrée.
Cette petite fille aux cheveux
d'un noir bleuté, au teint mat, aux yeux sombres, je la connaissais déjà pour
l'avoir vue à ce fameux concert de chambre où, sous la défroque de notre
malheureuse Lise, tu t'étais évanouie, mon amour...
Mais une angoisse m'étreignit,
furtive d'abord, puis de plus en plus précise : je sentis sourdre en moi une
inquiétude, telle l'ébullition d'une eau volcanique surgissant d'un solfatare
en un paysage désolé de l'Islande, cette île aux lépreux dépeinte avec un
réalisme non dépourvu de complaisance par Monsieur Jules Verne dans son fameux
« Voyage au centre de la terre ». Cette sensation était semblable à
quelque précipité chimique, comme la réaction d'un acide quelconque au contact
de l'argile. Je craignais que Deanna Shirley
n'arrivât prématurément, qu'elle pénétrât subrepticement dans cette chambre d'agonie sans qu'elle eût été annoncée par Norbert, qu'elle surprît la choquante confession de l'aimée à la petite Delphine, au risque d'engendrer en elle un diffus mais tenace sentiment de jalousie envers celle qui, plus jeune, avait inconsidérément été l'ultime passion de ma malheureuse mie. Ce sentiment, quel qu’infondé qu'il fût, passa heureusement, et il n'en demeura qu'une écume de surface, promptement évaporée : la peur céda la place à une relative félicité. Je délaissai ce qui me sembla, avec le recul, une introspection malsaine, pour ne pas écrire malséante, pour me concentrer sur notre comédie des adieux.
n'arrivât prématurément, qu'elle pénétrât subrepticement dans cette chambre d'agonie sans qu'elle eût été annoncée par Norbert, qu'elle surprît la choquante confession de l'aimée à la petite Delphine, au risque d'engendrer en elle un diffus mais tenace sentiment de jalousie envers celle qui, plus jeune, avait inconsidérément été l'ultime passion de ma malheureuse mie. Ce sentiment, quel qu’infondé qu'il fût, passa heureusement, et il n'en demeura qu'une écume de surface, promptement évaporée : la peur céda la place à une relative félicité. Je délaissai ce qui me sembla, avec le recul, une introspection malsaine, pour ne pas écrire malséante, pour me concentrer sur notre comédie des adieux.
Delphine assisterait donc à ton
ultime confession, puisque tu l'avais voulu ainsi. Tu insistas pour accompagner
le prêtre en ses psalmodies, ses litanies aux agonisants, en rémission de
tes péchés, malgré tes empyèmes, tes amas de pus en ta cavité pleurale,
malgré les nécroses caséeuses qui t'étouffaient de plus en plus, te
congestionnaient. Tu étais trempée de sueur, mon pauvre chou d'amour! Après
trépas, on publierait à ton sujet, en l'honneur funèbre de la belle poëtesse,
dans la presse nationaliste, dans la Revue de Monsieur Brunetière,
parangon de la réaction, maints articles laudatifs que nos ladies – tes
lectrices assidues - commenteraient allègrement autour d'une tasse de
thé agrémentée de scones, en jouissant de leurs caquetages de poules emplumées
ridicules. Quelle fatuité!
Je me surpris à te gronder, à te
morigéner :
« Aurore-Marie, cessons donc
là cette comédie! Le temps des momeries est révolu! »
Je ne sus plus si je pensais aux
faux-semblants religieux tandis que tu balbutiais pitoyablement tes prières en
hoquetant, ou si je songeais à tes enfantillages, car, si tel était le sens
perçu par la petite Delphine, elle comprendrait mômeries avec le petit
chapeau... Le ton que j'employais à prononcer ces termes m'attrista, tellement
il était sentencieux et inapproprié à ces circonstances dramatiques. Ton teint
livide et cireux montrait l'imminence de la fin. Tu pus, on ne sait par quel
miracle, user tes dernières forces en tendant les enveloppes à celle que tu
nommais inconsidérément « ma tendre amie », quelles que choquantes
qu'apparussent ces paroles aux oreilles du ministre de Dieu... Après tout, elle
te prenait encore pour Lise. Je perçus, lorsqu'elle lut les comptes rendus des
sœurs – mais fut-ce de ma part simple imagination ou pure intellection? -,
combien son esprit était choqué, combien elle fut interloquée.
Ce fut alors que Delphine
prononça ces mots :
« Lise tu fus pour moi, Lise
pour toujours tu resteras. »
Devant cet évident manque
d'acceptation de la réalité, je ne sus si je répétais encore stupidement le mot
momeries ou mômeries...
Tu as alors dégoisé cet
extraordinaire discours, cet aveu, cette péroraison, cette confession à
Delphine, sans respiration ni pause, lui demandant pardon...le rythme
s'accélérait, les mots s'entrechoquaient. Vite, vite finir...en finir car la
Mort vient... Plus vite, encore, encore, car cette fois, nulle échappatoire,
et, pour paraphraser ton poëme, le tombeau est bien là qui t'attend, jà ouvert,
en ta hâte d'en terminer à jamais. Ma fleur! Mon amour!
Des larmes perlèrent sur mes
joues, que j'essuyai discrètement afin d'éviter que tu ne les visses : je
refusais de te peiner. Après tes dernières phrases, qu'entendit mademoiselle
Delphine :
« Je...je...j'ai trente ans!
Pardon, Delphine de t'avoir trompée sur mon âge et mon identité et d'avoir
éprouvé pour toi une attirance coupable! Pardon... », je crus capter -
mais était-ce une plainte, un gargouillement, un gémissement que nul d'autre
que moi n'entendit? - une supplique ultime : « Deanna! Viens,
Deanna! »
Puis, il y eut l'ultime
étouffement, l'hématémèse finale... Mon Aurore adorée retomba sur l'oreiller,
la bouche en sang, ses grands yeux de résine grands ouverts... J'approchai une
petite glace de cette bouche... Nulle buée....mon pauvre ouistiti avait cessé
de respirer.
La petite Delphine fondit en
larmes... Il était aux environs de midi, et le père Mathieu déclara :
« Elle est morte, son âme a
rejoint le Ciel où Notre Seigneur, en Sa miséricorde et Sa mansuétude,
l'accueille maintenant en Son giron. Prions pour elle! »
Il entama un Pater noster que
nous répétâmes tous, Delphine, les domestiques et moi... Ma pauvre femme
semblait transfigurée...apaisée... Nul rictus de mort en elle, mais, au
contraire, une expression christique... Je devais la faire apprêter, habiller
d'une robe noire. Aurore-Marie n'était pas décédée intestat. Elle avait rédigé
ses dernières volontés à l'été 1892, après cette fameuse crise lors de
l'affaire Hubeau-Ballanès.
La dépouille de l'aimée fut
arrangée, lavée, et nous la revêtîmes d'une robe de satin et de bengaline aux
manchettes de chinchilla, d'un noir moiré. Au cou de cygne de l'adorée, le
camée de calcédoine et de corindon au profil de Déméter. Aurore-Marie tenait
particulièrement à ce bijou, cadeau du romancier et poëte Gabriele d'Annunzio,
qu'elle avait surnommé « mon disciple favori », offert à Venise à l'été 1888, enchâssé à l'origine dans un coffret de laque, d'émail et de corail. Sa plantureuse chevelure blonde avait été assemblée et attachée en un lourd chignon. Le corps reposait, comme sur un lit de parade...dans notre chambre originelle de la propriété, avant qu'elle ne fît chambre à part partout où nous logions...
qu'elle avait surnommé « mon disciple favori », offert à Venise à l'été 1888, enchâssé à l'origine dans un coffret de laque, d'émail et de corail. Sa plantureuse chevelure blonde avait été assemblée et attachée en un lourd chignon. Le corps reposait, comme sur un lit de parade...dans notre chambre originelle de la propriété, avant qu'elle ne fît chambre à part partout où nous logions...
Vers treize heures vingt-cinq, la
toilette mortuaire était terminée... Il me fallait prendre mes dispositions
pour les funérailles et je craignais que Maubert m'ordonnât une autopsie, après
que Madame Langlois eut constaté le décès. Je demandai qu'on préservât le corps
de l'adorée. Il me restait à me procurer les certificats à la mairie de
Rochetaillée. Maubert viendrait, de toute façon, car seul habilité à signer le
certificat officiel de décès. Un pneumatique lui fut envoyé dès treize heures
et j'attendais sa venue au chevet de ma regrettée moitié, lorsque Norbert
annonça une nouvelle visite :
« Mademoiselle Deanna
Shirley de Bièvres de Beauregard. »
Le domestique crut prononcer le
nom d'une quelconque courtisane de haute volée, pensant qu'il s'agissait de ma
maîtresse, moi, le fidèle mari! Il en parut gêné. Cela se sentit à son
intonation, légèrement tremblotante.
L’attendue arriva, faisant son
entrée dans le hall. Enfin!
« Hélas, vous arrivez trop
tard, fis-je. Mon épouse est passée de vie à trépas voilà tantôt une heure et
demie.
- Vous m'excuserez, Monsieur de
Saint-Aubain. Je viens d’extrêmement loin. »
Elle insista sur le mot extrêmement,
l'accentuant à dessein, d'une manière quasi emphatique, quelque peu propre
à ceux de sa nation, comme ces acteurs de tragédie histrioniques qui usent d'un
ton déclamatoire exagéré, gâchant le plaisir de goûter et de communier à
la beauté pure de la langue d'un Corneille ou d'un Shakespeare, où les mots se
suffisent à eux-mêmes. Elle s'exprimait avec un accent britannique,
d'une distinction rare, de celle que l'on dit snob. Je fus éberlué, non
seulement par sa toilette, mais aussi par sa ressemblance assez troublante avec
Aurore-Marie. Son corps était menu, chétif comme le sien! Deanna Shirley
portait une tenue rappelant les amazones, aux manches gigots bien dans
l'ampleur présentement à la mode, noire comme il se devait. Son corps, très
corseté, faisait ressortir une taille de guêpe ou de sablier et le corset
prodiguait à son corsage une forme à la quasi semblance d'un busc d'armure
maximilienne du début du XVIe siècle. Ses cheveux blonds, bouclés subtilement
sur le devant, étaient coiffés d'un chapeau de cavalière à voilette de
mousseline avec, noué au sommet, un foulard de soie grège, coiffe dont la
teinte s'harmonisait avec l'ensemble de la toilette. Ses mains, que je
supposais délicates, étaient abritées par un manchon de loutre. A son revers,
un œillet rouge, souvenir boulangiste s'il en fût. On devinait sous la veste
d'amazone un chemisier blanc de fine batiste et de dentelles brodées en point
d'Alençon.
Elle fredonnait un air étrange,
qu'elle me dit avoir appris d'un certain Mister Crosby
à Vienne ou ailleurs... Elle me soutint que sa robe était anglaise, conçue par un mister Travis Banton, sans doute de Saville Row, bien que je susse pertinemment que cette artère réputée de la capitale d'Albion abritât plutôt des tailleurs pour hommes, certains réservés à une clientèle exclusive de dandys antiphysiques, ainsi qu'on les qualifiait avant 1789.
à Vienne ou ailleurs... Elle me soutint que sa robe était anglaise, conçue par un mister Travis Banton, sans doute de Saville Row, bien que je susse pertinemment que cette artère réputée de la capitale d'Albion abritât plutôt des tailleurs pour hommes, certains réservés à une clientèle exclusive de dandys antiphysiques, ainsi qu'on les qualifiait avant 1789.
Elle releva son épaisse voilette.
Je faillis me pâmer à ce visage aux yeux noisette lumineux et malicieux.
Pourtant, malgré l'ovale d'elfe similaire à celui de l'aimée, mademoiselle
Deanna Shirley affichait des divergences d'avec ma regrettée épouse. On eût pu
certes la qualifier de jumelle, de sosie, mais deux éléments l'éloignaient
indubitablement d'une similarité physique absolue avec Aurore-Marie :
- la jolie Anglaise de porcelaine
était un peu plus grande que ma femme : d'une douzaine de centimètres environ,
à ce que j'en pus juger, à condition toutefois qu'elle demeurât à plat, car les
talons de ses bottines s'avéraient assez hauts : mademoiselle aimait à se
grandir ;
- ses sourcils étaient châtains,
épaissis par du crayon : mademoiselle appartenait donc à la gent de ces
Anglaises au subtil « brun clair », ce joli marron aux reflets
parfois roux, parfois dorés, qu'elle avait jugé préférable de blondir.
Aurore-Marie jamais ne s'était teinte. De plus, je remarquai un fond de teint
sur ses joues blanches, sans doute pour dissimuler quelques taches de son qui,
selon cette coquette, dépareilleraient sa beauté de jolie maigre. Car je puis
l'avouer sans rougir : Deanna Shirley était réellement une jolie
femme, mais d'une beauté atypique, maigre par rapport aux canons de notre
temps...comme ma femme.
Je lui priai de monter se
recueillir au chevet de la morte. Nous croisâmes la petite Delphine qui
pleurait à chaudes larmes.
« Oh! La jolie brunette!
S'exclama Mademoiselle de Beauregard. Elle ressemble à ma fille adoptive
Paquita!
- Mademoiselle a adopté une
fille? Me dis-je, surpris.
Elle devina mes pensées :
- Paquita est mexicaine. C'est la
maman de Pacal, le frère adoptif de monsieur Ivan, un ami de ma sœur. Je suis
donc en quelque sorte la grand-mère adoptive de Pacal... »
Le discours de Mademoiselle de
Beauregard, pour singulier qu'il fût, était prononcé par une personne tout à
fait raisonnable, qui s'exprimait le plus naturellement du monde, dans un
français parlé avec cet accent britannique distingué, un peu grasseyant, que
l'on qualifie communément d’oxfordien ou d’Oxbridge. Mademoiselle de Beauregard
était décidément une jeune femme délicate comme mon aimée, et d'une élégance
naturelle. Elle me parut d'une excellente éducation. Nous nous recueillîmes au
chevet de ma pauvre Aurore-Marie, parée pour sa dernière demeure.
A la vue du cadavre, Mademoiselle
de Beauregard prononça des paroles que je ne saisis point :
« La toilette mortuaire est
déjà achevée. Les thanatopracteurs de cette époque étaient meilleurs que ce que
je croyais. »
Les yeux de mon Anglaise
s'embuèrent. Ce qu'elle me dit alors ne s'apparentait ni aux confidences
classiques, ni aux messes basses.
« Malheureuse femme...
Hélas! Toutes les roses passent! Les aventures vécues en 1888 ne pourront
s'oublier facilement! Elle voulut nous jouer un tour pendable, mais elle est
toute pardonnée. »
J'ignorais exactement, ayant
refusé de croire avec constance en ses délires, ce que feue mon épouse avait pu
comploter à l'époque, si ce n'étaient ses accointances avec la duchesse d'Uzès
et le regretté brav' général. Il n'y eut jamais chez Aurore-Marie l'expression
de la moindre dénégation. C'était comme si elle ne faisait plus le distinguo
entre le délire et la réalité. Lorsqu'elle avait été informée de la mort du
tragique couple que Boulanger formait avec Madame de Bonnemain, les paroles que
mon ouistiti bien aimé avait prononcées à ce sujet (il y était, si je m'en
souviens bien, question d'Afrique, d'arme absolue et d'autres choses) l'avaient
été selon moi sur le coup de l'émotion, de la folie qui habitait plus ou moins
l'esprit de ma mie depuis l'adolescence.
« Vous n'avez pas affronté
l'Afrique de pacotille dans laquelle mes amis et moi-même avons dû nous
aventurer afin de contrer les desseins de Madame, poursuivit Mademoiselle
Deanna Shirley, comme si je comprenais ses dires... Des hété...rochronies
temporelles (elle buta sur ce mot inintelligible), des hommes-singes, des
esclavagistes arabes des Mille et Une Nuits, mi-centaures, mi-titans, des
dinosaures fous, une nature superposant toutes les époques du vivant sur
plusieurs planètes de plusieurs systèmes galactiques avec leur flore tantôt
bleue, tantôt noire ou rouge selon l'étoile éclairant l'astre et j'en passe!
C'était, pour m'exprimer comme un amateur des réalités virtuelles ou
holosimulations des temps alternatifs de la fin du XXe siècle et du début du
XXIe où l'hyper-technologie numérique et l'ultralibéralisme avaient triomphé,
une cyber-Afrique totalement recréée dans un sens...cybercolonial... »
Pensant que je n'avais rien saisi de son discours, elle crut bon de rajouter :
« Il paraît que votre femme
était une passionnée de botanique. Qu'eût-elle pensé à la vue de jacarandas
mauves, de jaborandis bleu-roi et d'okoumés anthracite? »
J'en eus définitivement la
conviction : Mademoiselle de Beauregard était issue d'une autre réalité que je
n'appréhendais nullement, et elle était saine d'esprit contrairement à ma
pauvre épouse.
Et si, lorsqu'elle parlait du
Logos, de Cléophradès, des communications entre divers mondes parallèles,
pouvoirs que sa soi-disant initiation de 1877 lui avait prodigués, facultés
idoines ou acquises par tous les grands prêtres de cette secte gnostique
remontant au IIe siècle après le Christ, Aurore-Marie disait peut-être la
stricte vérité?
Enfin, Deanna Shirley me déclara
:
« Si vous le permettez,
monsieur, j'assisterai à l'office des funérailles. J'ai reçu une éducation
catholique avec ma sœur Daisy-Belle. Comme votre femme, j'ai été chez les
religieuses, dans une institution en Californie... »
Cela me rappela Lise,
l’Institution Notre-Dame... Il faudrait désormais que notre fille reçût une
sépulture officielle, décente, qu'elle reposât aux côtés de sa pauvre maman...
****************
Les obsèques d'Aurore-Marie
Victoire, baronne de Lacroix-Laval, épouse de Saint-Aubain, dont le titre
s'éteignait avec elles, eurent lieu le 14 mars 1894, en la cathédrale
Saint-Jean de Lyon,
sise dans le vieux quartier. Conformément à ses dernières volontés, ma mie avait choisi que l'office funèbre fût célébré là, de préférence à la nouvelle basilique de Fourvière, dont le style ne l'agréait aucunement, bien que Monsieur Huysmans, un de ses plus fervents admirateurs, que je reconnus d'ailleurs parmi l'assistance, assis entre le comte Boni de Castellane
et Madame Aubernon de Nerville, y eût effectué un pèlerinage à l'été 1891, quelques temps avant d'assister à la soirée funeste...Et la cathédrale Saint-Jean n'était bâtie qu'à quelques rues du lieu du crime passionnel déviant et atroce perpétré par l'aimée sur la personne d'une fillette de onze ans!
sise dans le vieux quartier. Conformément à ses dernières volontés, ma mie avait choisi que l'office funèbre fût célébré là, de préférence à la nouvelle basilique de Fourvière, dont le style ne l'agréait aucunement, bien que Monsieur Huysmans, un de ses plus fervents admirateurs, que je reconnus d'ailleurs parmi l'assistance, assis entre le comte Boni de Castellane
et Madame Aubernon de Nerville, y eût effectué un pèlerinage à l'été 1891, quelques temps avant d'assister à la soirée funeste...Et la cathédrale Saint-Jean n'était bâtie qu'à quelques rues du lieu du crime passionnel déviant et atroce perpétré par l'aimée sur la personne d'une fillette de onze ans!
Je fus surpris par la présence
majoritaire de femmes de la bonne société, bien que ni les officiels, ni le
gratin des belles-lettres, des salons, de Paris, de Lyon et même de Bruxelles
et de Londres, ne manquassent à l'appel.
Les rôles se trouvaient inversés!
Si la littérature d'Aurore-Marie deviendrait rapidement, immanquablement
démodée, surannée ; si son héritage esthétique tomberait promptement en déshérence,
puisque sans doute inhérent à un pur effet de mode (alors que j'avais
vent de l'existence, chez une poëtesse
américaine du nom d'Emily Dickinson,
d'un style radicalement différent, d'une concision et d'un laconisme dépouillé extrêmes quoique non dépourvus d'introspection ; de même dans certaine forme de poësie japonaise que l'on nomme haïku) au contraire, ce que l'on peut qualifier de féministe survivrait en son œuvre bien que le style alambiqué de ses vers constituât à mes yeux un vice rédhibitoire... Cela me rassura, mais ce constat n'annonçait rien de bon pour notre règne à nous, les mâles... Les hommes en étaient réduits, à ces funérailles, étonnantes quoiqu' orthodoxes, à chaperonner leurs femmes qui le leur rendaient bien. Ainsi, elles admiraient ma pauvre chérie, comme si elle eût été la nouvelle Sapho ou la nouvelle Hypatie...non seulement pour sa beauté, mais aussi pour ce qu'elle avait fait.
d'un style radicalement différent, d'une concision et d'un laconisme dépouillé extrêmes quoique non dépourvus d'introspection ; de même dans certaine forme de poësie japonaise que l'on nomme haïku) au contraire, ce que l'on peut qualifier de féministe survivrait en son œuvre bien que le style alambiqué de ses vers constituât à mes yeux un vice rédhibitoire... Cela me rassura, mais ce constat n'annonçait rien de bon pour notre règne à nous, les mâles... Les hommes en étaient réduits, à ces funérailles, étonnantes quoiqu' orthodoxes, à chaperonner leurs femmes qui le leur rendaient bien. Ainsi, elles admiraient ma pauvre chérie, comme si elle eût été la nouvelle Sapho ou la nouvelle Hypatie...non seulement pour sa beauté, mais aussi pour ce qu'elle avait fait.
Et la magnifique Anglaise, la
jumelle Deanna Shirley, comme mon Aurore-Marie l'avait si souvent qualifiée,
était bien là, recueillie en l'office funèbre, car elle avait tenu sa promesse,
par-delà ce que je compris être, puisqu'elle venait indubitablement d'un
ailleurs AUTRE, par-delà, me répétai-je, ce qu'on devait nommer les murailles
du TEMPS.
FINIS
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire