samedi 15 novembre 2014

Cybercolonial 1ere partie : Belles Lettres d'une Rose méconnue chapitre 4 1ere partie.



Chapitre 4
 
  Oskar von Preusse, en parfait Prussien qu’il était, n’avait pas même daigné jeter un coup d’œil au valet de pied qu’on avait préposé à son service. Le jeune homme croulait sous les bagages, les malles lourdes et les boîtes encombrantes. L’Allemand se faisait passer pour un géologue suisse alémanique, accompagné de son assistant, Werner. 
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La propriété ne possédait pas d’ascenseur et le serviteur dut monter les valises jusqu’au deuxième sans afficher son essoufflement. Une fois rendu devant la suite, il posa les bagages sur le lit à baldaquin et tendit la main.
- Que veux-tu donc, groom? Demanda le faux Suisse d’un air mauvais.
- La juste rétribution de mon service, monsieur.
Von Preusse contrefaisait l’accent suisse alémanique à la perfection. Il fouilla dans une poche de son macfarlane de voyage à carreaux écossais et en sortit péniblement quelques sous.
- Ah! Maudit Français! Tiens! File maintenant.
- Au plaisir, monsieur, répondit goguenard le jeune serviteur qui répondait au nom de Daniel.
Obéissant, le valet de pied sortit en sifflotant  Auprès de ma blonde… Il portait à ravir la tenue de chasseur d’hôtel. Mais au lieu que celle-ci fût rouge, il avait préféré endosser un uniforme vert.
Oskar demanda à Werner s’il n’avait rien oublié. 
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- Non monsieur. Les plaques photographiques sont camouflées dans vos gilets de flanelle. Quant aux armes, elles sont dissimulées dans votre télescope.
- Madame la duchesse va se demander pourquoi j’ai un télescope.
- Un hobby.
- A quelle heure le souper est-il prévu?
- Dix heures du soir, commandant. Mais une collation nous sera servie auparavant avec les discours.
- Cet imbécile de Barbenzingue va-t-il en dévoiler beaucoup, à votre avis?
- Je l’ignore, commandant.
- Il serait peut-être bon que je fisse un tour en bas afin de voir à quoi ressemble tout le gratin nationaliste revanchard…
 - Prenez garde. Assurément, Déroulède, Dillon, Drumont, Rochefort,
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 Naquet, Breteuil, Daudet seront présents.
- Ah! Je préférerais de loin un combat où la mitraille tonne, ou encore un duel au sabre contre Paul de Cassagnac en personne.
Sur ces paroles, Oskar chercha la salle d’eau afin de se changer laissant son lieutenant s’installer à son tour.

****************

C’était l’heure de la collation dans le fameux grand salon décrit précédemment. La duchesse d’Uzès, en hôtesse accomplie, avait bien fait les choses. Ainsi, une sorte de chambellan annonçait à la cantonade le nom des invités qui faisaient leur entrée dans la pièce.
- Monsieur de Beauséjour, chef de service au Ministère de l’Instruction publique et des Cultes. 
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Un gros bonhomme au ventre proéminent, le cheveu rare, la mine rubiconde, la soixantaine bien sonnée, s’inclina, en disant :
- Parfaitement, mon ami. Parfaitement. C’est cela.
Puis, il porta son attention en direction de la desserte abondamment pourvue. Il n’eut pas le temps de s’avancer davantage que madame la duchesse s’accaparait du personnage.
- Vous êtes donc venu, mon ami. Vous avez trouvé le temps… c’est bien.
En homme du monde, Saturnin ne montra pas son étonnement et fit un baisemain en bonne et due forme à Marie- Adrienne.
- Nous nous sommes rencontrés à l’Opéra la semaine passée, mentit avec aplomb Beauséjour. Vous m’apprîtes que vous descendiez de la veuve Clicquot.
- Oui, en effet.
- Dans ce cas, vos caves doivent comporter tout ce qu’il faut pour un palais averti comme le mien.
Comme toute la domesticité dans les communs, la noble assistance était placée en hypnose légère. C’était pourquoi la duchesse d’Uzès était persuadée avoir déjà croisé Saturnin. Pendant ce temps, le « chambellan » poursuivait sa tâche, annonçant cette fois-ci:
- L’Amiral Craddock, retraité de la Royal Navy et son ami l’évêque de Bedford… 
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L’évêque de Bedford, Archibald Soper, ressemblait furieusement à Louis Jouvet tandis que Symphorien portait admirablement l’uniforme britannique. Pour une fois, il avait laissé de côté ses habituelles hardes de loup de l’espace.
- Monsieur Irwin Molyneux, écrivain voyageur, entomologiste réputé. 
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Michel Simon, tout en postiches, barbe poivre et sel, son nez coiffé de besicles, en habit de soirée, pénétra d’un bon pas derrière Louis et Symphorien. Le Suisse n’avait pas le trac au contraire du Français.
- Monsieur Arthur Meyer, directeur du journal Le Gaulois, poursuivit le factotum. 
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Les huiles du boulangisme commençaient à se pointer.
Saturnin, de son côté, salivait par avance. Il s’enquerrait auprès de l’hôtesse du programme et du menu.
- Mais madame, que vous nous avez-vous réservé comme surprises?
-  La présentation de ma dernière acquisition des arts de l’Asie orientale, une pièce d’exception, venue, comme le dirait ma chère amie la baronne de Lacroix-Laval, de l’ancienne Cipangu.
- Mais ensuite?
- Quelques petits discours, la lecture par madame la baronne de morceaux choisis de ses derniers poëmes sans omettre une petite démonstration de ses talents pianistiques, tout l’honneur de la soirée sera donc pour elle et pour Georges.
- Je vois, mais quid du souper proprement dit?
-  Vous êtes un fin gourmet.
- Mes entrailles s’impatientent. Elles grondent déjà.
- Hé bien, voici donc les réjouissances. Rien que de très léger:
Bisque de homard à la Créole, potage de crème aux deux asperges, julienne aux légumes primeurs, fricassée de chapon aux morilles et aux cèpes, perdreaux aux pruneaux en croûte de sel, hure de sanglier au Sancerres, bar au fenouil à la Saint Jacques, rougets à la niçoise, soles à la Sancy, flan à la bourguignonne,   poires pochées Rémusat, meringues à la Viel-Castel, parfaits aux trois mokas et aux trois chocolats…
- Mais les vins?
- Rien que du très banal… des Bordeaux, des Anjou, des…
Madame la duchesse s’interrompit car Aurore-Marie faisait son entrée, une entrée de reine, jugez-en un peu.
- Madame de Saint-Aubain, baronne de Lacroix-Laval, prononça le larbin perruqué. 
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La duchesse d’Uzès, à la vue de sa chère amie, ne put s’empêcher de murmurer ces mots précieux:
- Ô Korê delphique ! Comme vous voilà parée !
Aurore-Marie avait revêtu une toilette de bal dernier cri, signée Worth, tout en soie brodée, dont la sur-jupe ou polonaise s’ouvrait sur une traîne gaufrée et brochée. Les motifs argentés, en formes de gouttes d’eau, étincelaient sous la lumière des lustres à girandoles. Le décolleté, en V évasé, laissant deviner le galbe de ses épaules, se terminait par une engrêlure de dentelle chantilly. Les manches petit ballon avaient un revenez-y de mode Premier Empire. Mais ce qui les différenciait fondamentalement de ces dernières, c’étaient les nœuds marquant la naissance des épaules. Les longs gants de satin montaient jusqu’à ses coudes ; par-dessus la main gauche était passé un simple bracelet d’or blanc. Par contre, le cou gracile s’ornait d’un magnifique pendentif octogonal en diamant dont un œillet rouge ne parvenait pas à éteindre le feu. La coiffure de Madame la baronne était travaillée avec art. Ses cheveux blonds avaient opté pour une torsade destinée à recevoir une demi-lune toute adamantine. Il s’agissait de bijoux sans prétention mais dont le coût total aurait permis à une famille ouvrière de vivre aisément durant deux cent cinquante ans. Quant aux pendentifs, ils étaient du même acabit, des gouttes d’eau, affinant encore si possible les lobes délicats et pellucides de Madame de Saint-Aubain. On eût cru ces boucles d’oreilles atteintes de stillation. Accessoire indispensable : l’éventail. Tel un Marcel Proust glosant sur les monocles, il est temps pour nous de nous amuser à l’inventaire de ces différents accessoires de toilette, qui, cette soirée-là, tentaient de rivaliser entre eux, sans pour autant détrôner celui de la poétesse décadente.
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Toutes les Dames présentes agitèrent à dessein leur accessoire de mode, s’éventant comme si elles eussent eu grand chaud, bien que la température qui régnait dans ce salon, du fait de ses dimensions conséquentes le rendant malaisé à chauffer l’hiver, malgré le printemps assez avancé, fût quelque peu fraîche. Ce geste délicat, bien synchronisé par une quinzaine de mains gantées avec ostentation, longues, fines ou potelées, n’avait donc pas pour but de soulager ces précieuses, de les aérer, de prévenir de malséants accès de vapeurs, mais bien de montrer, à titre de comparaison, de représentation, leur objet de toilette mondaine aux yeux de celle qu’elles enviaient, nonobstant son provincialisme point toujours bien vu à Paris. C’eût été inconséquent, malséant, de ne point leur donner la réplique à l’identique ; aussi, Aurore-Marie répéta le même geste, ouvrant son éventail, l’agitant de quelques languides battements, l’exposant aux regards avides et concupiscents de celles dont ne manquait qu’un face-à-main pour mirer le moindre détail infime de l’accessoire ouvragé. Quoi qu’elles murmurassent - admiratives ou jalouses, appréciatrices ou critiques  - les lèvres des rivales en coquetterie fat, fort agitées et tremblotantes, indifférèrent la baronne de Lacroix-Laval, qui poursuivit son entrée et salua tour à tour chaque invité, avec un jeu d’échanges protocolaires de baisemains et de courbettes. C’était là plus qu’un usage, plus qu’un savoir-vivre ; c’était une assuétude. Au friselis de la robe d’Aurore-Marie se mêla le bruissement ostensible de son éventement, superposé aux quinze autres, dont une ouïe exercée et subtile aurait su distinguer et analyser les divers types de dentelles et autres matières nobles entrant dans la façon des indispensables et dispendieux objets. 
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Celui de la poétesse lyonnaise, voulions-nous sous-entendre, l’emportait en préciosité sur tous les autres, non qu’il fût d’exception ; mais les motifs japonards qui l’ornementaient, en sus de la soie et des dentelles chantilly entrant dans sa composition, brodés de fils d’or, surpassaient tout le reste… Il s’agissait d’une soyeuse reproduction art pour l’art d’une estampe d’Hiroshige
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 s’intitulant Le Mont Fuji au printemps. La mieux pourvue des convives - comtesse de** - brandissait une pâle imitation de De Nittis calquée sur Hokusai, aussi inspirée et enchanteresse qu’elle eût pu sembler, en mièvre évocation de cette Vague impressionniste, fleuron de nos parangons du modernisme esthétique. Une autre - Gyp en personne, qui n’avait point oublié qu’elle descendait de Mirabeau -  arborait un éventail de dentelles du Puy où se mélangeaient des broderies représentant des grues cendrées. Les autres se contentaient d’éléments répétitifs floraux, agrestes, pastoraux, paysannesques, grecs, marins ou faunesques, jamais géométriques ou schématiques, à la stylisation limitée par l’esprit bourgeois du temps. Rien, selon ces Dames, n’égalait les broderies anglaises (caractérisant dix des quinze éventails rivaux), quoiqu’elles valussent peu (et encore moins que de dévaluées toiles de Jouy passées de mode) aux yeux experts de Madame de Saint-Aubain, car son accessoire surpassait indéniablement tous ceux de ses rivales, dont ne restait que la variété des matières des manches pour la concurrencer, en sus du gland ou du pompon bariolé retombant, argenté - car assorti à la toilette Worth - dans le cas de la baronne. C’était donc un cortège de manches composites de nacre, d’écaille, d’ivoire, d’ambre, de corne, d’os (ostéodontokératiques, eût écrit Raymond Dart
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 selon une théorie paléontologique erronée émanant de lui seul, bien que ces Dames ne pussent s’assimiler aux Australopithèques) surmontés par d’arachnéennes images brodées ou tissées, osant parfois jusqu’aux crêpures et lourdes damassures inutiles et superfétatoires, cortège qui s’essayait à accompagner la marche triomphale d’Aurore-Marie. Elle s’amusa à ouvrir grand son objet de coquette, y affichant et affirmant ostensiblement son nom, broché et tissé, en caractères nippons, agrémenté du lambel des Lacroix-Laval (cela afin d’ajouter une touche d’une superfluité encore plus décadente) comme signature ou armoiries de la propriétaire du chef-d’œuvre.  
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Mais toutes les bonnes choses ayant une fin, la vedette de l’instant fut surpassée par le couple que tout le monde attendait :
« Le général Georges Boulanger et  Madame De Bonnemains ! » trompeta le « chambellan ».
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 Le brav’général était venu, non en uniforme de grande tenue - il ne s’estimait pas en service et devait parfaire son allure civile pour la députation qu’il convoitait au cours de diverses élections multiples - mais en habit de soirée, tandis que sa maîtresse arborait une robe de brocart, soie et satin magenta, tissée de fils d’or, la polonaise étant en brocart et le corsage en soie, le tout  se chargeant d’une traîne et de force roses et œillets écarlates. C’en fut trop, mais cela fut exquis. Le cœur d’Aurore-Marie s’agita à tout rompre ; des spasmes d’une joie immodérée la saisirent. Sa chère amie Marguerite, enfin ! Telle une Marie-Antoinette s’émouvant de la venue de sa duchesse de Polignac, Madame eut du mal à réprimer un soupir de contentement. Cependant, croisant Michel Simon, Carette lui jeta, à l’oreille, alors qu’il proposait sur un plateau des coupes de champagne et de punch :
« V’là Barbenzingue qui rapplique enfin. La cavalerie est pas trop en retard. On va rigoler ferme ! »
  Le brav’général aurait pu se contenter de cette tenue de soirée civile, mais il avait préféré l’affubler en sus des multiples médailles qui ornaient sa poitrine et tintaient lorsqu’il se déplaçait. On aurait cru à une réclame ambulante en faveur de la ferblanterie. La barbe parfaitement taillée, le cheveu poivre et sel, le haut-de-forme dit chapeau claque tenu à la main gauche, il tendit négligemment sa paire de gants beurre frais à un domestique dont il ne daigna même pas dévisager la figure : fort marri, Julien hérita de cet accessoire incontournable en sus du plateau comportant les boissons alcoolisées.
« Qu’est-ce que je vais en foutre ? Ils n’iraient même pas aux pognes de Max Linder », marmotta-t-il.
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 Fort entouré, Georges Boulanger dut serrer une légion de mains : Mackau, Dillon, le marquis de Breteuil, Meyer…et se contraindre à la corvée des baisemains et des compliments.
« Ah, mes amis, que je suis heureux de vous voir ce soir si nombreux ! Cela augure bien de notre projet commun. »
Mackau crut bon de s’exclamer : 
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« A l’Elysée, mon cher, à l’Elysée ! »
 Ce cri fut repris en chœur par la majorité des hôtes. Légèrement en retrait, Oskar affichait sa mauvaise humeur :
« Er hat einen Dickkopf ! Schweinhund ! »
 Sous la colère, il en brisa sa coupe de champagne. Il gronda : « Scheisse ! »
Sous sa tenue de soubrette parfaite, la scène n’avait pas échappé à Émilienne :
« Purée ! Je vais devoir nettoyer tout ça ! Fichue couverture ! »
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 Georges Boulanger calma l’enthousiasme anticipé de ses partisans :
« Mes bons amis, n’allez point trop vite en besogne ! Pour l’instant, contrairement à nos plans initiaux, je ne me présenterai à aucune élection partielle. Je ne suis plus candidat. Ce que je veux, c’est montrer notre force à la clique d’opportunistes qui occupe tous les rouages de l’Etat et qui feint d’oublier l’objectif principal : récupérer les provinces perdues. Bientôt, nous aurons les armes pour le faire ; bientôt retentira le coup de tonnerre de notre puissance recouvrée ; bientôt l’Allemagne tremblera ! »
 Le baron Hermann Kulm s’approcha tandis que Werner se faufilait afin d’en apprendre davantage. Sa figure n’attirait pas l’attention. On pouvait le prendre pour le secrétaire particulier d’un des hauts personnages de l’assistance. Aux paroles pleines de feu et d’assurance, qui avivaient la fibre nationaliste, les moustaches du jeune Maurice Barrès et les lèvres de Paul Déroulède avaient frémi et tremblé d’excitation. 
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Kulm jeta à l’oreille du brav’général :
« Dois-je vous apporter les plans et la carte maintenant ?
- Après le souper, quand ces dames siroteront un alcool de poire. Ici, c’est une affaire d’hommes.
-  Mais Madame la baronne de Lacroix-Laval et Madame la duchesse d’Uzès, dont les subsides sont si précieux à la réussite pleine et entière de notre cause, les laisserez-vous aussi à l’écart ?
- Pour elles, je suis prêt à faire une exception. »
Michel Simon se frotta ostensiblement les mains devant le faux évêque anglican. Le pseudo religieux lui dit discrètement :
« Pourquoi tant vous réjouir ?
- Ben, Daniel avait raison. Vous avez entendu comme moi. Il est question de plans et de carte. En pointant ce petit bijou de technologie en direction de Barbenzingue, nous filmerons le tout ni vus ni connus. »
Le minuscule appareil avait l’apparence d’une chevalière. Il ne se contentait pas de capter les sons et les images, il les mémorisait et restituait le tout en 3 D, sans en oublier le moindre détail. Ainsi, alors qu’on se fût attendu à n’avoir pris dans l’objectif que le général et deux ou trois de ses amis, en fait, l’enregistreur capturait tout jusqu’à la plus improbable fragrance, la moindre particule de poussière, le bruit le plus ténu et le plus lointain.
Louis Jouvet observa :
« Ne vaudrait-il pas mieux voler les documents avant que Barbenzingue s’en serve ?
-Il faut dénicher la cachette ! Observa Craddock.
- Oui, mais ce sont les ordres. Moi, je les suis sans discuter, répliqua le Suisse.
- Faut encore trouver le moment propice !
- Après les ripailles !
- Houlà, Craddock, ça risque d’être long. C’est salonard ici. On s’presse pas et le repas doit comporter trois services au moins !
- Faites semblant de boustifailler pour être en forme à la mi-nuit. En tout cas, si y’en a un qui va se réjouir, c’est Saturnin ! Conclut le cachalot de l’espace.
Violetta et Deanna Shirley rongeaient leur frein, contraintes de manger avec les enfants. La soupe aux cressons, le blanc de poulet aux morilles, la limonade et le flan à la pistache ne plurent guère à la Britannique qui regrettait ses tourtes.
« What a pity ! J’ai encore faim ! Mon estomac n’est pas calé ! »
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De plus, la jeune femme devait subir les bavardages infantiles des fillettes qui dînaient à part des jeunes garçons. 
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« Qu’as-tu reçu pour ton anniversaire, Berthe ?
- Une lanterne magique, Léonore.
- Pouh ! J’ai eu mieux ! Un praxinoscope avec plein de pantomimes : La Belle au Bois Dormant, les Malheurs de Sophie, Les Contes de Ma Mère l’Oye.
- Oui, mais la lanterne, ce n’était que le premier cadeau. Mon oncle m’a offert un Bébé Jumeau de cinquante centimètres de hauteur avec un trousseau complet. Toute une lingerie en fine toile de batiste, une robe de mariée, deux robes de bal, trois tenues de voyage, quatre d’intérieur, deux robes de visites, trois manteaux…
- Je n’en peux plus ! Souffla DS De B de B.
- Pourquoi ? Tu en as acheté autant, lors de ta petite sortie il n’y a pas longtemps. Berthe te ressemble, et cela te fait mal de le reconnaître », siffla Violetta perfide.
Cependant, Boulanger avait complété sa déclaration préliminaire :
« Notre salut passera par l’Afrique ; là-bas le sous-sol regorge des moyens nécessaires à notre victoire. Messieurs, vous en saurez plus à la fin de cette soirée inoubliable. Tout ce que je puis vous dévoiler pour l’instant, c’est que le génie scientifique français sera hautement mis à contribution et glorifié ! A cause du secret que je dois encore garder, ces Dames ne seront pas conviées au petit conciliabule, à l’exception de Madame la duchesse d’Uzès et de Madame la baronne de Lacroix-Laval !
- Comment ! se récrièrent deux voix masculines. Attendre encore alors que le Palais Bourbon était à notre portée ! Et pourquoi l’Afrique, auriez-vous embrassé les idées de ce Ferry-Tonkin ?
- Pas du tout, mon cher marquis et mon cher comte, fit Barbenzingue avec un sourire qui en disait long, à l’adresse de Breteuil et Dillon. Vous comprendrez tantôt le sel de la chose. »
Personne n’avait remarqué, sauf sans doute Daniel, la réaction d’un des invités, qui n’était ni du camp d’Oskar et Werner, ni du Deuxième Bureau. C’était le major Julius Morgan, le bras droit de Sir Charles Merritt, qui avait officié en tant qu’ingénieur principal sur la conception et la construction du Bellérophon Noir.  Il jouait un double jeu, travaillant à la fois en étroite collaboration avec Kulm et Mirecourt mais aussi pour la cause du plus grand criminel que la Terre ait jamais portée. Kulm avait apporté les idées. Morgan s’était émerveillé devant autant d’anticipations militaires qui dépassaient Jules Verne et son sous-marin du capitaine Nemo. Surtout, le mystérieux baron Alsacien avait directement recruté l’officier en rupture de ban, bien qu’il fût décoré de la Victoria Cross, car renvoyé de l’Armée des Indes pour dettes de jeu. Merritt avait lu avec attention tous les rapports de Morgan, et en avait conclu qu’un pareil savoir ne pouvait provenir du XIXe siècle. Il avait alors émis maintes hypothèses. La plus absurde mais pas la plus improbable était que Kulm était originaire de l’avenir. C’était la carte maîtresse d’Aurore-Marie et de Barbenzingue. Il était le numéro deux de la secte qu’elle dirigeait, ce qui signifiait qu’il avait possédé les fameux codex et s’en était déjà servi pour explorer aussi bien le passé que le futur. Il était logique que Merritt raisonnât ainsi. Le mathématicien émérite faisait des rêves étranges, dont un récurrent qui se passait sous le dôme d’une pyramide précolombienne. De plus, il avait capturé quelques mois auparavant un Velociraptor vivant. Présentement, il dressait l’animal à des tâches qui ne resteraient pas longtemps obscures et qui seraient appelées à un retentissement mondial et multiséculaire. Voilà où allait se nicher le cruel génie de Sir Charles !
« Assez parlé affaires, nous devons maintenant, en attendant le souper, réjouir nos oreilles, fit le général Boulanger à l’adresse de l’assistance féminine. Madame la duchesse, à vous l’honneur.
- Mesdames, j’ai l’honneur d’abriter sous mon toit un génie de la littérature, un prodige à boucles blondes, que la Grèce elle-même nous envie ! Aurore-Marie de Saint-Aubain, la poétesse parnassienne par excellence ! Reconnue par tous les critiques de l’Académie française. »
Jouant une feinte modestie, rougissante et toussotante, Madame la baronne s’inclina.
« Je ne sais quoi dire…
- Justement, ma chère. Nous attendons un aperçu de vos derniers chefs-d’œuvre.
- Ils ne sortiront chez les libraires que d’ici une quinzaine, mais, pour vous, je veux bien vous en révéler l’exclusivité. Mon recueil s’intitule : La Nouvelle Aphrodite.
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 Un grand mouvement se fit parmi les chaises et les fauteuils avancés par les domestiques. Cela constitua un cercle, presque à la semblance d’une tholos au mitan de laquelle on eût érigé une statue à la gloire de la muse Polymnie. Un docte silence se fit. Au fond de la salle, Daniel toujours affublé de son costume de valet de pied, écouta avec un sourire indéfinissable, accoudé avec nonchalance contre le chambranle d’une porte, les déclamations compassées de la poétesse. Il s’agissait d’une œuvre manifeste destinée à ouvrir le recueil.  De sa toute petite voix de fillette, elle commença :

   Exorde

Le rhéteur discourait en sa cathèdre devant un prytanée.
L’incipit de sa péroraison défendait l’hyménée.
Du fait de ses paroles, le démos vint nombreux,
Applaudir en l’agora de la polis à ses mots lumineux.
Il conta le passé, l’idéal hoplitique du citoyen attique,
Alors que moi, pauvre fille épiclère,
Je languissais au gynécée, pleurant aux sons antiques,
A l’éphébie lors obsolète, à l’onde, aux songes du vieux clerc!

Je me souvins: c’était en mes primes années, dans la cité d’Ixelles.
Mes sept ans accomplis, ayant quitté Bruxelles,
Père m’accompagna, moi, la fragile enfant,
En boutique enchanteresse, paradis du chaland,
Royaume des petites filles, ô, marchand de joujoux!
Tu vendis pour cent sous ce catoptrique bijou!
Un phénakistiscope outre-Quiévrain conçu,
Par Plateau, magicien, inventeur au génie mal perçu!

Les images lumineuses, la pantomime de l’acrobate,
Commedia dell’arte du pantin hylobate,
Ces délicats dessins, précieux en leur écrin,
Ce disque mouvant, illusion chromatique,
Émerveillèrent mon cœur, effacèrent mon chagrin,
Mon spleen de petite fille aux boucles romantiques!
Lorsque vint le progrès, le jeu muta encor!
Au disque succédèrent les miroirs du beau praxinoscope!
Las! J’avais déjà quinze ans, la nostalgie au corps!
Regrets de ces années enfuies, prévues par l’horoscope!

Adulte désormais, je me voue aux Beaux-Arts!
Les picturaux prolégomènes de ces jouets anciens,
Agirent, tels tremplins, hors de mon quotidien,
Bien que désormais bannis en un hideux placard!
Ma vocation venue, s’ouvrirent à moi cénacles,
Salons aristocratiques où des poëtes oracles
Exprimaient leurs vers substantifiques
Pour émaux et camées, ô Parnasse mirifique!

Ma mondaine beauté sut plaire aux vieux roués,
Par talent affirmé, je conquis les honneurs,
Grâce aux humanités, je fus des plus douées!
Vint la préciosité, l’art pour l’art, ô bonheur!
A Rome et à l’Hellade, l’Orient s’additionna,
Tacfarinas, Jugurtha, Timgad, Leptis Magna,
Métaphores raffinées, insignes et pérennes vestiges,
Détruits par vieux Berbères, Schleus, Mzabites et Gagaouzes,
Par rezzous senoussistes, fantasias de prestige,
Méharis belliqueux ruinant bordjs de bouse!

Renaissance attendue suit toujours barbare déshérence,
Par le Quattrocento, moi, nouvelle Vénus, ô fruits en déhiscence,
Je proclame que revivra le Beau, de Catane au Mincio!
Masaccio, Masolino, Ghirlandaio, Maestà de Duccio,
Transalpins « masterpieces » par Albion qualifiés,
Célébrez mon incarnat de porcelaine, ma chevelure de miel,
Sonnez, sonnez, trompettes de la gloire pour mon corps déifié!
Frêle certes je suis, mais reconnaissez en moi, quand vous rêvez au ciel,
La Nouvelle Aphrodite investie par Sappho en cycladique épithalame,
La nymphe gracile aux yeux ardents, d’un noisette de flammes,
Le très précieux nectar d’or, de cristal et d’onyx initié par la théogonie.
Nul versificateur, ni Pindare, ni Hésiode, ne me vouera aux gémonies!

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Les accents convaincants de ces strophes orfrazées, orfévrées et ouvragées, presque gravées sur une stèle en marbre du Pentélique, déclenchèrent des larmes sincères parmi ces Dames et des applaudissements nourris chez ces Messieurs. Au contraire, Daniel Lin, qui entendait Craddock souffler et Michel Simon marmonner des insultes, se retint à grand-peine d’éclater de rire. On ne savait comment Aurore-Marie était parvenue à une telle performance déclamatoire digne de la grande tragédienne Rachel et de Sarah Bernhard sans que la prissent des accès d’étouffement turbides. L’ex commandant Wu pensait :
« Que de boursouflures ! Un salmigondis de nombrilisme et de mythologie ! »

 A la deuxième poésie, la voix d’Aurore-Marie sembla prendre davantage d’assurance. Aux oreilles raffinées de nos hôtes décadents, la jeune femme paraissait dotée d’inflexions sacrales et exaltées, telles qu’une orante, une nymphe ou une vestale eussent pu les posséder. En la ciselure de ses lèvres pourprines, les vers précieux prirent la tonalité d’une incantation hallucinatoire. C’étaient ceux qu’elle avait composés afin de célébrer la beauté nonpareille d’Angélique de Belleroche ; ils l’avaient choquée, scandalisée, tant les sous-entendus saphiques en étaient explicites. L’assistance, convertie à l’esthétisme le plus turpide, s’en moquait. Derrière un paravent de pudicité soi-disant préservé, la vénénosité de la baronne s’exprimait toute, en des élans compassés quoique brûlants de volupté et de suavité. Aurore-Marie exsudait toute la quintessence d’une jeune fleur du mal alabandine, aux cheveux de jais, à l’iris d’obsidienne. Son émotion, à la récitation de ce scandale artistique, transparaissait, se trahissait, se manifestait malgré tout par une discrète trémulation de la bouche et des doigts. De même, des tremblotements palpébraux donnèrent l’impression que ses grands yeux d’ambre papillonnaient d’une manière extatique. Elle avouait, sans que nul ne s’en rendît compte, ses coupables penchants, sa déviance, alors que tous n’y entendaient que la manifestation la plus pure, la plus accomplie de son art poétique insigne. Si Johan Van der Zelden avait été là, non point en tant qu’Entité négative déchue, mais comme le banquier américano-hollandais que Stephen Möll avait connu, impresario à ses heures, notre Ennemi aurait rapproché Aurore-Marie de l’éphémère idole Rocky Travelling, qui, dans un de ses tubes, costumé en mignon d’Henri III, avait fait son coming out, révélant son homosexualité à ses fans.[1]

Ode à la nymphe furtive


L’appel d’or retentit dans un ciel sans étoiles.
Je te vis, esseulée, en cette contrée, sans voiles.
Fugitive tu fus, ma sylphide craintive !
Coruscante dryade, fruit défendu, fornication furtive !
Thébaine aux yeux d’ébène qu’Athéna Parthénos
Modela dans la glaise sur ordre de Chronos !

Matité d’une peau, carnation exotique !
Naïade d’Insulinde venue d’outre tropiques !
Noirs tes cheveux, de jais tes iris, mais point ton âme,
Qui mon cœur embrasa, voluptueux épithalame !
Farouche vahiné nourrie au caroubier,
Pygmalion te conçut, en futaie d’albergiers !   

Es-tu des Îles Heureuses, de l’Arabia Felix ?
De Ceylan des Orientales Indes, du sommet de la Pnyx ?
La superbe rabattue de l’Empereur de Chine,
Rejeta en toi, ma mie, la fière concubine !
Nue tu fus devant moi, prête aux transports hardis !
Neuve tribade en Thébaïde, prépare mon Paradis !

L’univers lutta lors, contre l’énergie sombre
Du Fils du Ciel trahi, réservant sa faconde,
Engloutissant les étoiles, les astres du Logos !
Corps à corps dantesque, victoire du Rien, ô nouveau Polemos,
Encor en apocryphe codex, Révélation, poussière en devenir,
Par l’eschatologie, voici la Mort, ô Néant à venir !

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Bien qu’ils n’eussent rien saisi de l’hermétisme de la dernière strophe, au contraire de Daniel, les aficionados de la poétesse renouvelèrent leurs applaudissements et leurs vivats avec une intensité accrue.
Intérieurement, Daniel frémissait, se posant la question : « Comment connaît-elle Fu ? Qui a pu la renseigner ainsi ? »

Craddock, Louis Jouvet et Michel Simon n’avaient compris que la partie scabreuse de la poésie.
« Mes aïeux ! Cette fille a besoin d’se faire culbuter derrière un buisson ! Jeta le comédien suisse.
- Peut-être, mais pas par moi, rétorqua Symphorien. C’est pas mon genre, et que dirait Gemma ?
- A moi non plus, elle ne me dit rien, compléta l’ancien bègue. »

Cependant, Aurore-Marie fatiguait. Sa toux la reprenait. Elle déclara ne pouvoir réciter qu’un court acrostiche, lequel, elle promit, plairait grandement. Sa voix parut quasi éteinte, au niveau du murmure moribond.

Acrostiche boulangiste

Bellone au champ d’honneur entonne le péan du guerrier,
Oaristys du grand Chénier résonnant à l’ombre des mûriers !
Unissez-vous, soldats, sous l’égide du Sauveur à la barbe d’airain !
Lapidaire ! Ecoute le corps à corps des valeureux peltastes !
Armada improbable, célébrée en antiques glyptiques, en la psyché sans tain,
Négondo tropical, topique forsythia en leur cryptoportique, tragédie de Jocaste,
Gerousia armillaire célébrant encor les champions d’armes d’hast !
Éoliens dithyrambes, oyez le Général, sur Tunis monté, fier en l’amble,
Restaurer l’ancien trône, œuvrer enfin qu’en Gaule pour que Peuple s’assemble !


Daniel se fit la réflexion suivante : « Si ce n’était le physique, j’aurais cru qu’il s’agissait de Jane Birkin en train de susurrer une de ses chansons. »
  
Il était plus que temps qu’elle achevât. Prise de faiblesse, d’une presque asthénie, accompagnée comme de coutume d’un accès de toux incontrôlable, Aurore-Marie se laissa choir sur un fauteuil au doux capiton prune que la duchesse d’Uzès s’empressa de lui tendre. Elle déclara :
« Merci, mon amie. » comme indifférente au triomphe, aux hourras qu’elle suscitait par la grâce de cet empesé acrostiche, poème si partisan, si militant, qu’on pouvait se demander si la République ne risquerait pas de mettre à l’index à cause de lui l’ensemble de La Nouvelle Aphrodite lorsqu’elle serait sous presse. Il suffirait d’un arrêté préfectoral, voire d’une intervention en sous-main de Monsieur Floquet, président du Conseil et adversaire déclaré de la cause du brav’général, pour que l’œuvre tout entière de la baronne de Lacroix-Laval fût frappée d’interdiction et succombât sous les ciseaux d’Anastasie.
« Vous me laisserez bien tantôt le piano ; je n’ai point encore fini pour ce soir… Marguerite m’aidera… » osa dire à Manuela la fluette enfant.
« Madame la baronne prend un quart d’heure de pause ! Déclara à l’assistance la duchesse. En attendant qu’elle soit remise, j’aurai l’honneur de vous faire admirer ma dernière acquisition. »
Craddock fit à l’oreille de Julien :
« Hé, si c’était l’occasion propice ?
- J’sais pas. Faudrait savoir ce que Jean fiche dehors. Il ne nous rend compte de rien. Le communicateur ne nous a rien signalé.
- Bon signe ?
- Je ne crois pas, Symphorien. C’est assez intriguant ! »
Adonc, tandis que Clémentine, comme elle souhaitait qu’on l’appelât, faisait venir, dans un fort précieux coffret gemmé, le fameux masque automate japonais de Nara auquel nous avons déjà fait allusion, afin que tous les bibeloteurs invétérés l’admirassent et félicitassent Madame de Rochechouart de Mortemart pour ses goût exquis et raffinés et son choix avisé, préoccupons-nous du sort de Jean Gabin au dehors, notre Gueule d’Amour préposée au guet extérieur avec l’encombrant et fantasque O’Malley, qui n’obéissait qu’à sa maîtresse, pour l’heure occupée à se plaindre de la compagnie pesante des fillettes s’apprêtant à se coucher en bonnes petites filles bien élevées, notre Deanna Shirley refusant que des domestiques fussent chargées de la mettre au lit après lui avoir imposé une fort peu seyante chemise de nuit loin de ses goût tapageurs pour le linge suggestif et vaporeux hollywoodien. Quant à Violetta, souper pris, elle s’était éclipsée, se confondant avec les murs, usant de son don de métamorphe, abandonnant son encombrante compagne afin d’épauler Daniel dans sa mission : retrouver les plans du Bellérophon noir et de l’expédition congolaise.
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A suivre...

[1]     Confère le roman Un goût d’Eternité.

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