mercredi 11 novembre 2009

Aurore-Marie de Saint-Aubain et Gabriel Fauré

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Parfois, le délire obsessionnel d'Aurore-Marie transposait l'objet de ses regrets amoureux en une autre femme, qu'elle avait connue quelques temps à la différence de Deanna la non encore rencontrée. Le naturel de notre poétesse la portait vers la contemplation, non pas qu'elle appartînt à une de ces confréries contemplatives, un de ces tiers-ordres laïcs de femmes pieuses habitées par une volonté mystique telle qu'elles croyaient accéder, par des pratiques d'ascèse pis que celles d'un père du désert, à la fusion totale avec Dieu. Tout cela se teintait d'un érotisme trouble, ainsi qu'il en avait été chez Sainte Thérèse d'Avila, où l'extase se faisait explicitement sexuelle, orgasmique quoique sublimée, et figurée par la bien connue sculpture baroque du cavaliere Bernin – celui-là même dont Louis XIV avait cuistrement refusé le projet de colonnade du Louvre- où la représentante emblématique de ce mysticisme tridentin était transpercée par la lance d'un séraphin.

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Aurore-Marie songeait à Charlotte Dubourg, qui l'avait recueillie et aidée en 1877 avant qu'elle ne devînt l'égérie de ce culte hérétique, poison de son existence tourmentée. Charlotte avait été l'objet de plusieurs de ses poèmes, publiés en 1882 dans ses « Églogues platoniques ». Parmi eux, le fameux thrène bouleversant, cette imploration à un amour perdu, qu'admirerait la princesse Brancovan épouse de Noailles. Albin la surprenait souventefois accoudée à la fenêtre de la chambre, observant un vase de cristal de Bohème dans lequel reposaient des roses, les mains sur les joues. Cette pose méditative familière faisait songer à quelque observation de la fuite du temps, de l'étiolement de la fleur, de ces bouquets successifs de toutes les variétés possibles de roses. Bien que les domestiques renouvelassent dans la mesure du possible à chaque fois le contenu du vase, l' inéluctabilité des fins dernières, inscrite par la seule flèche du temps, prouvait l'impuissance de l'Homme et renforçait la baronne de Lacroix-Laval dans la conviction qu'elle mourrait prématurément.

Aurore-Marie eût aimé tenter sur les primeroses l'expérience d' Eadweard Muybridge, photographier étape par étape, image par image, en une improbable pratique de la chronophotographie, la manière dont se fane la beauté. Son esprit, après l'absorption d'une pipe d'opium, la transportait vers un passé idéalisé. Ses grands yeux aux paillettes jaunes prenaient un éclat rêveur, très doux, admiration de toutes les femmes du grand monde qui la fréquentaient. Madame de Saint-Aubain se savait unique, ici, en ce dernier quart du XIXe siècle, tout en quêtant ses hypostases supposées, fille comprise, dont les circonstances de la conception n'avaient pas été élucidées, du fait qu'elle souffrait d'un kyste douloureux aux ovaires empêchant en elle tout transport charnel, transformant le devoir conjugal en une corvée à risque mortel.

C'était en 1878. Aurore-Marie logeait alors dans un pavillon de Passy, à l'écart de ces grands boulevards du centre dont elle abhorrait l'agitation. Elle fuyait la promiscuité, le grouillement de la foule interlope, la compromission avec les gens ordinaires, car, prédestinée par sa qualité d'élue, de Grande Prêtresse, elle pensait appartenir à une élite qui devait régenter le monde, après l'élimination des moins aptes.

La poésie ne lui suffisant point, la jeune baronne de Lacroix-Laval, orpheline de quinze ans, s'était entichée de la belle-sœur de Fantin-Latour. Elle s'était rendue au dernier salon et s'était pâmée en public devant la toile fameuse de Fantin, « La famille Dubourg ». Elle eût souhaité baiser le bas de la robe de Charlotte, l'autre adorée, si c'eût été possible, au risque de l'indécence. L'évanouissement de la jeune fille, toute de noir vêtue, pupille faible et chétive comme une meurt-de-faim, avait provoqué une certaine émotion parmi les visiteurs du salon. Maints gentlemen lui avaient prodigué leur secours, mais la singulière beauté languide de la fragile enfant fit craindre à son chaperon, la fidèle Alphonsine, que divers prétendants s'enamourassent d'elle et la courtisassent conséquemment à ses vapeurs, gage pour les mentalités mâles de cette époque de la qualité aristocratique de la sublime belle.

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Ce fut ainsi qu'elle rencontra un compositeur, monsieur Gabriel Fauré. N'osant l'idylle avec un homme de dix-huit années plus âgé qu'elle, notre adolescente demeura circonscrite à un prudent platonisme : il lui fallait un promis plus jeune et monsieur Fauré était peut-être déjà lié à une belle-famille, bien qu'il ne portât point encore d'alliance. Il fallut convertir cela, ce béguin naissant -bien que les sentiments demeurassent inexprimés, feutrés- en quelque chose d'artistique, de musical. Au risque de passer pour une juvénile Sapho, Aurore-Marie osa : elle commanda à Gabriel Fauré un concerto pour violon, qui serait son opus numéro 14, expression d'une passion romantique pour une blonde amie perdue de vue, mademoiselle Charlotte D. à laquelle le morceau serait dédicacé.

Mademoiselle de Lacroix-Laval suggéra à Fauré un petit thème de départ, une mélodie étale, évanescente, à l'image de ses poèmes vaporeux et maniérés quoiqu'on pût y déceler dès les premières notes la manière fauréenne, petite musique de Charlotte qu'un Charles Swann -qui devait rencontrer la jeune artiste quelques années plus tard chez les Verdurin- aurait fort admiré. Il fallait éviter que le thème ne ressemblât à celui de Deanna-Lisa, prétendument écrit par Stefan Brand, qu'elle connaissait du reste par cœur.

Quand notre musicien eut terminé son concerto de commande, il sollicita par lettre un rendez-vous au pavillon de Passy, afin d'exécuter au piano une petite démonstration de l'œuvre, avant toute création officielle. Il craignait qu'Aurore-Marie exigeât que le morceau ne fût interprété par un dédicataire virtuose célèbre, à savoir le fameux Joseph Joachim, qui, l'année précédente, avait créé le concerto du sieur Johannes Brahms. La baronne répondit positivement, mais par un simple et hâtif Petit bleu.

Lorsqu'il entra dans le salon de musique du pavillon Louis XV au mignon jardinet embaumant les tubéreuses et les glycines (le bâtiment comportait également un petit potager), Fauré remarqua la toilette de la jolie enfant.

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Certes, notre jouvencelle arborait une robe de grand deuil, en cela qu'elle n'avait plus de géniteurs, mais, quoiqu'elle parût quelque peu engoncée dans cette vêture étroite, conforme à la mode qui avait renoncé aux amples toilettes à tournure au profit de mises plus étriquées où nœud volumineux et traîne conséquente compensaient l'effacement du pouf rigide, elle fit néanmoins au musicien une exquise impression de fraîcheur juvénile. La pauvre adolescente avait dû être souffrante : ses joues étaient plus pâles et creuses que de coutume et quelques traces de croûtes de sang demeuraient sur ses fines narines -quoique son nez fût pointu et un soupçon trop long : elles montraient que la demoiselle avait souffert d'un accès d'épistaxis, sans doute à cause d'une nouvelle crise de faiblesse. Un boutonnage et agrafage rigides ornaient le corsage et la polonaise de la baronne, dont le corset ne devait certes pas tant la tourmenter que cela, quoiqu'il fût serré en suffisance ainsi que les us et coutumes de 1878 l'exigeaient, du fait d'une taille d'une finesse la confinant à la maladie et à l'anorexie et d'une gorge à peine ébauchée comme si elle eût eu juste douze années... La seule touche de fantaisie et de couleur de la toilette se résumait à deux bijoux : une chevalière au majeur gauche, d'un ouvrage fort ancien, bague qui devait intriguer dix ans plus tard Angélique de Belleroche, et une intaille de tourmaline aux bordures de jadéite avec un cabochon rubescent à la manière barbare et supposée troyenne, du fait des récentes découvertes de Herr Schliemann, gemme de corindon teintée par quelque sulfure juste insérée au mitan, intaille épinglée telle une décoration d'un quelconque ordre militaire médiéval au col étroit du cou blanc de l'impétrante oiselle, joyau de glyptique et manifeste d'appartenance parnassienne tout à la fois, d'où émergeait un ruban de velours noir à la moirure brillante. Aux lobes des oreilles rosées pendaient des boucles d'alabandine, pierre noire adaptée aux circonstances. Fauré constata qu'Aurore-Marie avait de fort jolies mains racées, aux doigts effilés, bien que sa petite taille fût celle d'une quasi fillette : nonobstant les bottines, elle devait à peine dépasser les cent quarante cinq centimètres sous la toise. Mademoiselle venait de délaisser un bouquet qu'elle avait arrangé en son Saxe rocaille aux vives couleurs : quelques fleurettes épigynes, dont elle appréciait la forme délicate des étamines en cela que l'organe sexuel floral avait pour particularité de comporter périanthe et androcée au-dessus de l'ovaire, comme si cette plante lui eût porté à réminiscence quelque particularité anatomique qui agressait son intimité lorsque ses problèmes féminins mensuels venaient à se rappeler à son mauvais souvenir douloureux qui remontait pour la première fois à seulement cinq mois.

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Le musicien se lança :

« Mademoiselle la baronne, je suis venu... »

Recherchant brusquement les vétilles, Aurore-Marie coupa impoliment le futur directeur du Conservatoire de Paris, qui devait succéder en 1905 au terne et académique Théodore Dubois, dont les ouvrages théoriques, tels ceux de Danhauser, allaient cependant faire encore autorité en quelques conservatoires de province de l'époque du Président Gaysintisca.

« Abrégeons les mondanités, monsieur Fauré. J'exige de déchiffrer moi-même la partition. Je me pique d'un certain talent pianistique et je veux juger aux doigts plus encore qu'à l'oreille la qualité de votre travail.

Fauré ne put que bredouiller :

- A vos ordres, mademoiselle. »

Fatiguée par l'effort de ses mots, la jeune noble toussota : elle relevait à peine d'un refroidissement et une petite odeur de fumigations mentholées planait encore comme une rémanence dans certaines pièces du pavillon.

« Excusez-moi, monsieur. Je suis en petite forme. Ma poitrine, voyez-vous. »

Le velours purpurin qui revint à ses joues l'embellit encore. Le salon était un peu sombre, surchargé des habituels bibelots à la mode, mais les statuettes, chinoiseries, estampes japonaises et autres porcelaines ou biscuits avaient tous la musique pour source d'inspiration. On reconnaissait aux murs des reproductions encadrées de gravures d'Abraham Bosse ayant l'allégorie de l'ouïe pour thème, avec l'obligé concert de violes, de cornet à bouquin, d'épinette et d'archiluth en costumes Louis XIII.

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Un buste de Frédéric Chopin d'Auguste Clésinger

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trônait au sommet du piano droit, dont les bougeoirs comportaient des chandelles à-demi consumées mais froides, les lampes à gaz équipant la maison étant préférées à ces antiques luminaires. Aurore-Marie tira les épais rideaux de tussor et de damas vert émeraude brodés de guillochis dorés et de motifs componés, quelque peu héraldiques, alternant l'azur, le vermeil et la couleur jonquille. Il faisait grand jour, le ciel était à peine couvert de quelques cumulus errants, et il fallait qu'elle profitât de la clarté naturelle pour parfaire son déchiffrage pianistique.

Elle s'assit au tabouret de velours grenat du piano droit, en une pose familière qu'elle affectionnait lorsqu'elle désirait qu'on la photographiât : Monsieur Félix Tournachon, dit Nadar, était passé la veille et venait d'immortaliser la ravissante enfant exactement dans la même posture. Aurore-Marie prit cette attitude méditative, contemplative, mélancolique, aux grands yeux tristes, la main gauche à plat sur le clavier encore fermé, le coude droit replié, la main droite sur la joue. Un fugace rayon de soleil s'en vint illuminer l'espace d'un instant ce doux visage fragile, cette peau blanche et rosée, d'un incarnat XVIIIe siècle exquis, occasionnant le surgissement de mille reflets vieil or dans les longues anglaises d'un blond miel foncé mêlé de cendres dont s'enorgueillissait notre imbue aristocrate de quinze ans. L'instrument à cordes frappées était un authentique pianoforte de l'époque de madame Récamier, dû à un facteur lyonnais, au nom las oublié, dont la fabrique avait brûlé lors des émeutes de 1834. Ses productions étaient suffisamment réputées ainsi que sa façon, comme on dit d'une étoffe, puisque les plus grands virtuoses avaient possédé un tel piano griffé Paul de M. : Czerny, Pleyel, Moscheles, Chopin et Liszt. Les mauvaises langues reprochaient à Paul de M. de concevoir ses instruments avec le bois dont on fait les bières. Cela n'avait point empêché Félix Robert Gabriel de Lacroix-Laval, l'éminent physiologiste et arrière-grand-père d'Aurore-Marie, d'acquérir l'exemplaire sur lequel la baronne s'apprêtait à jouer. Ce superbe spécimen en merisier et acajou avait subi les assauts des mains maladroites de Philippa et d'Olympe, les filles cadettes du savant, grand-tantes paternelles d'Aurore-Marie, dont Ingres avait exécuté une superbe sanguine en duo au clavier en 1811, dont on prétendit qu' Auguste Renoir eût pu s'en inspirer,

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spécimen d'arts graphiques où les traits fins, les grands yeux bruns languides et les boucles châtaignes des deux sœurs ressortaient en plus de leurs atours Empire. Derrière le piano, près d'un fauteuil crapaud capitonné bleu outremer, on apercevait une harpe qui devait dater du temps de Marie-Antoinette. Aurore-Marie, peut-être hantée par une de ses visions de psyché qu'elle avait eue de Deanna-Lisa, observant candidement de son regard noisette des déménageurs manipulant les encombrants instruments de la classe des cordes appartenant à Stefan Brand, avait exigé de son paternel, lorsqu'ils étaient venus s'établir aux portes de la capitale avant qu'il ne mourût[1] tragiquement, que ces compagnons de notre mélomane fussent installés en bonne et due place en leurs nouvelles pénates.

« Ne faites pas cas des éventuels accrocs à votre œuvre, monsieur, reprit Aurore-Marie : je relève d'une petite crise de névrasthénie. Mais cela me sied fort bien!»

Elle ouvrit le clavier et posa sur le pupitre la partition que Fauré lui tendait.

« Cela sera parfait : votre manuscrit est lisible. Il va de soi que l'éditeur, monsieur Choudens ou un autre, rendra le déchiffrage de l'opus imprimé encore plus attrayant. »

Les doigts de fée et de sylphide coururent mélodieusement sur les touches. Aurore-Marie ne put masquer son émoi :

« Oh, la belle mélodie! C'est Charlotte, c'est elle! Mon Dieu! Je la revois comme si c'était hier. »

Des larmes perlèrent aux joues désormais pivoines de la baronne qui ne put retenir un hoquet douloureux.

« Quelle merveille, vraiment! Dommage que quelques concessions triviales viennent gâcher une bonne impression d'ensemble!

- Dans une œuvre de commande, l'artiste est parfois tenu à s'adapter aux exigences de son commanditaire et auditeur potentiel.» objecta Fauré.

Mue par un caprice soudain, secouée par une quinte et par un sanglot qu'elle ne put réprimer, Aurore-Marie arrêta de jouer.

« La suite de votre morceau m' agrée moins, monsieur. Vous hésitez trop entre l'épanchement passionnel et l'intimisme! C'est sans-doute parce que vous n'êtes au fond point fait pour l'orchestre symphonique, nonobstant quelques idées magnifiques.

- Vous en concluez que mon concerto est inabouti!

- Ce n'est pas ce que je veux exactement dire : la phrase de départ du violon, énoncée au préalable par le tutti de l'orchestre, le thème de ma Charlotte perdue, est de toute beauté, mais après, vous vous égarez comme chez Chopin lorsqu'il commit ses concerti pour piano. Vous devriez conserver certaines idées, certains airs de cet opus pour quelque prochaine œuvre de chambre : trio, quatuor, sonate, que sais-je encore!

- Je constate qu'il n'est plus question de créer ce concerto en public, mademoiselle la baronne.

- Croyez-moi, monsieur, je suis absolument navrée. Mais ne nous quittons pas sur une fausse note! En toute civilité, je vais sonner Marthe afin que nous dégustions en bonne communauté un délicieux thé à l'anglaise avant que vous ne preniez congé. »

Reniant ce concerto, dont les véritables causes de l'occultation par son auteur viennent de vous être dévoilées, Gabriel Fauré devait néanmoins reprendre le thème violonistique initial de Charlotte Dubourg, un des plus magnifiques qu'il ait écrit, quoiqu'on y sentît la patte d'Aurore-Marie de Saint-Aubain, au début de son opus ultime, ce quatuor à cordes tellement prisé des amateurs d'émotions musicales vraies dans la tradition proustienne 1900.

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[1] Lire la nouvelle « Etoffe nazca ».

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