vendredi 4 septembre 2009

L'escamoteur de voix 4

Une fois attablés, il fallut choisir les plats. Le maître queux de Tortoni proposa un choix de mets à ces clients de qualité. L'homme portait un habit à la Carême, avec toutefois une touche personnelle : un de ces gilets de casimir rouge, jà hors d'âge, très provincial, dont l'amateur de mode épigone de Brummell eût daté l'usage du temps de Notre Père de Gand.
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"Je vous recommande l'estouffade d'écrevisses : elles sont pêchées par des rabouilleurs que nous payons au panier!" commença le flagorneur patte-pelu.

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Nul ne répondit à cette sollicitation pateline, non pas que ces fruits d'eau douce, ces décapodes macroures, dégoûtassent les palais et brouillassent les estomacs de chacun. Seulement, ce plat, quoique fort goûteux, était trop léger pour l'affamée duchesse d'Aumale, dont la vacuité stomacale atteignait ce soir-là le tréfonds des entrailles, ainsi qu'un ascète hindou en pagne de bandelettes jeûnant à mort contre les tuniques rouges. La pièce d'eau de la table, avec son glougloutement régulier qui rappelait le papotage, le prêchi-prêcha d'une dame patronnesse toute à ses oeuvres en faveur des indigents, intéressait semble-t-il davantage notre noble chaland. Cette fontaine toute en chamarures reposait sur un piédouche de travertin. Le bassin en onyx accueillait des crithmes, agripaumes et autres léonures et des bouquets de cattleyas, encore une nouvelle fleur issue de l'horticulture anglaise, homologuée l'année suivante. Louis de Talleyrand éleva enfin la voix :
" Madame la duchesse d'Aumale a grand'faim. Un cuissot de veau serait tout à sa convenance.
- Pourquoi pas du gibier? Se permit d'observer Louise-Albertine. Votre carte comporte de beaux assortiments : cuisseaux de chevreuil, de sanglier...
- C'est que, madame la comtesse, si je puis...Lisez bien ce qui est mentionné à côté : selon la saison. Vous n'êtes pas sans savoir que nous ne sommes pas encore à la saison de la chasse. Reprit le maître queux.
- Fi! Ceci est ridicule! Persifla la duchesse de Talleyrand. Je chasse tous les dimanches en amazone, montée sur ma haquenée rouanne!
- Je la croyais aubère avec des pattes balzanes, observa Louise-Albertine. De plus, vous ne chassez qu'à courre, pas au fusil, et votre victime est le renard!
- J'ai mes écuries, mes haras, comme toute Dame de qualité qui se respecte!
- Quel plat pourrait donc vous seoir, ma chère? Reprit le comte d'Haussonville à l'adresse de Marie-Caroline.
- Essayons la gent ailée! Une fricassée de cailles et de pintadeaux aux girolles agrémentée d'une omelette truffée! Quoique le coquelet et les ortolans... Mais foin d'hésitation! Va pour la fricassée et l'omelette, le tout accompagné de bon Vouvray avec des croque-en-bouche en guise de dessert! Répliqua la duchesse d'Aumale, enfin fixée sur son choix.
- Je prendrai les ris de veau avec les quenelles et des meringues au dessert! S'exclama Anne-Louise Alix.
- Quant à moi, un bon "tournedos" de monsieur Rossini assorti d'un petit potage et d'une portion de tarte aux bons-chrétiens ou aux louises-bonnes combleront ma faim en suffisance! Je ne suis point bâfreuse! Je laisse à d'autres la ribote! Acheva Louise-Albertine.
- Ma chérie, tu es bien sotte! Glapit Marie-Caroline. Les poires louises-bonnes sont des fruits d'automne. On voit bien qu'avec tous tes domestiques et marmitons, tu n'as jamais mis la main aux fourneaux ni confectionné de pâtisseries!
- Je voulais dire : une tarte à la confiture de poire. Cuisiner ne sied point à des aristocrates, même libéraux.
- Ces messieurs se sont-ils entendus?" Questionna le maître queux.
Leurs excellences durent bien obtempérer et répondre, comme s'ils avaient été dûment chapitrés.
"Si monsieur de Chateaubriand, de l'Académie, était présent, il nous recommanderait une viande cuite et accommodée comme sait le faire son propre cuisinier, ou une recette purement bretonne, habituellement réservée à quelques croquants arriérés croupissant en leur plou, par exemple, l'andouille de Guéméné. Nous choisissons donc le beefsteak. Discourut le comte d'Haussonville.
- Désolé, monsieur le comte. Je préfère les andouilles de Vire, se permit d'observer un nouveau venu.
- Le comte Alban de Kermor, pair de France! Que nous vaut cet honneur? S'exclama Louis de Talleyrand-Périgord.
- Sachez, monsieur le comte, et ceci n'est point dans l'intention expresse de vous offenser -en ce cas, je vous laisserais le choix des armes- que mieux vaut Breton bretonnant que crétin des Alpes avéré, reprit Alban de Kermor. Considérons d'ores et déjà ce minime incident gastronomique comme clos. Avec monsieur de Chateaubriand, les conséquences en auraient été différentes.
- Votre mutuelle rupture est connue de tous, observa d'Haussonville.
- Cela ne m'empêchera nullement d'acquérir ses mémoires lorsque ceux-ci paraîtront, et il est fort à craindre que cette publication ne sera que posthume. Pour en revenir à votre question, sachez que j'ai quitté l'opéra en même temps que vous, et que j'ai ordonné à mon cocher Basin de vous suivre jusqu'à Tortoni, non pas pour simplement et prosaïquement souper, mais pour vous entretenir de ces affaires de mutisme lyrique ou théâtral qui défraient depuis quelques temps la chronique des spectacles. »
Ces paroles retinrent l'attention de la duchesse de Talleyrand, occupée auparavant à s'impatienter de déguster ses chatteries tout en discutant "économie politique". Sur un ton affecté mêlant affèterie et anglomanie, Anne-Louise Alix étalait ses connaissances industrielles devant une Louise-Albertine qui ouvrait des yeux ronds.

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« Tu n'es pas sans savoir qu'en Angleterre, les fabriques vivent à l' ère d'une révolution industrielle caractérisée par une émulation technique effrénée entre la filature et le tissage. Depuis l'invention de la navette volante, voilà plus d'un siècle, le progrès ne s'est pas arrêté! Mule jenny, waterframe,
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spinning jenny...Même l'industrie lourde et la métallurgie s'y mettent! Pour les chemins de fer, il faut des rails...Les hauts fourneaux remplacent les vieilles forges catalanes. A propos de la fonte, un nouveau terme anglais vient de faire son apparition dans notre vocabulaire : le puddlage.
- Ces mots anglais deviennent pour moi par trop profus! Observa, finaude, Louise-Albertine.
- Il est normal que je m'intéresse à la langue de Shakespeare! Apprends par exemple qu'en anglais, il n'y a pas d'article indéfini pluriel, d'équivalent du des. A l' ébahissement candide de ton joli regard, je sens que tu n'entends rien au problème des mots proclitiques... Mais le comte de Kermor est là, et il parle de l'incident de ce soir! Monsieur le comte, venez donc partager notre conversation!
- Madame la duchesse... (Alban s'inclina et effectua un baise-main). Pardonnez-moi mon audace, mais je dois vous poser une question. Tantôt, tandis que comme moi, vous quittiez l'opéra afin d'éviter la billebaude, de ne pas vous commettre avec les faquins et que je vous avais emboîté le pas, mes yeux ont vu un individu singulier vous bousculer sans s'excuser tout en se hâtant de partir. Mes oreilles vous ont entendue vous exclamer : « Mon loup-brou! Ciel! Mon loup-brou! » Auriez-vous déjà croisé ce personnage?
- Vous parlez sans doute de ce quidam plus laid que sa caricature, pis qu'un crapaud croqué par monsieur Grandville. Je l'ai déjà vu, en effet! Cependant, je ne sais s'il serait opportun d'interrompre cet excellent souper afin de discourir de quelque testimoniale déclaration...
- Ceci ne sera point mauvais verbiage! Remarqua Louis-Albertine. Tu peux parler en toute confiance! Monsieur de Kermor est réputé résoudre des affaires particulières dont la bonne presse ne se fait pas toujours l'écho. Ainsi, père m'a rapporté l'apport déterminant du comte dans la résolution de deux cas étranges...
- Je ne savais pas monsieur le duc de Broglie féru de faits saugrenus et de bizarreries!
- Père a ses entrées au Bee's Club! Donc, il m'a rapporté comment monsieur de Kermor avait résolu deux affaires : le coche immergé du Lavron et le moine rouge... Le premier cas, voici jà deux années, a débuté par un compte-rendu d'un brigadier de la maréchaussée de France qui rapportait la découverte d'un coche à-demi englouti par la marée, coche dont l'unique passager était le sieur De Daninos de Véga-Facel. Le second fut initié l'an dernier par une missive officielle signée sur papier pelure à en-tête par le marguillier du conseil de fabrique de Labarre-Sainte-Claire. L'antique chapelle des Pénitents Rouges y était depuis quelques temps hantée par un spectre : le fantôme du moine rouge, du fameux moine bourru de Sganarelle, sans visage et vêtu de son froc cramoisi! Monsieur de Kermor a proprement résolu ces deux affaires avec l'aide d'un ancien bonnet vert du bagne de Brest, surnommé Scarabée, recommandé par l'ancien chef de la sûreté, monsieur Vidocq[1].
- Bien, je me jette! Le 21 janvier dernier, je m'étais rendue en l'abbaye de Saint-Denis assister à un office à la mémoire de Louis XVI, pour faire bonne figure auprès de ces messieurs légitimistes, dont l'alacrité fut manifeste lorsqu'ils m'aperçurent. Ainsi, je mis fin à des critiques qui perduraient fâcheusement à mon encontre depuis mon union avec Louis, dont titre et patronyme constituent toujours un tort auprès de quelques jocrisses chagrins adversaires de feu le diable boiteux. En sortant de la messe, tandis que j'ouvrais mon réticule afin de donner l'aumône à un pauvre hère qui n'avait bénéficié d'aucune becquée depuis deux jours, je vis un être affreux adossé à la muraille.
- Je sais par les enquêtes de monsieur Villermé qu'une foultitude de malheureux n'a rien à becqueter, interrompit Alban.
- Ils s'entassent dans des taudis, des galetas, des cloaques, des mansardes et autres caves! Des « filles » dépoitraillées y agonisent sur des tas de chiffons, étouffées par leurs fluxions de poitrine et leurs hémoptysies, compléta la duchesse de Talleyrand. Qu'y pouvons-nous si la Providence l'a voulu ainsi? Nous n'allons pas restaurer l' Hôpital Général pour tous ces gueux et tous ces indigents!Nous ne saurions plus où les mettre! Ils sont trop!
- Nous nous éloignons de notre sujet, madame la duchesse! Reprit Alban.
- Comme cela est juste! Je disais donc : il y avait un homme épouvantable adossé à la muraille de la basilique, tout pelu comme un loup-brou! Il mesurait plus de six pieds et était frappé d'albinisme, tout comme ce sinistre bandit de Bretagne du temps de la Régence que l'on dénommait Le Loup Blanc. Sa mise était quasiment celle d'un chemineau. Il arborait une méchante redingote brune hors d'âge et d'usage, toute élimée et rapetassée, en cheviotte ou en mérinos, aux manches à l'imbécile et aux revers fourrés de castor. Vous savez tout comme moi que cela ne se fait plus. Cet habit hideux s'ouvrait sur un gilet de casimir dont on ne savait plus s'il avait été bleu Nattier ou bleu de smalt, tellement cette toilette vieillotte traduisait une tendance à la pingrerie alliée au paupérisme. D'un gousset mal fermé émergeait une vieille montre Bréguet, un oignon cabossé. Son visage lippu, simiesque, grêlé par la vérole, m'a rappelé cette affreuse gravure de monsieur Susemihl illustrant un article de monsieur Boitard consacré à l'Homme primitif dans un vieux numéro du Magasin Universel.
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Il était coiffé d'un haut-de-forme gris fer avec une boucle d'argent si mince qu'on l'eût pensée simplement peinte à la détrempe. Le pire était sans conteste ce qui lui tenait lieu de pantalon, porté au-dessus de vieille bottes éculées et toutes crottues : non pas un vêtement long à sous-pieds, mais une culotte de peau malodorante pareille à un haut-de-chausse de chèvre-pied ou de faune! Ce détail incongru a porté à ma souvenance une anecdote sur les us et coutumes du maréchal de Richelieu, le vainqueur de Mahon. Le vieux Priape était réputé porter une semblable culotte pourrie taillée dans la peau d'un bouc abattu alors que la bête était en rut! Mon monstre défiguré a vu que je le regardais. J'en frissonne encore de l'avoir reconnu! Brrr! Une vraie tête de loup-garou bien que je ne me souvienne plus s'il y avait ou non pleine lune ce soir là. L'être mugissait et grondait comme un fauve. J'ai cru qu'il allait s'attarder et me jauger avant de me sauter dessus! Je me trompais : il est parti sans demander son reste, appuyé sur une canne noueuse. De l'avoir aperçu ce soir, en plein opéra, j'en frémis! Vous saisissez mon trouble!
- Merci pour votre témoignage, madame la duchesse. Sachez, mesdames et messieurs, que j'enquête présentement sur un phénomène dont la manifestation lors de la représentation de La Brinvilliers n'est pas la première. Comme le rapporte la presse, cela fait bien trois mois que ce phénomène dure : chanteuses et comédiennes sont successivement victimes d'extinctions inopinées de leur outil de travail, ce qui brise leur carrière, les jette à la rue ou pis, les accule au suicide. La tragédienne L. vient de mettre fin à ses jours aujourd'hui même, une semaine après avoir perdu sa voix, en se jetant sous un fiacre, rue des Tuileries!
- Mais ceci est épouvantable, monsieur de Kermor! S'exclama Joseph d'Haussonville.
- J'ai reçu le soutien de votre père, le duc de Broglie, qui me prie instamment de résoudre cette enquête, déclara Alban à l'adresse de Louise-Albertine. Si cela continue, je ne donne pas six mois à toutes nos salles de spectacle pour baisser le rideau! Les conséquences politiques et sociales en seront incalculables. Nous risquons à tout le moins des émotions, des agitations, y compris parmi la bonne société, comme vous en fûtes témoins ce soir. Ceci n'est qu'un avant-goût de ce qui nous attend si nous ne résolvons pas ensemble cette énigme!
- Nous? Questionna candidement Louise-Albertine.
- Mesdames, veuillez accepter mon invitation au Bee's Club demain à dix heures. Nous y fourbirons un plan d'attaque afin de débusquer le coupable de ces phénomènes. Car il doit y avoir un coupable, et une explication rationnelle à ces faits. Quant à vous, messieurs, gardez tout ceci secret, ordre du duc de Broglie! »
Les paroles d'Alban de Kermor impressionnèrent tant la frêle duchesse d'Aumale qu'elle tomba en syncope sous le coup de l'émotion!
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Le Bee's Club, le lendemain matin.
Contrairement à la veille, après la pluie, le temps s'était brusquement afroidi. Ces Dames, conséquemment, s'étaient adonisées différemment, troquant leurs toilettes du soir contre des robes de jour plus confortables, selon un de ces néologismes anglais chers à feu monsieur Stendhal. Ces tenues soyeuses, qui ne délaissaient aucun passement, aucune peccadille indispensables à la coquetterie, à savoir les coutumiers ornements : broderies, dentelles, rubans et autres bolducs aux multiples couleurs, que l'on appelait à l'époque bois-le-duc, ici détournés de leur usage vulgaire, bénéficiaient de protections fourrées supplémentaires notamment ces fameux manchons de renard et d'hermine tachetée. Aucune arme propre à la femme n'avait été omise, qu'il s'agisse des bijoux et des capiteux parfums. Mesdames avaient garni leurs cous de colliers et de camées à l'antique, car, en ces années, la glyptique connaissait un regain de faveur. Vous l'auriez deviné : notre trio de charme avait rendez-vous dans une société d'hommes.
Les jolies coquettes furent accueillies à l'entrée du club par un domestique à la perruque toute hurlupée, attifé avec ostentation comme un ancien anspessade de la Maison du Roy.
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Seule la hallebarde ou pertuisane du garde de la prévôté manquait à l'appel. Le reste de la domesticité suivait la même tendance, alliant le grotesque dans le sens néronien du terme à l'élégance recherchée de la livrée qui la rapprochait des godelureaux. Selon le goût, on percevait ces valets soit comme des mascarons de théâtre, esclaves ou serviteurs des comédies grecques ou italiennes, soit comme des témoins des anciens fastes auliques. Les Brighelle, Carle et autres Scaramelle pour les uns, devenaient des réincarnations des Gardes Françaises, des Cent Souisses, ou des Gardes de la Porte pour les autres. Tout à leurs oripeaux, leurs chamarrures et leurs bigarrures, ces gens de maison étaient cependant plus jolis que ces bustes de bronze impitoyables, répliques exactes des parlementaires de monsieur Daumier,
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dont le Bee's Club possédait heureusement la série complète. Car il en était de la caricature politique comme plus tard de la carte postale coloniale : elle définissait, au-delà de l'impétrant représenté vite oublié, autant de types ou d'archétypes qui confinaient pour les uns à ce que l'on nommait jà l'antiparlementarisme et ultérieurement pour les autres à ce qui serait le racisme. Comme nous l'avons vu, la comtesse d'Haussonville s'intéressait à toute l'antiquaille, dont faisaient partie les bronzes. Leur vogue se répandait. Ces brimborions étaient produits de manière de plus en plus industrielle et leur coût allait diminuant. Les bronzes animaliers dans la lignée de Barye et les figures équestres, qui prendraient un essor encore plus conséquent sous le principat de Napoléon III, avaient les faveurs des collectionneurs et chineurs, donc de Madame. A la fin du siècle viendrait la production de série et la dévaluation du produit par la simple répétition servile des modèles du sieur Rodin : cette époque marquerait le triomphe des bronzes de Barbedienne.
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En 1845, nous n'en étions pas encore là. Louise-Albertine, son attention avivée, s'était approchée d'une délicate porcelaine de Saxe représentant une bergerie posée sur une console.
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Ses doigts boudinés et gantés de chevreau caressaient discrètement le bibelot, en connaisseurs. Ses deux amies, quant à elles, piaffaient. Marie-Caroline de Bourbon Salerne tapotait nerveusement de ses doigts maigres et effilés le rebord d'une crédence Boulle, comme si elle eût été une confiture de fraise qui menaçait de se chancir à force que les gourmets la négligeassent, abandonnée dans quelque placard dans son pot. Anne-Louise Alix fredonnait, sur l'air de Dodo, l'enfant do : « Le temps n'est pas beau, il s'abeausira bien vite. Le temps n'est pas beau, il s'abeausira bientôt ».
Une porte chargée de dorures s'ouvrit. Diverses rumeurs en sortaient : un guitariste grattait et chantait une complainte d'une voix bourrue. Les couplets de la chanson finissaient immanquablement par l'expression triviale : « Les copins d'aborrrd. » Une bohème littéraire et artistique bruissait en ce lieu. Sans doute s'agissait-il de quelques zutistes, de ce cercle bien particulier de grimauds, de croque-notes, croque-lardons, ladres parasites autant que pique-assiette, quémandeurs de toute sorte en quête de célébrisme, roger-bontemps peu soucieux du lendemain qui constituaient la clientèle d'écornifleurs de ces évergètes d'un nouveau genre membres titrés et fortunés du Bee's Club. Cette poivrade de poiscaille valait pis que le pire des jean-foutre du siècle de L'ami des hommes. Notre trio entendit un poëte déclamer des vers d'écrivaillon : mieux eût valu écouter quelque sonnet d'oaristys dans la tradition de Chénier.
« Il était cynique,
Il était despotique.
Il était éclairé,
Il était desséché!
Il flaira donc l'odeur familière de ses bandelettes,
S'exclamant « Ach, so! » comme nouvelle odelette! »
Ce tortillage composé par un médiocre plumitif tout allouvi de renommée couvrait le cailletage du principal salon du club sur lequel donnait la porte ouverte. Cette ode avait été semble-t-il composée pour servir de libelle anti-prussien, puisqu'il y était question d'une satire du vieux Fritz et de sa dynastie. Le guitariste quitta la pièce. Sa moustache broussailleuse était celle d'un bouseux, d'un rustique. Un autre homme l'accompagnait, porteur de lunettes et d'une barbe rousse méphistophélique. Ce dernier chantonnait sans cesse : « De l'ail, de l'ail, de l'ail![2]»
Un Cent-Souisse invita ces Dames à entrer : Alban de Kermor était prêt à les recevoir. En pénétrant dans le grand salon, les oreilles de Louise-Albertine ne purent s'empêcher de capter, de-ci, de-là, quelques fragments de clabaudages ou de concetti qui constituaient le brouhaha permanent de ce lieu de raout où la parole était reine!
«Baron, avez-vous lu dans « La Presse » de ce matin cette émoustillante affaire de mauvaises mœurs? La police d' Oxford aurait interpellé un certain révérend R. qui se livrait à une pratique artistique bien particulière : il daguerréotypait des fillettes dévêtues en vestales, naïades, nymphes et sylphides.
- Vicomte, je ne lis point ce journal là! Ses échotiers s'y complaisent dans le fait divers sanglant! (...) »
« Je suis un fervent partisan des châtiments corporels dans les prytanées militaires!
- En ce cas, monsieur de. , ne pensez-vous pas qu'il faudrait s'y prendre dès la petite enfance? Quelques beaux coups de martinet ou de pelle-à-cul administrés aux extrémités fessues de notre chère marmaille ont le don souverain de calmer toute velléité de désobéissance! (...) »
«La Revue des Deux Mondes vient de publier un article posthume d'économie politique de monsieur de Sismondi, retrouvé dans ses papiers, article selon lequel existeraient apparemment des cycles de crises économiques, alternant la cherté des denrées, le chômage et les tempêtes en bourse. Vous n'êtes pas sans vous rappeler ces problèmes économiques successifs que nous avons traversés en 1811, 1817, 1825, 1837... »
La duchesse de Talleyrand, intéressée par un tel sujet, se permit d'intervenir :
« J'ai lu tout comme vous l'article de monsieur de Sismondi -paix à ses cendres! Il fantastiquait allègrement, allant jusqu'à prophétiser une prochaine crise pour 1846! »
Cette amorce de dialogue fut interrompue par Alban de Kermor qui donnait congé à un petit homme vociférant : le célèbre Monsieur Thiers, l'ancien ministre écarté en 1840.

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Ce tonitruant gnome, cet ancien hyper président du Conseil, ce brasseur d'air incomparable, ce julestomte à bésicles, avait la réputation d'un nervi, d'un émerillon, d'un agaçant pic-vert, d'une pie bavarde au plumage sinople, que l'on dit en anglais green magpie et désigne en castillan sous les termes de urraca verde. Il passait le plus clair de son temps à médire, à caqueter, à jacasser, à glapir, à s'égosiller, à criailler contre l'actuel parti de l'Ordre, dont il avait été pourtant un membre éminent, parti qu'il accusait de l'avoir évincé du pouvoir cinq ans plus tôt et de ne faire depuis aucune bonne réforme nécessaire au redressement de la France humiliée en 1815. Il s'acoquinait présentement avec le parti du Mouvement ou gauche dynastique de feu le banquier Laffitte, dont l'actuel représentant était Odilon Barrot. La rumeur publique le disait membre d'une société secrète, sorte de nouvelle charbonnerie, vente ou loge maçonnique portée sur le paganisme, dans laquelle il avait été introduit, grâce à son entregent de parvenu, par l'intermédiaire de la duchesse de Dino, cette jolie brune aux yeux saphir par ailleurs nièce du diable boiteux. La duchesse avait servi d'entremetteuse dans l'affaire.
Contrairement à celui que l'on qualifiait de foutriquet, le comte de Kermor n'était pas d'une humeur rogue. Il en riotait même! Il reçut cordialement ces Dames, dans les lambris et sous les pampilles et girandoles des lustres de cristal du grand salon du club.
« Mesdames, déclara-t-il sans plus attendre, nous nous devons de neutraliser rapidement celui qui, par des moyens que nous ignorons encore, prive nos artistes de leur voix au péril de l'ordre social. Permettez-moi de vous apprendre que le phénomène a commencé en février dernier à l' Ambigu-comique. Plus exactement le 18 février : la comédienne A. a été victime d'une extinction de voix, attribuée alors à un méchant rhume, en pleine représentation d'une farce médiocre du dramaturge U. Cela s'est répété depuis treize fois. A partir d'un plan de la capitale sur lequel sont indiqués tous les lieux de spectacle où la chose s'est produite et d'une chronologie des faits, j'ai reconstitué l'itinéraire et les tribulations du responsable, savant dévoyé ou monstre, que-sais-je? L'homme -si c'en est un – a inventé un moyen scientifique de rendre les gens aphones. Nous en ignorons le procédé, et les intentions exactes du coupable. Nous ne savons pas qui il est. Est-ce votre loup-brou, madame la duchesse? Est-ce quelqu'un d'autre? Il nous faut le découvrir!
- Montrez-nous ce plan, monsieur le comte! Demanda Marie-Caroline. Excusez ce ton un peu abrupt, mais sachez qu'en toute diplomatie, je vous invite cordialement à Chantilly demain après-midi, afin que vous partagiez avec nous l'insigne honneur de la dégustation d'un thé à la manière d'Angleterre accompagné comme il se doit de scones, de marmalade d'oranges et de gelée de coings!
- Soyez-en remerciée, Madame la duchesse! Vos désirs étant des ordres, je vous déroule le plan! »
Le charme irrésistible de la beauté diaphane avait joué une fois de plus! La splendeur romantique de la duchesse de porcelaine aux magnifiques anglaises dorées y était pour beaucoup. Quant à Anne-Louise Alix, l'évocation gourmande du fruit du cognassier suscita en son for intérieur la tentation d'une digression d'économie politique, une de plus, dont le sujet aurait été l'industrie sucrière, betteravière et autres. Elle possédait une quantité infinie d'apophtegmes dans la sachée de son réticule afin de soutenir n'importe quelle causerie sur n'importe quel sujet. La conversation aurait viré en direction de sujets à controverse tels l'azurage du sucre et le sucrage du vin en nos cépages non encore atteints par le phylloxéra. La duchesse de Talleyrand préféra cependant s'abstenir, optant pour un sourire digne d'une vive-la-joie. Elle savait que Marie-Caroline souffrait de viduité, comme si elle eût été veuve : seconder le comte de Kermor dans cette enquête représentait pour elle une occasion de se distraire, à l'image de ces convives des banquets médiévaux se passant à tour de rôle hanap et vidrecome débordants d'hydromel et d'hypocras. Choisir l'abstème dans cette investigation était lors interdit, au risque de voir ses amies se retrouver Gros-Jean comme devant!
« Vous pouvez constater la cohérence des méfaits de notre voleur de voix. Il frappe exclusivement les femmes, les nouveaux talents de la scène, alterne l'opéra, l'opéra-comique, le théâtre officiel de haute tenue et les pièces plus légères, les établissements populaires et ceux fréquentés par l'élite, expliqua Alban. Dans ce cas, il nous faut anticiper ses prochaines actions. C'est pourquoi les directeurs de théâtres et ceux de Favart, de l'Opéra comme des autres scènes lyriques de la capitale m'ont communiqué le calendrier de leurs représentations à venir : reprises comme créations.
- S'il venait l'envie à notre escamoteur de frapper en province? Interrogea la comtesse d'Haussonville.
- Cela ne paraît pas le cas. Cependant, nous sommes plusieurs et nous pouvons nous rendre séparément dans plusieurs représentations tombant la même soirée, sans que nous sachions au préalable laquelle l'escamoteur choisira pour nuire.
- Si je puis m'exprimer vulgairement, objecta Anne-Louise Alix en un friselis de jupes et de jupons, s'il s'avérait que mon garou aux frusques de rapiat n'était pas le suspect?
- C'est une des raisons pour lesquelles nous allons conjointement épier plusieurs salles de spectacle!
- Faites, monsieur le comte, que nous n'ayons point à nous commettre avec les ci-derrières de la canaille! Insista-t-elle.
Gêné par tant d'infatuation, Alban osa cette réponse :
- Nul risque, madame la duchesse! Savez-vous que feue Sa Majesté Louis XVIII était favorable au suffrage universel?
- Que je sache, octroyer le droit de vote à la lie n'a jamais été dans le programme de la branche aînée! Répliqua d'une voix sèche Anne-Louise Alix.
- Nonobstant sa corpulence de podagre, Louis XVIII était intelligent, fin et subtil! Reprit de Kermor. Donner le droit de vote au peuple et pourquoi pas, aux femmes, aurait assuré la pérennité d'une chambre basse conservatrice, en cela que, d'une part, du fait d'une majorité de la population encore paysanne, le curé de village et le hobereau auraient parfaitement su encadrer l'opinion, donc le vote, de nos croquants, et d'autre part, les femmes auraient voté comme leurs maris!
- Je croyais que vous aviez abandonné la politique, s'ébaudit la comtesse d'Haussonville.
- J'en suis las et dégoûté, madame la comtesse. Je n'ai pas voulu m'enferrer dans le particularisme breton et le légitimisme rêche de monsieur de Chateaubriand. Rappelez-vous, mesdames, les événements politiques depuis 1815!
- Nous n'étions...
- ...point encore nées en 1815! Répondirent à la file Marie-Caroline et Louise-Albertine, d'une manière qui annonçait les neveux d'un célèbre canard américain qui ferait ses premières armes auprès d'une petite poule avisée, la ligne mélodique de leurs paroles, débutant dans la bouche de l'une et s'achevant par celle de l'autre reprenant un procédé utilisé orchestralement par Jean-Philippe Rameau et repris plus radicalement en 1909 par Anton Webern dans ses mouvements pour quatuor à cordes!
- Les libéraux furent tellement favorisés par le mode de scrutin, qu'en 1820, il fut réformé dans un sens plus favorable à la droite: ce fut la loi du double vote, poursuivit Alban.
- Je me souviens qu'en mon adolescence de demoiselle de Montmorency, on parlait beaucoup du gouvernement de Monsieur de Villèle et de sa loi de justice et d'amour, déclara Anne-Louise Alix. Si je vous suis bien, monsieur de Kermor, il eût suffi du suffrage universel pour assurer le pouvoir des ultras pour des décennies.
- Pas que le suffrage universel, chère duchesse! Maintenir le peuple dans l'ignorance ou l'y faire sciemment régresser tout en lui accordant des droits politiques souverains est encore plus efficace. Imaginez une société où le vote conservateur perdure malgré le suffrage universel grâce à une subtile politique d'abrutissement des masses par le biais d'excitants : alcool, opium, tabac ; de jeux d'argent, de loterie, et de multiples divertissements pascaliens - vous savez, le philosophe auteur des Provinciales – par exemple, un de ces jeux de balle collectifs importés d'Angleterre, que les experts d'Albion essaient actuellement de codifier, dont les matches ou parties occuperaient l'ensemble du calendrier de l'année comme nos fêtes religieuses et saintes du Moyen Age. On bâtirait d'immenses terrains de jeux de balle au pied ou de soule où s'assembleraient des milliers de partisans de différentes équipes, par exemple, par villes rivales. Constamment distrait et ivre, s' entre-tuant pour son équipe au lieu de se révolter contre le gouvernement dont il n'aurait même plus conscience qu'il maintient son écuelle vide, le populaire, la multitude, en oublierait promptement l'habitude de la révolte contre les bonnes cibles et la pratique de la barricade comme en 1830, cela sans effusion de sang!
- Vous êtes cynique, monsieur le comte! S'écria Anne-Louise Alix. De plus, vos jeux anglais acclimatés chez nous ressembleraient fâcheusement à ceux de la Rome Antique, par exemple, les courses de chars. Seriez-vous plébéien?
- Que non point, Madame la duchesse! Pour en revenir à notre enquête, nous allons nous divisez en trois groupes. Madame d'Haussonville, accepteriez-vous que je vous invite, votre époux et vous même, à la reprise à Favart, après-demain, de l'opéra comique de Panseron Les Deux Cousines?
- Je l'accepte!
- Si madame la duchesse de Talleyrand-Périgord n'y voit pas d'objection, l' Opéra lui est réservé ainsi qu'à son illustre époux pour une représentation, le même soir, de La Vestale de monsieur Spontini.
- J'acquiesce, monsieur le comte.
- Quant à moi, j'aurai droit au Français, je suppose. Je ne viendrai point seule, j'espère!
- Madame la duchesse d'Aumale aime-t-elle Molière?
- Comme tout le monde!
- La famille royale a ses entrées à la Comédie Française : venez comme d'habitude avec quelques membres de votre belle-famille, pour Dom Juan, par exemple, pièce intelligente s'il en est. Ne laissez rien paraître. Ni le roi des Français, ni la reine, ni madame Adélaïde, ni Nemours, Joinville et Montpensier ne savent les tenants de l'affaire.
- Je serai gênée d'être dans ma loge de duchesse sans mon époux, avec mes beaux-parents à proximité! Cela ne m' agrée point!
- Nul n'est censé ignorer que le duc d'Aumale est actuellement en campagne en Algérie, surtout depuis que la prise de la smala d'Abd-El Kader l'a rendu célèbre, il y a deux ans! Apprenez à vous émanciper de temps à autre, Madame la duchesse!
- Soit, j'accepte! Espérons que le loup-brou ne choisira pas le Français pour frapper! Je ne veux pas que le roi sache quoi que ce soit! Je ne veux point être la risée des Orléans, la victime du fiel de Viel-Castel ou du Charivari!
- La seule interprète débutante de Dom Juan, S., une simple pensionnaire, joue une de ses conquêtes délaissées! Bien. Nous ferons le point dans trois jours sur cette prochaine soirée. Ou quelque chose se produira, ou bien, l'escamoteur de voix demeurera quiet! A Dieu vat! » Acheva Alban.
**************
Il n'était plus temps pour le comte de Kermor d'obérer l'avenir. L'intuition lui dictait que là où il se rendrait, l'escamoteur frapperait. Il était messéant qu'un tel être, de quelque nature qu'il soit, continuât d'agir en toute impunité. Alban était persuadé avoir en face de lui autre chose qu'un simple margoulin, un de ces fripons du commun, une banale fripouille que monsieur Thiers aurait appelé racaille avant de proposer qu'on en nettoyât le margouillis où elle devait crécher à coups d'eau de lessive dérobée à quelque lavoir aux lavandières accortes! C'était là pure jobarderie de la part du sieur Mirabeau Mouche qui voulait que l'on traitât tout émule de Toussaint Louverture des barrières de Saint-Denis (où Madame de Talleyrand avait aperçu son loup-brou pour la première fois) de poussin pureture! Quelle forfaiture!
Alban conservait un souvenir cuisant de sa visite de courtoisie à l'hôtel Thiers de la place Saint-Georges, dont les proverbiales collections d'arts décoratifs le disputaient en mauvais goût bourgeois et dispendieux à celles de la comtesse d'Haussonville. Le cicérone et sa belle-mère Dosne avaient discouru des heures durant, ne cédant jamais la parole au comte breton. Ce laïus méritait-il qu'on le rapportât en quelques souvenirs de choses vues? S'il venait à jamais l'envie au comte de Kermor d' écrire un jour ses mémoires, tels messieurs Talleyrand, Chateaubriand ou Vidocq, aurait-il l'audace d'un incipit ainsi composé : « Long-temps, je me suis couché de bon heur(...) »? Car il est du bon comme du mal heur! Comment noircir de multiples volumes en papier pelure, jésus ou bible, sur des milliers de pages faites d'une écriture de chat asthmatique, avec des phrases précieuses prolongées sur dix lignes en moyenne, chargées de périodes latines, inscrites à l' encre parfumée au musc, au myrte et au vétiver, sans risquer l'amphigouri et la répétition? Face à ces interrogations, Alban avait renoncé : il avait encore le temps d'y songer!
Le comte et la comtesse d'Haussonville, dont la grossesse avançait au grand dam de monsieur Ingres qui ne parvenait pas à achever tout-à-fait son portrait, prirent place en leur loge de l' Opéra-comique, reconstruit en 1840, avec leur invité d'Armor. Tout le monde savait l'ouvrage lyrique d'Auguste Mathieu Panseron médiocre, mais nul ne s'en souciait. L'homme n'était point pour rien un élève de Salieri, dont les opéras n'étaient que songes creux au détriment de la profondeur d'un Mozart! Le sujet des Deux Cousines n'intéressait personne, même pas son auteur qui se fichait du livret comme d'une guigne! La Voix seule comptait! Alban, pourtant, avait des connaissances musicales. Il fit cette observation à Joseph d'Haussonville :
« Le ténor C. chante en triples croches! Quelle virtuosité, vraiment!
- Voilà pourquoi je ne saisis pas un traître mot depuis deux minutes! Ce chanteur va trop vite!
- Cette œuvre n'a pas l'heur de vous plaire.
- Peu importe! Nous sommes ici pour démasquer le loup-brou! Comte, quand pensez-vous qu'il agira?
- A l' Aria maggiore della Prima Donna, comme à l'accoutumée!
- Vous parlez bien l'italien! S'il venait l'envie à notre bélître de frapper ailleurs, à l' Opéra ou au Français ou, pourquoi pas dans un lieu où aucun de nous ne se trouve?
- Nous devrons en ce cas parer à toute éventualité!»
Contrairement à Joseph d'Haussonville, d'aucuns auraient apprécié l'onctuosité du ténor! La voix du chanteur, qui avait déjà conquis l'assistance dans divers ouvrages de Meyerbeer et Bellini était melliflue à défaut de mellifère! C. n'était pas un artiste de second ordre, de ceux qui courent le cachet dans les théâtres de province, de cette race de gagne-petits qui se contentent de la roupie de sansonnets (ainsi que du mouron pour les petits oiseaux comme l'aurait grogné l'illustre sergent essorillé d' Elboise de Pontoise Seine-et-Oise!), ces fameux passereaux salissants, qui grouillent en nuages d' étourneaux chaque automne (fall en anglais) et importunent le passant en souillant avec allégresse de leur guano poisseux tout en mouchetures redingotes, chapeaux et fichus de ces messieurs et dames. C. était un des chanteurs les mieux rémunérés de ce temps!
S'il existait une personne que l'opéra-comique ennuyait encore plus, c'était Louise-Albertine. Elle bâillait à pierre fendre! Dérangée par le fruit de ses entrailles qui bougeait quelque peu, elle sentait poindre la nausée, non pas qu'elle fût blasée par quelque liqueur amère pour le palais chère à l'Anacréon de la guillotine. Ses grands yeux de poupée dormeuse blonde à l'image d'une Marie-Claire de Séquence du jeune télespectateur de l' Office pour la Radiodiffusion et la Télévision Française des années 1960 qui avait eu l'audace de présenter des courts métrages de marionnettes de Ladislas Starevitch avant restauration – avec Mademoiselle Nina Star en vedette - en l'an du Seigneur 1965, à laquelle ne manquait que la robe Vichy bleue pour en accentuer la semblance, ses grands yeux, écrivions-nous, se portèrent sur Alban qui crut que Madame allait parler, prononcer à son adresse des mots tendres quoique feutrés. Mais Madame se tut. Elle eût souhaité cacher son trouble sentiment par une nouvelle digression dans un domaine dans lequel excellaient et Monsieur Thiers, et Marie-Caroline : les collections d'eaux-fortes, tout ce tire-larigot d'arts graphiques incarné par Rembrandt, Le Lorrain, Dürer et Callot, à moins qu'elle ne préférât parmi les maîtres anciens, les toiles de David Teniers Le Jeune. Elle choisit de demeurer en sa mutité quiète. Toute à ses non-dits platoniques jà victoriens, ses amours inexprimés envers Alban, d'ailleurs inexprimables au risque d'un duel avec l'époux offensé, Madame se contenta de pousser un profond soupir. Peut-être songeait-elle en cet instant aux Catégories d'Aristote ou à la Somme théologique de Thomas d'Aquin, entre autres méditations transcendantales, Savoirs que la chaîne de télévision culturelle franco-autrichienne Sophia (écrite en grec Σόπηιά) transcenderait effectivement à la fin du vingtième siècle, sublimerait par la recréation totale et extrinsèque de nouvelles Catégories résumant toutes les connaissances humaines :
- Geschichte,
- Wissenschaft und Umwelt,
- Gesellschaft,
- Kunst und Kultur.
Ces Catégories n'étaient lors ni aristotéliciennes, ni kantiennes, ni hégéliennes. Mais une chose fondamentale manquait à l'appel, qui avait engendré ce siècle bourgeois reposant sur le socle du dieu argent, cet esprit de lucre né par la grâce de la Réforme protestante au seizième siècle : le Beruf. On en revenait à Thomas d'Aquin qui avait commis l'erreur regrettable d'accepter trois cas, trois dérogations à l'interdiction du prêt à intérêt, ce qui en ferait une cible de choix pour l'homoncula Asturkruk Winka, beauté noire s'il en fut : periculum sortis, damnum emergens et lucrum cessans. Pour parler en jésuite, l'intention avait été bonne et les conséquences mauvaises, ouvrant une brèche en faveur du profit effréné, jusqu'à la montée des eaux de l'an 2105, due au réchauffement climatique engendré par la pollution et le laisser-faire de l'ultralibéralisme de Taddeus Von Kalman et Jonathan Samuel, tous deux prix Nobel d'économie chicagolais et maîtres de Meg Winter et de Thomas Tampico Taylor. A moins que se vérifiât et s'accomplît la prophétie d'Upton Sinclair dans La Jungle : « Chicago sera à nous » affirmation à laquelle il faudrait répondre : « Chicago est à nous ; Chicago est à vous, les déshérités. »
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La Prima Donna D. fit son entrée sur scène, pour l'Aria maggiore panseronnée avec soin et amour du bel art pour Les Deux Cousines. En fait, ce morceau de choix était un dialogue chanté entre C. et D., tout en rythmes pointés, variations, doubles et triples croches, envolées lyriques, notes de passage, gruppetti, anacrouses, ornements attardés proliférants baroques à la Leo et à la Porpora, mordants, appoggiature fréquemment breve, anticipations ou retards de résolutions harmoniques, contrepoint, fugue, accords imparfaits, septièmes d'espèces, cadences parfaites ou plagales où le compositeur avait voulu étaler tout son savoir-faire à défaut de génie. Comme l'avait anticipé Alban, ce fut là que le supposé loup-brou frappa! Au point toutefois de susciter le questionnement de Louise-Albertine qui demanda benoîtement :
« Pourquoi ce brusque et mutuel silence sur scène?
- Notre escamoteur de voix vient de commettre sa première erreur! S'exclama Alban de Kermor. Il a rendu aphones les deux chanteurs! Lui qui ne frappe jamais d'hommes!
- Incroyable! S'écria Joseph d'Haussonville.
- Monsieur et madame la comtesse, vous serait-il loisible de m'accompagner afin que nous appréhendassions le suspect?
- Certes, oui. Mais avec tout ce joli monde, autant chercher une aiguille dans une botte de foin! Observa Joseph.
- N'oublions pas qu'il s'agit d'un être grand, albinos et hideux, donc facile à reconnaître! Reprit Alban.
- Soit, monsieur de Kermor. Nous vous suivons, mais attention à mon état! Rappela Louise-Albertine.
- Ma chère, vous n'avez plus l'âge de jouer à la gourde! Finies les nigauderies! Vous avez assez joué les Nicodème, alors que nous nous devons d'arrêter le futur occupant d'une maison de force!» Se fâcha le comte d'Haussonville.
Comme l'eût écrit un chroniqueur du vingt-et-unième siècle à propos de la seconde guerre du Qomen : « Al Hadj Al Senoussia et les hendécaseptembristes en ont rêvé, TQT l'a fait», le trio profita amplement de l'habituel bruit non irénique constitué de quolibets déchaînés et autres diatribes de Docteur Akakia pour se frayer un chemin jusqu' au coupable du brouhaha. Délaissant jusqu'à son réticule empli de spicilèges, de recueils d' apophtegmes (qui reprenaient les sentences d'hommes illustres comme César, Cicéron, Louis XIV, Danton et Napoléon), de recettes de grands-mères dont celles des confitures et des tartes aux pommes, aux poires, à la rhubarbe, aux mirabelles, aux fraises des bois, de tacuins de santé médiévaux reproduits dans la Bibliothèque Bleue
http://www.godecookery.com/afeast/foods/food051.jpg
et chipés à sa domesticité, de remèdes de bonnes femmes tels ces onguents de rebouteux, baumes et pommades dites du Diable qui permettaient de guérir des oignons, cors aux pieds et autres yeux de perdrix, d'un exemplaire in-20 ou volume format puce avec loupe de lecture incorporée de L'imitation de N.S. Jésus Christ de Thomas A. Kempis, de chrestomathies, d'exempla et autres miscellanées de livres sapientiaux et sibyllins qui constituaient le fond de commerce de la pieuse et grassouillette enfant avec ses listes de courses es-manufactures, Louise-Albertine se résigna à cette folle quête en compagnie de celui qu'elle avait épousé et de celui qu'elle admirait. Le bras droit d'Alban, le fameux Basin, les rejoignit. Ce factotum moustachu à la carrure de lutteur de foire pouvait être fort utile en cas de recours à la force physique contre les forbans que combattait son maître. Basin avait guerroyé en Syrie auprès du pacha Méhémet Ali contre le sultan lors des fameuses guerres de la Question d'Orient. Il avait fait partie des mameluks et conseillers militaires français du pachalik. A quatre contre un, on pouvait capturer le loup-brou!
« Nous allons tenter de surprendre notre homme à la sortie dite des artistes, en arrière de Favart, celle que le public n'emprunte jamais! » ordonna Alban, décidé, sur un ton de maréchal d'Empire.
Louise-Albertine lui fit les yeux doux tout en regrettant de ne pouvoir se cramponner à son sac à bienices demeuré en sa loge -puisqu'il existe des sacs à malices- mignard objet de calicot brodé si empli de petites choses indispensables à l'accomplissement de ses œuvres pies qu'on l'eût pensé sans fond comme le tonneau des Danaïdes, la hotte du Bonhomme Noël ou la corne d'abondance. Quoique parfois capable de tricoteries, Madame la comtesse ne s'engageait pas à la légère dans une telle aventure. Elle ne suivait pas Alban à la venvole, comme lorsqu'on s'amourache du premier venu. Qu'eût-elle pu arguer? De toute manière, selon les ultras, elle était incapable de disputer de quoi que ce soit! Elle connaissait mal sa rhétorique, ses catilinaires, ses tusculanes et son apocolocyntose. Elle aurait été impuissante devant un antipape byzantin féru de théologie épigone d'Anastase le Bibliothécaire accoutumé à pérorer sur le sexe des anges! A cours d'arguties, Louise-Albertine ne pouvait conséquemment que répéter le même babil vain : « Ménagez-moi, monsieur le comte! Je suis enceinte! »
Faisant fi du babillage de la blonde enfant potelée qui risquait la fausse couche si l'aventure devenait trop physique, Alban, Basin et Joseph d'Haussonville se portèrent devant la sortie des artistes, attendant le choc, la confrontation avec leur ennemi! Le lieu, bout de couloir, comportait quelques décors délaissés de carton-pâte qui prétendaient reconstituer des colonnades égyptiennes avec leurs anaglyphes. Louise-Albertine devint alors impatiente d'en découdre avec ce loup-brou fort crottu. Elle tapota nerveusement le morceau de décor de ses doigts, produisant un signal prémonitoire du morse : deux brèves et une longue. Pour elle, il s'agissait d'un rythme à l'espagnole, évocateur des anciens vers anapestiques. Basin, en non spécialiste de l'anapeste, ouvrit l' huis par sécurité, pour voir si l'adversaire n'avait pas pris le groupe de vitesse.
« Monsieur, regardez! Dit-il à son maître. Il y a une espèce de fardier qui stationne à la belle étoile! »
Kermor observa et répondit :
« Un véhicule lourd et lent, un trinqueballe bâché, qui plus est attelé de roussins! A qui appartient-il? Quelle diablerie dissimule-t-il?
- Jetons-y un coup d'œil! décida l'ancien mameluk.
- Restez ici avec votre épouse, monsieur le comte, le temps que nous inspections cette carriole. Il peut y avoir danger.
- Soit. Si notre escamoteur survient au débotté? Je ne suis pas armé.
- Nous oui! » S'exclama jovialement Basin en exhibant une paire de pistolets.
Une fois à l'extérieur, Alban et son acolyte examinèrent la voiture, d'abord à distance, avant de s' en approcher franchement. Basin essaya prudemment de soulever la bâche.
« Monsieur, sauf votre respect, ça sent le bissêtre, la crapaudaille et l'attrapoire! J'ai des bourdonnements soudains dans les oreilles!
- Moi aussi, Basin! Et ce lieu pue! Que nous arrive-t-il?
- Je soulève la bâche! Mais comme ma tête me tourne! Ça siffle, maintenant!
- Quel est ce songe-malice?
- Faut pas faire l'pasquin, monsieur! Oh! L'horreur! »
La bâche, une fois soulevée, révéla l'invraisemblance du contenu du fardier. On se souvient qu'il était censé contenir un alambic. Or, Basin vit tout autre chose. Au point qu'il en vomit!
« Ah, monsieur! C'est affreux et ça empeste!
- Pourquoi cette nausée, Basin? Je ne vois ni ne sens rien!
- C'est comme une malle sanglante du boulevard du crime, monsieur! Pouah!
- Il y a bien quelque chose qui sort de cette carriole : ce n'est pas humain! Attention, Basin! Je crois que la voiture est remplie de vipères aspics, de tarentules et de scorpions! Je vous conseille l'esquive!
- Au secours, monsieur! Il y a des...des... des morceaux de bras décomposés de spectres armés de sabres de cuirassiers d'Eylau qui veulent en découdre! Sauve qui peut! Ils vont me trancher la chair au vif! Jean de Grailly, captal de Buch! Rends-moi mon espadon et ma colichemarde, que je puisse me défendre!
- Les araignées! Basin! Elles deviennent gigantesques! A moi, comte d'Haussonville!»
Vous comprendrez, amis lecteurs, que nos deux téméraires étaient victimes d'hallucinations que l'on nommerait au vingt-sixième siècle psycho-images répulsives. Ce procédé, aussi efficient qu'un champ de force anentropique de contention, était curieusement connu de l'Alchimiste qui, pour protéger le lourd secret de l'appareillage de son véhicule - ici branché en position de fonctionnement maximum – l'avait utilisé contre d'éventuels curieux. Chacun voyait ses fantasmes, ses terreurs et psychoses personnelles. Et l'émetteur était assez puissant pour agir de l'autre côté de la porte...
Joseph d'Haussonville, pas plus que Louise-Albertine, n'eurent la possibilité d'accourir à la rescousse. Le premier paraissait frappé de tétanie comme s'il avait abusé des paradis artificiels de Monsieur de Quincey. Il demeurait affalé, les lèvres baveuses et tremblantes en marmottant des « Beuh...beuh... » tel un nourrisson de huit mois. La comtesse n'allait pas mieux : elle parlait bredi-breda, prise d'un délire ardent. Ses mots fanfreluchaient. Elle déblatérait ses obsessions de callipédie. Elle était en extase, se gaudissant de ses fruitions inconvenants, de sa phantasmasie obscène. Ses propos impudiques étaient à la semblance d'une pissatoire fendue laissant s'exhaler les relents alcalins de ce liquide corporel puant et jaune à propos duquel l'Empereur Vespasien avait dit après l'avoir taxé : « L'argent n'a pas d'odeur.» C'était comme si un doppelganger paillard la possédait. Madame débagoulait sans fin. Son incohérente confabulation tournait à l'érotomanie. Elle épanchait sa faconde de logophile obsédée.
L' acédie de l'époux, régressé au niveau de l'infantelet, contrastait avec le verbiage agglutinant de sa conjointe. Madame en patrocinait jusqu'au tortillage et à la pasquinade. Elle rêvait de postéromanie, souhaitait devenir la grand-mère de l'Europe, songeant à tous ces bourdons humains au membre proéminent qui devaient la féconder jusqu'à son sot-l'y-laisse, se rappelant ce gaillard poëme carlovingien de Saint-Just où des femmes aimaient à se faire trousser par des ânes. Elle semblait avoir grand chaud et ses pantalons de dessous la gênaient, la démangeaient à l'entrefesson! Le fœtus réagit aussi : il se trémoussa frénétiquement dans le ventre de Louise-Albertine, pris d'une danse de Saint-Guy allègre qui annonçait toutes ces bigarrures multiculturelles du prochain siècle et-demi que l'on baptisera musiques du monde à savoir la rumba des gorilles, la java bleue des sapajous, la samba des babouins, le groove des bouviers des Flandres, la salsa des bassets artésiens, le fandango de Bernard Herrmann dans « North by Northwest » et, à tout seigneur tout honneur, le cha-cha-cha du canard de comics américains dont il fut question quelques pages plus haut, magnifiquement croqué par Monsieur Charles Aboie, qui, à force de signer anonymement ses planches Walter Elias Disney en avait fini par être surnommé the good artist par ses lecteurs admiratifs.
Le laïus de Madame se poursuivit, tel le grondement d'un mâtin ronchon qui rognonne tandis que le chat ronronnant en son ragoulement se rit de cette pétoffe :
« Mon Baby! Criailla-t-elle. Je t'offrirai des plants de bauhinie des Indes! Pourquoi Monsieur Ingres se refuse-t-il à me faire poser nue? Pourtant, mes grasses chairs roses épanouies sont celles d'un modèle parfait! Je suis une odalisque! Déshabille-moi, mon Joseph! Je veux être complètement nue et montrer à tous ma beauté callipyge! Je suis le plus beau des tendrons! Mets-moi toute nue, mon Joseph! J'ai grande envie de toi! »
Elle commença à relever jupe et jupons et à exhiber ses underdrawers de broderie qui l'embarrassaient tant.
« Pourquoi ces dessous ne sont-ils point ouverts où il faut, comme chez les péripatéticiennes?» Jacta-t-elle chattement en son rut féminin extatique malséant.
Le comte d'Haussonville ne put que répliquer :
« Ba, be, bi, bo, bu! Arreuh! Fllllbbb! Pa, pe, pi, po, pu!
- Crotte, alors! jura Madame, sombrant au niveau du langage pipi-caca pan-pan cucul de la petite enfance! Je veux faire joujou avec toi! Rends-moi ma draisienne, mon harmoniflûte et mon vélocimane!
Elle vit quelqu'un avancer vers la sortie et s'exclama, joyeuse :
« Oh, bonjour, monsieur du loup-brou! Que vous êtes joli! Savez-vous ce que le poëte Villon a écrit?
Il n'est de bon bec que de Paris! »
Puis, elle fredonna, ses grands yeux dormeurs levés au ciel :
« Minet qui s'est mis en pelote
Dormait dans son poil soyeux!
Ronfle comme une bouillotte
Que l'on aurait mise au feu!
Dors comme un enfant bien sage,
L'enfant qui rêve sourit!
Qui croit manger du fromage,
Grignote un morceau de nuit!
Fais dodo, Colas mon p'tit frère,
Fais dodo, mon petit poulbot[3].
Je fouillerai pour toi dans ma bourse,
Et demain, t'auras du lolo!
Fais dodo, dodo l'enfant do! »
L'escamoteur de voix -car c'était lui- déclara discourtoisement à Madame :
« Veuillez me suivre sans résistance, Madame la comtesse. Ceci est un enlèvement!»
Madame n'opposa aucun frein à l'Alchimiste, non qu'elle fût terrorisée par le canon du pistolet à crosse d'ivoire braqué sur sa poitrine épanouie, mais parce qu'elle était spirituellement ailleurs, dans un état dit second, ainsi que nous l'avons pu constater. Elle sortit avec son geôlier et grimpa béatement à ses côtés sur l'affreux siège de bois non capitonné du cocher du trinqueballe sous les regards impuissants d'Alban et de Basin paralysés par les psycho-images. Fouette cocher! Dès que le hideux tombereau d'un modèle approchant des vils véhicules de vidangeurs s'ébranla, les effets de l'étrange hypnose s'estompèrent et le comte de Kermor revint à la réalité. Il secoua son affidé comme un prunier afin qu'il recouvrît son entendement. Tous deux se précipitèrent dans les coulisses pour constater primo la disparition de Louise-Albertine née de Broglie et secundo la reprise de conscience du cher époux dont l'habit de soirée était maculé d'une bave incongrue.
Dès qu'il reprit ses esprits, Joseph d'Haussonville remarqua l'absence de son adorée.
« Madame la comtesse a été enlevée par le loup-brou sous nos yeux! Ce dernier l'a obligée à monter dans un fardier. Ce lourd et lent équipage est rattrapable! Basin, à la voiture!
- Une poursuite n'est-elle pas risquée? Questionna le comte.
- Ce n'est pas la première fois que nous prenons en chasse un véhicule! Venez, comte, il n'y a pas une minute à perdre! La vie de votre femme est peut-être en danger! »
D'Haussonville ne put qu'obtempérer aux injonctions d'Alban. Il murmura :
« Tout cela sent par trop le mauvais feuilleton! »
Basin amena son attelage : un véhicule léger couvert avec deux chevaux noirs, bien plus rapide a priori que le trinqueballe de l'Alchimiste.
« Le fardier est parti dans cette direction! En avant, Basin! »
Une chevauchée en voiture hippomobile commença, annonçant les poursuites chères aux grosses ficelles dont abusèrent le vicomte Ponson du Terrail et ses adaptateurs pour les futurs grand et petit écrans. Galop contre amble : Alban devait logiquement rattraper l'escamoteur qu' il soupçonnait, à juste raison, avoir pris l'itinéraire pour Saint-Denis! Las, c'était compter sans le problème des vieilles rues au-delà du beau quartier, venelles enchevêtrées étroites et glauques non encore rasées par monsieur Haussmann! Notre aristocratie louis-philipparde souffrait d'un complexe de procrastination, en cela qu'elle avait fâcheusement tendance à remettre au lendemain ce qu'il fallait faire le jour même. Elle repoussait ainsi indéfiniment toute réforme qui eût permis d'éradiquer durablement le paupérisme, chose qui, comme on le sait, tend à devenir profuse, éradication qui, au mieux, était comprise dans le sens radical de monsieur Malthus et non dans celui d'une amélioration sociale. Cette interprétation déboucherait sur des errements toujours plus criminels : darwinisme social, eugénisme et autres joyeusetés à prétention scientifique. Ce fut pourquoi Joseph ci-devant d'Haussonville poussa des cris d'orfraie et eut grand peur lorsque la voiture du comte de Kermor osa parcourir des quartiers dans lesquels la bonne société n'ose s'aventurer. Rien n'était moins destiné à rendre sémillant que cet amoncellement de cloaques hérités de la Cour des miracles où le tarabiscot était plus dû à la multiplication des rafistolages de fortune qu'à une quelconque prétention à s'approcher du raffinement architectural de l'élite.
De ces quartiers de l'est parisien, comme de ceux du centre pauvre et de l' Île de Cité étaient sorties toutes les émeutes et les révolutions. A défaut de Grand Coësre, un lieu comme le faubourg Saint-Antoine bruissait encore des résidus fantomatiques de la sans-culotterie, de ce mouvement populaire écrasé en 1795, 1832 et 1834 après avoir été trompé en 1830.
Mais nous étions plus au nord, et nos véhicules, poursuivant et poursuivi, pouvaient passer par Belleville, par La Villette, ou par Aubervilliers, lieux non encore rattachés à la capitale. La barrière d'Aubervilliers était l'itinéraire le plus logique pour joindre Saint-Denis puisqu'il évitait le village de Montmartre. Basin avait également omis de longer le canal Saint-Martin, abri d'une faune faubourienne du plus mauvais aloi. Les anciennes barrières de l'octroi, symboles de ces douanes intérieures d'Ancien Régime honnies non encore démolies, rappelaient combien Paris devait ses portes et ses « fortifs » aux rois successifs mais aussi aux fermiers généraux avec leur célèbre mur. Reprenant une tradition remontant à Philippe-Auguste, Louis-Philippe s'était acquitté de la construction d'une enceinte supplémentaire.
Cela n'empêchait aucunement tous ces quartiers périphériques lépreux du Nord, du Sud et de l'Est d'exhaler leur misère. On se serait cru à l'intérieur d'un hideux réseau de boyaux intestinaux débouchant sur quelque utérus squirreux et kystique où d'innommables fœtus attendaient leur heure insurrectionnelle, le « travail » qui leur permettrait de surgir en ce bas monde, les armes à la main. Le but des possédants était que cette gésine immonde de la multitude honnie par Monsieur Thiers ne parvînt jamais à la parturition du grand soir!
En attendant, toute cette parasitose interlope vivotait en ces sentines d'immondices, ces nids à choléra morbus, cette sudation de pauvreté plus vile que l'excrément des vases de nuit de nos de quelque chose de l'ouest de Paris, prête à contaminer de manière vengeresse jusqu'aux pires symboles de son oppression, tel Casimir Périer en 1832. C'était pourquoi, en ces ruelles mal éclairées, aux murs verdâtres de pourriture, telles viandes corrompues, le tremblant comme un feuille comte d'Haussonville avait l'impression de sentir des frôlements, des griffures, des frottements obscènes d'êtres indéfinissables, succubes ou incubes, stryges et croque-mitaines déparpaillés, loqueteux, créatures fantastiques de la nuit miséreuse, spectres de grenadiers de la retraite de Russie, squelettes vivants hyperréalistes croqués par Faber de Faur, lumpen-humanité qui tentait de pénétrer dans la voiture à force de grattements afin de mettre en pièces- supposait-il en ses terreurs fantasmatiques- ses imprudents occupants de la classe privilégiée, et sait-on jamais, de pratiquer à leur encontre une sorte de cannibalisme rituel afin de s'attribuer leur force de riches! Joseph poussa un cri irrépressible de terreur : il avait cru, l'espace d'une seconde, apercevoir à la vitre de la voiture le trivial visage émacié d'un de ces hommes-squelettes, jà de ghetto de Varsovie, mais rendu en cet état hectique de consomption terminale non par la peste brune mais par ce qu'il serait convenu d'appeler par anachronisme supplémentaire de l'Hitler lent, en application de l'odieuse sentence prononcée par un buste de Monsieur Daumier : « Mais ils mourront, monsieur, assurément, ils mourront! ». Restait à substituer à Goebbels La Borne et à Hitler Hitl-Thiers!
La faute irrémissible commise par notre gentilhomme était l'oubli de tous les enseignements sociaux de Jésus-Christ. En conséquence, il pensait courir au suicide en s'aventurant là-bas, dans cet ailleurs ou au-delà méphitique tel le touriste richard des années 80 du vingtième siècle actionnaire de transnationales nippo-américaines, en short, tongs et chemise hawaïenne, plein aux as et les poches débordantes de pacsons de dollars, venu provoquer à mort les populations déshéritées des favelas de Recife ou des trottoirs de Manille en les narguant chez elles, Polaroïd™ en bandoulière, rolex™ au poignet et ray-ban™ aux yeux. Sans-doute ce tempérament suicidaire était-il dû chez ce nanti à de méchantes MST contractées à force de gâteries sexuelles pédophiles à répétition dans ces nouvelles îles à sucre très spéciales pour m'exprimer comme un romancier du début du vingt-et- unième siècle surnommé Clouezluilebec adepte des formes non rebondies dites plates comme la poitrine de Deanna-Shirley De Beaver de Beauregard et autres objets sub-atomiques.
Pour en terminer avec notre digression, alors qu'il pénétrait dans les premières rues de Saint-Denis, le bon cocher Basin aperçut, à distance, le trinqueballe de l'escamoteur de voix. Il fouetta l'attelage de plus belle, espérant rejoindre le forban en deux temps trois mouvements. C'était compter sans l'état pitoyable de la chaussée qu'aucun cantonnier n'avait réparée depuis fort long-temps. Outre l'irrégularité proverbiale des pavés qui n'étaient ni porphyroïdes ni fabriqués dans les Vosges, il fallait compter sur les amoncellements de boues et d'ordures, les nids de poule et autres ornières, tous ces obstacles cassants pour des roues de bois simplement cerclées de fer. Basin subit, impuissant, l'accident : la roue arrière droite de la voiture se prit dans un trou et se brisa. Le véhicule faillit verser, ce qui aurait surtout été dommageable à une Dame. Basin pesta tandis que les passagers s'extrayaient du fiacre amélioré.
« Ah, monsieur! Quel grand mal heur! Madame la comtesse est perdue! Le faquin nous a semés à cause de ma maladresse!
- Ne nous décourageons pas, Basin! Déclara Alban. La piste fournie par Madame de Talleyrand est la bonne : le repaire du malfaiteur se situe bien quelque part dans cette ville, du côté de l'abbaye elle-même, qui sait? J'ai mes entrées au ministère de la Guerre et à celui de l'Intérieur qui ne me refuseront pas la petite consultation des plans de la localité.
Joseph d'Haussonville se proposa :
« Permettez-moi, entre comtes...
- Au vu de la position de son royal époux, un sauf-conduit de la duchesse d'Aumale vous suffira, comte, pour effectuer la démarche au ministère de la Guerre, reprit Alban. Quant à moi, je dispose d'une petite complicité à l'Intérieur... Oh, un commis qui ne paie pas de mine, un Monsieur Prud'homme, petit, chauve, ventru, quarante ans environ...
- Vous parlez de monsieur Saturnin de Beauséjour! S'exclama Basin. Prenez garde, monsieur! C'est un poltron et les femmes le dupent facilement!
- J'irai accompagné de la duchesse d'Aumale en personne! Sa blonde blandice convaincra Saturnin!
- Pourquoi ne pas vous munir d'une lithographie de Devéria ou de Gavarni reproduisant le portrait de Madame, tant que vous y êtes? Objecta Joseph. Je crains que cette excursion ministérielle épuise encore davantage notre souffreteuse amie!
- Pensez-vous, comte! Je suis sûr que ce soir, dans la maison de Molière, elle s'est follement amusée pendant que nous trinquions dans le mauvais sens du mot! Tant que vous y êtes, munissez-vous pour votre inspection à la Guerre d'une gravure reproduisant mon profil sculpté par David d'Angers lorsque j'avais vingt ans!
- Nous informerons rapidement le couple Talleyrand, qui doit se morfondre à l'Opéra dans la vaine attente du loup-brou! » termina d'Haussonville.
**********
L'aube était enfin là. Louise-Albertine commençait à recouvrer son entendement. Elle remarqua qu'elle était couchée, toute habillée, sur un mauvais matelas posé à même le sol de ce qu'elle prit au premier abord pour une cave humide voûtée.
« Mais...je suis dans une crypte! » soliloqua-t-elle, éplapourdie de surprise en écarquillant ses grands yeux si jolis.
Certes, le lieu était froid et malpropre, mais le geôlier avait fait honneur à la Dame de qualité : sur une table, elle avisa de quoi se restaurer, des victuailles qui attendaient leur dernière heure dans de l'argenterie à godrons. Pourtant, Louise-Albertine jugea qu'il n'était point encore temps de se goberger. Aussi préféra-t-elle étudier les aîtres de sa captivité.
D'emblée, la première observation de la godiche comtesse – pour ce qui était des choses pratiques, du quotidien – s'était avérée juste : la voûte nervurée du local désignait bel et bien une ancienne crypte à usage autrefois religieux. Mais Madame n'identifia pas exactement l'endroit.
« Voyons, ce n'est ni Notre-Dame, ni Saint-Sulpice, ni Saint-Philippe du Roule, ni la basilique de Saint-Denis, ni la Sainte Chapelle... » pensa-t-elle.
L'énumération pouvait durer long-temps! Certes, Madame remarqua bien les étagères le long des murs, avec leurs collections de bocaux étiquetés ne renfermant que du vide, mais ces objets n'avaient pour elle aucun intérêt artistique! Par contre, il y avait quelques cloches à fromage en verre, ou prétendues telles, renfermant des végétaux vivants! Elle ne savait rien du Japon des shoguns et de ses coutumes botaniques ; aussi, le terme de bonsaï n'était pas alors usité! Malgré tout, elle identifia quelques plantes, ici en réduction, qu'elle connaissait à force de fréquentation du Jardin des Plantes et des parcs de ses amies.
« Que le diable me patafiole! Un Paulownia nain!» s'exclama-t-elle.
Il y avait mieux : baobab, séquoia, noyer, mélèze, chêne, ginkgo, sapin... tous réduits à un vingtième de leur taille.
« Comment ce naturaliste s'est-il pris pour ainsi étrécir de tels arbres? Cela n'est point une pratique d'homme probe! » médita-t-elle.
Elle aperçut mieux, et plus laid! Certains bocaux n'étaient point vides. Des avortons y baignaient dans des solutions herbacées préservatrices. Ces dégoûtants fœtus exhibaient l'impudicité de leur altérité.
http://www.memoireonline.com/11/07/701/suivi-serologique-toxoplasmose-femme-enceinte6.png
Non pas qu'ils fussent aussi difformes que ces créatures de foire dont la coutume déplorable d'exposition au public trivial, à la populace peu éduquée, se répandait depuis la Vénus hottentote. Mais leurs crânes étaient par trop gros, leurs fontanelles éclatées. Madame parvint à approcher sans vomir ces récipients hideux. Elle en déchiffra les étiquettes. Cinq ou six monstres reposaient en ces flacons, de leur dernier sommeil.
« Homonculus Danikinensis essai numéro 1 8 février 1838. Homonculus Danikinensis essai numéro deux 4 avril 1839... »
L'ultime créature remontait au 16 août 1844 : il y avait moins d'un an! Ces fœtus incarnaient pour la comtesse pis qu'une priapée. Renonçant à renauder devant ces monstres, Madame d'Haussonville sut se prévaloir de sa futilité. Elle commençait à s'impatienter de l'absence de son ravisseur : allait-elle attendre qu'il se manifestât jusqu'aux heures vespérales? Autant se mourir d'ennui! De plus, cette cave gothique était humide et froide. Madame était certes moins fragile que la diaphane Marie-Caroline, mais elle portait encore sa robe de soirée de la veille avec décolleté et bras nus bien que ses mains fussent gantées comme il seyait aux Dames de qualité. En cette geôle couci-couça, en cela qu'elle n'était ni une thébaïde, ni un bouge proche des Latomies, elle décida de se réchauffer en arpentant la vaste nef en sous-sol, s'emmitouflant dans son shal tout en regrettant ne s'être point munie de sa fanchon, sa contre-hermine et son manchon d'hiver. Sa marche lui permit d'apprécier la qualité architecturale des vénérables pierres ainsi que le fameux gisant du preux consécrateur rongé par les crapauds. Son estomac la rappela à la réalité physiologique : elle se contraignit par conséquent à s'attabler. La vaisselle d'argent était belle, mais le ragoût médiocre et jà froid. La carafe de cristal que notre aristocrate vida dans son verre contenait de l'eau ordinaire à défaut d'ambroisie de Malvoisie. Elle ne se rendait pas compte combien le peuple manquait d'eau potable! Experte supposée en arts décoratifs, Madame examina le travail d'orfèvrerie du plat et des couverts.
« Cette argenterie est russe, quoique mon ravisseur ait commis une erreur en me fournissant un couteau à volaille alors qu'il s'agit d'un ragoût de veau! De plus, on dirait plus un salpicon épicé comme saupiquet! Heureusement que Monsieur du loup-brou a pensé au dessert sucré afin d'atténuer le feu de son salmis! Un bon raisiné de coings et de poires n'a jamais fait de mal à personne! »
Toute à ses réflexions d'enfant gâtée, elle aperçut d'autres objets singuliers : une pile de livres minces illustrés d'images enfantines coloriées dont les personnages, parfois animaliers, s'exprimaient soit par des phylactères très médiévaux, soit par des textes situés sous les images. Madame parcourut cette pile incongrue, en cela que ces volumes venaient d'ailleurs, d'outre nulle part!
« Gédéon en Afrique, Moustache et Trottinette, Les Aventures de Pinpin et Toutou, par R.V., éditées par Closterman :
Pinpin chez les mauviettes ; Pinpin au Fongo ; Pinpin en Armorique ; Pinpin et les ciboires de Pharamond ; Le crocus gueux ; Pinpin et les joujoux de La Mirliflore ; On a pioncé sur la Dune ; L'Affaire Tournedos ; Les sept goules d'Eristal ; Pinpin au pays de Laure Moire ; Le râble au prince dort.... Qu'est donc ceci? Des dessins comme ceux de messieurs Daumier et Grandville, des voitures sans chevaux, des personnages vêtus étrangement...une utopie illustrée à la Cyrano de Bergerac? »
Elle ouvrit au hasard le livre intitulé « Le râble au prince dort » pour tomber sur une série de vignettes mettant en scène un certain capitaine Symphorien Nestorius C. envoyer une bordée d'injures malséantes à l'adresse de nobles guerriers touaregs qui avaient brisé sa fiasque de whisky :
« Corsaires de marigot! Marins ignares! Amiraux de bateaux-mouches! Zouk-zouk-kouba! Capitaines d'écumoires! Bricolopithèques! Sapèques! Zombayes! Clephtes! Derviches tourneurs de caf'conc'! Burgondofarons! Mitards pour oies blanches! Zalambdalestes! Siphonophores! Glyptodons de carnaval! Ukulélés! Onésimes de cirque Médrano! »
Une voix à l'accent slave fit sursauter Louise-Albertine :
« Je constate que Madame s'intéresse à mes petits miquets! »
C'était l'escamoteur de voix! Madame avait beau être prévenue de l'habitude inopinée du loup-brou à surgir à l'improviste, comme s'il se fût moqué des lois de l'espace euclidien, les apparitions brusques du forban produisaient toujours leur petit effet de surprise, à l'instar d'une figure facétieuse des rites Nuo chinois, le valet Qin Tong au masque ricanant! Mieux valait avoir affaire à ce farfadet qu'au grand démon Yao! Ce dernier était surnommé la diarrhée du Dragon parce qu'il s'extirpait généralement des fèces fumantes et nauséabondes du fabuleux animal. Imaginez un diable sortant du trou de la chaise percée du Roy Soleil après que ce dernier y ait fait ses besoins, avec les effets odorants que l'on devine! Cette défécation était tout de même de nature royale, donc sans-pareille pour les courtisans qui se disputaient l'honneur d'assister à ce spectacle régi par une étiquette rigoureuse!
Louise-Albertine se demanda d'où l'escamoteur tenait de telles facultés et par quelle action pétitoire il avait obtenu le privilège d'occuper cette crypte. Prudente, elle le questionna sur ses livres illustrés :
« Comment vous êtes-vous procuré ces albums d'images? Ils ne paraissent pas de notre temps!
- De la même manière que les voix de nos grandes chanteuses et tragédiennes que vous pouvez voir enfermées en ces réceptacles classés le long de l'étagère d'en face! »
Ainsi, l'Alchimiste avouait! La comtesse avait touché le point sensible du monstre : l'orgueil! Dès lors, il ne cessa de discourir, étalant tous ses forfaits! L'homme déblatérait avec un accent russe. Il conta sa vie : le risque d'un tel étalage était qu'il n'avait aucunement l'intention de libérer Madame. Elle demeurerait son otage et, si d'aventure, Kermor tentait de la délivrer -encore eût-il fallu qu'il découvrît le repaire – l'escamoteur pourrait l' occire!
« Mon nom est Danikine, Pavel Danikine! Je suis un prince, un grand physicien, chimiste et physiologiste que le tsar Nicolas, cet ingrat, a refusé de reconnaître à sa juste valeur! Je détiens les secrets de l'énergie pure, de la vie artificielle et du voyage instantané! »
Madame assistait à la confession d'un illuminé! Elle réalisait combien l'âme de cet homme recelait davantage de componction que de coquinerie. Son ton se fit des plus solennels!
« Je suis le nouveau Prométhée! Je veux apporter le feu de la connaissance suprême et ultime à l'humanité! »
Il ne cessait de tripoter nerveusement le couvercle aux motifs rhomboédriques et componés d'une boîte qui reposait sur l'antique prédelle d'un retable fort abîmé. Il ne cessait de débagouler à la semblance d'un Bela Lugosi morphinomane de série Z de Poverty Row du genre Return of the Ape Man de William Beaudine exposant ses projets de savant fou sous l'œil émerveillé d'un Edward Wood JR avec des phrases du style : « Je vais créer une race nouvelle de surhommes, de mutants supra-atomiques! » Cependant, la jactance acerbe de cet égaré des sciences raisonnables n'était ni pure foucade, ni vaine misanthropie. Madame n'osait se gaudir de l'aliéné : moquer les fous est périlleux pour soi. Aussi écouta-t-elle, stoïque, le laïus du loup-brou dans sa totalité, tel un académicien Sérère faisant dans son discours de réception l'éloge des conceptions historiques de son prédécesseur, art apologétique en l'honneur du duc de Lévis-Mirepoix. A défaut d' ouïr un exposé épistémologique historiciste, une doxa conforme à la future École des Annales, Louise-Albertine née de Broglie se refusa à se gausser de la déblatération du prince Pavel Danikine, reflet de l'âme russe et de ses excessifs épanchements.
« J'ai redécouvert les travaux de Gerbert d'Aurillac qui permettaient la conception d'une vie artificielle, d'un homonculus ou golem à partir de l'œuf originel! J'ai conçu une matrice, une chambre incubatrice où se sont constitués mes sujets embryonnaires! Voyez ces flacons renfermant autant de fœtus inaboutis qu'il y eut d'expériences ratées, dont certaines me mutilèrent cruellement! Ces êtres supérieurs, au cerveau hypertrophié, qui auraient dû sortir du néant, conquérir la surface de la terre et remplacer la race humaine! Ces huitièmes merveilles du monde! »
Tandis que Danikine patrocinait inlassablement, Madame d'Haussonville se mit à prier pour le salut de l'âme de ce fol, comme si c'eût été vêpres. Elle égrenait son chapelet grain après grain, et sa patenôtre de gracieuse perruche fut effectivement comparable au pépiement d'une frêle oiselle. Peut-être songeait-elle aussi aux Idéologues du défunt Tribunat, qui s'opposèrent tant à Buonaparte, aux relations tumultueuses entre Madame de Staël, Benjamin Constant et l'Empereur qui, aux abois lors des Cent-Jours, fut contraint d'appeler à la rescousse le fameux penseur libéral. Une éphémère réforme politique en résulta : la célèbre Benjamine – puisque Constant en fut le rédacteur – qualifiée alors d' Acte additionnel aux Constitutions de l'Empire. Pour les partisans du despotisme impérial, ce fut une volte-face, une palinodie, tandis que les rapports entre Buonaparte et Benjamin Constant se réduisirent à une passade politique.
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Ces deux personnes considérables s'étaient mutuellement admirées sans se l'avouer, quoiqu'elles se détestassent! Mais nous étions jà en 1845, et toutes ces vieilles lunes enterrées par la réaction blanche se trouvaient dépassées par l'idée d'une prochaine résurrection de la République parmi les plus radicaux des adversaires de Sa Majesté La Poire.
« M'écoutez-vous, Madame? Questionna le monstrueux Russe.
- Oui-da, Monsieur. Permettez-moi...Pourquoi avoir choisi de capturer les voix à défaut de créer des êtres vivants puisque l'échec a été patent? Par quels moyens avez-vous procédé?
- J'ai effectué des recherches sur la té-lé-por-ta-tion, Madame, répliqua Danikine en détachant soigneusement chaque syllabe de ce néologisme.
- C'est-à-dire? Minauda la comtesse en caressant son joli ventre rebondi de son précieux fruit. Ce visage doux à l'ovale parfait et aux bandeaux châtains dorés était pur ravissement d'esthète.
- J'ai fabriqué un appareillage à partir de métaux rares : palladium, tungstène et platine. Cette machine était censée transporter instantanément à travers l'espace et l'éther luminifère corps, êtres et objets! Lorsque j'ai entrepris les essais de l'engin sur des animaux - rats et oiseaux – ce fut pour me rendre compte qu'ils ne couinaient et ne pépiaient plus! Intrigué, je me décidai à l'expérimentation humaine : j'ai rendu muet un jeune galopin des barrières! Je pensais alors que la voix disparaissait définitivement : je faisais fausse route! L'écho ténu de celle-ci, que dis-je, son résidu spectral, demeurait, du moins à condition que je l'enfermasse entre quatre murs, sinon, il s'évaporait à jamais dans l'atmosphère! Je me suis par conséquent attelé à la tâche de la récupération et de la conservation des voix! J'y suis parvenu à force d'efforts en trouvant le réceptacle idéal! Ce fut alors...
- Monsieur, vous êtes un criminel!
- Vous n'êtes pas sans savoir qu'aucun moyen technique d'enregistrer et de préserver la voix humaine par-delà la mort n'existe!
- Quel mal y-a-t-il à cela? L'image peut dorénavant être reproduite scientifiquement par le daguerréotype, que je sache...De plus, il y aura toujours des peintres pour nous dresser le portrait!
- Mais la voix, madame la comtesse, la voix! Imaginez que l'on puisse reproduire la voix des êtres chers! Songez aux personnages illustres du passé dont ne subsiste aucun témoignage vocal! Comment Jules César et Alexandre parlaient-ils?
- En latin et en grec, je suppose?
- Et la voix du Christ!
- Cessez de délirer monsieur! Pourquoi ne pas s'atteler, tant que vous y êtes, à la reproduction d'images en mouvement, comme pour les lanternes magiques?
- J'y songe sérieusement, madame!
- Dans ce cas, cessez de faire mauvais usage de votre escamoteur de voix!
- J'y ai vu tout le parti que je pourrais en tirer! Je capture l'essence vocale de nos plus grandes chanteuses et comédiennes et je les conserve pour l'éternité!
- Et vous les réduisez à une mutité définitive dont aucune ne se relève, monsieur du loup-brou! Avez-vous pensé aux conséquences tragiques de vos actes?
- C'est parce qu'il n'existe aucun moyen de restituer l'intégrité de mes victimes! A moins de leur créer une voix artificielle de substitution! Si vous et vos semblables refusez de me reconnaître, je frapperai plus haut : je rendrai le roi lui-même aphone, et ce sera la révolution! »
Une tierce personne, incongrue, vint interrompre Danikine en jetant :
« Monsieur, seule une intelligence artificielle pourrait prodiguer une voix dite de synthèse à ceux qui ne l'ont plus! D. m'a parlé de cet astrophysicien de génie qui ne s'exprime plus que par...
- Que? Vous n'êtes pas à votre place! D'où sortez-vous? Jeta notre Russe.
- Ciel, toi ici! On ne t'a pas prévue dans cette histoire! Va-t-en! » Cria, soudainement hors d'elle, Louise-Albertine.
Qui était donc cette intruse, puisqu'il faut avouer qu'il s'agissait d'une femme? Elle venait de descendre sans bruit l'escalier de la crypte, ses pieds mutins dans des mules roses. Elle tenait un chandelier, fort gothique, et avait comme tenue une toilette de nuit : longue chemise de popeline beige recouverte d'une robe de chambre en pilou, à défaut de damas, et cette étoffe n'existait pas encore en 1845! Des pantalons festonnés de lingerie se laissaient deviner sous la toilette nocturne. La miss était petite et menue. Son visage triangulaire aux pommettes félines, au nez et au menton pointus, se caractérisait par une certaine ironie boudeuse. Ses yeux noisette pétillaient. Ses cheveux blonds décolorés étaient longs et décoiffés. Surtout, sa poitrine réduite rappelait ce qu'en anglais on nomme « Adam et Ève sur un radeau », autre manière de dire que l'impétrante n'avait pour touts appâts que des œufs sur le plat! Ce fort joli tendron très vert et très mignard représentait une lorette de premier choix pour le chaland d'en haut! Son pucelage devait appartenir depuis long-temps aux souvenirs enfuis, déposé quelque part au Mont-de-piété ou aux Objets trouvés. L'ombre de la malingre donzelle se reflétait, expressionniste, contre les médiévales murailles.
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« Même pour dormir, elle s'habille ou plutôt se dévêt en Lisa Berndle! Elle est indécrottable! » marmonna Louise-Albertine, courroucée.
- Excuse-moi, Mélanie Ashley Hamilton, répliqua en pouffant l'énigmatique blondasse avec un accent Oxbridge grasseyant. Je retourne me coucher! Je me suis trompée d'histoire comme un Indien d' Hellzapoppin! Saints Ole Olsen et Chic Johnson, priez pour moi pauvre pécheresse! »
La demoiselle adulte adonisée en fillette de douze ans partit aussi promptement qu'elle était arrivée.
Ainsi fut clos ce premier incident, cette première entorse à notre histoire.
**************
Au ministère de l' Intérieur, le même jour.
Marie-Caroline Auguste de Bourbon-Salerne, duchesse d' Aumale, s'était rendue en grand équipage en ce saint des saints lambrissé et encaustiqué, à savoir que l'accompagnaient :
- Alban de Kermor,
- Basin, en grande tenue de hussard : dolman à brandebourgs, passepoils, shako, pelisse de panthère, sabre, sabretache, tresses et moustache en croc agressive,
- la demoiselle Delphine d' Armont, jolie soubrette châtaigne à la particule de fantaisie et à la bouche en cœur, chargée du transport des cartons à chapeaux – puisque Madame en avait profité pour effectuer quelques emplettes chez les meilleures modistes – et des boîtes de cachou, d'ipéca et d'autres pharmacopées destinées à la prévention des classiques vapeurs de la très noble personne.
Les oripeaux à la Joachim Murat de Basin auraient ravi bien des peintres et dessinateurs, ces Géricault, Gros, David, Gérard, Charlet, Raffet et autres Girodet-Trioson qui avaient contribué à l'édification de la légende impériale.
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Mademoiselle d'Armont, quant à elle, adorait s'adoniser en femme de l'avenir. Elle prétendait que sa vêture serait la mode telle qu'on la concevrait en 1900. La soubrette précieuse débordait de visites, de capelines, de voilettes, de boas, de plumetis et autres trucs en plumes. La jolie plante chantonnait souventefois devant une psyché, s'ébaudissant de ses atours, aussi ornementale aux yeux de ceux dont elle voulait attirer le regard qu'un ibéris ou corbeille d'argent. Elle gazouillait et roucoulait de manière inintelligible. Son babélisme était pour elle un art du chant populaire, dit de la rue, bien qu'elle ne souhaitât point qu'on l'assimilât à un de ces pépiements de piafs, de moineaux friquets et autres gracieux volatiles appelés vulgairement mômes ou mouflets qui picorent sottement dans nos parcs et jardins avant de succomber l'hiver.
Elle connaissait par ouï-dire cette anecdote selon laquelle, vers 1788, en l'urbs parisienne, un groupe de dandys perruqués et poudrés à frimas auraient pris à partie deux étrangers pérégrins habillés comme pour un carnaval. Esquivant l'algarade, les deux intrus prétendirent s'être costumés en hommes de l'avenir. Et les fats et bellâtres en dentelles, ces petits-maîtres, choisissant d'en rioter plutôt que de se quereller, de leur répondre qu'il s'agissait là d'une mode comme la pratiqueraient les sujets de leurs Majestés Louis XXV ou XXX![4]
Delphine d'Armont se trouvait un don pour la comédie et parlait souvent d'un monsieur M. O. qui l'aurait prise comme égérie après avoir essayé de le faire avec une demoiselle D.S. De B. de B., blonde pécore trop prétentieuse et portée sur le travestissement juvénile, entre autres excentricités inconvenantes pour les chastes personnes. Notre soubrette, faut-il le dire, dépensait tous ses gages chez les modistes, au point qu'elle fut un jour justement obligée de gager une paire de boucles d'oreilles en nacre aux pendants d'or, appartenant à Madame la duchesse, qu'elle fit passer pour siennes! Elle les déposa conséquemment au Mont-de-piété en tant que boucles d'oreilles de Madame de. Face à une telle faute assimilable à un vol, mademoiselle Delphine se refusa à battre sa coulpe.
Las, survint l'instant où sa maîtresse constata la disparition des pendants. Affolée -on le serait à moins!- l'écervelée péronnelle trotta jusqu'au Mont-de-piété de toute la hâte dont ses anachroniques et haut perchées bottines étaient capables, troussant ses jupes étrangement entravées pour ce temps romantique, dévoilant bas et affriolants pantaloons de lingerie -qui étaient quant à eux conformes à l'usage de 1845! De plus, mademoiselle souffrait alors de son indisposition féminine périodique et l'hygiénique serviette stratégiquement placée en son entrefesson manquait d'étanchéité, prodiguant à ses pantalons de dessous une cramoisie tacheture du plus mauvais effet, comme si, en toute impudicité, elle eût affiché en public le résultat trivial de sa défloration. Elle laissait un sillage particulier, malodorance subtile, essence ou fragrance menstruelle, qui avait pour effet d'attirer sur sa piste une cohorte de chiennerie et chimpanzaille en rut, quoiqu'elle puât moins qu'un punais.
Ce fut un singulier spectacle pour les employés du Mont de voir surgir tout à trac une soubrette essoufflée, une femme-sablier à taille de guêpe futuriste et au chapeau fleuri à voilette arachnéenne réclamant à cor et à cri au guichetier, abrité des postillons de la demoiselle par le caillebotis de la grille ancêtre de l' hygiaphone, les pendants de Madame de. Il lui fut répondu que ces derniers étaient égarés, portés disparus parmi les brimborions et le fatras indénombrable du lieu. Délirant de ses calembredaines, la demoiselle jura qu'on ne l'y reprendrait plus à mettre au clou les objets d'une autre! Cette petite poule de Pâques au caquet insupportable claqua la porte du Mont après avoir jeté un prrt de colère à l'employé.
Toute à sa bisque, Madame la duchesse réprimanda vertement la mignonne cucul la praline (ainsi qu'on la qualifierait au vingtième siècle) tout en lui offrant deux options :
- le renvoi sans nul émolument ni recommandation,
- le remboursement des bijoux perdus.
Baste! Delphine choisit l'option numéro deux, à ses risques et périls! Perfide, Madame calcula combien la domestique lui devait. Telle une vieille pouacre acariâtre arc-boutée à sa cassette ou un grigou à bésicles, le tromblon chargé de plombs et de grains de poivre vert en bandoulière, Marie-Caroline joua des taux d'intérêt, appliquant à ses comptes d'apothicaire le denier vingt de sinistre mémoire. Il en résulta un taux usuraire de remboursement de la dette : des boucles d'oreilles achetées huit cents francs furent chiffrées à quatre mille, soit un versement à effectuer par mademoiselle d'Armont en cent soixante mensualités de vingt-cinq francs chacune, c'est-à-dire treize ans et quatre mois de payements échelonnés, mensualités représentant cent vingt cinq pour cent des gages de la soubrette, à moins qu'elle optât pour un versement journalier, plus rapide et toujours en cent soixante fois, mais nul ne connaissait pour l'instant des gens prêts à mourir pour vingt-cinq francs par jour et encore moins de servante touchant de tels émoluments au quotidien, endettement de bonnes les rendant si fauchées comme blés mûrs qu'on les verrait errer nus pieds et en guenilles nauséabondes grouillantes de mouches bleues et de vermine de par les sentines de Montfaucon, du chancre de Paris et autres nids cloaqueux à cholériques, tendant leur sébile de leur main décharnée (l'autre était-elle donc coupée?), horribles vieilles chuintant de leur bouche gâtée aux chicots branlants et noirs de momies de Schmürz dépareillés quelques « La charité, mon bon cheigneur, Dieu vous le rendra », condamnées après trépas aux peu enviables fosse commune, équarrissage ou naturalisation du spécimen médical en écorché de Fragonard ou d' Orfila, une telle destinée ne l'agréant point du fait que si Mademoiselle remboursait effectivement l'entièreté de la dette, il ne lui resterait au final ni sol, ni guinée, ni as, ni billon pour assurer son quotidien, ses faux-frais et à fortiori son casuel, ne vivant même pas à la campagne pour cueillir en son verger joli ne serait qu'un fruit d'albergier encor vert, auquel cas elle serait obligée pour manger sa pitance réduite aux rogatons pourris ou au glanage de vendre dents et cheveux avant d'être à la rue puisque aucun homme n'en voudrait plus et qu'à défaut des anciens dépôts de mendicité et autres Hôpital général, hospice ou hôtel-Dieu des Sœurs de la Charité, elle achèverait sa triste existence à Saint-Lazare, la prison des femmes, faute de place à Sainte-Pélagie, en une sordide hématémèse généralisée du fait de la débilité hectique de son pauvre corps de crève-la-faim, ce qui eut conséquemment pour effet immédiat les pleurnicheries de Delphine qui se souvint aussi de la fiction sordide d'où elle venait, fille de saute-ruisseau égarée vers les années 1930 de notre futur dans les bas-fonds phocéens, où elle était réduite à compulser les réclames, petites annonces et avertissements des quotidiens et hebdomadaires marseillais, dont Le Sémaphore, cherchant à se placer auprès de ces entreprises locales qui avaient pour noms : Manufacture de vêtements, pâtes Pol, Vermouth Maximo, Byrrh, Cinzano, Nouvelles Galeries – avant qu'elles ne brûlassent-, restaurant Pascal[5], meubles Pasquier, Mattei Cap Corse, pastis Icard, chaussures Palombo, Capiani Cap Corse, Enigme du fakir birman (!) and so on, und so weiter eccetera...La jolie soubrette fut si convaincante que la duchesse d'Aumale, trop débonnaire et souffreteuse, se laissa fléchir.
Tandis que la domestique gardait les cartons à chapeaux, le sous-chef de bureau Saturnin de Beauséjour introduisit Madame la duchesse, Monsieur le comte et son garde du corps. Beauséjour était contrefait comme un crapoussin. Petit, chauve, la mine vermeille, le ventre proéminent, il ressemblait à un de ces jouisseurs qui fréquentent assidûment nos abbayes des s'offre-à-tous dont il connaissait toutes les bonnes adresses, ce qui était utile aux mouches pour assurer la surveillance de ces lieux de perdition, avec une descente de police de temps à autre, surtout lorsque ces lupanars servaient aussi de tripots clandestins où l'on décavait les gens de bien encanaillés accrochés au baccara, à la manille, au whist ou au pharaon si ce n'était également à l'opium. Toute une génération était en train de s'aveulir!
Lorsque notre quatuor avait franchi le seuil du Ministère, célèbre pour servir de tremplin politique à mainte pie sinople, Saturnin s'occupait dans son bureau ordonné comme la cour du roi Pétaud. Il se régalait à la lecture d'un ouvrage prétendument signé Ma Mère l'Oye, in-octavo relié en maroquin vert printemps, dont le titre anodin était : Traité de l'art d'accommoder les galettes et sablés enfantins au sucre, au beurre, au chocolat et à la confiture et autres lunettes de Romans, en fait une obscénité de première classe, offerte au fonctionnaire par la lorette entrevue tout-à-l'heure, D.S. De B. De B., que la demoiselle était allée jusqu'à la lui dédicacer! Sur lui pourtant, ni nippes, ni panoplie d'un baron de la Crasse mais au contraire, un habit respectable, bourgeois, faisant accroire que notre « digne » homme était aussi brave qu'un bourreau faisant ses Pâques. Sa panse de repu était mise en valeur par un gilet à carreaux d'où émergeait de l'inévitable gousset une chaîne de montre en argent. L'impressionnante bedaine de prud'homme du sieur de Beauséjour ainsi que sa mine réjouie témoignaient, qu'en bon mangeur du dix-neuvième siècle, il ne fréquentait aucunement les gâte-sauce. Ses goûts culinaires ne se résumaient pas aux ragougnasses et aux galimafrées. Il adorait tout ce qui était crevaille arrosée des meilleurs vins. De même sur le plan sexuel, mieux valait pour lui quelque grasse hétaïre qu'une androgyne tribade! La rumeur publique le disait amant d'une jeune ouvrière originaire du Lyonnais, fraîche brunette aussi ronde, rose et ferme qu'une cerise de cette variété bien particulière que nos arboriculteurs baptisent bigarreau.
Marie-Caroline Auguste de Bourbon-Salerne pourrait-elle jouer de ses maigres appâts pour convaincre notre homme? En cas de refus du ventru robin, Basin interviendrait en dégainant son sabre, jouant les matamores, les rodomons bravaches afin d'intimider et de convaincre par la force ce jean-farine, ce père lustucru plus amateur de pecques de mauvaise vie que de Dames de la haute société. Cependant, le poltron Saturnin avait remarqué la garde de l'arme du géant, qui dépassait de sa sabretache et de son ceinturon ainsi que sa mine agressive due au fait qu'il ne cessait de lisser nerveusement ses moustaches fleuries. Il en eut des sueurs froides, tel un grimaud victime d'un jet de fluide glacial acheté dans une boutique de farces et attrapes du vingtième siècle classique (celui qui s'étend de 1918 à 1969, des Poilus à la naissance du Très Précieux Timour Singh). Saturnin s'obligea donc à reluquer Madame la duchesse, à s' émerillonner de sa belle étisie de porcelaine rose, à plastronner comme un coq devant le mignon paquet d'os blond languide.
« Madame la duchesse, que me vaut l'honneur de votre visite? » commença-t-il.
« Monsieur de Beauséjour, vous êtes notre homme providentiel.» attaqua d'emblée Madame, choisissant de flatter l'ego du chapon boursouflé – non qu'il fût tel un castrat ou un eunuque, un de ces invertis incomplets jouant la même carte que les Mignons d'Henri III, ces Saint-Mégrin, Joyeuse et Epernon, dont mainte persilleuse de Bougival en mal de modèle auquel s'identifier collectionnait les portraits naïfs en eaux-fortes historiques à défaut d'admirer Monsieur, frère de Louis XIV – malgré son courage à Cassel en 1677- ou l'archichancelier Cambacérès!
« Vous seul êtes à même de nous porter secours, de nos permettre de délivrer Madame la comtesse d'Haussonville des pattes griffues d'un affreux loup-brou qui se terre quelque part à Saint-Denis! Poursuivit Marie-Caroline, certaine de son effet puisque usant du ton de la supplique.
- Madame la duchesse, répondit Saturnin, convaincu par la suppliante poupée de Jeanneton blonde, vous avez devant vous l'homme qu'il vous faut! Parlez, et j'exécuterai! Commandez aux éléments, et j'obéirai! Ce n'est pas un loup-garou, un mistigri, une coquecigrue ou un hircocerf qui m'effraieront! »
Saturnin aurait pu sur-jouer en rajoutant a piacere à ce bestiaire fabuleux : catoblépas, chimère, griffon, coquatrix, basilic, harpie, hydre, hippocentaure, picatrix, migou-archosaure, gibbon-ptéranodon, K'tou, Alphaego, Asturkruk, Odaraïen, Velkriss, kaak (pondeur des fameux œufs, mets recherché de préférence putride par les Troodons de l'espèce Kronkos – les cons qui croquent comme eût pu l'écrire un Mirabeau mêlant l'obscénité à l'anthropophagie- parce qu'il entre dans la composition du chtugang boisson nationale de ces dinosauroïdes), dodo, aepyornis, dahu, rhinograde, big foot, kraken et autres dragons chinois ou japonais.
« Monsieur, reprit Alban, je sais que vos services détiennent les plans de Saint-Denis ainsi que la liste de tous les établissements douteux de cette ville que la police du roi surveille. Pourriez-vous nous permettre de consulter ces documents?
- Assurément, monsieur le comte, assurément! Ce n'est pas la première fois que je condescends à vos désirs! Venez, nos archives sont par là! Toutefois, pour les consulter, il vous faut remplir un petit billet que mon supérieur, monsieur de Grandlieu, doit signer! Mais la qualité de mes hôtes ne fera de cette démarche qu'une petite formalité! »
D'un geste compassé, le gras sous-chef de bureau, qui ne souhaitait pas vraiment avoir maille à partir avec un hors-la-loi relevant du domaine du surnaturel, comme souvent dans les affaires traitées par son ami breton, introduisit le trio dans un poussiéreux local où s'entassaient dossiers et cartons après que tous aient signé leur demande de consultation archivistique, transmise illico à l'échelon supérieur avec la mention : demande expresse de Madame la duchesse d'Aumale.
Quelle qu' exiguë et malcommode qu'eût été cette pièce indigne du travail d'un fonctionnaire officiant en un ministère régalien, et quoique les poussières voletant deçà-delà en malgracieux nuages gris menaçassent grandement d'une phtisie galopante les alvéoles et la trachée de Madame la duchesse d'Aumale, Marie-Caroline, Alban et Basin ne tardèrent nullement à y trouver leur bonheur. Basin, qui continuait à surveiller Saturnin afin de prévenir tout accès de lâcheté de la part du bonhomme, cessa enfin d'être rogue, d'afficher à son encontre sa mine de mâtin grognon et sa tête de mule. Beauséjour savait que l'affidé d'Alban ne cessait pas de le dauber. Ses mains demeurèrent moites durant toute la consultation des archives. Les regards que le géant jetait de temps à autre à l'adresse du grassouillet rupin lui donnaient à penser que le seul rêve du hussard était qu'il passât à la casserole par ses soins et soit accommodé en quelque succulente dodine tel un ventru canard. Une seule chiquenaude du colosse eût suffi à étendre roide notre misérable serviteur de l'Etat.
Le dolent squelette ambulant exprima son contentement :
« Nous tenons notre affaire, monsieur de Kermor! Ce rapport de police du 3 février 18. concernant une intervention dans l'estaminet du sieur Hector, sis en l'ancien béguinage de Saint-Denis. Ecoutez donc :
« Nous, sergent M., déclarons, sur ordre de monsieur le préfet de police P., avoir effectué une intervention au troquet de Monsieur Hector Bourdeaux, tenancier de cet établissement appelé « Aux Quatre Baies » qui sert à la fois de tripot clandestin et de maison de tolérance. Avons appréhendé, outre le sieur Bourdeaux, ses trois servantes qui se livraient à la prostitution : mademoiselle Louise, dite Brelan d'As, profession courtisane, mademoiselle Céline, dite Bigarreau, qui s'est par ailleurs déclarée ouvrière effectuant le cinquième quart de la journée et mademoiselle Diane dite de son nom de scène Diane Charlette De Bièvre de Belregard, profession comédienne et lorette, dite également Baby anglais (...) »
Suivaient les descriptions des trois prostituées : si Brelan d'As et Bigarreau – par ailleurs la maîtresse de Saturnin qui demeura en un prudent mutisme – étaient respectivement une blonde et une brune bien en chairs, la troisième lorette, qui baragouinait le français avec un accent épouvantable venu d'Outre-Manche, s'est avérée une étrangère en situation irrégulière de séjour en cela qu'elle ne détenait ni livret, ni passeport ni aucun papier que ce soit. Cette lorette, blonde, petite et fluette, a été arrêtée dans sa tenue de travail à ce qu'elle a prétendu : une courte robe de dentelles de petite fille de dix ans, d'où dépassaient les pantalons de dessous tombant jusqu'aux chevilles, agrémentée de rubans et padous de velours ainsi que les boucles anglaises de sa chevelure. Brelan d'As étant sous la protection d'un haut personnage, baron de quelque chose, et se portant garante de ses deux amies, avait obtenu la libération rapide du trio.
« (...) Nous avons également appréhendé, outre le groupe de joueurs précités, un singulier personnage se prétendant prince russe et inventeur (suit la description de l'individu). Avons fait inspecter la cave du béguinage, ancienne crypte où à part quelques vestiges médiévaux, n'avons remarqué qu'une série de bocaux vides d'aucune valeur, ne contenant même pas d'alcool ni de nourriture frelatée. Aucune charge n'ayant été retenue contre lui, nous l'avons relâché. (...) »
- Madame, la description de cet homme est bien celle du loup-brou qui a tant fait trembler Madame de Talleyrand! S'exclama Alban. Voyez le plan de Saint-Denis : le béguinage est situé à deux rues seulement de la basilique. Apparemment, nos monarques n'ont exercé sur cette bâtisse aucun droit de régale et il n'existe même pas d'acte de propriété clair ou de document chirographaire, sous seing privé, justifiant de l'usage des lieux par notre cabaretier Hector Bourdeaux.
- Anne-Louise Alix a déclaré que le monstre était à pied. Il n'y avait ni cheval attelé, ni voiture à proximité : preuve s'il en est que notre suspect demeure non loin de là! Poursuivit Madame.
- La date de l'intervention de la police se situe moins de deux semaines après la rencontre de la duchesse de Talleyrand avec notre homme, reprit Alban. Et notre affaire n'a débuté que le 18 février. Au 3 de ce même mois, l'escamoteur était encore innocent
A l'énoncé de l'identité de notre troisième lorette, Saturnin de Beauséjour avait frémi et rougi : c'était elle l'auteur du don et de la dédicace du recueil de pâtisseries pornographiques. Il baissa la tête, de crainte que les yeux inquisiteurs de Basin ne le regardassent. L'acuité du cerbère l' insupportait!
« Nous n'avons plus qu'à venir en ce lieu de perdition pour délivrer Louise-Albertine! Déclara, enthousiaste, Marie-Caroline Auguste.
- Plus facile à dire qu'à faire, la retint Alban. Basin et moi pouvons en témoigner : notre quidam dispose de moyens de défense aussi inconnus que redoutables! Il parvient à générer en nous des hallucinations plus qu' effrayantes!
- Monsieur le comte, si je puis me permettre, objecta Basin, allons en force à cette taverne! Et nous ne serons pas de trop si... ajouta-t-il en regardant étrangement Saturnin.
- Ah non, monsieur le hussard, je ne vous permets pas! S'effaroucha le fonctionnaire. Certes, mon traitement est maigrelet, je n'ai ni sou ni maille et une petite rémunération de monsieur de Kermor ne serait pas...
- Il n'est pas question de corruption ici! Nous agirons par la ruse, comme avec La Belle Renaudière.
- Pas comme l'autre fois, où une poudre dite de perlimpinpin m'a transformé en cannibale papua! A moins que vous m'obligiez à jouer les compatriotes de ce loup-brou de Sibérie. En russe, je ne sais dire que « Da, da, da! » ou « niet, niet, niet! » criailla Saturnin. Je ne serais pas crédible en prince Podgorny ou autre grand duc Alexeï!
- Quand je parle de ruse, c'est pour dire que je vais utiliser mes jeunes espions des barrières qui émargent à mon service! Précisa Alban.
- Vos jeunes ladres! S'écria la duchesse. Dieu du ciel! »
Une crise impromptue saisit opportunément Madame après ces derniers mots, sans doute à cause de ces aîtres confinés suintant une poussière riche en acariens de toutes sortes. Prise toute à la fois de vapeurs et d'un accès de claustrophobie, la duchesse d'Aumale voulut se précipiter à l'air libre tout en agitant sa fameuse clochette. Elle appela :
« Delphine! Mon ipéca! Delphine! »
Mais Delphine d'Armont ne l'entendait point, car fort occupée à ouvrir les cartons à chapeaux de Madame et à essayer chaque couvre-chef gracieux devant les glaces de l'antichambre. Elle chantait naturellement tout en se mirant dans les jolis miroirs et son filet de voix, qui annonçait par sa joliesse ceux des radio-crochets de l'invention de Monsieur Marconi, retentissait jusqu'en ce margouillis infâme d'où la blonde aristocrate en détresse essayait de s'extraire en quémandant son remède! Delphine perçut enfin l'appel de sa maîtresse ; elle rangea les chapeaux à la diable, se trompant dans les cartons et omettant un détail accusateur de sa légèreté de jeune bécasse : une plume demeurée accrochée à son chignon de cocotte futuriste. Puis, mademoiselle trottina en direction des cris de détresse, tout en songeant à la feintise qu'elle adopterait afin d'excuser son léger retard. Elle se dirait dure d'oreille ; elle exciperait de sa bonne foi de mignonne linotte! La frivole au fredonnement prolixe toute vouée à ses prodigalités eût mérité que Madame l'envoyât au peautre sur l'heure!
Cependant, en lubrique accoutumé à la pêche aux oies blanches et autres chastes Suzanne, face au péril de la pâmoison qui menaçait Madame, Beauséjour crut bon de laisser de côté sa pusillanimité au profit de la galanterie . Il dit :
« Que Madame m'excuse, mais ce qu'il lui faudrait, c'est un flacon de sels! »
Sortant enfin de la glauque bauge à archives, gourbi ou bled siba qui suait le bissêtre, plus adapté aux créatures cavernicoles qu'une grotte vouée aux mystères des Cabires de Samothrace, le trio d'hommes, qui soutenait comme il le pouvait la frêle blonde hectique, tomba nez à nez avec une Delphine essoufflée par sa course et son corset d'avant-garde dont les baleines et le laçage, optimaux comme on le devine, lui prodiguaient cette taille de guêpe ou de sylphide nippée comme pour un roman d'anticipation fin de ce siècle de Monsieur Robida. La jeune alouette ou lulu, bien qu'elle ne fût point adonisée comme une prostituée Années folles ou Arts décos brune coiffée à la garçonne, en cela qu'elle ne confondait ni vessies, ni lanternes, ni vêtements de dessous portés comme tenue de jour avec des habits de dessus de Dames respectables, la jeune alouette, disions-nous, s'ébaudit de surprise devant Madame qui eut juste le temps de remarquer la fatidique et compromettante plume restée dans ses cheveux, de crier sa désapprobation avant de chercher l'appui dérisoire d'un rebord de cheminée en marbre dit lumachelle qui ne prévint aucunement sa syncope. Cette sacrée mauviette de Saturnin, oubliant sa peur de Basin, se saisit du flacon de sels que le hussard lui tendait et les fit respirer à Madame. Les narines roses frémirent un instant, et la duchesse revint à elle. On clôtura l'incident pour passer aux choses sérieuses : appliquer le plan du comte de Kermor qui fit appel au plus futé de ses gamins de barrière : l'adolescent Frédéric Tellier.
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La captivité de Louise-Albertine, cependant, se poursuivait sans heurts. Le prince Danikine lui prodiguait le gîte et le couvert, la traitait selon son rang, au risque que Madame s'amourachât de son bourreau, de ce laid au cœur tendre, de cette Bête de conte de fées de Madame Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, qui avait égaillé son enfance. Notre Belle commençait à souffrir de ce que l'on nommerait le syndrome de Stockholm. Son cœur balançait entre Eusebius et Florestan, entre la déraison d'une admiration compassionnelle et illogique pour le génie maudit et rejeté et l'effroi raisonné désapprobateur envers ce coupable de multiples méfaits, quelque part démoniaque, qui réduisait à la misère de nombreuses artistes en leur ôtant à jamais leur outil de travail, don en quelque sorte du Seigneur. Madame était tombée sous la coupe du couple fascination-répulsion! Au péril de l'aporie, elle questionnait inlassablement son ravisseur afin qu'il vidât son sac. Le disert incompris en devenait si prolixe qu'on aurait pu le surnommer Bagoutin, du sobriquet français de cet acteur américain burlesque de cinéma muet – ô, la jolie contradiction anachronique! - comme un de ses collègues s'appelait Beau Citron. La déblatération de Danikine, tel le mouvement perpétuel, n'était marquée d'aucune aposiopèse.
Mais Louise-Albertine redoutait entre tous, on ne savait trop pourquoi, l'inopiné retour de la courtisane blonde efflanquée avec ses liquettes de pilou façon grand-père 1900 d'avant l'heure. Cette femme menue comme un ouistiti lui était étrangement familière.
Notre comtesse en profitait cependant pour étudier tout à loisir les coruscantes collections végétales miniatures sous cloche qui prouvaient ô combien, notre savant aristocrate avait l'âme d'un artiste et d'un poëte.
« Des liserons, des bouquets d'asparagus et d'hibiscus conservés et réduits au cinquième de leur taille! Des orchidées et des roses de toutes variétés, irisées comme si elles avaient été en verre! Quelle délicatesse! » s'émerveilla-t-elle.
Elle réalisait que notre Prométhée avait découvert, du moins en ce qui concernait le règne végétal, le secret de l'immortalité. Deux variétés de roses l'intéressèrent au plus au point. Elle ne sut pourquoi ces deux spécimens, appartenant à des catégories non encore répertoriées par les horticulteurs de 1845, la fascinaient plus que toutes autres fleurs. Il s'agissait de bouquets de roses dites « Daisy-Belle de Beauregard » et « Deanna Shirley De Beaver de Beauregard », deux espèces sœurs, séparées chacune en leur bocal, tout en étant classifiées et reposant conséquemment côte à côte.
Louise-Albertine se distrayait amplement avec les collections d'albums d'images du loup-brou. Elle en apprécia un en particulier : « Les Aventures de Sparrow et Lorenzo n° 15 : U V comme Urraca Verde .». Le dessinateur se nommait Fradin et le scénariste Grog[6]. Le méchant, « UV », ressemblait à un Monsieur Thiers qui aurait troqué toupet et lunettes contre un collier de barbe. La propension de Danikine à s'intéresser aux savants fous ressortait dans ces dessins issus de plus de cent années dans l'avenir! UV avait crée des légions d' « UV men », hommes à la prunelle atone dépourvus de volonté et de libre-arbitre, tenus en la glèbe par une mystérieuse onde « UV ». Leurs uniformes étaient, selon une feuille annexe en papier libre découverte dans l'album, on ne peut plus faciles à confectionner mais les différentes pièces de vêtements entrant dans leur constitution traduisaient les futurs ravages de l'anglomanie sur notre pauvre langue : pull-over noir, sweat-shirt gris aux manches coupées, pantalons de survêtement rouges, baskets blanches, lettres UV en papier crépon sur la poitrine, ceinturon et holster contenant un pistolet à ondes (?) ou à rayons. Le tintinnabulement de cette arme à l'intérieur de son étui était du plus mauvais effet, en cela qu'il produisait une onomatopée, un blung blung agaçant. Ce bruit, pour ceux qui savaient, rappelait le mode de paiement exclusivement en espèces sonnantes et trébuchantes, en bons jaunets, que l'anglomanie désignait sous le terme de cash, pratiqué par cette clientèle de restaurants nouvellement enrichie par le précepte de Monsieur Guizot. Ces clients parvenus s'affichaient dans un établissement de luxe à la mode, anglomaniaque lui aussi : Le Jacquet's, dont l'enseigne était un écureuil, joli animal accumulateur de noisettes donc de richesses, que l'on qualifie généralement de jacquet, emblème zoologique d'un célèbre surintendant des finances du dix-septième siècle. A cette bonne table, ces nouveaux riches préféraient la nouvelle cuisine de luxe aux anciens us et coutumes alimentaires austères de l'aristocratie traditionnelle qui regrettait que l'on délaissât aussi gaillardement le chou du vieux Caton. Quant aux billets de banque, généralement en grosses coupures, ils servaient à allumer les cigares verts cubains de ces amis de Monsieur Thiers qui bâfraient en étalant leur luxe et leur lucre. Pour en revenir à nos UV men, on distinguait sur leur tête une bizarre cervellière avec un miroir ou « écran » à la hauteur des yeux qui diffusait en permanence des images animées de ces sports d'équipe d'Albion chers au comte de Kermor se jouant avec des balles, ou encore d'interminables courses d'athlètes juchés sur des selles d'étranges draisiennes munies de pédaliers centraux... Ces écrans agissaient sur les cerveaux des UV men comme la distillation d'un stupéfiant hypnotique, plus puissant que l'opium. Le plus important, dans la retransmission de ces sports dits d'abrutissement était la production de parasites, de « crouiiiks » qui maintenaient les légionnaires esclaves dans leur fidélité, voire leur adoration de leur maître par des saluts espagnols du type : « ¡Arriba la Urraca Verde! » Les auteurs s'excusaient auprès d'un certain E.P. Jacobs
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pour avoir pillé, en comique, ses idées d'onde méga et de télécéphaloscope! En civil, les UV men ressemblaient à des lutteurs de foire engoncés dans ce qui était qualifié de trench coats ou impers mastics couleur de muraille avec un chapeau dit mou assorti. Outre l'espagnol, ils s'exprimaient dans une langue miroir, en cela que tout était écrit à l'envers, Fradin et Grog avouant une fois de plus dans une note infra-paginale avoir repris l'idée de ce langage secret chez celui qui était qualifié de plus illustre des Français du milieu du vingtième siècle, baptisé par un certain Calvo dans un autre album d'images intitulé « La Bête est morte », que possédait également le prince russe, La cigogne nationale à cause de sa stature aussi haute que son action politique glorieuse. Dans un autre passage, les auteurs remerciaient encore ce Jacobs inconnu pour leurs UV-optère, et UV-mobile écarlates engins volants plus lourds que l'air, vaguement copiés d'une certaine Aile Rouge du colonel Olrik, le sieur Jacobs ayant lui-même joint un droit de réponse où il disait s'être inspiré en 1946 des Red Wings de Sir Herbert Mareschal, qui avaient tenté de survoler La Manche en 1908!
Dans un second album faisant suite au premier, « L'ombre de l'UV », le vociférant scientifique gnome brasseur d'air s'était réfugié en Amérique latine après l'échec de sa tentative de coloniser la Lune. Il s'était lancé dans le commerce d'une bien particulière façon : ses réclames battaient celles de La Presse de Monsieur de Girardin. Une séquence significative montrait une horde de peones sous l'hypnose des fameux crouiiks de l'UV-onde se ruer sur les étalages d'une boutique pour en dévaliser tous les stocks de produits dits de toilette marqués de l'estampille UV en hurlant le slogan en espagnol : « ¡Todo es posible con la Urraca Verde !» Grâce au concours d'un vieil hobereau mycologue nullement ultra, Sparrow, en habit de groom ou chasseur d'hôtel, et Lorenzo, qualifié de journaliste, mettaient hors d'état de nuire le démoniaque nain! Devant de telles élucubrations, la comtesse y perdit son latin.
Plus elle feuilletait ces albums d'images, plus Madame réalisait combien ils étaient plus pérennes que maints ouvrages à thèse de messieurs Nisard
http://wpcontent.answers.com/wikipedia/commons/f/fd/D%C3%A9sir%C3%A9_Nisard.jpg et Sainte-Beuve qui avaient actuellement, en 1845, pignon sur rue! Ce fut pourquoi, reprenant le flambeau d' Origène, un écrivain de l'avenir, jà évoqué en ces pages stupéfiantes, considéra Charles Augustin de Sainte-Beuve comme le nouveau Celse et commit un « Contre Sainte-Beuve » qui ne tarda point à se métamorphoser en un roman d'un type nouveau, en cela qu'on n'avait jamais écrit chose aussi longue et bien tournée depuis Le Mahabarata.
Louise-Albertine avisa un autre livre illustré : une « Marque jaune » de cet E.P. Jacobs dont il était tellement question dans cet éplapourdissant récit qu'elle en avait promptement conclu à sa transsubstantiation, sa présence réelle, métamorphose de l'homme de papier en chair et en sang, à défaut de faire accroire à notre belle ronde qu'il se fût agi d'un être imaginaire. N'en déplairait à Calvin, Zwingli, Luther, Melanchton et autre Oecolampade, favorables à la consubstantiation et à la présence symbolique dans les deux espèces, pain et vin, Madame demeurait fondamentalement catholique, s'en remettant au Pape pour tout ce qui touchait à la foi. Madame la comtesse se moquait comme de colin-tampon des querelles théologiques par trop subtiles. Elle n'aurait rien entendu à cet Ars subtilior, à ces disputes sur l'eucharistie qui avaient empoisonné plus que de raison l'Eglise carolingienne, prise en étau dans le fameux duel entre Paschase Radbert et Ratramne de Corbie. La messe dominicale, la communion, les Pâques du côté de Saint-Germain l'Auxerrois, carême et jeûne des quatre-temps suffisaient amplement à manifester sa foi. L'essentiel pour Louise-Albertine était le respect de ce qui deviendrait dès 1938 le quatrième commandement des Amis de Sparrow : « Un Ami de Sparrow est fidèle à Dieu et à son pays.». Prendre en considération le pourquoi des divergences religieuses à travers l'Histoire représentait pour elle pis que travailler comme un cogne-fétu ou disputailler loquacement afin de discourir des fiançailles de ses grand-mères. Madame était bien moins stupide qu'un apoco. Elle se lèverait le lendemain comme de coutume, dès le potron-jacquet, fraîche et dispose, prête à affronter une journée supplémentaire de captivité...ou de nouvelles facéties.
Louise-Albertine voulut prendre l'album jacobsien lorsqu'un singulier daguerréotype en papier alors qu'il eût dû être en verre et se casser en tombant, s'échappa des pages de « L'ombre de l'UV ». Madame d'Haussonville s'effaroucha au sujet de l'épreuve qu'elle ramassa : elle reconnut la maudite courtisane de haute volée, ici très déshabillée, en compagnie du chasseur Sparrow! Sa demi-nudité – en cela que ne demeuraient sur elle que les pantalons de lingerie- dévoilait ses appâts de planche à repasser pour fer à charbons ardents! Cette obscénité était dédicacée : « A Poil Rêche, D.S De B. de B. » Etait-ce là le sobriquet de son « protecteur »? Cette catin perturbait de plus en plus le fil du récit par ses intempestives interventions! Louise-Albertine semblait intimement connaître cette prostituée ainsi que les exploits dont elle était capable. La demoiselle, usant de son corps de sylphe fort menu, pouvait aussi bien s'adoniser en jeune mousse de pirate du dix-septième siècle de Crique du Français
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qu'en fillette de dix-douze ans de la haute noblesse ou du peuple le plus vil . On racontait à son propos des choses encore plus équivoques : goût immodéré de tribade pour les tendrons non nubiles de son sexe, résurrection dans la grotte d'Azur de Capri, dédiée au dieu marin Glaucus, des orgies aquatiques de Tibère, où, sous la défroque d'un jeune sylvain ou d'une hamadryade,
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notre blondine lorette conviait de lubriques vieillards en toges angusticlaves d' equites ou laticlaves de sénateurs romains à batifoler en sa bonne compagnie... Ainsi revivaient les jouissives et déviantes perversions du nésiarque de Capri, surnommé par ses détracteurs Caprineus, c'est-à-dire Le vieux bouc, pratiques fustigées et stigmatisées par Suétone! On baptiserait un jour cette concupiscence, conforme aux préceptes du manuel de la poëtesse grecque Elephantis, possédé par Tibère, péplum pornographique. Parmi les propriétaires de ce rare recueil d'obscénités figurèrent le maréchal de Richelieu et Aurore-Marie de Saint-Aubain.
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Madame n'en put plus. Elle se rua sur les bocaux de voix, voulant accélérer le dénouement de son épreuve en tentant de délivrer ces outils de travail de leur réceptacle. Possédée par une bisque de lendore hurlupée brusquement métamorphosée en furie, Louise-Albertine née de Broglie renversa de son étagère le premier flacon venu, celui qui était étiqueté Voix de Mademoiselle D. qui fit l'objet de l'incipit de cette sémillante histoire. Le récipient se fendit à défaut de se briser. Une chose immatérielle et impalpable quoique sonore s'en échappa. Elle retentit dans toute sa puissance, volatile et rapide, qui était restée contenue et comprimée par trop de jours, se répercutant en écho dans toute notre crypte. La force de cette voix craquela les autres bocaux, avec les conséquences aisées à deviner! Le phénomène prit la forme d'un effet domino : chaque éclat d'une voix nouvellement échappée stridulant à travers les voûtes entraînait la rupture d'un réceptacle supplémentaire pourtant réputé hermétique. Le summum fut atteint lorsque le contre si bémol de Mademoiselle M., trop longtemps retenu, s'extirpant enfin de sa prison de verre, put tout son soûl manifester son intensité et sa gloire. Les flacons restants explosèrent en des dizaines de fragments coupants, projections qui pouvaient gravement mutiler l'adorable visage et le corps potelé de Madame. Louise-Albertine se gara, se tint à croupetons derrière la pierre salvatrice du gisant qui, non seulement subit le bombardement de ces bris, mais, sous l'intensité surmultipliée de ce que l'on n'appelait pas encore décibels, se rompit en quatre morceaux!
Un monstrueux kaléidoscope sonore, une cacophonie stridente dans laquelle un seul son était dû à un homme (rappelez-vous l'erreur de l'escamoteur à Favart!), mosaïque digne des pires clusters de cette musique contemporaine de l'avenir, ébranla les colonnes et les croisées de notre crypte. Les sons filaient, rebondissaient, surgissaient, s'infiltraient, de paroi en parterre et de voûtes en murs, pénétrant la pierre de taille, en ressortant, trompant allègrement toutes les lois de l'acoustique, de la physique et de la géométrie, au risque aberrant de l'effondrement général. Tout cela pouvait léser les tympans de la comtesse, dont les oreilles commencèrent à saigner. Ce maelström, ce tohu-bohu, ce chaos de l'éther d'avant la Création n'était pas sans rappeler cet extraordinaire chef-d'oeuvre musical composé sous Louis XV, si en avance sur son temps qu'il fallut attendre Le Pierrot Lunaire de Schoenberg écrit en 1912 pour qu'il fût dépassé : Les Elemens du sieur Rebel. Nul traité d'orchestique grecque commis par un érudit musicologue barbichu à lorgnons appointé aux jetons de présence de l'Institut de France vers 1930 n'eût pu objectivement critiquer la modernité de ce capharnaüm qui dépassait Varèse, Stravinski, Webern et Ives réunis! Involontairement, Louise-Albertine venait d'inventer la musique abstraite!
Puis, tout se tut, aussi soudainement et confusément que ce vacarme avait éclaté. Madame quitta prudemment son abri. Elle s'attendait à ce que le loup-brou, prévenu par cette pétaudière, arrivât courroucé! Il n'en fut rien! Madame commençait à s'interroger du manque de réaction de son geôlier lorsque d'un soupirail surgit un individu qu'elle ne connaissait point. Toute à sa surprise, Louise-Albertine dévisagea, d'un regard rond éberlué, le nouvel arrivant acrobate.
C'était un gamin des barrières adonisé comme un saltimbanque. Le jeune homme arborait un sourire putassassier d'enfant de la balle, d'équilibriste, d'Artiste ou de danseur de corde. Ce loqueteux, fier de son exploit et de ses hardes bariolées, salua la Dame en montrant des dents étincelantes. Ce malicieux rufian annonçait un acteur génial du siècle suivant, fameux garçon-vacher hors-la-loi tout de noir vêtu de La Vraie Croix ou encore Corsaire Rouge qui faisait les quatre cents coups avec son ami Nicolas Cravate. Cet acrobate avait un jour partagé la vedette avec l'envahissante lorette D.S De B. de B. à propos de laquelle Galeazzo di Fabbrini, futur sinistre épigone du prince Danikine eût pu déclarer : « Elle, encore elle, toujours! Il faudra donc que je la tue! ». Notre goûteuse des délices de Capoue de haute volée, connue pour sa vie de patachon blond, attendait à l'époque un heureux événement qui ne se verrait qu'au septième mois du fait de sa maigreur. Au cours de cette histoire policière dans laquelle la miss tournait, l'héroïne devait fouetter notre viril mâle musclé. Cette scène de flagellation sadique fut modifiée à cause de la censure : le bourreau devint un homme!
Le sémillant gamin jeta à l'adresse de Louise-Albertine : « Frédéric Tellier pour vous servir! Le comte de Kermor m'a chargé de vous délivrer! » tout en envoyant au diable vauvert le trognon de la fenouillette qu'il venait de croquer.
Madame ne broncha pas. Elle reconnaissait l'aménité de sa captivité et la prévenance du prince russe à son égard : il l'avait traitée selon son rang. Cependant, un brouhaha se fit entendre là-haut et un groupe ne tarda pas à surgir dans la crypte : tous ses amis, avec en prime Basin qui tenait en joue de son pistolet le cabaretier Hector, un gros rouquin à la moustache broussailleuse et au tablier douteux. L'escortaient Alban de Kermor, également armé, Saturnin de Beauséjour, qu'elle ne connaissait pas, et dont les deux caractéristiques qu'elle remarqua d'emblée étaient l'embonpoint et la couardise, du fait que l'individu replet tremblait comme une feuille secouée par ce fameux vent froid que le poëte baptise aquilon à moins qu'il ne préférât son opposé le zéphyr, Marie-Caroline, toujours aussi maigre, et Anne-Louise Alix, dont la vénusté de rousse n'était plus à démontrer.
Cette dernière prit la parole, en susurrant comme une comédienne écossaise d'une extrême distinction voulant gommer son accent originel afin de pouvoir passer pour une pure anglaise :
« Je vois que tu es sauve, ma chérie! Mais de loup-brou, je n'en aperçois hélas point! Où se terre-t-il donc? »
Comme pour répondre à la duchesse de Talleyrand, monsieur Hector grogna :
« Vous ne perdez rien pour attendre! L'Alchimiste est plus fort que tous les éléments! Il défie toutes les lois de ce bas-monde! »
Aussitôt, ce fut comme si Danikine avait entendu les mots du cabaretier tout en étant demeuré invisible et immatériel : le prince russe surgit comme par un tour de magie, au mitan de la crypte, dûment accompagné par une escorte incongrue : un spécialiste de l'antiquité gallo-romaine aurait identifié ces personnages revêtus d'armures si hermétiques qu'elles en bouchaient même les yeux. L'assistance vit une garde prétorienne particulière entourer et protéger leur maître, plus exactement une garde composée de crupellaires, ces sinistres gladiateurs Eduens qui s'étaient illustrés en l'an 21 auprès de Sacrovir!
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Pis que des hommes-crabes, ils surpassaient en laideur tous les autres combattants de l'arène romaine : Thraces, belluaires, secutors, provocators, mirmillons, rétiaires... Les caparaçons anthracites de ces crupellaires dissimulaient des corps de guerriers dont on ne savait pour quel type de combat ils étaient conçus : sûrement pas l' amazonomachie, puisqu'il s'agissait d'hommes, donc a fortiori non plus le bestiaire! Leur taille n'avait rien d'exceptionnel : ils ne se vouaient donc point aux gigantomachies! Aucun de leurs attributs, à première vue, ne rappelait l'élément aquatique...ce qui excluait la naumachie, mais en observant attentivement leurs casques, on remarquait qu'ils se terminaient par une extrémité en forme de bec de perroquet...ou de calmar! Ce fut Saturnin de Beauséjour qui apporta la réponse sur la nature exacte de ces surnaturels gladiateurs Eduens ou prétendus tels. Il balbutia :
« Les Asturkruks! Les Asturkruks du colonel Kraksis! Nous sommes perdus! Recommandons notre âme à Dieu! »
Frédéric Tellier répondit en riant :
« Ils n'étaient pas prévus au scénario! Mais du moment que ça pimente notre aventure!
- Je voudrais avoir un piano pour jouer Carnaval de Monsieur Schumann! » Plaisanta Anne-Louise Alix.
Le verbe de Pavel Danikine fusa aussitôt, théorie d'ordres apparemment incohérents à l'adresse de ses prétoriens cuirassés extraterrestres.
« Tactique Wiwaxia! Vitesse maximale! Déphasage optimal! Tactique Anomalocaris! Largage des appendices préhenseurs virtuels! Tactique Formica! Désassemblage hétérochronique mosaïcal maximum! Activation des brassards mitrailleurs laser! Tactique Dendera! Téléportation dans les organismes adverses! Tactique Archelon! Protection maximale! »
Le géant avait beau s'obstiner, les crupellaires ne bougèrent pas d'un iota! Une voix féminine rauque et vulgaire, à l'accent américain prononcé, venue de l'escalier, apostropha le loup-brou réduit à l'impuissance :
« Te fatigue pas, Boris! Daniel a désactivé les armures! Trop dangereuses!
- Birgitt Langstrøm! S'écria l'Alchimiste.
- Désolé, mec! Mon nom, c'est Langström! Ö, pas ø! D'ac? »
Une femme d'une beauté stupéfiante, adonisée 1945, descendit nonchalamment les degrés, clope au bec. La suivait, en pouffant de plus belle, Deanna Shirley De Beaver de Beauregard, en pyjama d'été de femme à manches courtes, les cheveux blonds coiffés en couettes de gamine avec des rubans roses. Birgitt arborait un tailleur à carreaux cintré aux épaules larges, tirant sur le marron et le beige dont l'ouverture laissait deviner un chemisier blanc. La jupe droite était juste au-dessous du genou, conformément à la mode de ces années-là, où Christian Dior et son New Look n'avaient pas encore frappé. Les chaussures de la belle pépée étaient à semelles compensées. Cette femme fatale de film noir était simplement en cheveux (les chapeaux n'étaient pas vraiment son truc), mais ceux-ci valaient le coup d'œil : longs, blond foncé, parfaitement mis en plis, avec une mèche devant l'œil, comme à l'époque. Ses yeux verts, langoureux, profonds, ébahissaient encore plus les amateurs de filles bien tournées, quoique Birgitt fût assez maigre : ce regard de velours n'était pas pour rien dans son surnom : the look. Elle avait donc bien plus de sex appeal et de glamour que celle qui l'accompagnait. Tout en tirant une bouffée de sa cigarette qu'elle prit de sa main droite longue et fine, Birgitt reprit la parole :
« Sorry, les gars! J'étais en train de discuter avec Bogey d'un sujet un peu olé-olé sur les courses de chevaux lorsque cette pétasse de Deanna est venue me chercher pour me dire qu'il y avait du grabuge à la cave. Alors, je suis venue me rendre compte! Ce rascal de Boris a encore foutu la merde en voulant imiter son rival Bela Lugosi et ses savants fous de série Z! Dites-lui d'arrêter ses conneries ou j'appelle Daniel, OK? »
Une voix avec un accent mi-américain, mi-germanique fulmina de colère, prenant Birgitt Langström à brûle-pourpoint :
« Stop! Coupez! C'est nul! Birgitt, tu me démolis le scénario! On est dans une histoire en costumes! Pas dans un thriller! T'es pas prévue ici!»
L'impromptu bonhomme, qui se dissimulait derrière un pilier, se dévoila aux yeux des autres protagonistes. Son surnom était : l'homme que vous aimeriez haïr. Il portait un curieux uniforme de hussard prussien de La Mort coupe 1914, au dolman d'un vert-de-gris réséda moche. Un gorgerin ou minerve montrait qu'il s'agissait d'un blessé de guerre. Le crâne de l'impétrant était intégralement dégarni, rasé, et un monocle à l'œil droit lui conférait une allure encore plus sinistre. Deux détails équivoques, l'un visible, l'autre dissimulé sous le dolman, témoignaient de l'anomalie de sa personnalité : une marionnette de ventriloque à bouche articulée était assise sur son épaule gauche et l'interpellait en l'appelant « Gabbo » tandis qu'un corset féminin l'emprisonnait discrètement. C'était un comédien et réalisateur à la fois renommé, excentrique et fou. Son nom : Erich Von Stroheim. La fort peu gironde femme fatale de film noir lui jeta :
« Erich, ton filmoche est à l'eau, yeah! J'suis sûre que tes actrices en ont plein l'cul de ton script à la noix, con comme la mort qui plus est! Blood n'guts! C'est fou s'qu'on se les gèle ici!
- Arrête, Birgitt! T'en as pas! Cracha Stroheim, hors de lui.
- J'voudrais bien savoir pourquoi y'a une voix off avec un style alambiqué qui intervient tout l'temps! On parle plus comme ça now! Yep!
- Aber... but...c'est du français reconstitué! La langue n'existe plus! A cause de la non pérennité des supports numériques dématérialisés postérieurs au XXe siècle et de l'acidité du papier des documents écrits et imprimés postérieurs à 1860, je ne disposais que de bouquins composés entre 1500 et 1850 pour reconstituer ce langage mort...
- Tes arguments tiennent pas la route, mec! You're a chicken, aren't you? T'as les foies, parce que tu crois que Daniel va te taper d'ssus! Et puis, j'ai un autre script, en français moderne du début du XXIe siècle, au présent de narration! Ecoute donc l'incipit et prends-en d'l'a graine! »
Le hacker de voix.
Une cité du 9-3, du côté de Saint-Denis, au début du XXIe siècle.
Brahim attend la descente des flics. Il mâchouille nerveusement son joint. C'est un black skin, un sauvageon, une caillera, un dealer à la petite semaine. Il est tatoué de la tête aux pieds comme son idole, héros de la série américaine de W6 « Broken Jail ». Il squatte un vieux béguinage en ruines où il a tagué : « I fuck the keufs and the feums ». Brahim a l'habitude d'organiser des combats clandestins de chiens (rottweillers, pit-bulls et dogues argentins), de caillasser les bus, de brûler des bagnoles (surtout à la Saint-Sylvestre) et de s'en prendre au camion des pompiers qui vient éteindre le sinistre. L'autre idole de Brahim est Ourko, le général gorille de « La Planète des Singes.» Il voudrait tout casser, se révolter contre ceux qu'il appelle les « leucodermes », rejouer justement « La Révolte de la Planète des Singes »avec sa bande qui pillerait et dévasterait les centres commerciaux, jusqu'à la bataille finale, sorte de « fort Alamo » ou les « cow-boys blancs » seraient exterminés par le black power des nouveaux Malcolm X dans le rôle de Santa Anna! Brahim parle et écrit en langage SMS : vocabulaire limité à 200 mots grand maximum et orthographe tellement simple que la phonétique est encore trop compliquée pour lui. Il en a rien à foutre de savoir que quelque part en Californie vit et respire encore l'actrice Daisy-Belle de Beauregard dont il ne verra jamais les films. Il n'entendra jamais non plus du Bach et du Mozart. Ce qui lui plaît le plus, c'est de faucher les téléphones portables et baladeurs MP3 et de télécharger illégalement les albums, singles et DVD des groupes de rap, de hip-hop et de slam qu'il revend ensuite à prix d'or sous la forme de CD et DVD pirates (...)
« Je n'aime pas du tout ce script! Reprit Stroheim. Que deviennent les trois héroïnes de l'intrigue?
- Ce sont trois symboles de la diversité française du début du XXIe siècle : une black, une beurette et une chinoise. La beurette, dans cette version moderne, remplace la comtesse d'Haussonville. Le hacker la kidnappe et lui fait subir des avanies multiples : tournantes, jets d'acide en pleine figure etc. poursuivit Birgitt.
- N'eût-il pas mieux valu que vous réalisassiez cette version plutôt que l'autre? se permit celle qui avait jusqu'à présent été désignée sous le nom d'Anne-Louise Alix. Certes, le raffinement si snob de notre « Escamoteur de voix » vaut tous les baumes adoucissants, tous les dictames du monde, chers au poëte Hugo! Ce récit à l'ancienne nous sied mieux que ces diaphorétiques horreurs! Cette société dégénérée des banlieues françaises du dernier siècle avant l'invasion Haän – du moins, si l'on s'en tient à la ligne chronologique propre à ce cours particulier de l'histoire humaine – est pis à mes yeux que le plus vénéneux des mancenilliers et d'ailleurs...
- Shut up, Deborah! Gueula Erich à l'adresse de la rousse jeune femme. Abandonnez ce langage précieux, démodé et compassé! La farce est jouée! Daniel ne sera pas content du tout!
- Quant à moi, fit l'ex-comtesse d'Haussonville tout en opinant à la déclaration du cinéaste, je vais enfin pouvoir enlever ce foutu coussin!
- Envoyez le générique! Action! S'écria Stroheim, comme s'il se trouvait dans «Sunset Boulevard.»
Daniel Lin Wu vous a présenté une production Agartha Films :
L'Escamoteur de voix.
Distribution :
Prince Pavel Danikine : Boris Karloff
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Louise-Albertine de Broglie, comtesse d'Haussonville : Daisy-Belle de Beauregard
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Alban de Kermor : lui-même
Marie-Caroline Auguste de Bourbon-Salerne, duchesse d'Aumale : Judith Schwob (avec l'autorisation de Monsieur Georges Franju)
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Anne-Louise Alix de Montmorency, duchesse de Talleyrand-Périgord : Deborah Kerr
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Basin : lui-même
Saturnin de Beauséjour : lui-même
Louis de Talleyrand-Périgord : Fernand Gravey
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Joseph d'Haussonville : Pierre Fresnay
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Delphine d'Armont : Delphine Darmont
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Mademoiselle M. : Violetta Sitruk
La lorette D.S De B. de B. : Deanna Shirley De Beaver de Beauregard
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Birgitt Langström : elle-même
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Le maître-queux de Tortoni : Marcel Dalio
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Frédéric Tellier : lui-même
Caméos divers non crédités
Musique : Berlioz, Rossini, Spontini, Panseron, Paër, Hérold, Cherubini, Clapisson, Bellini, Onslow
Décors : simulateur quadridimensionnel
Costumes : synthétiseur de vêtements
Nourriture : synthétiseur alimentaire
Maquillage : mesdames
Coiffures : Aure-Elise Gronet
Conseillère historique : Louise de Frontignac
Maître d'armes : Gaston de La Renardière
Producteurs exécutifs : Benjamin Sitruk, Gwennaëlle Wu et Symphorien Nestorius Craddock
Producteur : Daniel Lin Wu
Scénaristes : Alexandre Dumas et Edgar P. Jacobs
Réalisateur : Erich Von Stroheim
Aucun caribou, cheval ou castor n'a été maltraité durant le tournage.
CHRISTIAN JANNONE.



[1] Note de l'auteur : que le lecteur me pardonne cet hommage appuyé à une célèbre bande dessinée des années soixante : « Gil Jourdan », de Maurice Tillieux.
[2] Je m'excuse une nouvelle fois pour cet hommage destiné cette fois-ci à un de mes défunts professeurs de français, fanatique de Brassens, que l'on retrouvera, promis-juré dans la nouvelle « Jimmy le motard », qui se passe en 1980.
[3] Je m'excuse pour cet anachronisme lexical, ce mot datant de la première moitié du XX e siècle!
[4] Ceci est un hommage au « Voyageur des siècles » de messieurs Noël-Noël et Jean Dréville, julesvernerie moderne s'il en fût!
[5] Je rends hommage par cette digression marseillaise des années 1930 à mon président du jury de maîtrise d'Histoire qui vient de nous quitter.
[6] Les lignes qui suivent sont un vibrant hommage à Franquin, Greg et E.P. Jacobs.

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