JE SUIS LE MANDALA. La Porte du
Pantransmultivers.
Par moi se ramifie le Réticulé de Tout ce
qui a été, est, sera.
Par moi toutes les probabilités, tous les
destins, fusionnent et s’enchevêtrent.
Par moi, les potentialités s’unifient en
un unique point originel, avant de se dissocier à nouveau.
Par moi s’affirme la multiplicité des
petites vies multiformes.
Par moi Tout devient Un, Un devient Tout
car c’est cela l’Eternité : Réseau, Réseau…
Pourquoi ?
Car, au Commencement, il n’y avait pas de
Commencement.
Tout était Potentiel, tout s’appelait
Possible.
Dans l’unification des quatre Forces en un
unique point.
Lors tout s’est dissocié, puis de nouveau
conjugué, de cycle en cycle.
Ainsi fut le Réseau, engendré et
inengendré, matière et antimatière, Création et Anti-création. Tous ensemble.
Et le Réseau fit l’Univers et le Vivant à son image. Amas galactiques,
mycélium, racines, fourmilières, veines, eaux, cerveaux… tout est à ma
semblance.
« Qui es-tu, toi qui me parles ?
Comment t’appelles-tu ? Ne te prends-tu pas pour la Porte de l’Enfer en
t’exprimant ainsi ? Sois moins présomptueux ! Montre-toi et nomme-toi
afin que je connaisse ton exacte nature !
- Mon Nom est Trinley Rinpoché, le Très
Précieux Tulku, le Concepteur du Sépulcre. J’ai plus de mille années.
- Tu parles thibétain et pourtant, je
saisis ta jactance ! Tu es un fantôme, un périsprit drapé à la fois de
safran et de pourpre. De quel Véhicule te réclames-tu ?
- Du Petit, c’est le seul
authentique !
- Ainsi, tu m’éclaires, alors que je
revendique mon statut de néophyte. J’en suis fier ! Ta religion n’est
point la mienne. Je redoute en toi un leurre, une tromperie, un maléfice,
quelque magie noire. J’ignore à cette heure mon degré de conscience et les
Lumières, la Raison, commandent mon scepticisme, tel que déjà, voilà plus de
deux siècles, l’énonçait le grand Montaigne en ses Essais. Nombreux sont mes amis à l’avoir lu.
- Incroyant, irréligieux, athée qui réfute
le Gautama et son enseignement !
- L’obscurantisme et le fanatisme
irriguent ton verbiage. Tu veux me compromettre, mais ton prosélytisme
bouddhique n’a aucune prise sur moi. Protestant je suis, un protestant nourri
aux mamelles de la Science. Sais-tu, ô faux vénérable bonze, ô tulku factice, ô
imposteur, que mon ami Laplace a évacué toute idée de Dieu de ses hypothèses,
axiomes et algorithmes ? Je perçois derrière toi une ombre malfaisante
d’éther noir, quelque tulpa désirant m’emporter aux Enfers. Cela ne sera
point ! »
L’entité qui se prétend Trinley Rinpoché,
frappée par mes injonctions, se dissout en une vapeur azuréenne, cédant
aussitôt la place à une nouvelle émanation silhouettée comme un fantôme. Il m’a
été donné d’assister à l’esquisse des linéaments d’une sylphide irréelle. Au
commencement, un simple effet de sfumato brumeux s’est matérialisé avant de se
modeler en forme humaine d’une grâce exquise. Cet ectoplasme, plutôt que de
parler, s’exprime en musique. Que d’arabesques sonores subtiles, quel
contrepoint plus sinueux qu’un madrigal du grand Monteverdi
émanant de sa
bouche ! Sa voix, cristalline, est
toutefois distante, au-delà du lieu indéterminé où moi, Georges Cuvier, en
pleine déraison, me tiens debout, incapable de déterminer le quand, l’où, et le
comment, sans le moindre repère euclidien. Cette voix, mélodieuse entre toutes,
s’exprime en un français parfait, sans la moindre scorie qui trahirait une
origine étrangère au royaume.
« Jeune fille qui chantonne, toute de
blanc vêtue, voilée de mousseline, ô Vestale, approche-toi, toi que je devine
blondine, toi qui luis comme l’astre du jour. Montre ce que tu es. Quel timbre
mélodieux que le tien, toi qui m’es irréelle.
- Doux spectre je suis, afin de te
confondre. Car tu as commis un crime impardonnable en dénigrant le très
précieux Trinley. Aussi, m’a-t-il envoyé à toi afin de te convaincre. Mais ne
me confond point avec quelque avatar puisque concret fut mon passé, réelle mon
existence parmi les traîne-misère, les moins que rien, les meurt-de-faim.
Sache-le : je pardonne tes erreurs car ta société a creusé un abîme
d’incompréhension entre ceux qui ont tout et ceux qui ne sont rien. Or donc, je
t’absous. Mais point je ne te lâcherai tant que tu persévèreras à servir
l’injustice et les puissants, comme ton roi Napoléon le Grand, ou prétendu tel.
Ton obstination aux ordres des possédants gâche ta rédemption.
–
Elfe luminifère, ô, Elfe luminifère, toi qui accordes la Grâce et la
Miséricorde des pauvres, pourquoi me hantes-Tu ? Quel bénéfice tires-Tu de
mon accablement ? Voudrais-tu me damner ?
- Je suis Marianne et j’accuse les hommes.
Autrefois – c’était il y a longtemps – j’exerçais le dur métier ambulant de
marchandes de petits pains chauds. Ceci n’est plus car non mesurable,
incommensurable. Que suis-je désormais ? Quid ?
- Spectre ! ne m’emporte pas ! Tu
me tends les bras et je ne veux point ! Ton visage, l’as-tu encore ?
Quelle hideur caches-tu, toi qui belle fus ?
- Seulement la joliesse de celles qui sont
hâves et vaquent le ventre creux en les sentines cloaqueuse de l’angélus du
matin à l’angélus du soir !
Les hommes m’ont tuée ; leur bombe m’a
déchiquetée, m’arrachant ce visage tel un masque de peau et de sang. Je ne suis
qu’écorchée. Depuis, je quête ma vengeance. Bientôt, mon instrument frappera
l’Ennemi. Bientôt, l’Arme aveugle extrasensorielle, l’Ange, l’Aude, châtiera
tous les hommes sur le champ de bataille à travers toute l’Europe et plus loin
encore, des Antipodes au Cœur de la Terre, du Ponant au Levant, du Septentrion
au Midi, d’un pôle à l’autre. Armageddon !
- Ta bouche n’est point d’ombre. Tu
n’arbores ni suaire, ni chaîne. Tu sembles jeune et gracile. Les vers ne te
rongent mais ; tu n’exhales point la Mort.
- Parce que je suis à la fois Vive et
Morte telle la Plante. Parce que je me situe entre les Mondes, l’en-deçà et
l’au-delà. Quatorze années avais-je, seulement quatorze années !
- Ta transparence m’effraie !
J’aperçois les veines de tes mains comme si tu demeurais fœtale.
- C’est parce que le Réseau est en moi, en
nous ! Tu seras le Témoin. Tu rapporteras ma geste ».
De fait, cette adolescente exhalait
davantage des miasmes de misère que des senteurs cadavériques, miasmes produits
par ses haillons. Aucune mouche ne venait. Je savais n’être point conscient,
bien que je visse et entendisse parfaitement cette manifestation chimérique. Quant
à l’idée du suaire, je me trompais car c’était bien une espèce de linceul
étiolé qui la voilait toute et se confondait par bonheur avec ses hardes,
étoffes confuses, textiles flétris, indiscernables et inséparables en leur
évanescence opaline. Je n’osais penser « insécables », tel
qu’étymologiquement se définissait l’atome de Démocrite. Lors trilla un oiseau
invisible.
« Merle noir, ô, merle noir ! Je
t’entends mais point ne te vois. Tu chantes mais tu te caches.
- Je l’ouïs tout comme toi.
- Si tu perçois ce chant, et si tu me visualises
ainsi, c’est que tu es à l’article de la mort.
- Que non pas ! coupai-je.
- Te crois-tu encore vif ? le sommeil
de l’inconscience précède souventes fois celui du trépassé.
- Peut-être rêvé-je ?
- Vois donc ce qu’un autre avenir pourrait
nous réserver ! »
La fillette spectrale imposa sur mon front
ses paumes glacées d’albumine tandis que ses lèvres papyracées entonnaient une
hymne qui n’avait rien de chrétien. Des sons graves surgissaient de sa gorge,
répétitifs, articulés à la manière du grondement vibratoire d’un rhombe, alors
qu’en mon esprit des songes prenaient chair. Jusqu’aux sensations olfactives
elles-mêmes, j’éprouvai au tréfonds de mon âme la matérialisation, la
concrétisation d’un autre futur possible.
Cela sentait tout en même temps la poudre
et le cadavre, le froid vif, piquant, et le sang gelé. Un air floconneux, si
froid qu’il en était liquéfié, environnait et emprisonnait tout. Un vol
d’aigles passa, rapaces qui glatissaient tout en courbant la tête.
Un meneur d’oiseaux les précédait – comme il existe des meneurs de loups - en une marche hésitante et pesante, ses
bottes s’enfonçant paradoxalement dans une neige durcie. Vêtu d’une redingote
grise, coiffé d’un bicorne d’une sobriété étonnante, bicorne qui se couvrait
d’une couche nivale, l’homme était prématurément vieilli, bouffi. Il se tourna
vers moi, me montrant son visage. Quelle ne fut pas ma stupéfaction lorsque je
reconnus Napoléon le Grand en personne, un Napoléon trop gros, empâté, à
l’expression accablée, pataugeant dans cette mélasse d’un blanc sale parmi des
restes de soldats congelés, dénudés, d’agonisants gémissants dont ne restait de
l’uniforme que la seule chemise, à la face déjà bleuâtre et grise, aux moignons
de mains et de pieds – orteils et doigts gelés avaient pourri et étaient tombés
depuis longtemps – entourés de sommaires chiffons sanguinolents dont
l’hémoglobine, elle-même congelée, formait des cristaux horribles, érubescents,
pendant telles des stalactites des bandages gangrenés.
« A boire, mon Empereur, à
boire ! J’ai faim mon Empereur, j’ai grand’faim ! Que ne puis-je
dévorer cette carcasse raidie de cheval là-bas ! »
Ainsi s’exprimaient-ils tous avant de
rendre l’âme, avant que les survivants se ruassent sur cette manne carnée,
leurs coutelas tirés de leur gaine, sombrant dans l’anthropophagie la plus abjecte.
Un officier – ou ce qui demeurait, à l’état de vestiges d’uniforme, de sa
dignité et de son grade – était en selle, monté sur une haridelle étique qui
autrefois, avait été un noble pur-sang des haras. L’homme agglutinait sur lui
des couches hétéroclites de pelisses. Seul son bicorne galonné de colonel était
encore reconnaissable, quoiqu’il fût poudré de neige. Un grenadier, plus
semblable à un troglodyte ou à un Robinson qu’à un soldat de l’armée française,
menait par
la bride la bête moribonde, à la mâchoire proéminente, à la carcasse cagneuse
et décharnée, comme s’il se fût agi de la conduire à l’équarisseur. Le colonel
puisait dans un seau des abats innommables – sans doute s’agissait-il de ce qui
demeurait de son cheval précédent - os aux lambeaux de chair dont il suçait
sans vergogne la moelle avec délectation.
Un sapeur, comme fou, débris d’humanité dont
la barbe entremêlée de glaçons tombait jusqu’à la taille, ne cessait de
s’exclamer : « A Kovno, nous devons retourner à Kovno !
Le
Niémen, nous devons refranchir le Niémen ! » A chacune de ses paroles, retentissait un
claquement semblable à celui des platines à silex : c’était là le bruit de
son haleine gelée, haleine de mort s’épreignant d’une bouche sanguinolente et
scorbutique, aux gencives gonflées, édentées en leur totalité. Le tablier de
cuir, emblématique de son uniforme, s’alourdissait d’une surprenante égide
constituée de plusieurs peaux de renards et de loups cousues, mal tannées, qui
musquaient. Huileuses, elles laissaient leur graisse s’égoutter, gouttes qui se
figeaient, se congelaient avant d’atteindre le sol. Les pieds de ce soldat
étaient chaussés d’un agglomérat haillonneux disparate digne des guenilles d’un
épouvantail.
Dans le lointain, par-delà un paysage peu
vallonné, on entendait des cris inhumains et perçants : c’était le
harcèlement des hordes de cosaques, de Tatars ou de nouveaux Huns qui, s’en
prenant aux attardés de l’arrière garde, les massacraient allègrement. Ils
chevauchaient d’étranges poneys rappelant ceux des Mongols. Gare à ceux surpris
par leur attaque !
Près d’un canon aux roues brisées
s’accumulait un autre monticule de cadavres gelés, à demi recouverts de neige,
constituant ainsi une bien particulière congère.
Une nouvelle sentence retentit :
« Maudit soit l’incendie de Moscou ! »
Nous étions bien au cœur de l’hiver russe
comme je l’avais justement supposé en raison des paroles du sapeur de tantôt.
Bientôt, j’aperçus Napoléon le Grand monter dans un traîneau dont l’attelage,
dûment fouetté, partit comme un éclair. Le souverain venait de déserter,
d’abandonner ses troupes à l’agonie !
De nouveau, les paumes glacées du fantôme
de Marianne s’imposèrent à mon front. Tandis qu’une humidité de tropiques
succédait à la froidure, sans aucune transition, en quelque lieu insulaire loin
de tout, régenté par la blettissure et par l’accablement de la sueur qui rend
dolent tout être, mon regard viola en quelque chambre l’intimité d’un homme aux
portes de la mort. Tout à la fois intumescent, soufflé et amaigri par le mal le
rongeant, il se battait encore contre la camarde, s’apprêtant las à perdre cette
bataille ultime. Le visage cireux aux joues creuses mangées par les points
noirs d’une barbe qu’on ne lui rasait plus, tout en sueur, des cheveux en
mèches encore d’ébène collées aux tempes et au front, il murmurait ses
dernières volontés. Or, ma sidération fut à son comble lorsque je compris que
mon spectre m’offrait d’assister aux derniers moments de Napoléon en personne,
un Napoléon déchu, on ne savait quand ni où, jeune encore malgré les
dégradations effarantes de son corps.
« Ceci n’appartient pas au temps dans
lequel tu te meus. Ceci est une possibilité autre. » susurra à mon oreille
la jeune fille de l’au-delà.
Une pendule marqua en son cadran une heure
très précise : dix-sept heures quarante-neuf minutes lorsque l’Empereur
poussa le dernier soupir. Il gisait désormais, cadavérique, squirreux et jaune,
quand vint à son chevet un médecin afin de prendre l’empreinte du masque
mortuaire.
A ce spectacle d’un Napoléon gisant sur un
lit de camp, défunt qui bientôt serait réduit à ce masque aux traits
s’affaissant déjà sous l’assaut des prémices de la décomposition, mais aussi à
cause des dernières paroles prononcées par le doux spectre, une terreur
innommée me fit tressaillir : si elle poussait la hardiesse jusqu’à
montrer ma propre mort ?
Je dus assister tour à tour, en spectateur
involontaire, forcé par la volonté supérieure du fantôme de la supposée
Marianne, à l’autopsie du défunt puis à la toilette du mort. Rien ne me fut
épargné des détails physiologiques triviaux, des dysfonctionnements organiques cachés
de ce cadavre, qui autrefois avait compté parmi les plus puissants monarques
que la Terre eût connus. Je me sentais possédé par l’expertise, par le savoir
ineffable de mes amis et connaissances Corvisart, Bichat, Larrey et Dupuytren.
Les misères dont Napoléon avait souffert en ses ultimes mois n’eurent pour moi
plus de secret. J’appris ainsi qu’il souffrait d’un squirre de l’estomac pareil
à celui qui avait emporté son père en 1785. Son foie était plus gros qu’à
l’ordinaire, sa rate hypertrophiée. Une perforation ulcéreuse traversait le
pylore et l’organe digestif. Napoléon avait vomi d’abondance une humeur
infecte, de teinte chocolat, ce qui avait achevé de l’épuiser.
On revêtit le corps rigidifié d’un modeste
habit de colonel d’un vert de jadéite ; on le coiffa d’un bicorne noir
tout simple, réplique de celui qu’il avait arboré en Russie. Ce fut au niveau
des décorations que l’invraisemblable prévint ma conscience, me faisant douter
d’un leurre engendré par le spectre.
Les revers d’ivoire de l’uniforme,
passepoilés de cramoisi, se couvrirent d’une légion de croix ainsi que son cou,
comme s’il eût reçu en récompense de ses conquêtes toutes les dignités de
toutes les monarchies d’Europe. Il ne lui manqua que la ridicule jarretière des
Anglais. Je vis sur son torse, sur sa poitrine, briller et plastronner des
colliers, cordons et médailles dont la création remontait aux temps
chevaleresques. Napoléon le Grand se trouvait considérablement alourdi par
toute cette ferblanterie superfétatoire et profuse. Il fallait posséder de
solides connaissances historiques pour identifier cette quincaillerie, cette
ferraille que même Néron et Elagabal
eussent dédaignée. Tous ces hochets
clinquants transfiguraient en basileus baroque le mort allongé, la tête
coiffée du bicorne noir appuyée sur un coussin de velours vert à glands. J’imaginai
un bref moment l’Empereur revenir à la vie, se lever en un tintement
consternant, en un entrechoquement métallique ahurissant. De plus, des coutures
d’autopsie commençaient à sourdre des humeurs emblématiques informant que la
putréfaction avait bien débuté ainsi qu’en témoignaient les traits déjà altérés
du souverain déchu. En cette touffeur tropicale, le contraire m’eût étonné. Ces
sucs s’égouttaient sur le parquet, telle cette eau avec laquelle un jardinier
arrose un massif de fleurs, muni d’une chantepleure. Napoléon était-il devenu
la poire d’un arrosoir, presque autant percé de trous que la plus prosaïque des
passoires ?
Sur lui, il y avait, pendant en sautoir ou
épinglées, les représentations symboliques de la gloire internationale révolue :
antique ordre de l’Etoile, fondé par Jean II le Bon, ordre de Saint-Michel,
cher à Louis XI, Toison d’Or de Philippe de Bourgogne et de Charles Quint,
croix germanique, croix pattée, croix ansée, croix de Malte, croix de Saint
André, décorations mahométanes orfévrées d’arabesques des confréries soufies
maraboutiques du Sahara, des Barbaresques et de Cyrénaïque, telle la Qadiriyya,
pendeloques ternies de tous les ordres militaires de la Reconquista
ibérique : Calatrava, Alcantara, Santiago,
ordre portugais du Christ, mais
aussi, atroce, ce crucifix disproportionné, pendu au hausse-col de colonel, qui
selon mes connaissances, était l’emblème de l’ordre maudit de la Buena Muerte, reconnu par le Cid,
disparu au mitan du XIIIe siècle, qui se vantait d’avoir volé le Baphomet au
nez et à la barbe du Temple, crucifix donc sur lequel était cloué, non pas le
Christ de la Passion, mais un Jésus mort, sacrilège, hérétique, car à l’état de
squelette, assemblage osseux dont le crâne avait préservé barbe, moustaches et
cheveux. Ces chevaliers-là niaient-ils la Résurrection au point de s’être
affiliés au démon ? Et le fantôme, Marianne, d’exhaler des senteurs
subtiles, aromatiques et épicées, destinées à masquer désormais les prémices de
sa propre corruption s’en venant, inexorable…
Quoi que me fît accroire cette sylphide
charmeuse peu ou prou nécrosée, dont le corps pur ivoirin se silhouettait à
travers le voilage de mousseline, j’optais pour la résignation. J’avais perdu
tous mes repères géographiques et temporels. A peine me souvins-je de quelques
images fugitives de notre périple, scintillant comme un éclat adamantin,
évanouies en un instant : un groupe d’hommes gravissant un escarpement, un
bœuf laineux au museau ensanglanté et meuglant de souffrance, une vieille femme
édentée… quand, pour la troisième fois, mon fantôme, répondant à mes
interrogations, me parla puis imposa ses mains d’albâtre sur mon front en
sueur.
Le transport vers un nouvel ailleurs fut
immédiat. Je vins en une venelle semée d’ordures que je reconnus parisienne.
Des badauds passaient leur chemin en un lacis de ruelles sordides, évitant de
regarder celles et ceux qui, frappés d’un mal inconnu, étaient tombés dans la
fange et quémandaient de l’aide. Un hôpital s’ajouta à cette fata morgana
cauchemardesque. Des dizaines d’agonisants étaient allongés en la salle
commune, parfois à même le sol, délestés de leurs fluides, diarrhéiques,
déshydratés, bleuâtres, épanchant de toute part des fragrances d’épouvante. Les
gémissements de la géhenne emplissaient cette salle en son entièreté, là où
s’affairaient, indifférents, insensibilisés à la mort plurielle et massive, médecins
et bonnes sœurs à cornette. Et je lisais cette incongrue réclame vantant un
remède d’orviétan : « Sirop contre le choléra » ! Bientôt,
un corbillard passa, attelé de quatre chevaux empanachés, avec le poêle marqué
de lettres entrelacées rendant le nom de la personne défunte difficile à deviner.
L’on saluait le cortège funèbre.
Un vieil homme coiffé d’un chapeau
haut-de-forme, mode nouvelle remplaçant le bicorne, rosette de ce nouvel ordre
projeté par Napoléon le Grand en imitation de la croix de Saint-Louis épinglée
en évidence au revers droit de sa redingote prune, répondait à la question d’un
autre :
« C’est Monsieur Cuvier, de
l’Académie, que l’on enterre-là. Le choléra l’a terrassé tout comme notre Président
du Conseil des ministres et ministre de l’Intérieur. »
Non ! Je ne pouvais accepter
l’indicible ! Mes propres obsèques ! C’en était trop ! En quel
sombre avenir les lèvres et les mains obombrées de Marianne avaient-elles
choisi de me porter, de me montrer en exemple ? Cette pédagogie-là avait
par trop duré ! Quelle comédie macabre !
Dans la confusion des visions impensables
qu’elle m’avait imposées, la fillette d’outre-tombe s’était métamorphosée sans
que j’y prêtasse attention. Désormais, elle semblait échappée d’une morgue et
un châle guenilleux réduit à sa seule trame pareille au réticulé d’une toile
d’araignée, s’ajoutait à sa mise terrible, en épaisseur supplémentaire au
linceul et à la robe rapetassée. Négligemment jeté sur ses épaules, par-dessus
son atroce drap mortuaire, il se croisait sur sa gorge absente de pauvresse
impubère. En elle, le vice s’additionnait à la corruption des chairs car à sa
craie faciale aux traits allant s’effaçant, au plâtre grisâtre de sa morne
figure se dissolvant, le détail perturbant d’une longue chevelure ternie de
noyée lui conférait en sus une nuance érotique supplémentaire. Ces fils
détrempés adhéraient aux tempes, aux joues et au cou, dégoulinant comme un
byssus. Lors, Marianne me dit :
« Je vous veux à
l’instant ! »
Je ne pus me soustraire à cette attaque
que seul le marquis de Sade, puisant son inspiration dans les pages les plus
épouvantables d’Anne Radcliffe, eût été capable d’écrire. Elle se pressa
davantage contre moi, juvénile catin nue sous son linceul de mousseline souillé
et translucide, sa chair obsédante suscitant en mon corps et mon âme la volupté
de la Mort même. Je parvins à sentir la fétidité de son haleine d’outre-tombe,
dégoût blasant et nauséeux qui, additionné aux sensations charnelles de
l’Interdit, occasionna en ma gorge le vomissement de la putréfaction allant
s’accentuant. Toujours imposées sur mon front, ses mains éthérées se
parcheminèrent tandis qu’elle devenait toujours plus vaporeuse, chlorotique et
étiolée. Ô paradoxe, elle était encore Marianne, la bien-aimée de la rue
Saint-Nicaise, autrefois déchiquetée par la bombe des loyalistes Bourbons. Elle
errait sans fin dans ce Bardo-là, le Bardo des chrétiens, et sa liqueur
d’horreur, son julep, fondait sur ma poitrine. L’amertume se répandit dans tout
mon organisme, me rongeant tel le plus corrosif des acides. Je m’éveillai en un
long cri. Je me sentis attiédi ; j’avais grand’chaud. Je brûlais d’une
fièvre consomptive. Je risquai un regard sur ma droite.
La
dernière grotte était ouverte, sans que même j’eusse vu et parcouru celle qui
la précédait. Nous avions brûlé une étape, en une ellipse de temps
insaisissable.
A suivre.
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